Une bibliothèque conventionnelle

Dans le cas de Rigaud, la modestie du fonds rassemblé n'est pas celle d'un amateur, encore moins celle d'un bibliophile : six cent cinquante-huit volumes imprimés, dont soixante dix-huit titres différents et trente-six volumes de manuscrits, soit la valeur de mille quatre cent vingt-cinq livres sans crue, le livre en étant exclu par nature.

Le fonds est cependant loin d'être négligeable, si on le compare à d'autres bibliothèques d'artistes : 289 volumes chez Philippe de Champaigne en 1674, 516 volumes soit sept cents livres chez Antoine Coypel en 1722, rien chez Largillierre - est-ce un oubli ? - en 1746. En outre, la part investie par rapport au patrimoine global de Rigaud atteint 0,63%, là où les fermiers généraux d'Yves Durand n'y consacrent que 0,14% de leur fortune.

On a déjà dit qu'un livre possédé n'est pas forcément un livre lu. On ajoutera que le livre demeure au XVIIIe siècle, même s'il n'est plus un objet de luxe, un élément de prestige social et un signe évident d'« ambition culturelle ». Cela est particulièrement vrai chez Rigaud, qui est issu d'un milieu peu alphabétisé et non francophone. Sachant lire et écrire, ne dédaignant pas de manier la plume, il n'a pas fréquenté le collège, ne connaît que des rudiments de latin, soit beaucoup moins que Philippe de Champaigne et n'a pas appris le grec, mais il affectionne en parfait honnête homme les abrégés qui présentent de façon commode les grands acquis du siècle précédent et les ouvrages critiques, voire polémiques, qui nourrissent alors le débat religieux et philosophique.

Dans le domaine des sciences et des arts, il n'y a que les livrets d'opéras et les partitions musicales qui puissent rivaliser en nombre avec l'histoire profane et la religion : Rigaud en possédait en effet soixante-dix-neuf volumes, manuscrits ou imprimés. Mélomane, le peintre fréquenta activement le cercle des musiciens du roi. Certains furent de ses amis : le chanteur Nicolas Collin et son fils François, successeur de Lully et de Michel Richard Delalande à la surintendance de la musique de la Chambre, les luthistes Léonard Henry Itier et Balu, auquel Rigaud légua par son testament de 1707 la somme de trois cents livres. D'autres furent parmi ses clients : André de Guillegault (1689), l'organiste Nicolas Gigault (1690), le violoniste et harpiste François Charles Dieupart (1712), le metteur en scène d'opéras Owen Swinny (1712), etc. Selon la Palatine, que l'on sait avare en compliments, Rigaud se distinguait enfin par une belle voix et « chant[ait] dans la perfection ».

Comparés à la musique, les arts plastiques font piètre figure : six titres leur sont en effet consacrés. Rigaud suggère à travers ses dispositions testamentaires que sa bibliothèque était mieux fournie en « livres sur la peinture et l'architecture » que son inventaire après décès ne le laisserait supposer.

L'analyse de la bibliothèque de Rigaud (41% des titres appartiennent à la littérature religieuse, 28 % aux lettres, 21 % aux sciences humaines, 10 % aux sciences et aux arts) révèle les choix d'un homme plus attaché à la tradition qu'enclin aux audaces du siècle des Lumières. En cela, il ne se distingue guère de l'immense majorité de ses contemporains. En outre, au même titre que pour les musiciens du roi, Rigaud fut le portraitiste de certains écrivains figurant dans sa bibliothèque. Il n'est donc pas interdit de penser que Bossuet, Boileau, Baluze ou Antoine Anselme lui firent présent de leurs oeuvres en reconnaissance de son talent.



Hyacinthe Rigaud et atelier
Portrait d'Etienne Baluze (1705)
Tours, musée des Beaux-Arts


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