Les Danaens vaillants avaient peiné longtemps devant les murs de Troie, et la guerre n'avait pas pris fin ; alors Calchas réunit l'assemblée des princes : inspirée par Apollon, son âme connaissait le vol des oiseaux, les astres et les signes qui, par la volonté des dieux, se montrent aux hommes. Quand ils furent assemblés, il parla ainsi :

«Ne combattez plus au pied des murs de Troie ; trouvez un autre moyen, quelque ruse qui soit utile aux vaisseaux et à vous. Pour moi hier j'ai observé ici un signe : un épervier poursuivait une colombe ; celle-ci effrayée se cacha dans le creux d'un rocher, et lui, avec colère, demeura longtemps près du rocher, tandis qu'elle s'y abritait ; enfin il conçut un projet funeste ; il se cacha sous un buisson ; elle sortit alors, l'imprudente ! croyant qu'il était bien loin ; et lui, fondant sur la malheureuse colombe, lui donna la mort cruelle. Ne tentons plus de renverser par la violence la ville de Troie ; que la ruse et l'habileté terminent cette guerre».

Il parla ainsi ; mais personne ne disait avoir trouvé le moyen de finir cette guerre lamentable ; tous étaient indécis ; seul, par sa prudence, le fils de Laerte trouva un expédient et parla ainsi :

«Cher ami, si hautement honoré par les dieux immortels, si vraiment le Destin permet aux Achéens belliqueux de détruire par la ruse la ville de Priam, il faut que nos chefs montent rapidement dans les flancs d'un cheval fabriqué par nous, tandis que l'armée partira pour Ténédos avec les vaisseaux, après avoir incendié les tentes ; les Troyens, du haut de leur ville, nous verront et se répandront sans crainte dans la campagne. Un homme de courage, inconnu des Troyens, restera hors du cheval, animé d'un esprit intrépide ; il dira que les Achéens voulaient l'immoler pour obtenir des dieux un heureux retour, mais qu'il s'était caché sous le cheval fabriqué par nous en l'honneur de Pallas, protectrice des Troyens belliqueux. Voilà ce qu'il répondra à leurs questions répétées ; malgré leur défiance, il faut qu'il les persuade et qu'ils le conduisent grâce à ses plaintes, dans leur ville ; alors il nous donnera le signal de l'ardente bataille, en allumant pour avertir les uns une torche ardente, en appelant les autres pour qu'ils sortent du cheval énorme, quand les fils de Troie dormiront tranquilles».

Il parla ainsi, et tous le louaient ; mais, plus que les autres, Calchas l'admirait, parce qu'il avait proposé aux Achéens ce moyen habile qui devait assurer la victoire des Argiens et la ruine des Troyens. C'est pourquoi il dit ces mots aux chefs belliqueux :

«Ne cherchez pas dans vos esprits une autre ruse, ô mes amis ; suivez le conseil du belliqueux Odysse. Cet homme sage n'a pas imaginé un projet inutile ; les dieux accompliront les voeux des Danaens : car des signes certains se découvrent à moi ; le tonnerre de Zeus résonne dans les cieux, entouré d'éclairs, et autour de notre assemblée, volent sur la droite des oiseaux qui redoublent leurs cris. Ne demeurons plus devant la ville ; les Troyens ont puisé une grande force dans la nécessité, qui excite au combat même les lâches ; les hommes sont vaillants quand ils rassemblent leur courage et ne craignent pas la mort ; ainsi les Troyens combattent sans crainte pour leur ville, et un grand courage anime leurs coeurs».

Il parla ainsi ; le vaillant fils d'Achille lui répondit : «O Calchas, les hommes de coeur combattent de près contre leurs ennemis ; ce sont des lâches, ceux qui fuient et combattent sans courage du haut des tours ; la peur a brisé leur âme. Ne cherchons donc pas une ruse ou un moyen habile de les vaincre ; les guerriers doivent briller dans les batailles, la lance en main ; les hommes braves triomphent toujours à la guerre».

Le fils patient de Laërte lui répondit :

«Fils courageux du vaillant Eacide, tu as parlé avec courage, comme il convient à un homme intrépide et généreux ; tu as confiance en ton bras. Mais ni la valeur intrépide de ton invincible père, ni les longs efforts de toute l'armée n'ont pu renverser la ville opulente de Priam. Allons, obéissons promptement aux avis de Calchas, courons aux navires, fabriquons par la main d'Epéos un cheval de bois, oeuvre d'art que les Argiens exécuteront facilement, car Athéné nous a enseigné les arts».

Il parla ainsi, et tous les chefs suivirent son avis, excepté le vaillant Néoptolème ; le coeur généreux du Philoctète ne fut pas non plus persuadé. Tous deux ne pouvaient se rassasier des batailles cruelles, et désiraient combattre dans la mêlée ; ils ordonnèrent donc à leurs peuples de porter vers les murailles tout ce qui sert à prendre les villes, espérant enlever la ville aux belles murailles ; car tous deux étaient venus à cette guerre sur l'ordre des dieux. Et ils auraient accompli le projet cher à leur âme, si Zeus, du haut du ciel, ne les en eût empêchés ; de tous côtés il ébranla la terre sous les pas des Argiens, et l'air sur leur tête ; enfin il jeta la foudre devant leurs pieds, et toute la Dardanie retentit d'un grand bruit. L'audace des guerriers fut aussitôt changée en crainte ; ils oublièrent leur force et leur courage ; malgré eux, ils obéirent à l'illustre Calchas, et retournèrent à leurs navires, avec tous les autres Argiens, pleins de respect pour le devin ; ils disaient qu'il était inspiré par Zeus ou encore par Phébos, et ils lui obéirent en toutes choses.

Lorsque les astres brillants roulèrent dans le ciel en répandant partout leur éclat, lorsque l'homme dans le sommeil oublia ses peines, alors Athéné, laissant la haute demeure des dieux, descendit semblable à une jeune fille vers les navires et l'armée des Danaens ; elle s'arrêta près du chevet du vaillant Epéos et, dans un songe, lui ordonna de fabriquer un cheval de bois ; elle lui promit de l'aider et de rester auprès de lui pour presser son ouvrage. En entendant le discours de la déesse, il se réjouit, quitta son sommeil tranquille, et reconnut la déesse immortelle ; son âme s'enflamma d'ardeur ; il ne pensait plus qu'à cet ouvrage divin, et son esprit était absorbé par d'ingénieux artifices.

L'Aurore se leva, chassant dans l'Erèbe les ténèbres épaisses, et répandit dans l'espace ses rayons éclatants ; alors Epéos raconta aux Argiens avides de l'entendre ce qu'il avait vu, ce qu'il avait entendu en songe ; et eux, à l'entendre, ils concevaient une grande joie. Alors les fils d'Atrée ordonnèrent aux guerriers d'aller promptement dans les vallées verdoyantes de l'Ida ombragé ; tous, dans la forêt, réunissant leurs efforts contre les sapins, coupaient les grands arbres ; les vallées retentissaient de leur chute, les longues pentes de la montagne étaient dépouillées, la forêt s'ouvrait de toutes parts, moins chère aux bêtes sauvages qu'elle l'était auparavant ; et les branches se desséchaient, attendant en vain le souffle frais des vents. Les Achéens, après les avoir renversés, s'empressaient, du haut des montagnes ombreuses, de les traîner sur le rivage de l'Hellespont ; les guerriers et les mulets gémissaient sous le poids. Les peuples sans nombre travaillaient de ci, de là, sous les ordres d'Epéos : les uns coupaient le bois avec le fer tranchant et formaient les planches ; les autres à coups de hache détachaient les branches des troncs encore entiers ; chacun travaillait à son ouvrage. Epéos fabriqua d'abord les pieds du cheval de bois, puis le ventre auquel il adapta le dos et les reins par derrière, le cou par devant, et une crinière comme s'il était vivant, puis une tête velue, une queue ondoyante, des oreilles, des yeux brillants et tout ce qui forme un cheval vivant. Et l'ouvrage sacré grandissait tous les jours ; on eût dit un cheval animé, parce que la déesse avait donné à Epéos une habileté admirable. Tout fut achevé en trois jours avec le secours de Pallas ; l'armée des Argiens se réjouissait et voyait avec admiration la vie et la légèreté reproduites sur le bois, qui semblait hennir. Alors le divin Epéos pria Tritonis en faveur de son oeuvre immense et tendit vers elle ses mains :

«Ecoute-moi, noble déesse, dit-il, veille sur ce cheval et sur moi !»

Il parla ainsi. Athéné, l'habile déesse, l'entendit ; elle fit de son oeuvre un objet d'admiration pour les mortels qui la virent et pour ceux qui en ont ouï parler.

Tandis que les Danaens se réjouissaient de voir l'oeuvre d'Epéos, les Troyens tremblants demeuraient à l'abri de leurs tours, fuyant la mort et le destin cruel ; Zeus alors partit loin des autres dieux, du côté des sources de l'Océan et des cavernes de Thétys, et une grande querelle éclata parmi les dieux ; la colère s'alluma dans leurs esprits divisés. S'élançant sur les ailes des vents, ils descendirent du ciel vers la terre ; et, sous leur poids, l'air gémissait. Rangés près des rives du Xanthe, ils se tenaient en face les uns des autres du côté des Achéens ou du côté des Troyens ; l'ardeur de la guerre saisit leurs âmes ; auprès d'eux accoururent même les dieux qui ont en partage la vaste mer. Les uns, dans leur colère, voulaient détruire le cheval trompeur avec les vaisseaux des Argiens ; les autres, Ilion et ses richesses. Mais le Destin capricieux s'opposait à leurs voeux et tourna vers la guerre l'ardeur des Immortels. Arès commença le combat, il s'élança contre Athéné, et, à son exemple, les autres dieux se mêlèrent ; sur leurs épaules leurs armes immortelles enrichies d'or retentissaient, la mer mugissait et la terre sombre tremblait sous leurs pas ; tous ensemble poussaient de grands cris ; un bruit horrible s'élevait jusqu'au ciel immense et jusqu'aux abîmes du noble Edonès ; les Titans, au fond de la terre, tremblaient, les hautes cimes de l'Ida gémissaient, ainsi que les ondes des fleuves éternels, les gouffres profonds, les navires des Argiens et la ville illustre de Priam. Cependant les hommes n'avaient pas peur et ils ne savaient rien du combat des dieux ; ceux-ci se lançaient les rochers arrachés au sommet de l'Ida ; mais ces blocs énormes se dispersaient comme une fine poussière, en touchant les membres sacrés des dieux. Enfin l'esprit magnanime de Zeus s'aperçut de ce tumulte aux extrémités de la terre ; laissant donc promptement les eaux de l'Océan, il revint dans le ciel immense, porté par Euros, Borée, Zéphyre et Notos que la changeante Iris avait attelés à son char divin, fait d'un acier solide par les mains infatigables du Temps immortel. Il arriva ainsi sur le vaste sommet de l'Olympe, et frappa le ciel immense, de coups réitérés ; ici, là, les tonnerres mêlés d'éclairs retentissaient, la foudre frappait sans cesse la terre, et l'air immense était embrasé ; la terreur saisit les âmes des dieux, et tous leurs membres tremblaient, quoiqu'ils fussent immortels. Craignant pour eux, l'illustre Thémis ou bien la Sagesse s'élança à travers les nuages et parvint rapidement jusqu'à eux : car seule elle était demeurée loin de ce combat funeste ; et, pour arrêter la lutte, elle dit ces mots :

«Cessez ce combat terrible ! il ne convient pas, contre la volonté de Zeus, que les dieux immortels combattent pour les misérables hommes. Bientôt vous serez anéantis ; car, du haut du ciel, précipitant sur vous toutes les montagnes, il vous accablera du même coup ; il n'épargnera ni ses fils, ni ses filles ; mais tous il vous plongera dans la terre immense ; vous ne pourrez plus voir la lumière, et une triste obscurité vous couvrira pour toujours».

Elle parla ainsi ; ils obéirent, craignant la vengeance de Zeus; ils cessèrent le combat, oublièrent leur terrible colère, et renouèrent leur ancienne amitié. Les uns rentrèrent au ciel, les autres dans la mer, les autres restèrent sur la terre. Parmi les Achéens belliqueux, le sage fils de Laerte dit ces mots :

«Nobles et courageux princes des Argiens, montrez, je vous en prie, que vous êtes forts et vaillants ; la nécessité nous presse. Rappelons tout notre courage, et montons dans ce cheval artistement fabriqué, pour mettre fin à cette guerre funeste. Par la ruse et par des moyens détournés, détruisons cette ville opulente ; c'est pour cela que nous sommes partis et que nous souffrons tant de maux loin de notre chère patrie. Mais il faut remplir nos esprits de courage et de force ; ne voyons-nous pas souvent, dans les combats funestes, un guerrier pressé par la nécessité prendre courage et, quoiqu'il ne soit pas brave, tuer un homme plus vaillant que lui ; car son âme est affermie par l'audace, qui vaut mieux que la force ? Princes, montons dans notre cachette ingénieuse ; les autres guerriers partiront pour la ville sacrée de Ténédos et y resteront jusqu'à ce que les ennemis nous aient conduits dans leur ville, croyant y faire entrer une offrande à Tritonis. Pendant ce temps, un guerrier, inconnu des Troyens, restera près du cheval ; son âme sera ferme comme le fer ; et il fera diligemment tout ce que j'ai dit, avec l'unique pensée de ne pas révéler aux Troyens nos projets».

Il parla ainsi ; le vaillant Sinon prit seul la parole ; car c'était une oeuvre difficile qu'il allait entreprendre ; aussi le peuple admira tout bas son audace. Il se plaça donc au milieu des princes et leur dit :

«Odysse, et vous, les plus nobles des Achéens ; je ferai ce que vous désirez, dût-on m'insulter et me jeter vivant dans les flammes. Je suis décidé à mourir au milieu des ennemis ou, si je leur échappe, à donner aux Argiens la gloire qu'ils attendent».

Il parla ainsi, plein de confiance ; les Argiens se réjouissaient, et plus d'un s'écria :

«Un dieu lui a inspiré aujourd'hui un grand courage ; autrefois, en effet, il n'était pas audacieux ; mais un dieu l'excite à perdre l'armée des Troyens ou la nôtre. J'espère maintenant que nous allons voir la fin de cette longue guerre».

Ainsi parlait-on dans l'armée des belliqueux Achéens. Nestor, les exhortant de son côté, leur disait :

«Il faut maintenant, mes chers fils, de la force et une grande audace ; car c'est maintenant que les dieux accordent à nos désirs et mettent dans nos mains la fin de nos peines et la victoire glorieuse. Allez donc avec confiance et montez dans le vaste cheval ; l'audace donne un grand honneur aux hommes. Plût au ciel que la force animât encore mes membres, comme à l'époque où le fils d'Eson appelait dans Argo, son vaisseau rapide, les chefs du pays ; et moi, le premier, je me hâtais d'y monter si le divin Pélias ne m'eût retenu malgré moi. Aujourd'hui, la triste vieillesse m'accable ; cependant, comme un jeune homme vigoureux, je monterai sans peur dans le cheval ; un dieu me donnera la confiance et la gloire».

Le fils du blond Achille répondit à ce discours :

«Nestor, par ta sagesse tu es le plus illustre de tous les guerriers ; mais la cruelle vieillesse t'a accablé, et, quoique tu aimes le danger, tu n'as plus de force ; il vaut donc mieux que tu te retires sur les rivages de Ténédos, et nous, guerriers encore inassouvis de combats, nous monterons avec joie dans le cheval, suivant tes conseils».

Il parla ainsi, et le fils de Nélée, s'approchant de lui, embrassait ses mains et sa tête, parce que le jeune homme, en invitant le vieillard à demeurer dehors avec les autres Danaens, voulait entrer le premier dans l'énorme cheval et prendre part au danger ; le voyant donc ardent à la bataille, il lui dit :

«Tu es bien par ton courage et ta sagesse le fils du divin Achille. J'espère que, par tes mains, les Argiens détruiront la noble ville de Priam, et qu'après tant de travaux une grande gloire nous sera donnée ; car nous avons soutenu dans la bataille bien des peines. Les dieux ont mis près de nous le mal ; le bien est loin, le travail au milieu ; un chemin court nous conduit à la douleur, un chemin long à la gloire ; il nous faut passer par bien des souffrances pour y arriver».

Il parla ainsi ; et le noble fils d'Achille lui répondit :

«Vieillard, puisse ton espoir se réaliser au gré de nos désirs ! ce serait un grand bonheur. Si les dieux en ont décidé autrernent, résignons-nous. Pour moi, j'aime mieux mourir glorieusement dans le combat que de fuir loin de Troie couvert de honte».

A ces mots, il couvrit ses épaules des armes divines de son père ; bientôt après s'armèrent les plus vaillants des héros, à l'âme audacieuse.

Dites-moi, ô Muses, je vous en prie, le nom de ceux qui montèrent dans l'énorme cheval ; c'est vous qui avez fait naître la poésie dans mon âme avant même qu'un tendre duvet eût couvert mes joues, alors que je conduisais de belles brebis dans les champs de Smyrne, beaux lieux, trois fois éloignés de l'Hermos de la portée de la voix, près du temple de Diane, dans un joli bosquet, au pied d'une colline qui n'est pas haute et qui n'est pas des plus basses.

Le premier qui monta dans le grand cheval fut le fils d'Achille, puis l'illustre Ménélas, Odysse, Sthénélos, le divin Diomède ; Philoctète, Anticlos, Menesthée, le vaillant Thoas, le blond Polypétès, Ajax, Eurypyle, le divin Thrasymède, Mérion, Idoménée, rois magnanimes, le hardi Podalire, Eurymaque, le divin Teucer, le magnanime Ialménos, Thalpios, Amphilochos, le belliqueux Léonteus, le divin Eumélos, Euryale, Démophoon, Amphimachos, l'illustre Agapénor, Acamas, et Mégès, fils du robuste Phylé. Beaucoup d'autres les suivirent, tous des plus illustres, autant que le cheval en put contenir ; parmi eux, le dernier, monta le divin Epéos, qui avait fabriqué le cheval et qui savait en ouvrir et en fermer les portes ; c'est pourquoi il entra le dernier ; il retira à l'intérieur les échelles par où ils étaient montés ; et les portes ayant été fermées avec soin, il se tenait près de l'ouverture. Puis tous demeurèrent enfermés en silence, placés à une égale distance de la victoire et de la mort.

Les autres cependant naviguaient sur la vaste mer, après avoir incendié les tentes où jadis ils avaient goûté le repos. Deux hommes sages les commandaient, Nestor et Agamemnon terrible à la lance. Ils auraient voulu aussi monter dans le cheval, mais les Argiens s'y étaient opposés ; ils devaient demeurer sur les vaisseaux et en garder le commandement ; car les guerriers sont plus ardents quand ils sont sous les yeux de leurs princes ; aussi demeurèrent-ils dehors, quoiqu'ils fussent au nombre des rois. Ils arrivèrent bientôt sur le rivage de Ténédos, ils y jetèrent l'ancre, sortirent en hâte de leurs navires et attachèrent à la plage les câbles de leurs vaisseaux. Puis ils attendirent en silence que le flambeau désiré brillât devant leurs yeux.

Cependant leurs amis étaient dans le cheval près des ennemis, tantôt pensant qu'ils allaient périr, tantôt qu'ils détruiraient la ville sacrée ; et, dans ces inquiétudes, l'aurore se leva.

Les Troyens virent alors sur les rivages de l'Hellespont la fumée qui se répandait encore dans l'air, et ils n'apercevaient plus les navires, qui, de l'Hellade, leur avaient apporté la ruine et la mort ; joyeux donc, ils coururent au rivage, couverts de leurs armes ; car la crainte régnait encore dans leurs esprits. Ils virent alors le cheval artistement fait, et, tout alentour, ils se tenaient, frappés d'étonnement ; car c'était une belle oeuvre. Soudain à côté ils virent Sinon, le visage triste ; tous l'interrogeaient sur les Danaens, de ci, de là, et ils l'entouraient ; d'abord ils le questionnèrent amicalement, puis l'accablèrent de terribles reproches, et enfin de coups redoublés. Et lui, il demeurait ferme comme un roc, et ses membres ne sentaient pas la douleur. Enfin ils lui coupèrent les oreilles et le nez, ils lui mutilèrent le visage pour qu'il dit sincèrement où étaient les Danaens avec leurs navires et ce que le cheval contenait dans ses flancs. Puisant dans son coeur la force, il méprisait ces cruelles souffrances et les supportait avec courage, quoiqu'il fût tourmenté terriblement par les coups et par le feu : Héra lui inspirait une grande patience. Il s'écriait donc, soutenant son mensonge :

«Les Argiens s'enfuient au delà de la mer sur leurs vaisseaux, fatigués de cette guerre si longue et de leurs cruelles souffrances. Sur le conseil de Calchas, ils ont fabriqué ce cheval en l'honneur de la belliqueuse Tritogénie, afin d'éviter la colère de la déesse, qui contre eux prenait parti pour les Troyens. Pour obtenir un heureux retour, ils voulaient, sur le conseil d'Odysse, me donner la mort et m'immoler aux dieux marins près des flots retentissants. J'ai compris leur dessein, et pour échapper au triste sacrifice, au vin, à l'orge qu'on répand sur la tête des victimes, j'ai rapidement, sur l'inspiration des dieux, couru me réfugier aux pieds du cheval. A regret, mais contraints par la nécessité, ils m'ont laissé la vie, par respect pour la fille puissante du grand Zeus».

Il parla ainsi avec ruse ; et il ne laissa pas briser son âme sous la douleur ; car un homme vaillant supporte sans murmure un mal inévitable. Parmi les Troyens, les uns le croyaient ; les autres disaient qu'il était un imposteur habile ; Laocoon était de cet avis et, leur parlant avec sagesse, disait qu'il soupçonnait dans l'esprit des Achéens une ruse dangereuse ; il les exhortait tous à incendier sans retard le cheval de bois, pour savoir s'il cachait quelque piège.

Tous auraient obéi, et ils auraient évité la ruine, si Tritogénie, irritée dans le fond de son coeur contre Laocoon, les Troyens et la ville, n'eût soudain ébranlé la terre divine sous les pieds de Laocoon. La crainte le saisit, et cet homme vaillant trembla de tous ses membres ; une nuit sombre se répandit autour de sa tête; une cruelle douleur frappa ses paupières et troubla ses regards sous ses sourcils épais ; ses prunelles, piquées par de violentes souffrances, sortaient de leurs orbites ; une douleur affreuse pénétrait jusqu'au cerveau et aux racines de la tête ; ses yeux roulaient, égarés ; on eût dit tantôt qu'ils nageaient dans le sang, tantôt qu'ils étaient couverts d'un voile opaque ; il en sortait une humeur abondante, comme d'un rocher dur tombe sur les montagnes une eau mêlée de neige ; lui-même semblait saisi de délire ; il voyait double et poussait d'affreux gémissements ; cependant il exhortait encore les Troyens et méprisait la souffrance. Mais la déesse céleste lui ôta la vue, et ses yeux décolorés demeuraient fixes sous un flot de sang, tout le peuple gémissait alentour, pleurant cet homme aimé de tous, redoutant l'immortelle Athéné, et craignant de se tromper. Leur esprit, qui penchait vers la ruine, se reprochait d'avoir traité cruellement le malheureux Sinon, et ils pensaient qu'il avait dit la vérité ; ils le conduisirent donc dans la ville de Troie, lui montrant enfin de la pitié. Ensuite, ils se réunirent, entourèrent de chaînes l'immense cheval et le lièrent par le cou ; car l'habile Epéos avait placé des roues sous les pieds robustes, afin que, tiré par les mains des Troyens, il pût les suivre dans la ville. Tous ensemble à grand'peine le tiraient, comme les pêcheurs tirent à la mer sonore un navire pesant ; les rouleaux énormes gémissent sous le poids, et la carène grinçante descend vers les flots en se balançant. Ainsi les Troyens, amenant eux-mêmes dans Troie la terrible machine, oeuvre d'Epéos, la conduisaient avec effort, puis l'entouraient de guirlandes de fleurs, tandis qu'ils couronnaient leurs têtes de feuillage ; le peuple poussait des cris de joie, et tous s'animaient réciproquement. La Discorde sourit en voyant la fin cruelle de cette guerre, et, du haut du ciel, Héra se réjouissait, Athéné tressaillait de joie. Les Troyens, se hâtant vers la ville, introduisirent le cheval funeste dans leurs murailles, qu'ils abattirent ; et les Troyennes poussaient des cris, admirant cet ouvrage prodigieux qui cachait leur ruine. Laocoon persistait cependant à leur donner des conseils et les priait de jeter le cheval dans un feu dévorant, mais les Troyens ne l'écoutaient pas, craignant la colère des dieux ; et la déesse magnanime Athéné méditait contre les fils de Laocoon quelque chose de plus terrible encore. Sous un rocher raboteux est un antre obscur, inaccessible aux mortels, où habitaient deux monstres de la race cruelle de Typhon, cachés dans le sein d'une île voisine de Troie, que les hommes appellent Calydné. Athéné appela vers Troie ces serpents horribles ; ils accoururent promptement à l'appel de la déesse ; l'île trembla, la mer résonna sous le poids de leur course, les flots s'entr'ouvraient, et ils s'élançaient, dardant leurs langues ; les baleines avaient peur, et les Nymphes, filles du Xanthe et du Simos, poussaient de grands cris ; du haut de l'Olympe, Cypris en eut horreur. Ils vinrent donc promptement où la déesse les appelait, aiguisant au fond de leurs gueules leurs dents meurtrières contre les fils de Laocoon ; une affreuse terreur saisit les Troyens en voyant dans leur ville ces monstres épouvantables, et aucun des guerriers, malgré son courage, n'osa les affronter ; tous, une crainte horrible les avait frappés, ils fuyaient oppressés par l'angoisse ; les femmes pleuraient, et plus d'une oublia ses enfants pour fuir l'odieuse mort. Partout la ville gémissait à l'approche des serpents ; et, tous se pressant en désordre, il arriva que plusieurs furent blessés ; car ils étaient à l'étroit dans les places où ils s'élançaient ensemble. Seul à l'abandon demeura Laocoon avec ses fils, car la Parque funeste et Athéné les avaient rendus immobiles ; les serpents se précipitèrent sur les deux enfants tremblants d'effroi et les dévorèrent de leurs gueules meurtrières ; ils tendaient leurs mains vers leur père, mais il ne pouvait les secourir. Les Troyens, en voyant de loin ce spectacle, pleuraient, frappés d'épouvante jusqu'au fond du coeur ; et les serpents, après avoir accompli la volonté d'Athéné funeste aux Troyens, disparurent sous la terre ; mais la trace de leur passage se voit encore jusqu'à l'entrée du temple d'Apollon, dans la sainte Pergame. Les Troyens élevèrent aux fils de Laocoon morts si cruellement un superbe tombeau, sur lequel le père aveugle versa des larmes, et leur mère, à ses côtés, gémissait près du sépulcre vide, attendant des malheurs encore plus grands. Elle pleurait aussi le malheur de son mari et craignait la colère des dieux. Ainsi, autour de son nid vide, un rossignol dans une vallée ombreuse pousse de longues plaintes ; car ses petits, avant même d'avoir des plumes, avant d'avoir fait résonner leur doux chant, ont été dévorés par un horrible serpent, cruelle douleur pour la mère ! et elle, gémissant sans fin, vole autour du nid vide, avec de grands cris ; ainsi la femme de Laocoon pleurait la mort lamentable de ses fils, au bord de leur sépulcre vide, et une autre douleur affligeait son âme, à la vue de son mari aveugle !

Tandis qu'elle pleurait ses fils et son mari, les uns morts, l'autre privé de la lumière du soleil, les Troyens couronnaient les autels de leurs dieux, répandant en libations le vin délicieux ; car ils pensaient être délivrés du lourd fardeau de la guerre cruelle. Mais les victimes n'étaient pas dévorées par la flamme, le feu s'éteignait sur les autels comme si la pluie retentissante les eût inondés, une fumée sanglante s'élevait dans les airs, les cuisses tombaient en palpitant sur la terre, les autels même tremblaient, le vin des libations se changeait en sang, des larmes coulaient sur les statues des dieux, les temples étaient souillés d'une humeur corrompue, des gémissements éclataient dans l'air, les hautes murailles chancelaient, les tours poussaient des plaintes comme des êtres vivants, des portes s'ouraient avec un horrible fracas, les oiseaux de nuit criaient et piaulaient dans les solitudes, les astres au-dessus de la ville bâtie par les dieux furent couverts d'ombre, quoique le ciel brillât sans nuages ; les lauriers du temple de Phébus, verts et florissants la veille, se desséchèrent soudain ; les loups et les chacals audacieux rugissaient devant les portes, et quantité de prodiges parurent, annonçant la ruine des Troyens et de leur ville. Cependant la crainte n'entra pas dans le coeur des Troyens lorsqu'ils virent dans leur ville ces signes funestes ; car les Parques avaient égaré leur esprit, afin qu'au milieu des festins ils remplissent leur sort, massacrés par les Argiens.

Seule Cassandre avait gardé sa raison ; jamais ses prédictions n'avaient été démenties ; elles étaient toujours vraies, mais, par une loi du Destin, on les méprisait toujours ; car il fallait que les Troyens périssent. Elle observait dans la ville ces prodiges affreux, qui concordaient ensemble, et elle poussait des cris comme une lionne que, dans les bois, des hommes avides de proie ont blessée ou touchée d'un épieu ; son coeur est irrité ; elle s'élance dans les vastes montagnes, et rien ne peut arrêter sa fureur : telle Cassandre, agitée au fond du coeur par l'inspiration divine, s'élance de sa maison ; ses cheveux ondoyaient sur ses épaules blanches et couvraient son dos ; ses yeux étincelaient fièrement et son cou fléchissait, semblable à un rameau agité par les vents. La noble jeune fille gémissait et disait en criant :

«Malheureux ! nous entrons aujourd'hui dans l'ombre, la ville est pleine de feu, de sang, de ruine ; les dieux nous envoient des prodiges de deuil : nous sommes dans les bras de la mort. Infortunés ! vous ignorez votre destin funeste ! vous vous réjouissez follement ! ce cheval cache un piège ! Mais vous ne m'écoutez pas, même si je crie ; car les Erinnyes, irritées des amours d'Hélène, les Parques sans pitié s'élancent dans la ville. Et, dans un festin de mort, vous goûtez votre dernier repas, souillé de carnage, au bord de la route ouverte aux ombres».

Mais plus d'un Troyen moqueur l'insultait ainsi :

«0 fille de Priam ! pourquoi ta langue sans frein, ton bavardage insensé ? La pudeur de la jeune fille, pure et douce, ne te retient pas ! Un délire funeste t'égare ; aussi les hommes ne t'honorent-ils jamais ; tu parles trop ! Va-t'en ; cours menacer les Argiens et toi-même. Peut-être subiras-tu un malheur plus terrible que le téméraire Laocoon ; il ne convient pas qu'un fou méprise les dons des immortels».

Ils parlaient ainsi dans la ville ; ils riaient de la jeune fille et la traitaient de folle, tandis que la douleur et l'inévitable destin les menaçaient ; mais dans leur ignorance ils l'insultaient, l'éloignaient du cheval énorme. Elle voulait en effet briser ses flancs de bois, ou les détruire par le feu ; elle saisit donc furieuse un brandon enflammé qu'elle avait arraché au foyer, de l'autre main elle brandissait une hache à deux tranchants, et elle s'élançait sur le cheval funeste pour montrer aux Troyens les ruses qu'il cachait. Mais eux, lui arrachant promptement des mains le fer et le feu, ils préparaient gaiement leur dernier repas ; la nuit suprême les attendait.

Les Argiens dans le cheval se réjouissaient en entendant le bruit des hommes qui festinaient dans Ilion et qui méprisaient Cassandre ; ils se demandaient avec admiration comment elle savait les desseins des Achéens.

Enfin elle s'élança dans les montagnes, comme une panthère que les chiens et les bergers vigilants ont chassée de son repaire ; irritée, elle s'éloigne, malgré son courage : ainsi Cassandre s'éloignait du cheval énorme, le coeur brisé de la ruine de Troie ; et elle attendait un grand malheur.


Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)


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