Livre V - traduction de l'Abbé Delille (1834)

Cependant le héros, ferme dans ses projets,
Et des dieux d'Ilion remplissant les décrets,
Malgré les Aquilons dont la colère gronde
Suit sa route ; et, fendant les noirs bouillons de l'onde,
Retourne ses regards vers ces murs malheureux
Que le bûcher fatal éclaire de ses feux.
De cet embrasement il ignore la cause ;
Mais, connaissant l'amour, connaissant ce qu'il ose,
Sachant tout ce que peut une femme en fureur,
D'affreux pressentimens épouvantent sou coeur.
Il vogue cependant, la mer fuit, et sa vue
N'aperçoit plus au loin qu'une vague étendue,
Partout les cieux, partout le noir gouffre des mers.
Soudain un sombre orage enveloppe les airs ;
Et, roulant et l'horreur et la nuit sur leurs têtes,
Noircit l'onde en courroux de la nuit des tempêtes.
Palinure pâlit ; et, tremblant de terreur :
« Pourquoi ces vents fougueux et cette onde en fureur ?
Grâce, ô Neptune ! ». Il dit : et, déployant les voiles,
D'un souffle plus oblique il fait enfler leurs toiles ;
Fait sur leurs avirons courber les matelots,
Observe encor le ciel, et s'exprime en ces mots :
« Non ; que Jupiter même ordonne que j'espère,
Je n'espérerai pas, par un vent si contraire,
Aborder l'Italie ; un ouragan affreux
S'élance, en mugissant, du couchant ténébreux ;
Le vent nous frappe en flanc, l'air n'est plus qu'un nuage :
Vainement je voudrais lutter contre l'orage.
Puisqu'il le faut, cédons. Si, de l'aspect des cieux,
Un souvenir trompeur n'abuse point mes yeux,
De votre frère Eryx le rivage fidèle
N'est pas loin de ces lieux, et son port nous appelle.
— Hélas ! depuis longtemps, répondit le héros,
Je vous vois vainement lutter contre les flots.
Eryx nous tend les bras ; et quel si cher asile
Est plus doux à mon coeur que l'heureuse Sicile,
Que les fertiles bords soumis aux sages lois
D'un prince généreux, né du sang de nos rois ;
Ces lieux où dort en paix la cendre de mon père ? »
Il dit : la voile s'enfle ; une haleine prospère
Emporte les vaisseaux :et, pleins d'un doux transport,
Ce rivage connu les reçoit dans le port.
Cependant, du sommet d'une roche élevée,
Aceste a des Troyens découvert l'arrivée.
Il veut de son bonheur s'assurer de plus près :
Vêtu d'une peau d'ours, et balançant deux traits,
Il court vers eux tremblant de joie et de surprise.
D'une mère troyenne et du fleuve Crinise
L'hospitalier monarque avait reçu le jour.
Il vole, il les embrasse, il bénit leur retour ;
Et, retrouvant en eux le sang de ses ancêtres,
Leur prodigue ses dons et son luxe champêtres.
A peine à l'orient, l'Aurore, de retour,
Aux astres de la nuit fait succéder le jour,
Aux mânes paternels préparant son hommage,
Le héros empressé parcourt tout le rivage ;
Il rassemble en un lieu tous les Troyens épars ;
Et là, d'une hauteur, d'où ses libres regards
Embrassent d'un coup d'oeil la foule qu'il domine :
« Vous, de qui jusqu'aux dieux remonte l'origine,
Troyens, l'année entière a terminé son cours,
Depuis que, dans ces lieux, de l'auteur de mes jours
J'ai déposé la cendre, et qu'à cette ombre chère
J'ai dressé de mes mains un autel funéraire.
Voici même, je crois, ce jour infortuné,
Où mon père.... grands dieux ! vous l'avez ordonné !
Jour à jamais funeste ! à jamais vénérable !
Oui, que le sort, pour moi toujours inexorable,
Me jette dans les fers, m'exile sur les flots,
Dans les Syrtes déserts, ou sur les mers d'Argos,
Ce grand jour reverra mes mains religieuses
Honorer son retour par des pompes pieuses,
Et des dons solennels acquitteront mes voeux.
Enfin (bénissons tous la volonté des dieux !)
Vous voici sur sa tombe et sur sa cendre même ;
Nous sommes dans les ports d'un prince qui nous aime :
Honorez donc Anchise, implorez donc les vents,
Et qu'il souffre qu'un fils, en de plus heureux temps,
Dans des temples pompeux, consacrés à sa gloire,
Puisse ainsi, tous les ans, célébrer sa mémoire !
Pour vous montrer sa joie, à chacun des vaisseaux
Le généreux Acestc accorde deux taureaux.
Allez ; et, puisqu'ici sa bonté nous rassemble,
Que vos dieux et les siens soient honorés ensemble !
Ce n'est pas tout : demain, des portes d'orient,
Si l'Aurore revient avec un front riant,
Et sous un ciel serein roule un jour sans nuage,
Amis, préparez-vous : sur ce même rivage
J'ordonnerai des jeux ; et d'agiles vaisseaux
Ouvriront les combats sur la scène des eaux.
Ceux dont le trait plus sûr part avec plus d'adresse,
Qui brillent par la force ou bien par la vitesse ;
Ou ceux qui, plus hardis,d'un ceste armant leurs mains,
Savent à leurs rivaux porter des coups certains,
Qu'ils viennent : la couronne et les palmes sont prêtes.
Vous, cependant, priez et couronnez vos têtes ».
Il dit, et ceint son front du myrte maternel ;
Chacun suit son exemple : ensuite vers l'autel
Il marche environné des flots d'un peuple immense ;
Au cercueil de son père il arrive en silence ;
Deux fois de sang sacré, deux fois de lait nouveau,
Et deux fois d'on vin pur arrose son tombeau ;
Il fait pleuvoir des fleurs. Il soupire, et s'écrie :
« Salut, objet sacré ! salut, ombre chérie !
Je puis donc voir encor ton pieux monument.
De ma douleur, hélas ! trop vain soulagement !
Quels que soient ces états où le Destin m'appelle,
Que m'importe sans toi ma fortune nouvelle !
Que m'importe un empire où tu ne seras pas !
Le ciel n'a pas voulu qu'en ces heureux climats,
Où m'attend, me dit-on, un destin plus prospère,
Mon bonheur s'embellit du bonheur de mon père ».
Il dit : et de la tombe un serpent monstrueux
Sort, et, développant sept plis majestueux,
Embrasse mollement la tombe paternelle :
D'un or mêlé d'azur son écaille étincelle,
Et son émail changeant jette un éclat pareil
A l'écharpe brillante où s'empreint le soleil.
On s'étonne à sa vue ; et lui, sans violence,
Parmi les vases saints s'avançant en silence,
Glisse, effleure les mets ; et, rassemblant ses noeuds,
Rentre au fond de la tombe et disparaît aux yeux.
« Quel est, dit le héros, ce serpent tutélaire ?
Est-ce un gardien sacré du tombeau de mon père ?
Serait-ce de ces lieux le génie inconnu ? »
Par cette incertitude un instant retenu,
Son coeur accepte enfin ce présage propice :
Il revient au cercueil ; sous cet heureux auspice,
Immole cinq brebis et cinq jeunes taureaux,
Dont la noire couleur sied au deuil des tombeaux,
Appelle encore Anchise, invoque sa grande ombre,
Et ses mânes sortis de leur demeure sombre.
Son exemple est suivi par tous ses compagnons.
Chacun sur son pouvoir a mesuré ses dons :
Les uns font bouillonner les ondes écumantes ;
D'autres sur les foyers portent les chairs fumantes,
Excitent le brasier d'un souffle haletant,
Et tournent sur le feu leur débris palpitant.
Enfin la fête arrive, et la brillante Aurore
Ramène un jour serein qui s'empresse d'éclore ;
Et le grand nom d'Aceste, et l'éclat de ses jeux,
De vingt peuples divers ont inondé ces lieux.
Tous, accourus en foule, ont déserté leurs villes,
Rivaux, ambitieux, ou spectateurs tranquilles.
D'abord les prix divers, l'airain, l'argent et l'or,
Et la palme à leurs yeux plus précieuse encor,
Des fronts victorieux la couronne brillante,
Et des habits brodés la pourpre étincelante,
Et des trépieds sacrés, chers aux triomphateurs,
Sont en pompe étalés aux yeux des spectateurs ;
Et déjà par ses sons la trompette guerrière
Aux combats désirés vient ouvrir la carrière.
Ils commencent : d'abord, sur la plaine des eaux,
Quatre vaisseaux choisis portent quatre rivaux.
Vantant de ses rameurs l'infatigable haleine,
Mnesthée a sous ses lois la pesante Baleine,
Mnesthée, ô Memnius ! auteur de votre sang.
Puis l'immense Chimère, où sur un triple rang,
La rame à triple coup dompte le flot rebelle,
Sur l'abîme des mers flottante citadelle,
Obéit à Gyas. Sergeste, dont le nom
Des nobles Sergiens honore la maison,
Fera gémir les mers sous le poids du Centaure.
Et toi, Cluentius ! né d'un sang qu'on adore,
Cloanthe, de ton nom le fondateur fameux,
Sur la verte Scylla fend les flots écumeux.
Au sein profond des mers, à l'aspect du rivage,
S'élève un vaste roc, qui, dans les jours d'orage,
Cache son front battu des vents impétueux.
Quand la mer aplanit ses flots tumultueux,
Il paraît ; et, sortant de la vague immobile,
Offre aux oiseaux des mers un refuge tranquille.
Là leur main dresse un chêne orné de ses rameaux,
Verdoyante limite où chacun des rivaux
Doit, repliant sa course au bout de la carrière,
Revenir, et de loin regagner la barrière.
Le sort règle les rangs : brillants de pourpre et d'or,
Sur leurs poupes montés, prêts à prendre l'essor,
Les chefs fixent les yeux témoins de cette fête ;
De pâles peupliers leur troupe ceint sa tête ;
Et du fruit de Pallas la brillante liqueur,
De leurs corps demi nus assouplit la vigueur.
Ils se placent : les bras étendus sur la rame,
Attentifs au signal, ils l'attendent ; leur âme
S'élance dans la lice, et l'espoir et la peur
Font bouillonner leur sang, font palpiter leur coeur.
Le signal est donné : la troupe impétueuse
Part ; leurs cris fendent l'air ; l'onde tumultueuse
Sous leurs coups cadencés écume à gros bouillons ;
Tous déchirent son sein par de larges sillons.
L'eau frémit sous leur proue, et l'humide carrière
Sous leurs rames s'ébranle, et s'ouvre tout entière :
D'un moins rapide essor dans la lice emportés,
Volent en tourbillons cent chars précipités ;
Avec moins de transport, retenant leurs haleines
Penchés sur le timon, et secouant les rênes,
Dans les plaines d'Elis les jeunes combattants
De leurs coursiers rivaux aiguillonnent les flancs.
On vogue, on gagne, on perd, on reprend l'avantage :
Des nombreux spectateurs l'intérêt se partage ;
On entend tour à tour les voeux de l'amitié,
L'accent du désespoir, celui de la pitié ;
Dans le vague des airs leurs clameurs se confondent :
L'Olympe en retentit, les coteaux leur répondent ;
Et l'écho du rivage, et la voûte des bois,
Roulent, en murmurant, le bruit confus des voix.
Au milieu des clameurs et de la foule immense,
Le premier des rivaux qui part et les devance,
C'est Gyas. Après lui Cloanthe fend les flots ;
Ses rameurs sont plus forts, mais l'art des matelots
De son vaisseau pesant accuse la paresse.
Après eux, s'élançant d'une même vitesse,
L'orgueilleuse Chimère et le Centaure altier
Volent ; et le Centaure est tantôt le premier,
Et tantôt devant lui s'échappe la Baleine ;
Tantôt tous deux de front, fendant l'humide plaine,
Glissent ; et, parcourant des espaces égaux,
De leur longue carène ils sillonnent les eaux.
Déjà s'offrait de près la borne désirée,
Quand Gyas, qui croyait sa victoire assurée,
Du milieu de la mer crie à son vieux nocher :
« Prends la gauche, reviens, et gagne ce rocher ».
Il dit : l'autre, craignant que son vaisseau n'échoue,
S'écarte, et du rocher il détourne sa proue :
« Reviens, encore un coup, reviens, rapproche-toi,
Dit Gyas » ; soudain il voit avec effroi
Cloanthe qui l'atteint, et, qui, d'un vol rapide,
Glissant entre la borne et le vaisseau timide,
Tandis que de vains cris son rival frappe l'air,
Passe, tourne, s'échappe, et vogue en pleine mer.
Le jeune homme frémit de perdre la victoire,
Des pleurs mouillent ses yeux ; sans respect pour sa gloire,
Sans égard pour les siens, dans l'abîme flottant
II pousse le nocher, le remplace à l'instant.
Lui-même il guide, il presse, il anime sa troupe,
Et plus près du rocher il ramène sa poupe.
Le vieillard tout honteux, malgré le lourd fardeau
De l'âge et des habits qu'appesantissait l'eau,
Reparaît ; et, montant sur la roche prochaine,
S'assied tout ruisselant. La jeunesse troyenne
Rit de le voir tomber et nager dans les mers,
Et rit en le voyant vomir les flots amers.
Cependant, les derniers, et Cloanthe et Sergeste,
Sur Gyas arrêté par un retard funeste,
Se disputent le prix. Plus prompt dans son essor,
Sergeste vole au but ; mais son navire encor
Ne passe qu'à demi le vaisseau qui lui cède,
Une part l'accompagne, une autre le précède.
Cependant à grands pas de l'un à l'autre bout
Mnesthée allait, courait, et s'écriait partout :
« Allons, amis, allons, courbez-vous sur vos rames ;
Fiers compagnons d'Hector, vous que dans Troie en flammes
J'ai choisis pour les miens, voici, voici l'instant
De déployer encor ce courage éclatant
Qui dompta les courants des mers de l'Ausonie,
Et les Syrtes d'Afrique, et les flots d'Ionie :
Je ne demande pas de vaincre mes rivaux,
Si toutefois... mais non, ô dieu puissant des eaux !
Donne à ton gré la palme, et règle la victoire ;
Mais, en perdant le prix, défendons notre gloire ;
D'arriver les derniers fuyons l'opprobre affreux :
Voilà notre triomphe, et voilà tous mes voeux ! »
Sur la rame, à ces mots, tous se courbent ensemble ;
Sous leurs vastes efforts tout le navire tremble.
L'onde en grondant s'enfuit : échappé par élans,
Leur souffle entrecoupé bat leurs robustes flancs,
Leur bouche est desséchée, et leurs yeux étincellent,
Et des flots de sueur de tous côtés ruissellent.
Le sort remplit leurs voeux ; tandis que, trop ardent,
Sergeste suit sa course, et d'un vol imprudent
Veut entre le rocher et la poupe rivale
Saisir rapidement un étroit intervalle,
Quand du terme prescrit il pense s'approcher,
Malheureux ! il rencontre un perfide rocher
Dont le pied s'avançait sous les eaux moins profondes,
Là le vaisseau s'élance, emporté par les ondes ;
Le roc heurté s'ébranle avec un long fracas,
Les avirons brisés s'envolent en éclats,
Et la proue au rocher demeure suspendue.
L'épouvante est partout : une foule éperdue
De lamentables cris fait retentir les cieux.
Tout s'anime au travail : tous, armés de longs pieux,
Soulèvent le navire, et leurs mains diligentes
Recueillent les débris de leurs rames flottantes.
Mnesthée alors s'anime, et, sur l'onde emporté,
Au gré des vents s'élance avec agilité.
Et, comme au fond d'un roc, sa demeure chérie,
Une colombe en paix et dans l'ombre nourrie,
Si quelqu'effroi soudain vient troubler son réduit,
Tressaille, bat de l'aile, et s'échappe à grand bruit,
Puis nage mollement, et dans un air tranquille
Soutient l'agilité de son vol immobile :
Tel glisse le vaisseau, tel, et plus prompt encor,
Il court, reprend la mer et poursuit son essor.
Sa vitesse redouble au bout de sa carrière ;
Déjà son vol ardent passe, et laisse en arrière
Sergeste, qui, tâchant de reprendre sou cours,
Luttant contre son roc, implorant du secours,
Essayait vainement quelques débris de rames ;
De là vers la Chimère, à la gueule de flammes
Il s'élance, l'atteint, et le pesant vaisseau
Dépourvu de pilote est vaincu de nouveau,
Cloanthe reste seul, fier de son avantage,
Mnesthée à son aspect redouble de courage.
Alors de nouveaux cris dans les airs sont lancés,
Et par mille clameurs, par des voeux empressés,
La commune faveur le pousse à la victoire.
Des deux parts même espoir, même ardeur pour la gloire.
L'un, fier de son succès, s'obstine à le garder,
Et veut mourir cent fois plutôt que de céder.
L'autre, heureux par l'audace, ose encor davantage.
Son espoir fait sa force, et, grâce à son courage,
Peut-être un même honneur égalait ces rivaux,
Si Cloanthe, étendant ses deux bras vers les eaux,
N'eût invoqué les dieux de ces plaines profondes :
« Humides habitants de l'empire des ondes !
Heureux dominateurs de ces mers où je cours !
Si je dois la victoire à vos heureux secours,
Oui, j'en fais voeu, pour prix de cet honneur suprême,
J'immole un taureau blanc sur cc rivage même,
Je jette dans les mers ses intestins fumants,
Et mêle un pur nectar à leurs flots écumants ».
Il dit : et du palais de la mer azurée,
Les agiles Tritons, les filles de Nérée,
Entendirent ses cris ; de sa puissante main
Palémon le seconde, il le pousse, et soudain,
Plus rapide qu'un trait, sa nef obéissante
Court, vole, et dans le port arrive triomphante.
Le fils d'Anchise alors, aux accents du clairon,
De Cloanthe vainqueur fait proclamer le nom.
Le nom victorieux de toutes parts résonne,
Du laurier verdoyant lui-même il le couronne ;
Ensuite il fait conduire à chacun des vaisseaux
De l'argent, et du vin, et trois jeunes taureaux,
Les chefs ont leur tribut ; au vainqueur il présente
Un vêtement guerrier, où la pourpre éclatante,
Bordant un tissu d'or par un double contour,
En deux bandes s'étend et serpente à l'entour.
Sur ce tissu l'on voit, armé de traits rapides,
Ganymède à grands pas presser les daims timides.
Echauffé, hors d'haleine, et le feu dans les yeux,
Il semble respirer : L'oiseau du roi des dieux
L'aperçoit, fond sur lui, le saisit et l'enlève ;
Ses gouverneurs, levant les bras vers leur élève,
Le suivent vainement de leurs yeux attendris,
Et ses chiens étonnés l'appellent à grands cris.
Celui de qui l'adresse a la seconde place
Reçoit pour récompense une riche cuirasse,
Dont l'or à triple maille a formé le tissu.
Le héros généreux dont sa main l'a reçu,
Enée, aux bords du Xanthe, et sous les murs de Troie,
Avait au fier Démole arraché cette proie.
Surpris de sa richesse et de sa pesanteur,
Aux bras impatients du fier triomphateur
La portent réunis, Sagaris et Phégée :
De ce prix glorieux leur épaule chargée
Fléchit sous le fardeau, mais Démole autrefois
Poursuivait les Troyens sans en sentir le poids.
Deux grands bassins d'airain, deux coupes qu'embellissent
Deux figures d'argent, dont les formes jaillissent,
Du troisième vainqueur couronnent les efforts.
Déjà, tous glorieux et fiers de leurs trésors,
Ils revenaient joyeux, quand le triste Sergeste,
Avec peine arraché de sa roche funeste,
Honteux et dépouillé d'un rang de ses rameurs,
Seul, au milieu des ris, au milieu des clameurs
Entraînant les débris de son vaisseau débile,
S'avance lentement. Tel on voit ce reptile
Qu'une rapide roue au milieu du chemin
A surpris, traversé de son cercle d'airain,
Ou que le voyageur sous le poids d'une pierre
A laissé tout sanglant et meurtri sur la terre ;
En longs élancements il se fatigue en vain ;
Terrible d'un côté, l'oeil ardent, l'air hautain,
Il siffle, il s'enfle, il dresse une orgueilleuse tête ;
Mais de l'autre côté que sa blessure arrête,
Il rampe, et par cent plis, l'un sur l'autre roulés,
Courbe et recourbe en vain ses restes mutilés :
Tel le vaisseau boiteux se traînait avec peine ;
Au défaut de rameurs la voile le ramène,
Et le port avec joie accueille ses débris.
Sergeste du héros obtient lui-même un prix.
Sauveur de son vaisseau, sauveur de l'équipage,
Une esclave crétoise acquitte son courage :
- Aux travaux de Minerve on instruisit sa main,
Et deux enfaus gémeaux se jouaient sur son sein.
Ce combat terminé, le monarque de Troie
Vers un vallon où l'herbe en tapis se déploie,
Et qu'enferme un coteau de forêts couronné,
D'une foule nombreuse avance environné.
Au milieu, préparé des mains de la nature,
Un théâtre présente un trône de verdure.
Là, suivi par le peuple, et dominant ses flots,
Marche, monte, s'élève et s'assied le héros.
Puis, des peuples divers invitant la jeunesse,
De tous ceux que signale une agile vitesse,
Par de riches présents et par des prix flatteurs
Au combat de la course il excite les coeurs.
Troyens, Siciliens, aussitôt tout s'apprête.
Euryale et Nisus s'avancent à leur tête ;
Euryale, beau, jeune et frais adolescent ;
Nisus, le digne ami de ce héros naissant.
Après eux, Diorès, né du sang de Pergame,
Puis Patron, Salius, qu'un même espoir enflamme.
L'un de l'Acarnanie abandonna les champs,
A l'autre l'Arcadie enseigna ses doux chants.
Après eux, de chasseurs vient une troupe agile,
Hélymus et Panope, enfants de la Sicile,
Du bon vieillard Aceste assidus compagnons,
Et d'autres dont l'oubli nous a caché les noms.
« Généreux combattants, prêtez-moi tous l'oreille,
Et que dans tous les coeurs un doux espoir s'éveille,
Dit le prince troyen : et vaincus et vainqueurs,
D'un prix commun à tous obtiendront les honneurs.
Tous auront une hache où l'art surpasse encore,
Par un travail savant, l'argent qui la décore.
J'y joins deux dards crétois du fer le plus luisant ;
Tous, quel que soit leur sort, obtiendront ce présent.
Les trois qu'aura d'abord couronnés la victoire
Auront leur prix à part aussi bien que leur gloire,
Et, remportant les dons qui leur sont destinés,
De l'arbre de Pallas marcheront couronnés.
Un superbe coursier et son riche équipage
Du plus léger de tous sera l'heureux partage.
Un carquois d'Amazone avec sa chaîne d'or,
De ses flèches de Thrace enfermant le trésor,
Et que noue en agrafe une pierre éclatante,
Du second des vainqueurs satisfera l'attente.
De ce casque qu'un Grec perdit en combattant
Que le troisième enfin s'en retourne content ».
Il dit : et, de ses yeux mesurant la carrière,
Chacun des combattants se place à la barrière.
Le signal est donné : dociles à ses lois,
Tous comme un tourbillon sont partis à la fois.
Plus léger que les vents, que l'aile du tonnerre,
A leur tête Nisus vole et rase la terre.
Salius de bien loin suit ce rival heureux,
Euryale lui cède, Hélymus à tous deux ;
Après lui Diorès laisse un léger espace,
Penché sur son épaule il vole sur sa trace,
Ses pieds touchent ses pieds, ses pas pressent ses pas,
Et, si l'espace étroit ne le retenait pas,
Bientôt il passerait celui qui le devance,
Ou du moins laisserait la victoire en balance.
Tout couverts de poussière, échauffés, palpitants,
Déjà touchaient au but les jeunes combattants,
Quand Nisus, rencontrant le sang d'un sacrifice,
Hélas ! pour lui ce sang est loin d'être propice,
Déjà touchant la palme, et déjà sans rivaux,
Sur le terrain trempé du meurtre des taureaux,
Glisse, et, se débattant sur son pied qui chancelle,
Tombe, et roule étendu dans le sang qui ruisselle.
Mais s'il perd la victoire, Euryale vainqueur,
Son Euryale, au moins, consolera son coeur.
De ce bourbier sanglant il sort, il se relève,
S'oppose à Salius, dont la course s'achève.
Dans son élan rapide avec force heurté,
Salius à son tour tombe précipité.
Aux soins de l'amitié fier de devoir sa gloire,
Euryale court, vole, et saisit la victoire.
Son succès réunit tous les coeurs, tous les voeux ;
Hélymus suit de près ses pas victorieux,
Et Diorès enfin triomphe le troisième.
Mais Salius réclame, et son dépit extrême
Aux premiers rangs du cirque adressant de longs cris,
Revendique l'honneur que la ruse a surpris.
Sa plainte, son malheur, le bon droit sont ses armes ;
Euryale a pour lui la grâce de ses larmes,
Le voeu public séduit par d'aimables dehors,
Sa naissante vertu, plus belle en un beau corps,
Son silence touchant, et sa douce tristesse :
Diorès le seconde ; il parle, il crie, il presse
Les juges du combat. Arrivé le dernier,
Il perd, si Salius est nommé le premier,
Et la troisième palme, et la troisième place.
Le prince lui sourit, et d'un ton plein de grâce :
« Vos prix sont assurés, mais souffrez que mon coeur
D'un ami malheureux console la douleur ».
Il dit : et Salius reçoit pour récompense
La peau d'un fier lion, dont la dépouille immense
Forme un riche trophée, et s'embellit encor
Et de ses crins touffus et de ses ongles d'or.
« Ah ! si les vaincus même ont un si beau partage,
Si le malheur de vous obtient un tel hommage,
Que réservez-vous donc, s'écrie alors Nisus,
A moi, qu'un même sort égale à Salius,
Et qui, s'il ne l'obtient, mérite la couronne ? »
Ainsi Nisus aux cris, aux plaintes s'abandonne,
Et montre en même temps ses vêtements mouillés,
Et de fange et de sang ses bras encor souillés.
Le prince avec bonté console sa tristesse,
Prend un beau bouclier, dépouille de la Grèce
Au souverain des mers autrefois consacré,
Et que Didymaon lui-même a décoré,
Met aux mains de Nisus cet admirable ouvrage,
Et de sa chute ainsi console au moins l'outrage.
Quand le prince troyen à ces jeunes rivaux
Eut fermé la carrière et payé leurs travaux :
« Maintenant, que celui qui brûle pour la gloire
Vienne, le ceste en main, disputer la victoire ».
Il dit : et, pour flatter les voeux des concurrents,
Leur propose deux prix, deux honneurs différents ;
Au vainqueur un taureau, dont la corne dorée
De long festons de laine et de fleurs est parée ;
D'une éclatante épée, et d'un casque brillant,
Le vaincu recevra le tribut consolant.
Aussitôt, au milieu d'un doux et long murmure,
Darès paraît tout fier de sa haute stature ;
Darès, qui de Pâris seul balança le nom ;
Darès, de qui le bras sous les murs d'Ilion,
Près du tombeau d'Hector, par un combat célèbre
Honorant ce héros et sa pompe funèbre,
De l'énorme Butès, ce Bébryce orgueilleux,
Qui comptait Amicus au rang de ces aïeux,
Terrassa la fureur, et, de sa main puissante,
Coucha son front altier sur la poudre sanglante.
Il se lève, il prélude : étendus en avant,
Ses deux bras tour à tour battent l'air et le vent.
Il montre leur vigueur, montre sa taille immense,
Et du prix qui l'attend s'enorgueillit d'avance.
On cherche un adversaire à ce jeune orgueilleux ;
Mais nul n'ose tenter ce combat périlleux,
Alors, fier, et déjà d'une main assurée
Saisissant le taureau par sa corne dorée :
« Fils d'Anchise, dit-il, si, glacé par l'effroi,
Nul n'ose à ce combat s'exposer contre moi,
Pourquoi ces vains délais et cette attente vaine ?
Ce taureau m'appartient, ordonnez qu'on l'emmène ».
Ainsi parle Darès d'un air triomphateur :
Les Troyens font entendre un murmure flatteur,
Et réclament pour lui les honneurs qu'il demande.
Alors le vieil Aceste avec douceur gourmande
Entelle, son ami, son digne compagnon,
Assis à ses côtés sur un lit de gazon.
« Entelle, lui dit-il, de ton antique gloire
N'as-tu donc conservé qu'une oisive mémoire ?
Et d'un coeur patient, verras-tu sous tes yeux
Enlever, sans combat, un prix si glorieux ?
Où donc est cet Eryx, autrefois notre maître,
Ce dieu que la Sicile en toi crut voir renaître ?
Où sont ces fiers combats, ces dépouilles, ces prix
En pompe suspendus à tes nobles lambris ?
La peur, dit le vieillard, gardez-vous de le croire,
N'affaiblit point en moi l'ardeur de la victoire ;
Mais l'âge éteint ma force ; et de ce faible corps
La glace des vieux ans engourdit les ressorts.
Si j'étais jeune encor, si j'étais à cet âge,
Qui de cet insolent enhardit le courage,
Sans prétendre à ce prix, dont je suis peu flatté,
J'aurais d'un tel rival rabattu la fierté ».
Il dit : et de ses mains fait tomber sur le sable
De cestes menaçants un couple épouvantable,
Arme affreuse, qu'Eryx, en marchant aux combats,
Autrefois enlaçait à ses robustes bras.
Tout le monde en silence en contemple la forme,
Chacun tremble à l'aspect de cette masse énorme,
Où, du fer et du plomb couvrant le vaste poids,
La peau d'un boeuf entier se redouble sept fois.
Darès même a senti reculer son audace ;
Enée avec effroi soulève cette masse ;
Il déroule en ses mains, il mesure des yeux,
Et son volume immense, et ses immenses noeuds.
« Darès, reprend Entelle, à cet aspect recule ;
Et que serait-ce donc, si du terrible Hercule
Il avait vu le ceste et le combat fameux,
Qui de sang autrefois rougit ces mêmes lieux ?
L'arme que vous voyez si vaste, si pesante,
De votre frère Eryx chargea la main vaillante,
Et des crânes rompus, et des os fracassés,
Les vestiges sanglants y sont encor tracés.
Avec elle il lutta contre le grand Alcide ;
Par elle j'illustrai ma jeunesse intrépide,
Avant qu'un si long âge eût blanchi mes cheveux,
Et que le temps jaloux domptât ces bras nerveux.
Mais, si ce fier Troyen craint ce terrible ceste,
Si c'est le voeu d'Enée et le désir d'Aceste,
De cette arme à Darès je fais grâce en ce jour ;
A son ceste troyen qu'il renonce à son tour.
Marchons ; portons tous deux, dans ces luttes rivales,
Et des dangers égaux, et des armes égales ».
Alors, montrant tout nus et tout prêts aux combats,
Son corps, ses reins nerveux, ses redoutables bras,
Et sa large poitrine, où ressort chaque veine,
Seul il avance, et seul semble remplir l'arène.
Puis le héros troyen prend deux cestes égaux ;
Lui-même il les enlace aux bras des deux rivaux,
Prêts à lutter d'ardeur, de courage et d'adresse,
Sur ses pieds à l'instant l'un et l'autre se dresse ;
Tous deux, les bras levés d'un air audacieux,
Se provoquent du geste, et s'attaquent des yeux.
Soudain commence entre eux la lutte meurtrière :
Leur tête loin des coups se rejette en arrière :
L'un, jeune, ardent, léger, frappe et pare à la fois ;
Entelle, plus pesant, se défend par son poids ;
Mais ses genoux tremblants le portent avec peine,
Son vieux flanc est battu de sa pénible haleine :
Mille coups à la fois hâtés ou suspendus,
Sont reçus ou portés, détournés ou perdus.
Tantôt dans leurs flancs creux les cestes retentissent,
Sur leurs robustes seins tantôt s'appesantissent ;
L'infatigable main erre de tous côtés,
Marque leurs larges fronts de ses coups répétés,
Frappe, en volant, la tempe et l'oreille meurtrie ;
Sous le ceste pesant la dent éclate et crie.
Entelle, courageux avec tranquillité,
Oppose à son rival son immobilité,
Et, par un tour adroit, par un coup d'oeil habile,
Brave, trompe ou prévient sa menace inutile.
Tel qu'un fier assaillant, contre un antique fort
Qui sur le haut des monts brave son vain effort,
Ou contre une cité, théâtre d'un long siége,
Tantôt presse l'assaut, tantôt médite un piège,
Autour de ses remparts, va, vient, et sans succès
Tente dans son enceinte un périlleux accès :
Tel, autour du vieillard défendu par sa masse,
Darès, joignant la ruse, et la force, et l'audace,
Tourne, attaque en tous sens, frappe de tous côtés.
Entelle, résistant aux assauts répétés,
Lève son bras, suspend l'orage qu'il médite ;
Darès prévoit le coup, se détourne et l'évite.
Entelle, frappant l'air de son effort perdu,
Tombe de tout son poids sur la terre étendu :
Tel, aux sommets glacés que l'aquilon tourmente,
Tombe et roule un vieux pin de l'antique Erymanthe.
Troyens, Siciliens, par mille cris divers,
De joie et de regrets frappent soudain les airs.
Aceste le premier accourt ; et sa tendresse
Dans son vieux compagnon plaint sa propre faiblesse.
Le héros se relève, et la honte, et l'honneur,
La confiante audace aiguillonnent son coeur.
Son courage s'irrite encor par sa colère ;
Il s'élance et poursuit son superbe adversaire :
Et tantôt tour à tour, et tantôt à la fois,
Les deux cestes ligués l'accablent de leur poids.
Moins prompte, moins pressée, et moins tumultueuse,
Sur nos toits retentit la grêle impétueuse ;
La main suit l'autre main, les coups suivent les coups,
Point de paix, point de trève à son bouillant courroux.
Il le chasse d'un bras, de l'autre le ramène,
Et Darès, en tournant, parcourt toute l'arène.
Empressé de calmer ce combat trop ardent,
Eée avec pitié voit ce jeune imprudent,
L'arrache à son rival ; et plaignant sa disgrâce :
« Malheureux ! où t'emporte une indiscrète audace ?
Pourrais-tu méconnaître une invisible main,
Et dans les bras d'un homme un pouvoir plus qu'humain ?
Fléchis devant un dieu, les destins te l'ordonnent ».
De Darès aussitôt les amis l'environnent ;
Chacun d'eux à l'envi soutient entre ses bras
Ce malheureux qu'on vient d'arracher au trépas,
Tremblant, abandonnant sa tête chancelante
Vomissant à grands flots de sa boucbe écumante
Des torrents d'un sang noir, et les tristes débris
De ses os, de ses chairs, déchirés et meurtris.
Pour conduire aux vaisseaux la victime échappée,
Ils partaient, oubliant et le casque et l'épée ;
On leur remet le prix de ce combat fatal,
Et le taureau doré demeure à son rival :
Tout rayonnant d'orgueil, et de gloire et de joie,
« Soyez témoins ici, fiers habitans de Troie,
Dit-il d'un ton superbe ; et toi, fils de Vénus !
Vois par ce que je suis, ce qu'autrefois je fus
Dans ma jeune saison, et quel sort ma vieillesse
Gardait à ce Darès si fier de sa jeunesse ».
Il dit, et se présente en face du taureau
Dont fut récompensé son triomphe nouveau,
Se dresse, et, de sa main ramenée en arrière,
Entre sa double corne atteint sa tête altière,
Brise son large front : du crâne fracassé
Le cerveau tout sanglant rejaillit dispersé ;
Et, tel qu'un boeuf sacré sous la hache succombe,
Le taureau sous le coup tremble, chancelle et tombe.
« Éryx, s'écrie alors le vainqueur orgueilleux,
Reçois cette victime, elle te plaira mieux
Que ce Troyen sauvé de ma main meurtrière :
J'ai vaincu, c'en est fait, j'ai rempli ma carrière,
Je dépose mon ceste, et renonce à mon art ».
« Maintenant, que celui dont la main, le regard
Sait mieux d'un trait léger diriger la vitesse,
Vienne aux combats de l'arc signaler son adresse ».
Ainsi s'exprime Enée, et d'un bras vigoureux,
Lui-même élève un mât, où, fixant tous les yeux,
Une colombe en l'air se débat suspendue.
Des rivaux près de lui la foule est répandue ;
Un casque dans ses mains devient l'urne du sort ;
Les noms y sont jetés, et le premier qui sort
Annonce Hyppocoon, qu'Hyrtacus a fait naître ;
Après cet heureux nom le destin fait paraître
Un nom déjà fameux ; c'est Mnesthée, encor fier
D'avoir dompté le sort, ses rivaux et la mer,
Mnesthée encor paré des rameaux de Minerve.
Pour le troisième rang la fortune réserve
L'adroit Eurytion, frère de ce guerrier,
De ce grand Pandarus dont le trait meurtrier,
Lorsqu'un traité de paix allait calmer la terre,
Atteignit Ménélas et ralluma la guerre.
Aceste par le sort est nommé le dernier,
Et sa vieillesse encor veut cueillir un laurier.
Chacun courbe son arc, et le carquois fidèle
Rend à chaque rival les flèches qu'il recèle.
Par le fils d'Hyrtacus le premier trait lancé
Part, vole, et dans le mât il demeure enfoncé :
L'arbre tremble, l'oiseau s'effraie et bat de l'aile.
Mille cris frappent l'air. Une palme nouvelle
De Mnesthée à son tour tente le bras heureux.
Vers le but il dirige et sa main et ses voeux ;
Mais, sans toucher l'oiseau, la flèche décochée
Rompt le noeud qui retient la colombe attachée :
L'oiseau part, prend l'essor, s'élève jusqu'au ciel.
Alors, fier de sa force et de l'art fraternel,
Déjà tenant son arc et sa flèche perçante,
A l'oiseau qui fend l'air d'une aile triomphante,
Tandis qu'il s'applaudit dans l'empire azuré,
Eurytion prépare un coup plus assuré.
Le trait rapide vole au séjour des orages :
Arrêté dans son vol au milieu des nuages,
Le malheureux oiseau perd le jour dans les cieux,
Et rapporte en tombant le trait victorieux.
Nul prix d'Aceste encor n'honore la vieillesse :
Tout à coup, signalant son arc et son adresse,
De la corde bruyante un trait part ; et soudain
Aux regards se présente un présage divin.
D'un sillon enflammé marquant au loin sa route,
Le trait vole et se perd sous la céleste voûte :
Tel, détachés des cieux, courent en traits brûlants
D'un astre chevelu les crins étincelants.
Troyens, Siciliens, tout s'étonne et s'incline :
Le héros, admirant la volonté divine,
Embrasse ce vieillard, le comble de présents :
« Le ciel d'un prix à part honore vos vieux ans,
Lui dit-il ; recevez cette coupe gravée,
Par Anchise mon père avec soin conservée,
Et dont le grand Cissée autrefois lui fit don,
Comme un gage sacré de leur tendre union ».
Il dit, met sur son front la première couronne :
Le bon Eurytion sans regret l'abandonne,
Quoique seul dans les airs il ait atteint l'oiseau.
Ensuite est proclamé celui dont le roseau
Dégagea de ses noeuds la colombe timide :
Enfin, pour prix du mât percé du trait rapide,
Celui qui, l'arc en main, se montra le premier,
Aux honneurs de la palme est admis le dernier.
Cependant, au Troyen de qui l'expérience
Soigne le tendre Ascagne et conduit son enfance,
Enée, en se baissant, donne un ordre secret :
« Va, des jeunes Troyens si l'escadron est prêt,
Lui dit-il, qu'au tombeau de son aïeul Anchise
Dans leur pompe guerrière Ascagne les conduise ».
Il dit ; et, faisant place à ces aimables jeux,
Il écarte les flots de ce peuple nombreux.
Sur des coursiers vêtus avec magnificence,
Dans un ordre pompeux la jeunesse s'avance ;
Des yeux de tout un peuple avidement suivis,
Ils défilent aux yeux de leurs parens ravis :
L'olivier sur leur front presse leur chevelure ;
Deux traits d'un fer poli composent leur armure,
Plusieurs ont un carquois, et d'un riche collier
La flottante parure orne chaque guerrier.
Trois escadrons divers courent la même plaine,
Chacun d'eux à pas lents suit le chef qui les mène.
Douze jeunes guerriers composent chacun d'eux.
Le premier de leurs chefs est l'enfant généreux
De Polite, un des fils du vieux roi de Pergame,
C'est le jeune Priam : son beau nom, sa grande âme
Un jour doit aux Latins rappeler à la fois
Et le plus malheureux et le plus grand des rois.
Un poil taché de blanc peint son coursier de Thrace,
Dont le pied blanchissant marque à peine sa trace ;
Un blanc pur de son front relève la beauté,
Et la vigueur en lui s'unit à la fierté.
Le second est Atys, qui, d'une colonie,
Fière encor de son nom, enrichit l'Ausonie ;
Le bel Atys, que Iule admet à tous ses jeux :
Même âge, même goût, les unissent tous deux,
Iule enfin, l'espoir et l'honneur de sa race,
S'avance ; et devant lui tout autre éclat s'efface :
Son beau coursier, nourri dans les prés de Sidon,
Lui fut donné des mains de la tendre Didon.
Sur des coursiers d'Aceste, enfants de la Sicile,
Les escadrons divers suivent d'un pas docile ;
Ils marchent : tout le cirque à leur marche applaudit.
Leur timide pudeur par degrés s'enhardit ;
Et des héros troyens, sur leur jeune visage,
Les yeux avec transport reconnaissent l'image.
Le cirque est traversé : des spectateurs joyeux
Longtemps leurs traits chéris ont enivré les yeux.
Tout à coup un cri part, un fouet bruyant résonne :
Les guerriers, attentifs au signal qu'on leur donne,
Partent en nombre égal, se partagent par trois ;
Rappelés par leur chef, reviennent à sa voix ;
Réunissent encor leurs bandes divisées,
Et, tendant en avant leurs lances opposées,
D'un escadron serré présentent le rempart :
Tour à tour on s'éloigne, on revient, on repart,
On s'aligne, on se mêle, on s'atteint, on s'évite.
C'est tantôt un combat, et tantôt une fuite ;
Tantôt la paix suspend leur choc tumultueux.
Tel, dans ce labyrinthe oblique et tortueux,
Mille feintes erreurs, mille fausses issues,
En un piège invisible adroitement tissues,
De sentier en sentier, de détour en détour,
Embarrassent les pas égarés sans retour.
Tel on voit des dauphins les troupes vagabondes
Se chercher, s'éviter, se jouer sur les ondes :
Tels jouaient ces guerriers ; tels, dans ces doux combats,
Ils enlaçaient leur course et confondaient leurs pas.
Ces courses, ces tournois, et ces feintes batailles,
Ascagne, lorsque d'Albe il fonda les murailles,
Les transmit à son peuple ; et des premiers Albains
Leur pompe héréditaire est passée aux Romains.
A ce dépôt sacré Rome est encor fidèle ;
Rome, renouvelant leur pompe solennelle,
Rassemble pour les jeux ses jeunes citoyens :
Ce sont les fils de Troie et les combats troyens.
Leurs usages, leurs lois, leurs noms vivent encore.

Enée allait quitter les mânes qu'il honore,
Quand, troublant cette fête et ces pompeux honneurs,
La Fortune un instant démentit ses faveurs.
Junon envoie Iris, sa courrière fidèle,
Ordonne aux vents soumis de seconder son aile :
Son antique dépit dans son coeur vit encor.
Sur son arc radieux Iris a pris l'essor,
Vole aux vaisseaux troyens, parcourt au loin la plage :
Tout est désert au port, désert sur le rivage,
Et le peuple est en foule à la solennité.
Seulement, sur un bord solitaire, écarté,
Les Troyennes en pleurs des noirs gouffres de l'onde
Contemplaient tristement l'immensité profonde ;
Elles pleuraient Anchise ; et leurs chagrins amers
Semblaient s'accroître encor du sombre aspect des mers.
« Eh quoi ! toujours errer sur cette mer immense !
A peine interrompu, notre exil recommence !
Il faut braver encore et les vents et les flots ! »
Elles parlaient. Iris, méditant ses complots,
Dépouille la déesse, et prend la forme humaine,
Imite en ses faux traits une vieille Troyenne,
Femme de Doryclé, Béroé, qui jadis
Eut un nom, eut un rang, un époux et des fils :
Rien ne lui reste plus que les chagrins et l'âge.
La fausse Béroé vient, leur tient ce langage :
« Ah ! peuple infortuné ! faut-il que de tes jours
Ilion embrasé n'ait pas finit le cours ?
A quel triste avenir le sort te garde en proie,
Depuis ce long exil et la chute de Troie !
Flots grondans,bords affreux, rocs inhospitaliers,
Que n'as-tu pas souffert pendant sept ans entiers !
Traînés de mer en mer, de naufrage en naufrage,
Du repos fugitif nous poursuivons l'image.
Pourquoi tant de travaux ? pourquoi tant de dangers ?
Ces rivages pour nous ne sont pas étrangers :
Ici régnait Eryx, frère du fils d'Anchise ;
Ici commande Aceste : à sa noble franchise
Que ne confions-nous les malheureux Troyens,
Si longtemps vagabonds, une fois citoyens ?
O terre où je suis née ! ô malheureux Pergame !
O mes dieux vainement échappés de la flamme,
Ne pourrai-je de vous revoir au moins le nom,
Retrouver quelque lieu qu'on appelle Ilion !
Quand verrai-je d'Hector la cité renaissante,
L'aimable Simoïs, les bords heureux du Xanthe ?
Cassandre cette nuit s'est montrée à mes yeux,
Croyons-en une fois l'interprète des dieux :
« Depuis assez longtemps le Destin vous exile.
Voici votre Ilion, et voici votre asile,
M'a-t-elle dit : bridez ces poupes et ces mats
Qui promènent vos maux de climats en climats ».
Alors j'ai vu sa main remettre dans la mienne
La torche destinée à la flotte troyenne.
Le temps presse ; courons, secondez mes transports ;
Vous voyez quatre autels élevés sur ces bords ;
La flamme y fume encore en l'honneur de Neptune :
Saisissez ces flambeaux, saisissez la fortune ».
Elle dit : et, d'un bras par la rage animé,
Saisit, agite, et lance un brandon enflammé ;
Il vole : la terreur remplit toutes les âmes.
Pyrgo, la plus âgée entre toutes ces femmes,
Qui nourrit tant de fils du plus puissant des rois :
« Non, ce n'est pas ici Béroé que je vois,
Dit-elle ; croyez-m'en. Tantôt je l'ai trouvée
Languissante, et pleurant d'être seule privée
Du plaisir de mêler à ces tristes honneurs
Le tribut de ses dons, le tribut de ses pleurs.
Eh ! voyez, sont-ce là les traits d'une mortelle ?
Observez ses regards où la flamme étincelle,
Cette marche, ce port, et cet éclat divin ».
Elle dit ; et, d'un oeil et d'un coeur incertain,
Sur les vaisseaux, objets de crainte et d'espérance,
Longtemps leurs sombres yeux s'arrêtent en silence.
Faut-il quitter la terre, objet de tant de voeux,
Ou faut-il renoncer aux promesses des dieux ?
Elles doutaient encor, quand l'agile courrière
S'envole, et trace en arc un sillon de lumière.
Ce prodige frappant étonne les regards :
Les acclamations partent de toutes parts ;
Et leur main saisissant le feu du sacrifice
Qui dut rendre à leurs voeux le dieu des mers propice,
Ou dépouillant l'autel de feuilles, de rameaux,
Le feu part,vole, tombe, et court sur les vaisseaux ;
Et la poupe et la proue, et les mâts et les rames,
Du rapide incendie alimentent les flammmes.
Soudain Eumèle vole ; et son récit affreux,
Près du tombeau d'Anchise a suspendu les jeux.
On regarde : déjà, s'élançant de sa proie
En tourbillons fumants la flamme se déploie.
Ascagne, au lieu fatal accourant le premier,
Vole et pousse en avant son superbe coursier ;
Rien ne peut l'arrêter, ni les jeux, ni leurs charmes,
Ni ses parents troublés, ni ses maîtres en larmes :
« Arrêtez ! arrêtez ! leur dit-il. Ces vaisseaux
Ne sont pas ceux qu'Hector poursuivait sur les eaux :
C'est votre flotte, hélas ! c'est votre espoir qu'on brûle !
Iule est devant vous, reconnaissez Iule ».
Il dit, et jette au loin le casque radieux
Qui, dans ses jeux guerriers, couvrait ses beaux cheveux.
Enée accourt lui-même, et les Troyens le suivent,
Mais ces coeurs égarés, que leurs forfaits poursuivent,
A peine du héros ont reconnu les traits,
Dans les bois, les rochers, les lieux les plus secrets
Vont cacher, vont pleurer leur délire funeste :
Junon sort de leur coeur, le remords seul y reste.
Mais le feu destructeur n'est pas encor dompté :
Ni les eaux, ni des bras l'ardente activité
Ne peuvent apaiser la flamme dévorante ;
Et l'étoupe enflammée, et la poix odorante,
D'une lente fumée exhalent la vapeur :
Dans le sein du vaisseau se cache un feu tompeur,
L'invisible ennemi lentement le dévore,
Et jusqu'au sein des mers la flamme vit encore.
Enée élève au ciel et ses cris et ses voeux,
Déchire ses habits, et conjure les dieux :
« O Jupiter ! dit-il, si le courroux céleste
Des malheureux Troyens n'a pas proscrit le reste,
Si Troie est chère encore à tes yeux attendris,
Epargne sa misère, et sauve ses débris !
Ou, si je suis coupable, arme-toi, prends ta foudre,
Que leur chef malheureux tombe réduit en poudre ! »
Il parlait : tout à coup les Autans pluvieux
De leur souffle ont noirci l'immensité des cieux ;
Tout à coup l'éclair brille, et les tonnerres grondent ;
Les monts, les vallons creux et les bois leur répondent :
L'Olympe entier se fond en rapides torrents ;
Sur les bancs, sur la poupe, en proie aux feux errants,
Au haut des mâts, au fond des carènes profondes,
La flamme en mugissant se débat sous les ondes ;
Mais enfin elle cède, et, de tous les vaisseaux,
Quatre succombent seuls au feu vainqueur des eaux.
Cependant du héros la constance abattue
De mille soins divers est encor combattue.
Doit-il chercher sur l'onde un empire incertain ?
Doit-il dans la Sicile oublier son destin ?
Son coeur irrésolu flotte en proie à l'orage.
Enfin le vieux Nautès relève son courage ;
Nautès, à qui Pallas enseigna ses secrets,
Retrace à son esprit les éternels décrets,
Les promesses du sort, et même ses menaces :
« Prince, sachez du sort supporter les disgraces ;
L'infortune aux grands coeurs commande un grand effort,
Sachons souffrir le flux et le reflux du sort :
Toujours la patience asservit la Fortune.
Et d'Aceste et de vous l'origine est commune ;
Consultez sa sagesse ; et, puisqu'un coup affreux
A livré votre flotte au rivage des feux,
Confiez à ces bords, à la bonté d'Aceste,
Ceux qui de vos vaisseaux surchargeraient le reste ;
Tout ce qui, peu touché d'un empire lointain,
Renonce à partager votre illustre destin,
Et cette foule enfin, languissante, inutile,
A qui le poids de l'âge ou son sexe débile,
Ou le dégoût des mers, ou la crainte des flots,
Font négliger la gloire ou chérir le repos.
Là que leur main se fasse un séjour plus tranquille,
Et que du nom d'Aceste ils appellent leur ville ».
Le héros se ranime à ces accents divins,
Et, plein d'un noble espoir, poursuit ses grands desseins.
Phébé brillait au ciel : tout à coup, ô surprise !
A ses yeux apparaît l'ombre auguste d'Anchise :
« O toi ! triste jouet des fureurs de Junon,
Toi, que poursuit partout le destin d'Ilion ;
Toi, que j'aimai vivant cent fois plus que la vie ;
Toi, qui des Grecs vainqueurs évitas la furie ;
Le dieu par qui ta flotte a triomphé des feux
A, du trône des airs, jeté sur toi les yeux.
Du prévoyant Nautès écoute la sagesse :
Que des Troyens choisis la brillante jeunesse
Te suive aux champs latins ; des peuples belliqueux,
Des peuples indomptés t'attendent en ces lieux.
Mais avant il te faut, passant la rive sombre,
Visiter les beaux lieux où repose mon ombre ;
Car je n'habite pas le séjour des forfaits,
Mais le vert Elysée et sa tranquille paix.
Pour y guider tes pas, par plus d'un sacrifice
La Sibylle à tes voeux rendra l'enfer propice.
Là tu verras ton père et ta postérité.
Adieu : Phébé déjà voit pâlir sa clarté ;
Et, me privant trop tôt d'une vue aussi chère,
Les coursiers du Soleil nous soufflent la lumière ».
Il dit, s'évanouit, et disparaît dans l'air.
Enée alors s'écrie : « O des biens le plus cher !
O mon père ! pourquoi fuir un fils qui t'adore ?
O mon père ! demeure, attends, attends encore ! »
Il dit, le cherche en vain, il n'est plus ; et son fils
Court réveiller les feux sous la cendre assoupis,
De la chaste Vesta ressuscite la flamme,
Invoque tous les dieux protecteurs de Pergame,
Et les dieux de l'empire et les dieux des foyers ;
Puis il rejoint Aceste et ses braves guerriers,
Leur annonce des dieux la volonté suprême,
Ce qu'ordonne le sort, ce qu'il résout lui-même.
Aceste approuve tout. On dépose en ces lieux
Tout ce qui, peu touché des promesses des dieux,
Volontaire habitant de l'heureuse Sicile,
Préfère à tant d'éclat un destin plus tranquille.
Cependant des vaisseaux au départ préparés
Les cordages, les mâts, les bois sont réparés ;
Et les Troyens choisis, prêts à ce grand voyage,
S'ils n'ont pour eux le nombre, ont pour eux le courage.
Cependant le héros des murs décrit le tour ;
Le sort marque à chacun le lieu de son séjour :
Ces murs portent le nom, le nom sacré de Troie ;
Aceste à ses sujets les unit avec joie.
Au rendez-vous du peuple un lieu vaste est marqué ;
On désigne une enceinte au sénat convoqué ;
Sur le mont appelé du nom d'Eryx son frère,
Enée élève ensuite un beau temple à sa mère ;
Enfin un prêtre, un bois, un culte solennel,
Consacrent à jamais le tombeau paternel.
Durant neuf jours entiers, les festins, les offrandes,
Les prières, les vins couronnés de guirlandes,
Ont imploré les dieux et de l'onde et des airs.
Un souffle bienfaisant leur aplanit les mers ;
L'Autan les encourage. Alors, le long de rives,
De leurs derniers adieux roulent les voix plaintives,
Et le jour et la nuit, de longs embrassements,
Du départ douloureux retardent les moments.
Tous brûlent de partir : ceux-même que leur âge,
Que leur sexe timide attachait au rivage,
Ont oublié la crainte en ces moments de deuil ;
L'air n'a plus de tempête, et la mer plus d'écueil,
Et la terre à leurs yeux a perdu tous ses charmes.
Leur monarque attendri joint ses pleurs à leurs larmes
Et du dépôt sacré qu'il laisse sur ce bord
A son auguste ami recommande le sort.
Eryx de trois taureaux reçoit le sacrifice ;
Le sang d'une brebis rendra la mer propice.
Les tables sont rompus, le signal est donné ;
Chaque navire flotte, aux vents abandonné :
Une coupe à la main, l'olive sur la tête,
Le héros, pour calmer le dieu de la tempête,
Des intestins sanglants qu'il jette dans les mers,
Et des flots d'un vin pur, rougit les flots amers.
On part ; la terre fuit, un vent frais les seconde,
L'eau blanchit sous la rame, et le vaisseau fend l'onde,
Cependant, à Neptune ouvrant son tendre coeur,
Vénus exprime ainsi sa touchante douleur ;
« De la fière Junon l'insatiable haine,
O Neptune ! vers vous de nouveau me ramène.
Le temps, qui détruit tout, les prières, l'encens,
Devant ce coeur d'airain deviennent impuissants ;
La voix du Destin même en vain parle à son âme.
C'est peu pour son courroux d'avoir détruit Pergame,
Peu de s'être acharnée sur ses restes proscrits,
Elle poursuit sa cendre et ses derniers débris !
Quelle offense peut donc exciter tant de haine ?
Junon seule le sait. Sur la mer africaine,
Tout récemment encore, ô comble d'attentats !
Devant vos propres yeux, dans vos propres états,
Son Eole, à mon fils osant livrer la guerre,
A ligué contre lui le ciel, l'onde et la terre ;
Et voilà qu'aujourd'hui, dans des timides coeurs,
Par un nouveau forfait allumant ses fureurs,
A brûler leurs vaisseaux elle excite leur rage !
La flamme a dévoré ce qu'épargna l'orage,
Et force, hélas ! mon fils, après tant de dangers,
D'abandonner les siens sur ces bords étrangers.
Je ne fais plus qu'un voeu : qu'un destin moins funeste
Des Troyens opprimés respecte au moins le reste,
Et, si l'arrêt du sort ne dément pas mes voeux,
Conduise aux champs latins ce peuple malheureux :
Voilà l'ambition du fils et de la mère ».
Neptune, en souriant, entend sa plainte amère,
Console sa douleur, et dit : « Non, ce n'est pas
A la fille des mers à craindre mes états :
Vénus dans mon empire a reçu la naissance ;
Moi-même ai quelques droits à votre confiance.
Souvent, pour votre Enée employant mon pouvoir,
J'ai fait rentrer les vents et l'onde en leur devoir ;
Et sur la terre encor, dans plus d'une journée,
Vénus, vous m'avez vu soigner sa destinée,
Quand le terrible Achille, au milieu des combats,
De Troyens haletants, que poursuivait son bras,
Moissonnait des milliers, ou, contre leurs murailles,
Ecrasait leurs débris échappés aux batailles ;
Lorsque, chargé de morts, le Xanthe épouvanté
Suivait péniblement son cours ensanglanté ;
Alors vous m'avez vu, du fier vainqueur de Troie,
Sauver dans un nuage une si noble proie,
Et, trompant de ce fils le terrible rival,
L'arracher malgré lui d'un combat inégal.
Pourtant, vous le savez, une cruelle injure
Livrait à mon courroux cette cité parjure.
Même intérêt m'anime ; et, conduits jusqu'au port,
Ses vaisseaux de l'Averne iront toucher le bord :
Un seul de ses Troyens périra dans l'abîme ;
Pour le salut de tous un seul sera victime ».
Vénus calme à ces mots ses déplaisirs cruels.
Le char du dieu l'attend : ses coursiers immortels
Ont reconnu sa voix et ses mains souveraines.
A leur bouche écumante il a rendu les rênes ;
Il vole : et d'un côté le jeune Palémon,
Et les fils de Glaucus, et l'agile Triton ;
De l'autre Panopée, et Thalie et Mélite,
Et Nisée et Clio, sont sa brillante suite :
De déesses, de dieux l'immortel entouré,
Rase, en volant, les eaux sur son char azuré.
Dès qu'elle entend rouler sa conque impétueuse,
Autour d'elle se tait l'onde respectueuse ;
Les vents tombent, les flots s'aplanissent sous lui,
Et des cieux épurés les nuages ont fui.
Le héros s'applaudit : dans son âme flottante
L'espoir d'un sort meilleur verse la douce attente.
Par son ordre, on relève, on redresse les mâts,
La vergue sur leur tige étend son double bras.
A ce mobile appui la voile suspendue,
Et tantôt resserrée, et tantôt étendue,
Tourne d'un bord à l'autre ; et de ses plis mouvants
Interroge, et saisit, et recueille les vents.
La flotte agile vole, et d'une main habile
Palinure conduit sa vitesse docile.
La Nuit avait rempli la moitié de son cours,
Et chacun du sommeil implorait le secours ;
Les nautoniers, lassés sous leurs oisives rames,
Aux songes de la nuit abandonnaient leurs âmes ;
Quand le dieu du sommeil, sous les traits les plus doux,
Fend l'ombre, conduisant le plus cruel de tous.
Il cherche Palinure : au milieu de la troupe,
Sous les traits de Phorbas, il s'assied sur la poupe,
S'adresse au vieux nocher, et lui parle en ces mots :
« Palinure, tu vois, tout se livre au repos ;
D'elle-même, et docile au souffle qui la guide,
La flotte sans effort suit sa course rapide ;
Dors, dérobe un instant à ton pénible emploi :
Auprès du gouvernail je veillerai pour toi.
- Qui ? moi ! je pourrais du généreux Enée
Confier à la mer la haute destinée !
Non, non, je connais trop les flots capricieux,
Et du traître élément le calme insidieux ;
Du ciel le plus serein, de la mer la plus belle,
Ecoute qui voudra la promesse infidèle :
Je ne me livre point à ces garnts trompeurs ».
Il dit, et, du sommeil repoussant les vapeurs,
Tient constamment les yeux fixés sur les étoiles,
S'attache au gouvernail, et dirige les voiles.
Alors le dieu sur lui secouant ses pavots,
Que du Léthé paisible abreuvèrent les flots,
Sur sa paupière humide, et déjà languissante,
Il épanche en secret la sève assoupissante ;
Et son oeil vers le ciel, levé non sans effort,
Tombe, s'ouvre à demi, se referme et s'endort.
A peine il sommeillait, soudain le dieu sinistre,
De la cruelle Mort le frère et le ministre,
Avec le gouvernail, avec une moitié
De la poupe en éclats, d'une main sans pitié
Pousse le malheureux : précipité dans l'onde,
Il appelle les siens, sous la vague profonde.
Sa voix meurt avec lui dans le gouffre des mers,
Et le dieu malfaisant disparaît dans les airs.
Cependant, sur la foi de l'époux d'Amphitrite,
Le vaisseau sans effort suit sa course prescrite.
Des Sirènes bientôt s'offrent les bords affreux,
Blanchis des ossements de tant de malheureux,
Où, par les rocs bruyants sans cesse repoussée,
Sans cesse vient mugir la vague courroucée.
Le héros se réveille : il voit tous ses vaisseaux
Sans guide abandonnés à la merci des eaux.
Lui-même il les conduit dans la nuit ténébreuse,
Et, pleurant d'un ami la perte douloureuse :
« Infortuné, dit-il, dont l'oeil fut trop séduit
Par le perfide éclat d'une brillante nuit,
Sur des bords inconnus, malheureux Palinure,
Ton corps va donc languir privé de sépulture ! »



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Texte numérisé par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.