Les Templiers et la noblesse hérétique

Toute une littérature s'est attachée, en vain, à prouver que les Templiers auraient adhéré à des doctrines secrètes durant leur séjour en Orient. Rien de tel cependant ne peut être tiré des textes qui témoignent de l'activité des Templiers du Masdéu. Leurs témoignages lors du procès nous les montrent, au contraire, d'une rigoureuse orthodoxie et d'une fidélité parfaite à leur Règle et à l'Eglise.

En revanche, on peut s'interroger sur l'attitude des ordres militaires, Templiers mais surtout Hospitaliers, pendant la croisade contre les Albigeois. En effet les deux ordres, bien que directement rattachés à la papauté, ont refusé de participer à la guerre entre chrétiens. Mais ils étaient trop liés à la noblesse locale, que ce soit en Languedoc, en Cerdagne, dans le Fenouillèdes ou en Roussillon, pour n'avoir pas quelquefois joué un rôle ambigu au moment des procès d'inquisition faits à certains de leurs bienfaiteurs. On peut même affirmer qu'ils ont souvent fermé les yeux ou même délibérément protégé leurs affiliés menacés de poursuites ou de jugements.

Croix templière d'Alcúdia
© Agnès Vinas

En ce début du treizième siècle, un certain nombre des familles nobles qui constituent le vivier dans lequel se recrutent les Templiers, en même temps que le milieu qui les alimente en donations de tout genre, sont touchés par l'hérésie cathare. Les études de Jordi Ventura Subirats sur les Cathares en Catalogne ne laissent plus aucun doute sur la pénétration de l'hérésie en Roussillon, Cerdagne et Fenouillèdes. Les liens féodaux s'ajoutant aux liens de parenté expliquent que la contagion ait été facile. Les relations de fraternité d'armes, surtout à l'époque où le seigneur du Roussillon, Nuno Sanç, amène avec lui, à la conquête de Majorque et de Valence, nombre de seigneurs roussillonnais et occitans, les ont encore resserrés. La propre soeur de Nuno est même mariée à un membre de la famille de Niort, bien connue pour avoir protégé les hérétiques.

Le roi Jaume Ier lui même, au moins jusqu'au traité de Corbeil, ne laisse pas l'Inquisition fonctionner librement puis temporise dans la lutte contre l'hérésie, malgré les demandes réitérées du Pape et du roi de France et ce, malgré ses promesses officielles. Trop de ses grands vassaux et de ses bonnes épées auraient été mis en difficulté. Des seigneurs comme Pons de Vernet au début du siècle, puis plus tard Oliver de Termes, Chatbert de Barbaira ou Bernat Hug de Serrallonga, apparaissent constamment comme hommes de confiance et témoins des actes du roi. Les grands procès de Perpignan ne viendront que plus tard, dans les années 1260 et suivantes.

Les liens particuliers avec le Temple de certaines familles notoirement touchées par l'hérésie sont visibles à travers les actes de donation ou les affiliations comme confrères. Dans le pays de Fenouillèdes, les Templiers reçoivent des donations des familles du Vivier et de Cucugnan, qui comptent des hérétiques avérés. Mais parfois même un membre de la famille se fait templier, ce qui peut constituer une protection encore plus efficace en cas de besoin. C'est ainsi que nous trouvons parmi les frères du Masdéu, peu après 1250, le nom de Raimon de Peyrepertuse, parent de ce Guillem de Peyrepertuse qui rendit son château aux forces du roi Louis IX. La famille de Barbaira apparaît aussi, représentée par Berenguer, bouteiller du Masdéu en 1271. A la fin du treizième siècle, la famille de Canet, si liée au Temple et si proche des Saguardia, dont le plus illustre représentant Ramon sera le dernier précepteurs du Masdéu, est également atteinte par l'hérésie.

Car pour certains membres de cette noblesse notoirement liée à l'hérésie, entrer dans la confraternité du Temple, terminer ses jours à la maison du Masdéu, s'y faire ensevelir en terre chrétienne après avoir généreusement donné, constitue une protection sérieuse contre procès, interdits, confiscations et même excommunications. Ces pratiques ont eu cours en Roussillon, elles n'ont toutefois pas permis à certains d'éviter les procès post mortem dont les archives gardent la trace.

Des exemples fameux

Ce sont les cas des trois chevaliers roussillonnais taxés d'hérésie par les inquisiteurs et jugés post mortem à partir de 1260, Pons de Vernet, Arnau de Mudagons et Pere de Fonollet, qui ont laissé le plus de traces dans nos archives.

Pons III de Vernet fut vers 1200-1210 l'un des bienfaiteurs des Templiers du Masdéu, comme l'avait été son père Ermengau, dont nous avons possédons l'acte d'affiliation au Temple, et comme le sera son fils également nommé Pons. Il était aussi confrère du Temple et se retira au Masdéu où il mourut en 1223. La lecture de son testament montre qu'il avait, en dehors de l'hérésie, beaucoup à se faire pardonner. Après un procès conduit par les Dominicains Pere de Cadireta et Bernat de Bac, il est jugé post mortem, condamné, et ses restes sont brûlés en 1263.

Arnau de Mudagons est membre d'une famille de bienfaiteurs du Temple, très liée avec celle de Pons de Vernet. Son procès post mortem, instruit par le frère Ferrer, se termine par la même sentence.

Mais le cas qui a laissé le plus de traces dans les archives et qui situe le plus nettement la position des Templiers est celui de Pere de Fonollet, dont les démêlés avec Nuno Sanç pour la souveraineté sur le Fenouillèdes ont agité la région pendant de longues années au début du treizième siècle.

Pere de Fonollet est un grand seigneur très lié aux familles hérétiques du Languedoc tout proche. On trouve sa trace à Montségur, en compagnie de Chatbert de Barbaira vers 1226. Il est aussi, avec Raimon Trencavel, Oliver de Termes, Bernat Hug de Serrallonga et quelques autres, dans cette équipée de 1240 au cours de laquelle ils parviennent à reconquérir le Razès et à prendre la ville basse de Carcassonne, jusqu'au moment où ils sont obligés de s'enfuir en Roussillon.

Le procès que lui fait après sa mort, en 1262-1263, l'inquisiteur Pons du Pouget, celui auquel échappe de justesse son fils, Hug de Saissac, grâce à la protection royale, les demandes en révision introduites plus tard par sa famille et en particulier par son petit-fils Pere, alors procureur du roi de Majorque en Roussillon, en 1309, ont laissé des traces dans nos archives et permettent d'établir des faits indubitables.

Il est mort au Masdéu, où il s'était retiré, en 1242. «Après avoir reçu les sacrements ecclésiastiques à la maison du Temple du Masdéu, son corps y a reçu une sépulture écclésiastique». C'est ce qu'affirme sa famille lorsqu'elle demande la révision du procès. Toutefois la sentence de l'inquisiteur Pons du Pouget se fonde sur des faits solides. «Pere de Fonollet, de son vivant, a vu les hérétiques et leur a maintes fois rendu visite. Selon leur rite hautement condamnable il les a adorés, leur demandant de le bénir après avoir fléchi les genoux trois fois devant eux et ajouté : Seigneur, demandez à Dieu pour ce pécheur qu'il fasse de moi un bon chrétien et qu'il me conduise vers la vraie foi. Les hérétiques lui ayant répondu à leur manière, il a écouté leurs sermons. C'est ainsi que durant la maladie qui le conduisit à la mort, quatre hérétiques vinrent, deux par deux, l'hérétiquer». Cela se passait au Masdéu. Pons du Pouget condamne donc Pere de Fonollet manifestement mort dans l'hérésie, et décide que «ses os seront, si on peut les reconnaître et les mettre à part, déterrés du cimetière des fidèles et brûlés».

On voit bien que les thèses de la famille et celles de l'Inquisition étaient très éloignées, et que les Templiers étaient bien tolérants pour les confrères qu'ils recevaient dans leurs maisons.

Mais ces faits, pas plus que la découverte dans un bâtiment de la commanderie de Douzens, près de Carcassonne, d'une cassette pleine de reconnaissances de dons à l'église cathare, ne suffisent pas pour faire du Masdéu ou de toute autre commanderie templière un repaire d'hérétiques. Simplement l'hérésie n'était pas la priorité des Templiers. C'est pourquoi la présence à Carcassonne en février-mars 1236 du précepteur du Masdéu, le frère Pere de Malon, comme témoin de la condamnation à la prison perpétuelle pour catharisme et complicité avec des personnalités cathares de Bernat Oth de Niort de sa mère et de ses frères nous intrigue. Quel soudain intérêt pour le catharisme ! Venait-il comme témoin à décharge comme le frère Pere, prieur des Hospitaliers de Pexiora ? A moins qu'il ne fût là que pour veiller sur les intérêts matériels du Temple, Bernat Oth de Niort étant alors en litige pour la possession de Campagne sur Aude avec les Templiers de Douzens qui finiront par récupérer ce bien en 1243.

Mais après le procès du Temple, la monarchie passera l'éponge et les descendants retrouveront souvent de bonnes places à la cour des rois de Majorque. L'exemple des Fonollet le montre bien car, ironie de l'histoire, on trouve un Galceran de Fonollet, Hospitalier, Commandeur du Masdéu dès le milieu du XIVeme siècle, quatre générations après la condamnation de son ancêtre.

© Robert Vinas


A lire :
Robert Vinas, L'ordre du Temple en Roussillon, Editions Trabucaïre, Perpignan (2001)