[III. Attributions de Déméter]

Déméter, nous l'avons dit [sect. I], est avant tout et originairement la terre productrice et nourricière. Comme telle elle est Melaina ou Eurôpé, épithètes qui expriment la couleur noire de l'humus le plus fertile. Mais ce qui constitue son individualité et la distingue de Gê [Tellus], c'est qu'elle est spécialement la terre envisagée, non à un point de vue cosmique ou cosmogonique, mais en tant que donnant naissance à la végétation et aux fruits nécessaires à la nourriture de l'homme. Tel est son caractère primitif et fondamental, d'où a découlé, tout naturellement, dès l'origine, sa conception comme déesse présidant aux travaux qui amènent la production de ces fruits utiles, c'est-à-dire à l'agriculture.

Envisagée sous ce point de vue essentiel, sa physionomie change avec les saisons de l'année agraire, avec les phases de la végétation, avec les travaux du laboureur qui l'invoque dans les différents mois. Et en étudiant ses attributions, ses épithètes et ses fêtes, il importe de tenir toujours soigneusement compte de cette succession des saisons, telle qu'elle se présentait sous le climat de la Grèce. A Athènes, avant les labours, pro tou arotou, on célèbre en son honneur le sacrifice des Proerosia et Plutarque, à cette occasion, nomme une Déméter Proerosia en compagnie de Zeus-Ombrios et de Poseidon Phytalmios. Les hommes ne sèment pas leurs champs sans invoquer Déméter. A Rhodes le moment du hersage est marqué par une fête de la déesse, les Episkaphia. Au printemps, le 6 du mois de thargélion, Athènes offre le sacrifice des Chloeia à Déméter Chloé, Euchloos ou Chloéphoros, celle qui fait pousser vigoureusement la végétation verdoyante des plantes de toute nature, qui doivent donner ensuite leurs fruits pour l'alimentation. A Cyzique, à Olbia et dans un certain nombre de villes ioniques, la même fête s'appelle Kalamaia et donne son nom au mois Kalamaiôn. Avant la récolte des céréales et des fruits, Sparte consacre à Déméter le sacrifice des Prologia. La fête des vendanges, Synkomistêria Eurythinia, dédiée à cette déesse, était une des plus célébrées dans la Grèce primitive. L'Iliade, représente Oineus y offrant des hécatombes aux différents dieux, dans la saison où Déméter sépare le grain et la paille au moyen du souffle du vent. C'est la fête que l'on appelait Thalysia dans un grand nombre de parties de la Grèce et qui donnait son nom au mois béotien Theilouthios. Théocrite, dans sa VIIe Idylle, la décrit telle qu'on la célébrait encore de son temps dans l'île de Cos. La fête attique correspondant aux Thalysia était celle des Haloa, reportée, comme les Petites Dionysies, au mois hivernal de Poseidéon, et dans laquelle Déméter et sa fille avaient fini par être associées à Dionysos comme dans le sacrifice des Protrygea, précédant les vendanges. Même les fêtes de Déméter qui n'ont plus un caractère spécialement agraire, où la déesse et sa fille sont honorées avec une physionomie plus haute et plus compréhensive, comme les Eleusinia et les Thesmophoria, continuent à se régler sur les saisons de l'année agricole.

C'est en qualité de terre productrice et nourricière que Déméter est surnommée Anésidora, c'est-à-dire anieisa dôra, «celle qui fait pousser ses dons», de même que Gê est surnommée Pandora. Déméter est encore Anaxidora, Doris, expression qu'il n'est pas possible d'entendre dans un sens ethnique, Aglaodôros, et, quand elle veut prendre un nom humain, en revêtant une figure terrestre, elle s'intitule Dôs, c'est-à-dire «le don» en personne. Comme Gê elle-même, elle est «la mère universelle», Pammêteira ; elle est Olbiodôtis et Ploutodoteira, de même que Gê Ploutophoros. Déméter est encore la déesse qui, par ses dons et par sa puissance productrice propre, donne la vie à tous les êtres et à toutes les choses, Biodôros, Phoresbios, Pherezôs, Zôodoteira, celle qui nourrit les hommes et toutes les créatures vivantes, Bôtianeira, Poluboia, Poluboteira, Poluphorbos, Poluphorbê, Eubosia. Une de ses épithètes essentielles et les plus significatives à ce point de vue est celle d'Ompnia, qui réunit les notions de «nourricière» et de «déesse de l'abondance» au sens le plus général. On retrouve dans ce surnom le même radical que dans le nom d'Ops, la grande déesse des religions italiques. Déméter est encore Phloia, épithète dont nous avons étudié la signification, dans l'article Bacchus, et avec laquelle il faut mettre en rapport le nom de ses localités consacrées de Phlionte dans le Péloponnèse et de Phlya dans l'Attique, ainsi que l'appellation du héros autochthone Phlyos, ancêtre de l'introducteur mythique du culte de la déesse en Messénie.

C'est spécialement la production des fruits de la terre, au sens le plus étendu et le plus générique de cette expression, qui est l'oeuvre et l'office de Déméter, appelée en conséquence Aglaokarpos, Karpophoros, Polukarpos, Eukarpos, Karpopoios. Plus particulièrement, et c'est ainsi qu'elle devient la déesse de l'agriculture, elle préside à la production des fruits où l'homme puise sa nourriture indispensable, de ceux que sa main fait pousser en travaillant le sol, dont la culture adoucit la rudesse naturelle, augmente la fécondité et dont l'adoption marque le premier pas de la vie civilisée, l'abandon de l'état sauvage. C'est ce que les Grecs appelaient êmeroi karpoi, êmeros trophê, par opposition aux fruits sauvages, agrioi karpoi. Ces fruits obtenus par la culture sont proprement ceux que les Grecs nommaient dêmêtrioi karpoi, dêmêtros karpoi, dêmêtriakoi, les fruits de Déméter, comme les Latins à leur imitation cerealia et plus complètement cerealia munera. On y étend même par catachrèse le nom de Dêmêtêr, d'où l'expression de damatrizein, employée en Cypre pour dire «moissonner».

Les premiers, les plus essentiels parmi ces fruits produits par la culture, ceux qui forment le fond de l'alimentation de tout peuple civilisé, sont ceux que nous continuons à désigner par le nom de céréales, ce sont par excellence ceux qui étaient attribués à Déméter. La désignation générique chez les Grecs était sitos, d'où l'appellation de Sitô que la déesse recevait à Syracuse. Quant aux principales espèces que l'on cultivait, c'étaient le froment, puros, l'orge, kri ou krithai, et l'épeautre, zeia. Or, Déméter est Philopuros, Eupuros, Purophoros, et parmi ses plus anciens sanctuaires nous avons noté ceux de Pyrasos en Thessalie et du bois de Pyraia entre Sicyone et Phlionte ; elle est aussi Zeidôros, et les Crétois, par une étymologie factice mais significative, tiraient de dêa, qui dans leur dialecte était la forme remplaçant zeia, ses noms de Dê-mêtêr et de Dêô. On joignait aussi avec les céréales, sous la désignation générale de sitos, en étendant sa signification, les plantes herbacées et annuelles cultivées pour l'alimentation dans les jardins et dans les champs, les lachana ou plantes potagères et les ospria ou légumineuses, réunies sous le nom commun de chedropa ou légumes qu'on peut cueillir avec la main et sous celui de dêmêtria spermata, semailles de Déméter, parce qu'on disait que cette déesse était aussi celle qui les donnait aux hommes et les leur avait révélées. Nous avons déjà dit comment les Phénéates racontaient que Déméter, en échange de l'hospitalité qu'elle avait reçue de leurs ancêtres, avait fait présent à ceux-ci de toutes les légumineuses, excepté de la fève interdite pour des raisons mystiques [Faba]. Un autre végétal, dont la production et la révélation étaient spécialement attribuées à Déméter, dont on avait fait un de ses emblèmes et que les Grecs cultivaient sur une assez grande échelle, était le pavot, mêkôn. Les boulangers avaient l'habitude d'en employer les graines comme condiment dans les gâteaux, et sa vertu narcotique lui valait un fréquent usage médical, dont on prétendait que la déesse avait donné le premier exemple. Les gens de Sicyone, dont la ville avait porté primitivement le nom de Mêkônê, et ceux d'Athènes, se disputaient la gloire d'avoir appris de Déméter à connaître le pavot et d'en avoir inauguré la culture.

Ces fruits qui viennent de sa bonté pour les hommes et que, comme terre, elle fait sortir de son sein fécond, c'est Déméter qui préside au développement de leur végétation, d'où elle est, comme nous l'avons déjà vu, Chloê, Euchloos, Chloêphoros, Auxithalês ; et c'est aussi cette idée qu'exprime le nom de l'Auxésia, de Trézène, d'Epidaure et d'Egine, qui, à côté de Damia, la personnification du sol, dêmos, est tout à fait pareille à la Déméter Chloé d'Athènes à côté de sa mère Gê Kourotrophos. C'est dans ce rôle que Déméter a près d'elle, pour assistant et pour ministre, le génie Hadreus, génie de la croissance et du développement des végétaux. Elle veille ensuite à la formation des grains, Spermeiê, et en qualité de Erusibê, elle les défend des ravages de la rouille. Surtout c'est elle qui les fait mûrir à la chaleur du soleil, comme l'expriment ses qualifications de Kaustis, Amphikaustis, Elêgêris, Pampanô. Ce moment de la maturité des récoltes est celui de l'éclat triomphant de Déméter ; c'est alors que les moissons forment la belle chevelure blonde dont les poètes la décorent, Euplokamos, Xanthê, ou que leur couleur rougeâtre vaut à la déesse l'épithète de Phoinikopeza. Elle est en ce temps la reine des gerbes, Amallophoros, Amallotokos, Ioulô, Eleioulos, celle qui achève de faire sécher au soleil, après qu'ils ont été moissonnés, les grains qu'elle a amenés à maturité, Azêsia. L'aire à dépiquer le grain est le lieu où elle réside dans sa majesté féconde, l'amas du blé prêt à être engrangé, sôros, son trône, d'où elle est appelée Alôas, Euualôsia, Sôritis et Polusôros ; de là aussi son rôle dans la fête des Haloa.

La suite logique de ce développement de la physionomie et des attributions de Déméter amène à voir en elle la déesse Orêphoros, c'est-à-dire celle qui, dans le ciel aussi bien que sur la terre, ramène les saisons et leurs vicissitudes, d'où dépendent la production des richesses végétales et les phases de l'agriculture. Voilà pourquoi la grue, dont le passage annonce les pluies de l'extrême automne et appelle le laboureur à la charrue, est un des animaux sacrés de la déesse, celui qu'on appelle son messager. Déméter cesse ainsi d'être exclusivement une déesse chthonienne, Chthonia, pour devenir aussi céleste, Ourania, Ouraviônê. De même que la plupart des autres dieux, après avoir été originairement la personnification d'une partie localisée de l'univers ou d'un phénomène déterminé de la nature, elle tend à représenter plutôt une force d'un caractère général, conçue d'une manière plus abstraite, qui peut se localiser indifféremment, et à tour de rôle, dans des phénomènes et dans des corps tout à fait différents , où se manifeste et par où s'exerce son action. Déméter est ainsi, sous son aspect le plus étendu, le principe féminin de la fertilité universelle, de l'expansion végétative de la vie à la surface terrestre, et englobe en elle tous les facteurs de cette production. C'est de cette façon, encore plus que proprement comme terre, qu'elle est Biodôros, Pheresbios, Pherezôs, Zôodoteira, et surtout Ompnia, expression déjà étudiée par nous tout à l'heure. A ce titre elle a pour compagne et pour assistante Euetêria, correspondant à l'Abundantia des Romains.

L'observation naïve du paysan et la croyance populaire ont toujours attribué à la lune une influence de premier ordre sur les phénomènes atmosphériques qui intéressent le plus directement la végétation et l'agriculture, en particulier sur les pluies. De là l'idée, enseignée dès la plus haute antiquité dans les sanctuaires de l'Orient, et d'après laquelle la lune serait le dépôt de tous les germes, la mère de l'univers. Sans être formulée chez eux d'une manière aussi nette, ni surtout dogmatique, cette idée existait aussi chez les Grecs. Et une déesse de la fécondité, de la production végétative, de l'abondance, ne pouvait manquer de devenir par certains côtés lunaire, en même temps que chthonienne. C'est ce qui arrive à Déméter.

Il suffit, pour s'en convaincre, de lire sa légende sous sa forme la plus universellement répandue [sect. X]. La Terre courant neuf jours à sa propre surface est une image que le bon sens ne saurait admettre un seul instant. Au contraire, les courses vagabondes de Déméter à la recherche de sa fille, qui durent juste le même temps qu'une des phases de l'astre nocturne, les flambeaux qu'elle allume à la source du feu intérieur, son occultation momentanée, tous ces traits caractérisent de la manière la plus positive une personnification de la lune. La Déméter Eurôpé de Lébadée, dont le nom avait probablement à l'origine une autre signification, a été certainement rapprochée d'Europa, héroïne lunaire, qui n'est autre qu'une divinité empruntée aux religions de l'Orient. Nous en avons la preuve quand nous voyons dans une autre localité de la Béotie, à Copie, une Artémis Tauropolos comme Europe, c'est-à-dire représentée d'une façon symbolique et tout à fait significative qui n'appartient qu'aux déesses lunaires, comme Artémis [Diana], ou Bendis, et quand nous observons le rôle que la génisse de Déméter joue dans le mythe de Cadmus, frère d'Europe et fondateur du culte de la déesse à Thèbes. Perséphoné revêt encore plus souvent que sa mère cette physionomie de divinité lunaire [Proserpina] et nous la verrons, dans la sect. XII de cet article, se manifester surtout chez les Grandes Déesses dans le culte mystique d'Eleusis ; car il n'y a rien qui soit plus propre que la lune à exprimer la nature d'une divinité qui, tour à tour, meurt et renaît, se dissout et se recompose, telles que sont essentiellement celles des mystères.

Qui dit déesse lunaire dit en même temps divinité en relation avec le principe humide, auquel les conceptions de théologie naturaliste des anciens ont toujours lié la lune. L'humidité est le grand agent de la production végétale ; elle est absolument nécessaire à la fertilité du sol. Nous avons montré dans l'article Bacchus comment la double notion d'abondance et de flux humide se réunit dans les dérivés du verbe phleô, phluô, à la famille desquels appartient le surnom de Déméter Phloia, comparable à la Fluonia des Latins. Déméter est associée fréquemment aux Nymphes qui personnifient les sources fécondantes et on leur dédie en commun des fontaines. Elle devient ainsi elle-même dans certains cas une divinité des eaux et des sources est sous ces traits particuliers qu'elle apparaît quand elle est adorée comme Potêriophoros à Antheia, près de Patrie, ou quand on célèbre en son honneur, dans la Laconie, la fête des Epikrénia. Le seul oracle connu de Déméter, auprès de Patrie, est attaché à une fontaine.

Les plantes alimentaires dont la déesse a gratifié les mortels, et qu'elle reproduit chaque année dans son inépuisable et généreuse fécondité, c'est elle qui a enseigné aux hommes la manière de les cultiver, elle qui préside à tous les travaux du laboureur et du paysan. Elle a inventé le labourage et la manière d'atteler les boeufs à la charrue ; elle est armée de la faucille dont elle a enseigné l'usage, Drepanophoros, Ziphêphoros, Chrusaoros ; elle est la moissonneuse, Amaia, l'institutrice des Titans dans cet art à Corcyre, de même qu'elle est la déesse des gerbes et celle de l'aire à dépiquer le grain. C'est encore elle qui a enseigné à conserver ces grains en monceaux et à les enfermer sous clef dans les greniers, d'où l'une de ses fêtes porte le nom d'Epikleidia. Casaubon et Meineke proposent, avec une grande vraisemblance, de corriger en Spermouchos, «la gardienne des grains» le nom fort peu explicable de Ermouchos, donné comme une qualification de Déméter à Delphes. Broyer le grain entre deux meules pour en faire de la farine, alphiton, avec cette farine pétrir la pâte, maza, et en confectionner le pain, ce sont encore là autant d'inventions de Déméter, que la déesse a apprises aux hommes. Ainsi les esclaves employées aux travaux de la meule l'invoquent comme leur protectrice, sous le nom d'Alitêria. A Scolos de Béotie, elle est adorée en qualité de Megalomazos et Megalartos.

Dans les Thesmophories de Délos, on portait en procession des pains nouvellement cuits, et l'on appelait ce rite Megalartia. Nous trouvons également citée une cérémonie d'Artophoria, qui devait être de même nature.

Déméter est une déesse qui s'est plu à visiter les hommes, à s'asseoir à leur foyer, le plus souvent en cachant sa majesté sous un déguisement, et qui a récompensé l'hospitalité ainsi reçue par le don du grain, par la révélation faite à ses hôtes du secret de l'agriculture. Beaucoup de localités de la Grèce se vantent d'avoir ainsi reçu de ces visites de la déesse, que rappellent ses surnoms d'Epiassa, la même chose qu'Epiousa, Epipola, et Epoikidia. Les constructions systématiques des mythographes postérieurs ont rattaché toutes ces histoires d'hospitalité donnée par des mortels à Déméter à ses courses errantes pour chercher sa fille enlevée [Sect. X], et ils en ont fait autant d'épisodes. Mais à l'origine la plupart d'entre elles semblent en avoir été complètement indépendantes, comme l'est restée celle de la visite que la déesse est censée avoir faite à l'Attique, en compagnie de Dionysos, sous le règne de Pandion. Les hôtes de Déméter sont Céléos à Eleusis, Phytalos sur les bords du Céphise athénien, Prométhée et Aitnaios en Béotie, Pélasges à Argos, Athéras et Mysios auprès de Mycènes, Trisaulès et Damithalès à Phénée d'Arcadie. La plupart de ces noms ont une signification agraire manifeste, qui en fait des personnifications transparentes des principales opérations de la culture, et qui se retrouve chez ceux d'autres héros que les légendes mythologiques mettent aussi en rapport avec Déméter. Tris-aulês est un synonyme exact de Tri-ptolemos, le nom du favori de la déesse, du héros qui remplit spécialement le rôle de son missionnaire [Triptolemus] ; l'un et l'autre ont trait au triple labour, la tertiatio de Varron et de Columelle, qu'Hésiode recommande déjà de donner à la terre. Dusaulês, dont la forme primitive et seule étymologiquement exacte était Dis-aulês, et dont nous avons la variante Di-aulos, exprime la notion d'un double labourage ; les Orphiques donnaient ce nom à un des autochthones d'Eleusis qui accueillirent Déméter, au père d'Eubuleus et de Triptolème ; les gens de Phlionte disaient que c'était lui qui avait apporté dans leur pays les orgies des Grandes Déesses. Dami-thalês est celui qui fait pousser du sol la végétation. Tous ces noms qualifient celui qui porte l'un ou l'autre d'entre eux comme le type héroïque du laboureur. C'est encore la signification de l'antique héros de Phlionte, Aras, associé à Dysaulès, dont le fils est appelé Aoris, «la faucille», et dont le nom rappelle celui d'Arantia, donné d'abord à la ville de Phlionte, celui de la localité voisine d'Arasi-thuria, et aussi les appellations d'autres endroits qui sont le siège d'anciens cultes de Déméter, Erétrie, primitivement Arotria, et Aroê, plus tard Patrae. Musios est dérivé de musian, «nourrir», et Atheras de athêr, «la balle» qui enveloppe le grain ; Kolontas, nom d'un troisième autochthone de l'Argolide qui, lui, ne veut pas recevoir Déméter dans sa demeure, de kolon, une espèce de bouillie de grains. Mulês, «l'homme de la meule», est un des introducteurs mythiques du culte de Déméter en Messénie. Le nom de l'autre, Polukaôn, se rattache à une autre famille d'appellations de héros mis en rapport avec la déesse, celles qui désignent des personnifications du feu du sacrifice, tel qu'est encore Kaukôn, qui figure aussi dans les traditions légendaires de la Messénie. Welcker et Gerhard attribuent un sens analogue au nom de Keleos ; mais leur explication ne se justifierait que par une forme Kêleos. Certains grammairiens anciens tirent Keleo de keleuein ; mais il est plus simple et plus naturel de le comparer au picus latin et d'y voir le nom du pic-vert, keleos, oiseau à qui les anciens attribuaient un caractère prophétique, spécialement pour les agriculteurs. En tous cas il faut en rapprocher Keleai, nom de la localité voisine de Phlionte où l'on célébrait des mystères de Déméter.

Tout un riche cycle de mythes a trait au rôle agraire de Déméter. Le plus fameux et le plus universellement répandu est celui de Triptolème. La fable, du reste, semble avoir été à l'origine, et pendant assez longtemps encore, exclusivement éleusinienne ; elle a dû sa fortune et sa diffusion générale à la façon dont les mystères d'Eleusis deviennent une institution religieuse panhellénique [Eleusinia, sect. I]. Dans la poésie antique, chez Homère et chez Hésiode, c'est un autre mythe que nous trouvons, celui de Iasios ou Iasion, «le semeur», de qui s'éprend Déméter et à qui elle accorde ses faveurs «dans le sillon trois fois labouré», devenant par cette union mère de Ploutos. L'allégorie de ce mythe, qu'Hésiode localise en Crète, est on ne peut plus transparente ; c'est, traduite en action, l'épithète de Déméter Ploutodoteira ; sous l'action du laboureur, qui ouvre son sein et y répand le grain, la terre féconde enfante la richesse. Aussi, tandis que la renommée de ce récit s'oblitère rapidement, tandis que le personnage de Iasion perd son aspect originaire de personnification du semeur pour se transformer en un héros mystique, une sorte d'hiérophante ambulant, la notion que Déméter est mère de Ploutos se maintient chez les poètes et chez les artistes. Déméter est encore appelée Ploutou mêter' Olumpian dans une invocation que cite Athénée.

Nous reproduisons ici un bas-relief de la Galerie de Florence, qui représente sûrement Déméter avec l'enfant Ploutos. Une pierre gravée du même musée fait voir cet enfant divin présentant à Déméter assise la corbeille pleine d'épis qu'Hésychius appelle euplouton kanoun, «parce que, dit-il, ploutos est l'abondance des céréales». Sur un célèbre vase peint de Panticapée, Ploutos, toujours sous les traits d'un enfant et caractérisé par la corne d'abondance, est placé auprès de la Déméter d'Eleusis. Gerhard, M. Stephani et M. Overbeck ont établi les caractères auxquels on peut reconnaître avec certitude sa figure dans de semblables associations.

Le surnom de la Déméter Chamunê d'Olympie paraît être une contraction de chamaieunê, et par conséquent devoir son origine au mythe des amours de Déméter et Iasion ou à une histoire analogue. Il en existe, en effet, plusieurs variantes. Euhulos est représenté par les Orphiques comme le fils de Déméter et du laboureur éleusinien Dysaulès. Dans d'autres récits, la déesse se livre aux embrassements de Céléos pour avoir par lui des nouvelles de sa fille, ou bien elle a pour amant le jeune Mécon qui est ensuite changé en pavot.

Dans ce dernier récit, les amours de la déesse ont une issue funeste pour le mortel qu'elle a distingué. Il en est de même dans la fable de Iasion sous sa forme la plus ancienne, telle que nous la trouvons dans l'Odyssée et chez Hésiode. Zeus châtie les relations du héros crétois avec une immortelle en le frappant de sa foudre. Est-ce, dans la pensée fondamentale du mythe, simplement l'effet d'une jalousie du maître de l'Olympe, qui est, lui aussi, épris de Déméter ? On entrevoit ici une idée plus profonde, le sentiment de terreur mêlée à l'admiration qu'inspira l'audace des premiers agriculteurs. Ils osaient faire intervenir l'activité de l'industrie humaine dans la succession, jusque-là fatale et indépendante de l'homme, des vicissitudes des productions de la nature. Par là ils semblaient usurper une part de la puissance créatrice, et cette entreprise, comme celle de Prométhée, si elle faisait d'eux les bienfaiteurs des hommes, devait attirer sur eux la jalousie et le châtiment des dieux Olympiens. Pour forcer la terre à se couvrir de moissons, avant de répandre la semence dans son sein, il fallait l'ouvrir violemment avec le soc de la charrue. De là la conception que, si le premier laboureur a été l'amant de la terre féconde, il ne l'a possédée que par force ; qu'il lui a imposé les embrassements d'où est né Ploutos ; que ses amours ont été une entreprise violente, et par certains côtés sacrilège, qui devait exciter la colère, ou de la déesse elle-même, ou des autres dieux, et entraîner un châtiment terrible. Ainsi s'expliquent les versions divergentes de la légende, d'après lesquelles Iasion a été foudroyé comme un violateur impie, qui a injurié Déméter. Nous verrons bientôt [sect. X] que, dans tous les mythes, les dieux eux-mêmes ne peuvent féconder le sein de Déméter qu'en lui faisant violence, et que les entreprises de Zeus ou de Poseidon sur sa chasteté sont toujours suivies d'une période où la déesse s'absorbe dans la fureur et dans le deuil, emblème transparent de la saison de stérilité apparente qui s'écoule entre le temps où la terre a reçu la semence, à l'automne, et celui où la végétation commence à pointer à la lumière, au printemps.

Ces observations nous permettront de comprendre le sens primitif de la fable thessalienne d'Erysichthon, qui se rattache spécialement à l'un des plus anciens foyers du culte de Déméter, à la plaine Dotienne, berceau d'une portion des Pélasges. Erusi-chthôn, comme la composition et le sens étymologique de son nom l'indique d'une façon incontestable, est celui qui fend la terre, c'est-à-dire une personnification du laboureur, comme le boeuf attelé à la charrue est appelé bous erusi-chthôn. Il est fameux dans la mythologie par la punition cruelle qui expie l'entreprise violente qu'il a dirigée contre Déméter. Cette entreprise devait être à l'origine de même nature que celle de Iasion ; mais plus tard, dans le récit tel qu'Hellanicos l'écrivit le premier, tel que nous le lisons chez Callimaque et chez Ovide, elle devient un acte ordinaire d'impiété. Erysichthon, fils de Triopas, y est un prince thessalien, qui, pour bâtir une salle de son palais, entreprend de faire couper un bois sacré de Déméter, et y persiste malgré l'apparition de la déesse, qui lui interdit de poursuivre son oeuvre. Alors Déméter le châtie en le frappant d'une faim féroce et inassouvissable, aithôn, boubrôstis, boupeina, à laquelle la faculté de métamorphose indéfinie de sa fille Mestra ne parvient pas à porter remède, et dans les tortures de laquelle il finit par se dévorer lui-même. C'est la forme de vengeance qui appartient naturellement à la déesse dont la nourriture est le bienfait et la fonction. Elle châtie Erysichthon par la faim, comme elle donne à Pandarée de pouvoir manger indéfiniment sans être incommodé. En Sicile, on honorait Adêphagia, la fringale personnifiée, comme ministre des colères de Déméter. D'autres versions substituent Triopas à Erysichthon, dans son crime et dans sa punition, ou bien disent que l'Ophiuchos sidéral est Triopas, que Déméter a fait mourir de la piqûre d'un serpent, à cause de son impiété. Mais, en même temps, il est toute une famille de récits où Triopas apparaît, au contraire, comme un missionnaire du culte de Déméter dans les temps héroïques. C'est lui qui fonde la ville de Cnide et sa religion Triopienne des Grandes Déesses [sect. IX], de même qu'on attribue à Pélasgos, fils de Triopas, l'établissement du temple de Déméter Pelasgis à Argos. Il est vrai que les traditions de l'Argolide attribuaient un autre père qu'Erysichthon à leur Triopas. Mais il ne faut pas, comme l'ont très bien vu Ottfried Müller et Preller, attacher plus d'importance qu'elles n'en méritent à ces variations de généalogies. Ainsi, quand il s'agit de Triopas comme fondateur de Cnide et de son culte, on le fait tantôt venir du pays de Dôtion, tantôt on le rattache en tant que fils au roi d'Athènes Erysichthon, donné pour né de l'autochthone Cécrops. Dans les traditions de l'Attique, Erysichthon n'est plus représenté comme l'ennemi qui s'attaque à Déméter ; on ne raconte, du reste, que peu de choses de lui, si ce n'est qu'il est mort en ramenant la Théorie de Délos à Athènes et qu'il a été enterré à Prasite, dans le temple d'Apollon, ce qui rappelle l'association d'Apollon aux Grandes Déesses dans la religion Triopienne de Cnide, et aussi dans un temple de l'Attique, sur la Voie Sacrée d'Eleusis. Et ce qui relie étroitement l'Erysichthon athénien à son homonyme thessalien, ce qui empêche d'en faire deux personnages absolument distincts, c'est qu'on donne pour compagnon au premier un héros Pyrrhacos, dont le nom est certainement en rapport avec celui de la colline Pyrrhaia dans la plaine de Dôtion. Il est remarquable de voir les deux personnages d'Erysichthon et de Iasion se transformer de la même manière, en revêtant l'un et l'autre une variété d'aspects qui semblent au premier abord absolument contradictoires entre eux. C'est une forte présomption pour penser que leurs deux légendes étaient originairement la même, sauf qu'en Crète le héros était appelé Iasiôn, le semeur, et en Thessalie Erusichthôn, le laboureur.


Article de F. Lenormant