Dessin de Notor d'après un lécythe

I/ Les principaux épisodes de son histoire

Philoctète apparaît pour la première fois dans le catalogue des nefs et des combattants, au début de l'Iliade (II, 715 sqq) :

οἳ δ᾽ ἄρα Μηθώνην καὶ Θαυμακίην ἐνέμοντο
καὶ Μελίβοιαν ἔχον καὶ Ὀλιζῶνα τρηχεῖαν,
τῶν δὲ Φιλοκτήτης ἦρχεν τόξων ἐῢ εἰδὼς
ἑπτὰ νεῶν· ἐρέται δ᾽ ἐν ἑκάστηι πεντήκοντα
ἐμβέβασαν τόξων εὖ εἰδότες ἶφι μάχεσθαι.
ἀλλ᾽ ὁ μὲν ἐν νήσωι κεῖτο κρατέρ᾽ ἄλγεα πάσχων
Λήμνωι ἐν ἠγαθέηι, ὅθι μιν λίπον υἷες Ἀχαιῶν
ἕλκεϊ μοχθίζοντα κακῶι ὀλοόφρονος ὕδρου·
ἔνθ᾽ ὅ γε κεῖτ᾽ ἀχέων· τάχα δὲ μνήσεσθαι ἔμελλον
Ἀργεῖοι παρὰ νηυσὶ Φιλοκτήταο ἄνακτος.

Puis les gens de Méthone et de Thaumacie, - et ceux de Mélibée et de l'âpre Olizôn. Ceux-là, pour chef de leurs nefs, ont Philoctète expert à l'arc ; et, montés à bord de chacune, sont cinquante rameurs, également experts aux durs combats de l'arc. Cependant Philoctète est couché dans son île en proie à de dures souffrances. Il est à Lemnos la divine, où l'ont abandonné les fils des Achéens ; il y souffre de la plaie cruelle qu'il doit à une hydre maudite. Il est là, couché dans l'affliction. Mais l'heure est proche où les Argiens près de leurs nefs vont se ressouvenir de sire Philoctète.

Le caractère allusif de ce passage est assez frappant : le poète ne prend pas la peine d'expliciter les détails de son histoire, comme si ses auditeurs en étaient parfaitement informés. On peut donc considérer que Philoctète devait être un personnage crucial et connu des cycles épiques, ce que confirme le peu que nous sachions des Cypria et de la Petite Iliade dans les résumés que nous en a transmis la Chrestomathie de Proclus :

ἔπειτα καταπλέουσιν εἰς Τένεδον. καὶ εὐωχουμένων αὐτῶν Φιλοκτήτης ὑφ’ ὕδρου πληγεὶς διὰ τὴν δυσοσμίαν ἐν Λήμνῳ κατελείφθη.

[Cypria] Ensuite ils font voile vers Ténédos ; mais pendant qu'ils festoient, Philoctète est mordu par un serpent et abandonné à Lemnos à cause de la puanteur que dégage sa plaie.

μετὰ ταῦτα Ὀδυσσεὺς λοχήσας Ἕλενον λαμβάνει, καὶ χρήσαντος περὶ τῆς ἁλώσεως τούτου Διομήδης ἐκ Λήμνου Φιλοκτήτην ἀνάγει. ἰαθεὶς δὲ οὗτος ὑπὸ Μαχάονος καὶ μονομαχήσας Ἀλεξάνδρῳ κτείνει· καὶ τὸν νεκρὸν ὑπὸ Μενελάου καταικισθέντα ἀνελόμενοι θάπτουσιν οἱ Τρῶες.

[Petite Iliade] Après quoi, Ulysse s'empare d'Hélénos dans une embuscade, et sur la foi de sa prédiction à propos de la prise de la ville, Diomède ramène Philoctète de Lemnos. Ce dernier est guéri par Machaon, affronte Alexandre [Pâris] en combat singulier et le tue. Le cadavre est outragé par Ménélas, mais les Troyens le récupèrent et l'ensevelissent.

L'Odyssée complète la ligne générale de l'histoire lorsque Nestor, interrogé par Télémaque, apprend à ce dernier que Philoctète, "le splendide fils de Péas" contrairement à beaucoup d'autres est heureusement rentré chez lui (IV, 190).

C'est sur ce canevas que vont broder par la suite poètes et mythographes. Les trois grands tragiques classiques, Eschyle, Sophocle et Euripide, ont consacré chacun une pièce à ce héros, mais seule la tragédie de Sophocle, Philoctète, est parvenue jusqu'à nous et nous permet de faire le point sur l'état du mythe en 409 av.JC.

aSes origines Il est fils du Malien Paeas, mais ne sait pas si ce dernier est encore en vie ; Héraclès lui confirme que si. Il a été élevé sur les rives du Sperchius au pied du mont Oeta.
b Sa relation avec Héraclès Il possède les armes d'Héraclès, qui est monté sur le bûcher précisément dans sa région, au sommet de l'Oeta.
c Son crime et son châtiment Ses souffrances sont l'oeuvre des dieux. Il a été mordu par un serpent gardien de l'autel de la déesse Chrysa, dont il s'est trop approché : une humeur brûlante coule de son pied déchiré. Il endort la douleur avec une herbe, mais subit des crises terribles puis s'endort d'épuisement.

Stamnos à figures rouges du peintre d'Hermonax, v. 460 av. J.-C., Musée du Louvre


d Sa relégation sur l'île de Lemnos Il a été lâchement abandonné par Ulysse, il y a dix ans, sur ordre des chefs de l'armée, quand ils faisaient voile vers Ilion, de retour de l'île de Chrysa : il éprouve donc une haine violente contre Ulysse et les Atrides
e Ce qui le rend important aux yeux des Achéens Ses armes rendent invincible, elles sont inévitables ; mais c'est à lui que la victoire est réservée, il faut donc absolument le persuader d'aller à Troie. C'est le devin Hélénos, capturé par Ulysse, qui a prédit que Troie ne serait prise que si les Achéens ramenaient Phloctète de son île.
fLes personnages qui viennent le chercher Ulysse et Néoptolème, le fils d'Achille
g Ses exploits à Troie Hélénos a prédit qu'il serait guéri par les deux fils d'Esculape [Machaon et Podalyre] et qu'il renverserait la citadelle d'Ilion avec ses flèches et avec Néoptolème. Troie sera prise la même année.
éraclès complète la prédiction : Philoctère tuera Pâris de ses flèches, puis il renversera Troie. La ville sera donc prise une seconde fois grâce aux flèches d'Héraclès.
[h]Son retour chez lui Ce retour n'est pas mentionné dans la pièce, mais nous avons vu que l'Odyssée en fait état.

Pour compléter ce tableau, il est intéressant de consulter la comparaison que fera Dion Chrysostome, au IIe siècle après JC, entre les trois tragédies d'Eschyle, Sophocle et Euripide :

C'est précisément l'histoire de Philoctète après la guerre de Troie que développe, à l'époque alexandrine, le poète Lycophron dans un texte d'une grande obscurité, Alexandra (v.911-929), censé reproduire les prédictions obliques de Cassandre. Voilà le paragraphe qu'il consacre à Philoctète :

Τὸν δ’ Αἰσάρου τε ῥεῖθρα καὶ βραχύπτολις
Οἰνωτρίας γῆς κεγχρίνῃ βεβρωμένον
Κρίμισα φιτροῦ δέξεται μιαιφόνον.
αὐτὴ γὰρ ἄκραν ἄρδιν εὐθυνεῖ χεροῖν
Σάλπιγξ ἀποψάλλουσα Μαιώτην πλόκον.
Δύρα παρ’ ὄχθαις ὅς ποτε φλέξας θρασὺν
λέοντα ῥαιβῷ χεῖρας ὥπλισε Σκύθῃ
δράκοντ’ ἀφύκτων γομφίων λυροκτύπῳ.
Κρᾶθις δὲ τύμβους ὄψεται δεδουπότος,
εὐρὰξ Ἀλαίου Παταρέως ἀνακτόρων,
Ναύαιθος ἔνθα πρὸς κλύδων’ ἐρεύγεται.
κτενοῦσι δ’ αὐτὸν Αὔσονες Πελλήνιοι
βοηδρομοῦντα Λινδίων στρατηλάταις,
οὓς τῆλε Θερμύδρου τε Καρπάθου τ’ ὀρῶν
πλάνητας αἴθων Θρασκίας πέμψει κύων,
ξένην ἐποικήσοντας ὀθνείαν χθόνα.
ἐν δ’ αὖ Μακάλλοις σηκὸν ἔγχωροι μέγαν
ὑπὲρ τάφων δείμαντες αἰανῆ θεὸν
λοιβαῖσι κυδανοῦσι καὶ θύσθλοις βοῶν.

Et lui, les courants de l'Aïsaros et une petite cité
De la terre oïnotrienne, Crimisa, le recevront dévoré
Par un céraste, lui, l'assassin du tison :
Car elle dirigera le dard aigu de sa propre main,
Trompette, en tendant une tresse méotienne.
Près des rives du Dyras, un jour, après avoir brûlé un lion
Intrépide, il s'arma les mains d'un dragon
Courbe, scythe, aux molaires imparables, sonnant comme une lyre ;
La Crathis verra son tombeau, quand il se sera écroulé,
A côté des sancuaires de Vagabond Pataréen,
Où le Nauaïthos vomit ses flots ;
Des Pelléniens ausones le tueront,
Comme il courra aux cris des généraux des Lindiens
Que, loin de Thermydron et des monts de Carpathos,
L'ardent chien Thrascias enverra coloniser,
Errants, un lointain pays étranger ;
Puis à Macalles, les gens du pays, bâtissant sur son sépulcre
Une grande enceinte sacrée, le glorifieront
Comme un dieu éternel par des libations et des sacrifices de boeufs.

Si, à l'aide des précieuses notes de l'édition de Cédric Chauvin et Christophe Cusset, nous essayons de "traduire" ces prédictions en langage intelligible, nous comprenons que Philoctète sera l'assassin du tison (Pâris), avec l'arc méotide (scythe) dirigé par Athéna (la trompette) ; cet arc est celui du lion intrépide Héraclès, qui avait brûlé sur un bûcher près du fleuve Dyras en Thessalie. Après la guerre, Philoctète se rendra près des courants du fleuve Aïsaros, qui coule dans la région de Crotone en Italie du Sud, et des fleuves Crathis et Nauaïthos : c'est là qu'il sera enterré, près d'un temple d'Apollon, le dieu de Patara. Il sera tué par des autochthones en combattant aux côtés de colons Lindiens (de Rhodes) qui auront dû quitter leur île, poussés par le vent Thrascias. Un temple lui sera consacré à Macalla, en Italie.

Ces légendes à propos de Philoctète en Italie du Sud se retrouvent chez le géographe Strabon (VI, 3). Elles ne sont donc pas le fruit de l'imagination du poète alexandrin :

Πετηλία μὲν οὖν μητρόπολις νομίζεται τῶν Λευκανῶν καὶ συνοικεῖται μέχρι νῦν ἱκανῶς. κτίσμα δ᾽ ἐστὶ Φιλοκτήτου φυγόντος τὴν Μελίβοιαν κατὰ στάσιν. ἐρυμνὴ δ᾽ ἐστίν, ὥστε καὶ Σαυνῖταί ποτε Θουρίοις ἐπετείχισαν αὐτήν. Φιλοκτήτου δ᾽ ἐστὶ καὶ ἡ παλαιὰ Κρίμισσα περὶ τοὺς αὐτοὺς τόπους. Ἀπολλόδωρος δ᾽ ἐν τοῖς περὶ νεῶν τοῦ Φιλοκτήτου μνησθεὶς λέγειν τινάς φησιν, ὡς εἰς τὴν Κροτωνιᾶτιν ἀφικόμενος Κρίμισσαν ἄκραν οἰκίσαι καὶ Χώνην πόλιν ὑπὲρ αὐτῆς, ἀφ᾽ ἧς οἱ ταύτηι Χῶνες ἐκλήθησαν, παρ᾽ αὐτοῦ δέ τινες σταλέντες εἰς Σικελίαν περὶ Ἔρυκα μετὰ Αἰγέστου τοῦ Τρωὸς Αἴγεσταν τειχίσαιεν.

Pétélie passe pour être la métropole des Lucaniens et compte aujourd'hui encore un assez grand nombre d'habitants. Philoctète, chassé de Mélibée par des troubles civils, en fut, dit-on, le fondateur. Sa position, déjà forte naturellement, fut rendue plus forte encore par les travaux des Samnites , qui s'en firent un boulevart contre Thurium. Philoctète bâtit aussi l'antique Crimissa dans le même canton. Suivant certains auteurs cités par Apollodore dans son Commentaire sur le Catalogue des vaisseaux, Philoctète aurait débarqué sur la côte de Crotone, et, après avoir fondé la citadelle de Crimissa et au-dessus la ville de Chôné, dont le nom aurait produit celui de Chônes que finirent par prendre les peuples de tout ce canton, il aurait envoyé en Sicile une partie de ses compagnons qui, avec l'aide du Troyen Aegeste, auraient bâti aux environs d'Eryx la ville d'Aegesta.

Par la suite, les aventures de Philoctète ne connaissent que des variations de détail. Voici par exemple, outre la fable 97 inspirée du catalogue homérique, la version du mythographe Hygin dans ses fables 36 (sur Déjanire) et 102 (sur Philoctète) :

Dejanira Oenei filia Herculis uxor cum vidit Iolen virginem captivam eximiae formae esse adductam verita est, ne se conjugio privaret. Itaque memor Nessi praecepti vestem tinctam centauri sanguine, Herculi qui ferret, nomine Licham famulum misit. Inde paulum, quod in terra deciderat et id sol attigit, ardere coepit. Quod Dejanira ut vidit, aliter esse ac Nessus dixerat intellexit, et qui revocaret eum, cui vestem dederat, misit. Quam Hercules jam induerat statimque flagrare coepit ; qui cum se in flumen conjecisset ut ardorem extingueret, major flamma exibat ; demere autem cum vellet, viscera sequebantur. Tunc Hercules Licham, qui vestem attulerat, rotatum in mare jaculatus est, qui quo loco cecidit, petra nata est, quae Lichas appellatur. Tunc dicitur Philoctetes Poeantis filius pyram in monte Oetaeo construxisse Herculi, eumque ascendisse immortalitatem. Ob id beneficium Philocteti Hercules arcus et sagittas donavit. Dejanira autem ob factum Herculis ipsa se interfecit.

Quand Déjanire, fille d'Oénée et épouse d'Hercule, vit arriver la vierge Iole, une captive d'une exceptionnelle beauté, elle craignit pour son mariage. Les recommandations de Nessus lui revinrent en mémoire, et elle envoya un serviteur nommé Lichas porter à Hercule un vêtement imprégné du sang du centaure. Mais un peu de ce sang tomba à terre et, touché par le soleil, se mit à brûler. Ce que voyant, Déjanire comprit le mensonge de Nessus et envoya son messager récupérer le vêtement ; mais Hercule l'avait déjà revêtu et aussitôt commença à brûler ; il se jeta dans un fleuve pour éteindre le feu,une flamme encore plus grande jaillit ; il voulut l'enlever, ses entrailles suivirent. Alors Hercule fit tournoyer Lichas, qui lui avait apporté le vêtement, et le jeta dans la mer : à l'endroit de l'impact, il fut transformé en rocher, que l'on nomme Lichas. Alors, à ce qu'on dit, Philoctète, fils de Poeas, construisit un bûcher au sommet du mont Oeta pour Hercule, qui accéda alors à l'immortalité. En récompense, Hercule donna à Philoctète son arc et ses flèches. Quant à Déjanire, à cause de ce qui était arrivé à Hercule, elle se suicida.

Philoctetes Poeantis et Demonassae filius cum in insula Lemno esset, coluber ejus pedem percussit, quem serpentem Juno miserat, irata ei ob id quia solus praeter ceteros ausus fuit Herculis pyram construere, cum humanum corpus est exutus et ad immortalitatem traditus. Ob id beneficium Hercules suas sagittas divinas ei donavit. Sed cum Achivi ex vulnere taetrum odorem ferre non possent, jussu Agamemnonis regis in Lemno expositus est cum sagittis divinis ; quem expositum pastor regis Actoris nomine Iphimachus Dolopionis filius nutrivit. Quibus postea responsum est sine Herculis sagittis Troiam capi non posse. Tunc Agamemnon Ulixem et Diomedem exploratores ad eum misit ; cui persuaserunt ut in gratiam rediret et ad expugnandam Trojam auxilio esset, eumque secum sustulerunt.

Philoctète, fils de Poeas et de Demonassa, se trouvait dans l'île de Lemnos lorsqu'un serpent lui mordit le pied ; il avait été envoyé par Junon, furieuse de ce que lui seul avait osé construire pour Hercule un bûcher, où son corps mortel fut brûlé et où il accéda à l'immortalité. En récompense, Hercule lui fit don de ses flèches divines. Mais comme les Achéens ne pouvaient supporter l'odeur atroce qui se dégageait de la blessure, sur l'ordre d'Agamemnon il fut abandonné à Lemnos avec ses flèches divines ; le berger du roi Actor, Iphimaque fils de Dolopion, nourrit le malheureux. Plus tard, un oracle répondit aux Achéens qu'on ne pourrait s'emparer de Troie sans les flèches d'Hercule. Alors Agamemnon lui envoya Ulysse et Diomède en éclaireurs : ils le persuadèrent de se réconcilier et de les aider à prendre Troie, et ils l'emmenèrent avec eux.

Deux variantes apparaissent donc chez Hygin : le châtiment de Philoctète lui est envoyé non par Chrysa, mais par Junon, ce qui relie davantage encore le héros au mythe d'Hercule ; et d'autre part, c'est Diomède, et non plus Néoptolème, qui accompagne Ulysse en ambassade.

En revanche, les versions tardives sont plus intéressantes dans la mesure où elles détaillent les exploits de Philoctète revenu au combat, et en particulier, bien sûr, son combat avec Pâris. Voici par exemple le long développement que lui consacre Quintus de Smyrne (Posthomerica, X, 179 sqq) :

Ποίαντος δ’ ἐπὶ τοῖσι πάις κτάνε Δηιονῆα
ἠδ’ Ἀντήνορος υἱὸν ἐυμμελίην Ἀκάμαντα.
Ἄλλων δ’ αἰζηῶν ὑπεδάμνατο πουλὺν ὅμιλον·
θῦνε γὰρ ἐν δηίοισιν ἀτειρέι ἶσος Ἄρηι
ἢ ποταμῷ κελάδοντι, ὃς ἕρκεα μακρὰ δαΐζει
πλημμύρων, ὅτε λάβρον ὀρινόμενος περὶ πέτραις
ἐξ ὀρέων ἀλεγεινὰ μεμιγμένος ἔρχεται ὄμβρῳ,
ἀέναός περ ἐὼν καὶ ἀγάρροος, οὐδέ νυ τόν γε
εἴργουσι<ν> προβλῆτες ἀάσπετα παφλάζοντα·
ὣς οὔ τις Ποίαντος ἀγακλειτοῦ θρασὺν υἷα
ἔσθενεν ὀφθαλμοῖσιν ἰδὼν καὶ ἄπωθε πελάσσαι·
ἐν γάρ οἱ στέρνοισι μένος περιώσιον ἦεν,
τεύχεσι δ’ ἀμφεκέκαστο δαΐφρονος Ἡρακλῆος
δαιδαλέοις. Περὶ γάρ οἱ ἐν<ὶ> ζωστῆρι φαεινῷ
ἄρκτοι ἔσαν βλοσυραὶ καὶ ἀναιδέες· ἀμφὶ δὲ θῶες
σμερδαλέοι καὶ λυγρὸν ὑπ’ ὀφρύσι μειδιόωσαι
πορδάλιες· τῶν δ’ ἄγχι λύκοι ἔσαν ὀβριμόθυμοι
καὶ σύες ἀργιόδοντες ἐυσθενέες τε λέοντες,
ἐκπάγλως ζωοῖσιν ἐοικότες· ἀμφὶ δὲ πάντῃ
ὑσμῖναι ἐνέκειντο μετ’ ἀργαλέοιο Φόνοιο·
δαίδαλα μέν οἱ τόσσα περὶ ζωστῆρα τέτυκτο.
Ἄλλα δέ οἱ γωρυτὸς ἀπείριτος ἀμφεκέκαστο·
ἐν μὲν ἔην Διὸς υἱὸς ἀελλοπόδης Ἑρμείης
Ἰνάχου ἀμφὶ ῥέεθρα κατακτείνων μέγαν Ἄργον,
Ἄργον ὃς ὀφθαλμοῖσιν ἀμοιβαδὸν ὑπνώεσκεν·
ἐν δὲ βίη Φαέθοντος ἀνὰ ῥόον Ἠριδανοῖο
βλήμενος ἐκ δίφροιο· καταιθομένης δ’ ἄρα γαίης,
ὡς ἐτεόν, πεπότητο μέλας ἐνὶ ἠέρι καπνός·
Περσεὺς δ’ ἀντίθεος βλοσυρὴν ἐδάιζε Μέδουσαν,
ἄστρων ἧχι λοετρὰ πέλει καὶ τέρματα γαίης
πηγαί τ’ Ὠκεανοῖο βαθυρρόου, ἔνθ’ ἀκάμαντι
Ἠελίῳ δύνοντι συνέρχεται ἑσπερίη Νύξ·
ἐν δὲ καὶ ἀκαμάτοιο μέγας πάις Ἰαπετοῖο
Καυκάσου ἠλιβάτοιο παρῃώρητο κολώνῃ
δεσμῷ ἐν ἀρρήκτῳ· κεῖρε<ν> δέ οἱ αἰετὸς ἧπαρ
αἰὲν ἀεξόμενον· ὃ δ’ ἄρα στενάχοντι ἐῴκει.
Καὶ τὰ μὲν ἂρ τεύξαντο κλυταὶ χέρες Ἡφαίστοιο
ὀβρίμῳ Ἡρακλῆι· ὃ δ’ ὤπασε παιδὶ φορῆναι
Ποίαντος, μάλα γάρ οἱ ὁμωρόφιος φίλος ἦεν.
Αὐτὰρ ὃ κυδιόων ἐν τεύχεσι δάμνατο λαούς.
Ὀψὲ δέ οἱ ἐπόρουσε Πάρις, στονόεντας ὀιστοὺς
νωμῶν ἐν χείρεσσι μετὰ γναμπτοῖο βιοῖο
θαρσαλέως· τῷ γάρ ῥα συνήιεν ὕστατον ἦμαρ.
Ἧκε δ’ ἀπὸ νευρῆφι θοὸν βέλος· ἣ δ’ ἰάχησεν
ἰοῦ ἀπεσσυμένοιο. Ὃ δ’ οὐχ ἅλιον φύγε χειρῶν·
καί ῥ’ αὐτοῦ μὲν ἅμαρτεν ἀλευαμένου μάλα τυτθόν,
ἀλλ’ ἔβαλε<ν> Κλεόδωρον ἀγακλειτόν περ ἐόντα
βαιὸν ὑπὲρ μαζοῖο, διήλασε δ’ ἄχρις ἐς ὦμον.
Οὐ γὰρ ἔχεν σάκος εὐρύ, τό οἱ λυγρὸν ἔσχεν ὄλεθρον·
ἀλλ’ ὅ γε γυμνὸς ἐὼν ἀνεχάζετο· τοῦ γὰρ ἀπ’ ὤμων
Πουλυδάμας ἀπάραξε σάκος τελαμῶνα δαΐξας
βουπλῆγι στιβαρῷ· ὃ δ’ ἐχάσσατο μαρνάμενός περ
αἰχμῇ ἀνιηρῇ· στονόεις δέ οἱ ἔμπεσεν ἰὸς
ἄλλοθεν ἀίξας· ὣς γάρ νύ που ἤθελε δαίμων
θήσειν αἰνὸν ὄλεθρον ἐύφρονος υἱέι Λέρνου
ὃν τέκετ’ Ἀμφιάλη Ῥοδίων ἐν πίονι γαίῃ.
Τὸν δ’ ὡς οὖν ἐδάμασσε Πάρις στονόεντι βελέμνῳ,
δὴ τότε δὴ Ποίαντος ἀμύμονος ὄβριμος υἱὸς
ἐμμεμαὼς θοὰ τόξα τιταίνετο καὶ μέγ’ ἀύτει·
«Ὦ κύον, ὡς σοὶ ἔγωγε φόνον καὶ κῆρ’ ἀίδηλον
δώσω, ἐπεί νύ μοι ἄντα λιλαίεαι ἰσοφαρίζειν·
καί κεν ἀναπνεύσουσιν ὅσοι σέθεν εἵνεκα λυγρῷ
τείροντ’ ἐν πολέμῳ· τάχα γὰρ λύσις ἔσσετ’ ὀλέθρου
ἐνθάδε σεῖο θανόντος, ἐπεί σφισι πῆμα τέτυξαι.»
Ὣς εἰπὼν νευρὴν <μὲν> ἐύστροφον ἀγχόθι μαζοῦ
εἴρυσε, κυκλώθη δὲ κέρας, καὶ ἀμείλιχος ἰὸς
ἰθύνθη, τόξον δὲ <λυγρὴ> ὑπερέσχεν ἀκωκὴ
τυτθὸν ὑπ’ αἰζηοῖο βίῃ· μέγα δ’ ἔβραχε νευρὴ
ἰοῦ ἀπεσσυμένοιο δυσηχέος. Οὐδ’ ἀφάμαρτε
δῖος ἀνήρ· τοῦ δ’ οὔ τι λύθη κέαρ, ἀλλ’ ἔτι θυμῷ
ἔσθενεν· οὐ γάρ οἱ τότε καίριος ἔμπεσεν ἰός,
ἀλλὰ παρέθρισε χειρὸς ἐπιγράβδην χρόα καλόν.
Ἐξαῦτις δ’ ὅ γε τόξα τιτύσκετο· τὸν δὲ παραφθὰς
ἰῷ ἐυγλώχινι βάλε<ν> βουβῶνος ὕπερθε
Ποίαντος φίλος υἱός. Ὃ δ’ οὐκ[έτ’] ἔμιμνε μάχεσθαι,
ἀλλὰ θοῶς ἀπόρουσε, κύων ὥς, εὖτε λέοντα
ταρβήσας χάσσηται ἐπεσσύμενος τὸ πάροιθεν·
ὣς ὅ γε λευγαλέῃσι πεπαρμένος ἦτορ ἀνίῃς
χάζετ’ ἀπὸ πτολέμοιο. Συνεκλονέοντο δὲ λαοὶ
ἀλλήλους ὀλέκοντες· ἐν αἵματι δ’ ἔπλετο δῆρις
κτεινομένων ἑκάτερθε·

Le fils de Péan tue ensuite Deionéos et le vaillant Acamas, fils d'Anténor, puis une foule nombreuse de guerriers. Il s'élançait parmi les ennemis, semblable à l'invincible Arès, ou à un fleuve retentissant qui sort de son lit et renverse les hautes murailles, lorsque, s'irritant contre les rochers de son lit, il s'élance des montagnes, gonflé par les eaux du ciel ; il est puissant et rapide ; les digues ne peuvent soutenir ses assauts furieux ; ainsi personne ne pouvait, en voyant le fils audacieux de l'illustre Péan, braver même de loin son approche. Car dans son coeur était une force prodigieuse, et il était muni des armes magnifiques du redoutable Héraclès : sur son baudrier resplendissant étaient des ours féroces et avides, des chacals affreux, des panthères à la gueule hérissée, puis des loups cruels, des sangliers aux dents blanches, des lions puissants, et tous ressemblaient merveilleusement à des animaux vivants. Tout autour étaient des batailles et des meurtres sanglants. Tout cela était représenté sur le baudrier. Le carquois énorme était orné d'autres dessins : on y voyait le fils de Zeus, Hermès aux pieds ailés, égorgeant près des eaux d'Inachos le géant Argos qui dormait, ne fermant que la moitié de ses yeux. A côté était le téméraire Phaéton qui tombait de son char au-dessus des eaux de l'Eridan ; de la terre embrasée s'élevait dans les airs une fumée noire, qui semblait réelle. Ensuite le divin Persée abattait l'horrible Méduse, à l'endroit où les astres se baignent dans la mer, aux confins de la terre près des sources de l'Océan, aux lieux où la Nuit se rencontre avec le Soleil couchant. Plus loin était le fils de l'invincible Japet, étendu sur les rochers élevés du Caucase et chargé de liens indestructibles ; un aigle rongeait ses entrailles sans cesse renaissantes et il semblait gémir de douleur. Telles étaient les armes que les mains célèbres d'Héphestos avaient fabriquées pour le vaillant Héraclès ; celui-ci les avait données au fils de Péan, son compagnon et son ami. Fier de ces dons précieux, le fils de Péan renversait devant lui les bataillons. Enfin s'élança contre lui Pâris qui, plein de confiance, tenait à la main ses flèches cruelles et son arc flexible ; mais son dernier jour avait paru. Il lança un trait rapide qui siffla en quittant la corde ; il ne fut pas perdu, quoiqu'il n'atteignît pas Philoctète ; celui-ci se pencha légèrement ; mais Cléodore, que sa noblesse ne sauva pas, fut frappé un peu au-dessus du sein, et la flèche entra jusqu'à l'épaule ; un large bouclier eût détourné la triste mort ; mais le guerrier n'en avait pas ; il l'avait perdu, quand Polydamas, de sa lourde hache, en avait coupé les brides ; il se retirait donc, combattant encore de sa lance, lorsque la flèche cruelle destinée à un autre guerrier l'atteignit. Le destin avait réservé cette mort douloureuse au fils du sage Lernos, que, sur la terre opulente des Rhodiens, Amphialé avait mis au jour. A peine le trait fatal de Pâris l'avait-il couché sur la terre, le vaillant fils du noble Péan s'élança et tendit son arc en poussant un grand cri : «Chien, dit-il, je vais te donner la mort et le tombeau, puisque tu oses lutter avec moi. Ils pourront enfin respirer, ceux qui pour toi souffrent de cette guerre cruelle ; leurs maux finiront à ta mort, car c'est toi qui es l'auteur de leurs maux». En parlant ainsi, il ramena la corde jusqu'à sa poitrine ; l'arc formait un demi-cercle ; et la flèche qu'il portait en dépassait à peine le bord ; puis la corde résonna quand le trait partit en sifflant ; et le héros frappa juste. Cependant Pâris ne perdait pas la vie, sa force lui restait ; car la flèche n'avait pas atteint une partie vitale ; elle avait effleuré légèrement sa peau. De nouveau donc il tendit son arc, mais le fils de Péan le prévint et l'atteignit d'un trait aigu au-dessus de l'aine. Pâris aussitôt, laissant le combat, s'enfuit, comme s'enfuit un chien, quand il a peur d'un lion que d'abord il avait attaqué ; ainsi Pâris, atteint profondément d'une blessure douloureuse, s'élançait hors du combat, tandis que les armées se heurtaient et partout semaient le carnage.

Si Quintus de Smyrne diffère la mort de Pâris, atteint avec justice dans ses parties viriles mais tout de même mortellement blessé, il n'en va pas de même pour Dictys de Crète (Ephemerides, IV, 19-20), qui exécute le Troyen de manière plus expéditive en même temps qu'assez sadique...

[19] At ubi vehemeutius ab nostris instatur et omni ope bellum finire in animo est, signo dato dux duci occurrit atque in se proelium convertunt. Tunc Philocteta progressus adversus Alexandrum lacessit, si auderet, sagittario certamirie. Ita concessu utriusque partis Ulisses atque Deiphobus spatium certaminis definiunt. Igitur primus Alexander incassum sagittam contendit, dein Philocteta insecutus sinistram manum hosti transfigit, reclamanti per dolorem dextrum oculum perforat, ac jam fugientem tertio consecutus vulnere per utrumque pedem trajicit, fatigatumque ad postremum interficit : quippe Herculis armatus sagittis, quae infectae hydrae sanguine, haud sine exitio corpori figebantur.

[20] Quod ubi animadvertere Barbari, magna vi inruunt, eripere Alexandrum cupientes : rnultisque suorum interfectis a Philocteta, negotium tamen peragunt, atque in civitatem reportant.


Nous poursuivions les ennemis avec d'autant plus d'acharnement, que nous désirions fort de voir la fin de cette longue guerre. Au signal donné, les chefs cherchent la rencontre des chefs, et prennent sur eux la fortune du combat. Philoctète s'avance, et provoque Alexandre, qui lui était opposé, à un combat singulier. Ils ne devaient se servir que de l'arc. Du consentement des deux partis, Ulysse et Déiphobe déterminent l'espace nécessaire aux deux combattants. Alexandre, le premier, décocha sa flèche sans aucun succès. Philoctète fut plus heureux, et perça la main gauche de son adversaire. Celui-ci pousse un cri de douleur; aussitôt un second trait, lancé de la main du héros, lui crève l'oeil droit. Un troisième trait lui perce les deux pieds ; il tombe à terre sans connaissance, et est achevé par Philoctète. Les flèches d'Hercule, trempées dans le sang de l'hydre de Lerne, faisaient des blessures aussi sûres que mortelles.

[20] A ce terrible coup, les Barbares se jetèrent sur nous pour arracher de nos mains le corps d'Alexandre ; et quoique Philoctète eût fait mordre la poussière à une multitude de guerriers, il réussirent pourtant à s'en rendre maîtres, et le portèrent dans la ville.

Enfin, chez Darès le Phrygien, Philoctète est proprement escamoté, et c'est Ajax qui se charge en une ligne de tuer Pâris.

II/ Controverses sur l'expression de la souffrance de Philoctète

Comme Laocoon, Philoctète a suscité un débat important, à l'époque romaine, sur la maîtrise de soi, même dans la douleur, et à l'époque moderne sur l'expression artistique, dramatique ou picturale, de cette souffrance.

Dans la pièce de Sophocle, Philoctète exprime vivement sa souffrance par des cris et des gémissements (v.742-750 et 785-798) :

Ἀπόλωλα, τέκνον, κοὐ δυνήσομαι κακὸν
κρύψαι παρ᾽ ὑμῖν, ἀτταταῖ· διέρχεται
διέρχεται. Δύστηνος, ὦ τάλας ἐγώ.
Ἀπόλωλα, τέκνον· βρύκομαι, τέκνον· παπαῖ,
ἀπαππαπαῖ, παπαππαπαππαπαππαπαῖ.
Πρὸς θεῶν, πρόχειρον εἴ τί σοι, τέκνον, πάρα
ξίφος χεροῖν, πάταξον εἰς ἄκρον πόδα·
ἀπάμησον ὡς τάχιστα· μὴ φείσῃ βίου.
Ἴθ᾽, ὦ παῖ.
Παπαῖ, φεῦ. [...]
Παπαῖ μάλ᾽, ὦ πούς, οἷά μ᾽ ἐργάσει κακά.
Προσέρπει,
προσέρχεται τόδ᾽ ἐγγύς. Οἴμοι μοι τάλας.
Ἔχετε τὸ πρᾶγμα· μὴ φύγητε μηδαμῇ.
Ἀτταταῖ.
Ὦ ξένε Κεφαλλήν, εἴθε σου διαμπερὲς
στέρνων ἔχοιτ᾽ ἄλγησις ἥδε. Φεῦ, παπαῖ,
παπαῖ μάλ᾽ αὖθις. Ὦ διπλοῖ στρατηλάται,
Ἀγάμεμνον, ὦ Μενέλαε, πῶς ἂν ἀντ᾽ ἐμοῦ
τὸν ἴσον χρόνον τρέφοιτε τήνδε τὴν νόσον;
Ἰώ μοι.
Ὦ Θάνατε Θάνατε, πῶς ἀεὶ καλούμενος
οὕτω κατ᾽ ἦμαρ, οὐ δύνᾳ μολεῖν ποτε;

PHILOCTÈTE.

Ah! mon fils, je suis perdu, je ne pourrai vous cacher mon mal. O douleur ! il pénètre dans mes entrailles ; je le sens. Ah ! malheureux ! je me meurs; il me dévore. Hélas ! hélas ! mon fils, au nom des dieux ! si tu as un glaive sous la main, tranche au plus vite, coupe ce pied, n'épargne point ma vie. Je t'en prie, ô mon fils ! [...] Ah ! hélas ! plaie cruelle, que tu vas me faire souffrir ! Ah ! le mal s'avance, il s'approche ! Hélas! malheureux que je suis ! vous voyez tout ; ah ! pourtant, ne me fuyez pas ! O roi d'Ithaque, puisse une pareille souffrance s'attacher à ta poitrine et la traverse ! Ah ! dieux ! dieux ! Ah ! vous deux, chefs de notre armée ! Agamemnon, Ménélas, que n'endurez-vous, au lieu de moi, ce supplice aussi longtemps ! Ah ! malheur à moi ! Ô mort, mort que j'invoque tous les jours, ne peux-tu donc venir ?

Il en allait, semble-t-il, de même dans la tragédie romaine d'Accius, du IIe siècle avant JC, dont nous avons conservé quelques fragments :

[iaceo] in tecto umido,
Quod eiulatu, questu, gemitu, fremitibus
Resonando mutum flebilis uoces refert.

Je gis dans une grotte humide,
Qui, résonnant de cris, de plaintes, de gémissements, de grondements,
renvoie, toute muette qu'elle est, des sons pleins de tourments.

Cette manifestation débridée choque Cicéron, qui à plusieurs reprises pose le problème de la résistance stoïque à la douleur en citant Accius. Voici d'abord une double réflexion dans les Tusculanes (II, 7 et 14) :

[7] Tristis enim res est sine dubio, aspera, amara, inimica naturae, ad patiendum tolerandumque difficilis. Aspice Philoctetam, cui concedendum est gementi; ipsum enim Herculem uiderat in Oeta magnitudine dolorum eiulantem. Nihil igitur hunc uirum sagittae quas ab Hercule acceperat tum consolabantur cum

E uiperino morsu uenae uiscerum
Veneno inbutae taetros cruciatus cient.

Itaque exclamat auxilium expetens, mori cupiens :

Heu ! qui salsis fluctibus mandet
Me ex sublimo uertice saxi ?
iam iam absumor, conficit animam
Vis uulneris, ulceris aestus.

Difficile dictu uidetur eum non in malo esse, et magno quidem qui ita clamare cogatur.

La douleur est assurément quelque chose d'incommode, d'affligeant, de triste, d'odieux à la nature, de pénible à souffrir, à endurer. Jugez-en par Philoctète. On peut bien lui pardonner de gémir, puisqu'il avait eu devant les yeux l'exemple d'Hercule même, qui, dans l'excès de ses douleurs, poussait de hauts cris sur le mont Oeta. Philoctète donc, héritier des flèches d'Hercule, ne trouve pas ce présent d'une grande ressource, "Quand le poison malin, qui pénètre mes veines, Me livre sans relâche à de cruelles peines", dit-il ; et appelant au secours, désirant la mort, il ajoute : "Qui de vous à mes cris se laissera toucher ? Qui, me précipitant du haut de ce rocher, Me fera dans les flots éteindre ce bitume, Ce venin, dont le feu jusqu'aux os me consume ?" Puisque la douleur arrache de semblables cris, il est difficile de ne pas dire qu'elle est un mal, et un grand mal.

[14] Num igitur fortem uirum, num magno animo, num patientem, num grauem, num humana contemnentem potes dicere aut Philoctetam illum -? a te enim malo discedere; sed ille certe non fortis,

qui iacet in lecto umido,
Quod eiulatu, questu, gemitu, fremitibus
Resonando mutum flebiles uoces refert.

Non ego dolorem dolorem esse nego (cur enim fortitudo desideraretur ?), sed eum opprimi dico patientia, si modo est aliqua patientia ; si nulla est, quid exornamus philosophiam aut quid eius nomine gloriosi sumus ?

Vous regarderez-vous donc ou plutôt, afin que ceci ne tombe pas sur vous personnellement, regarderez-vous ce Prométhée ou ce Philoctète dont nous parlions, comme des personnages courageux, magnanimes, patients, graves, pleins de mépris pour les choses humaines ? Un tel éloge ne convient pas à un homme, qui, couché dans une caverne, "Par ses cris redoublés, par ses gémissements, Répandait dans les airs l'horreur de ses tourments". Je ne nie pas que la douleur ne soit douleur. A quoi, sans cela, nous servirait le courage ? Mais je dis que la patience, si c'est quelque chose de réel, doit nous mettre au-dessus de la douleur. Ou si c'est quelque chose d'imaginaire, à quel propos vanter la philosophie, et nous glorifier d'être ses disciples ?

Et une longue remarque du De Finibus (II, 29, 94-95) qui juge fort peu viriles les plaintes continuelles, et qui oppose des réponses de l'épicurisme et du stoïcisme au problème crucial de la douleur :

Quod autem magnum dolorem brevem, longinquum levem esse dicitis, id non intellego quale sit. video enim et magnos et eosdem bene longinquos dolores, quorum alia toleratio est verior, qua uti vos non potestis, qui honestatem ipsam per se non amatis. fortitudinis quaedam praecepta sunt ac paene leges, quae effeminari virum vetant in dolore. quam ob rem turpe putandum est, non dico dolere—nam id quidem est interdum necesse—, sed saxum illud Lemnium clamore Philocteteo funestare, Quod eiulatu, questu, gemitu, fremitibus Resonando mutum flebiles voces refert. Huic Epicurus praecentet, si potest, cui <e> viperino morsu venae viscerum Veneno inbutae taetros cruciatus cient ! Sic Epicurus: 'Philocteta, st! brevis dolor.' At iam decimum annum in spelunca iacet. 'Si longus, levis; dat enim intervalla et relaxat.'

Primum non saepe, deinde quae est ista relaxatio, cum et praeteriti doloris memoria recens est et futuri atque inpendentis torquet timor? 'Moriatur', inquit. Fortasse id optimum, sed ubi illud: 'Plus semper voluptatis' ? si enim ita est, vide ne facinus facias, cum mori suadeas. potius ergo illa dicantur: turpe esse, viri non esse debilitari dolore, frangi, succumbere. nam ista vestra: 'Si gravis, brevis; si longus, levis' dictata sunt. virtutis, magnitudinis animi, patientiae, fortitudinis fomentis dolor mitigari solet.

Ainsi, quand vous dites qu'une grande douleur est courte et que celle qui est longue est légère, je ne sais pas trop ce que cela signifie ; car j'ai vu des douleurs vives et longues. Il y a quelque chose qui les rend plus tolérables que tout ce que vous proposez, mais que vous ne sauriez mettre en usage, vous qui n'aimez point la vertu pour elle-même. Ce sont les préceptes, et, pour ainsi dire, les lois que la force d'âme donne aux hommes pour les empêcher d’être efféminés dans la douleur. Par là on apprend qu'il est honteux, non pas de se plaindre, car cela est quelquefois nécessaire, mais de remplir des cris de Philoctète les rochers de Lemnos :

Ses plaintes, ses sanglots, ses longs gémissements.
Répondant dans les airs l'horreur de ses tourments.

Qu'Épicure aille donc, s'il peut, lui dire ses paroles magiques,

Lorsque, livrant son corps aux plus cuisantes peines,
Le noir venin de l'hydre a passé dans ses veines.

Qu'Épicure lui parle ainsi : "Philoctète, si la douleur est vive, elle dure peu." Mais déjà il y a dix ans qu'il gémit dans le fond de son rocher. "Si elle est longue, elle est légère ; elle donne des intervalles de repos." Mais sont-ils fréquents ? Et puis, quelle sorte de relâche, quand le souvenir des douleurs passées est encore tout récent, et qu'on est à tout moment dans la frayeur qu'elles ne reviennent ? "Qu'il meure !" dit-il. Ce serait peut-être le meilleur ; mais que devient ce grand principe, qu'il y a toujours plus de volupté que de douleur dans la vie du sage ? Alors, ne faites-vous pas mal de lui conseiller de mourir ? Dites-lui plutôt qu'il est indigne d'un homme de se laisser abattre à la douleur, et d'y succomber ; car ce n'est qu'un pur verbiage que de dire : "Si elle est grande, elle est courte ; si elle est longue, elle est légère." La vertu, la grandeur d’âme, la patience, la force, voilà les remèdes de la douleur.

Au XVIIIe siècle, la discussion se déplacera du terrain philosophique au terrain esthétique : il ne s'agit plus alors de dire quel est le meilleur moyen de répondre à la douleur, mais de décider comment la douleur doit être représentée dans l'art. On lira avec profit l'opuscule de Lessing pour lequel le débat avec Winckelmann s'articule autour de l'analyse de deux figures majeures de l'antiquité : Laocoon et Philoctète.


Et pour compléter

Sophocle - Philoctète
Traduction en vers de La Harpe (1781)
Traduction de Bellaguet (1861)
Fichier pdf (9,5 Mo) en juxtalinéaire sur le site de Thierry Liotard
Traduction de Leconte de Lisle (1877)
Traduction de Pierre Quillard (1896)

Dans la littérature moderne

Et sur la toile...


Références des traductions