Une réussite exemplaire

L'inventaire après décès, avec toutes les précautions méthodologiques qu'il implique dans son analyse, esquisse à grands traits le portrait d'une réussite exemplaire, celle du défunt.

Quartier de la place Louis-le-Grand extrait du plan de Turgot (1730)
l'hôtel qu'habita Hyacinthe Rigaud se trouve à l'angle
des rues Louis-le-Grand et Neuve des Petits-Champs

Fidèle toute sa vie à la rive droite, Rigaud s'installe définitivement en 1732 rue Louis-le-Grand où il loue au sieur Lafontaine un vaste appartement dans un bel hôtel qui vient d'être construit. En choisissant les quartiers neufs de l'ouest parisien, auxquels deux places royales venaient de donner leurs lettres de noblesse, l'artiste suit le goût de ses propres clients, financiers et courtisans, qui, après avoir habité majoritairement le Marais vers le milieu du XVIIe siècle, glissent d'abord vers le quartier Montmartre, autour du palais Cardinal et de la place des Victoires, puis au seuil du XVIIIe siècle, vers la rue Saint-Honoré et la fin de celle des Petits-Champs. Quartier à la mode s'il en est, le faubourg Saint-Honoré constitue donc un vivier inépuisable en matière de clientèle riche et titrée. Comme la plupart de ses contemporains et autant qu'on puisse en juger d'après ses différentes adresses, les déplacements de l'artiste dans l'espace parisien sont compris dans un rayon extrêmement limité. Mises à part quelques commandes particulières qui le contraignirent à se rendre à Rouen, La Trappe, Germigny, Versailles, Vincennes, Choisy, Marly ou Saint-Germain-en-Laye, l'essentiel de son activité a pour cadre son domicile dont l'atelier n'est pas dissocié.

Grâce au croisement des informations contenues dans l'inventaire, avec celles contenues dans l'apposition des scellés, mais aussi dans la vente de la parcelle au propriétaire La Fontaine et dans le rapport d'experts jurés des Bâtiments à la mort du propriétaire, deux documents inédits que nous avons retrouvés, nous pouvons proposer une reconstitution du cadre de vie quotidien de Rigaud.

Reliant la rue Neuve-des-Petits-Champs (actuelle rue Danielle Casanova) au rempart de la porte Gaillon et débouchant sur la place royale dont elle emprunta le nom, la rue Louis-le-Grand fut percée par arrêt du 3 juillet 1703. Les terrains avoisinants trouvèrent rapidement preneurs, tant était forte la spéculation dans ce nouveau quartier de Paris. Le 17 avril 1704, l'architecte Jean-Baptiste Bullet de Chamblain, fils de Pierre Bullet, acquit ainsi du contrôleur général des finances, Michel de Chamillart, une parcelle à bâtir. Il s'en dessaisit en 1713 au profit de son associé, Sébastien Buirette. Le 18 août 1719, ce dernier vendit une partie de son terrain à Jean Lafontaine et à son épouse Madeleine Doussine, qui y firent immédiatement construire. A la mort du fils aîné des Lafontaine en 1779, les experts des Bâtiments évaluèrent la valeur de l'hôtel à 119 440 livres, eu égard « à son état, consistance et distribution, à la nature de la construction, de ses corps de logis et édifices, aux ornemens qui le décorent à l'intérieur, en trumeaux de glaces, lambris fait de hauteur, fait d'appuys, parquets, marbres et autres, aux établissements de pompes qui s'y rencontrent, à la beauté et commodité des appartements, à l'étendue de l'emplacement [...], à sa figure régulière, à sa situation avantageuse faisant encoignure de deux rues, au revenu qu' [il] est susceptible de produire et au quartier de sa situation [...] ». Disposant d'une surface importante (environ 380 m2) et d'une parcelle relativement dégagée, les Lafontaine n'eurent pas à souffrir de l'entassement chronique qui affectait alors beaucoup de constructions à Paris. Leur hôtel put donc s'étendre non pas en hauteur, mais en largeur et en profondeur. Il consistait en un corps de logis unique de deux façades : celle par où l'on accédait communément (28 m) s'ouvrait sur la rue Louis-le-Grand par une porte cochère et sept croisées ; la seconde (12,5 m), sur la rue Neuve-des-Capucines, se décomposait en deux corps de bâtiments séparés par une cour et était percée côté rue de quatre croisées. Les deux faces présentaient un rez-de-chaussée « à usage de commerce » dont le plafond avait été exhaussé, un entresol doté de balcons saillants et sculptés, deux étages d'habitation et un troisième niveau en mansardes avec un grenier. On sait par ailleurs qu'il y avait trois caves propres à recevoir du vin et des réserves en bois. De cet hôtel, Rigaud loua six pièces à l'entresol, onze pièces au premier étage et une pièce sous les combles, soit un vaste appartement de dix-huit pièces. L'entresol était réservé à la prise des repas : on y trouvait une cuisine dotée des dernières innovations en matière de cuisson (deux réchauds) et d'hygiène (une chaudière à laver), un office et une salle à manger, précédée d'une antichambre. C'est là que logeaient la cuisinière catalane de Rigaud, Anna Maria, veuve de Joseph Bro et la femme de chambre d'Elisabeth de Gouy, Marie Madeleine Desjambes. Au premier étage, de part et d'autre du grand escalier, régnait une stricte répartition des espaces : dans l'aile droite, à l'écart du bruit et des regards, l'appartement privé du couple Rigaud avec antichambre, cabinet, chambre à coucher, cabinet de toilette et garde-robe ; dans l'aile gauche, la sphère professionnelle du peintre, avec une antichambre pour faire attendre les clients, une pièce servant d'atelier éclairée de deux côtés, un grand cabinet, ainsi que trois petits arrières cabinets en enfilade et une salle « aux tableaux » destinés à abriter la collection d'oeuvres d'art. Si les espaces avaient été distingués rationnellement, chaque pièce avait de la même manière reçu une fonction précise et exclusive. Il en résultait une économie de gestes et de servitudes et par là un confort, qui étaient encore réservés à la veille de la Révolution à un petit nombre de privilégiés. Le troisième étage abritait la chambre des deux valets des époux Rigaud : Antoine Sauvageot dit Champagne, auquel le peintre avait délégué la tenue journalière de ses livres de comptes professionnels et domestiques, et Claude Geoffroy, qui était assigné à l'entretien de la maison. L'aisance matérielle du couple est également perceptible dans le raffinement du décor intérieur - trumeaux de glaces, dessus-de-porte et écoinçons peints des salons, corniches sculptées, boiseries, tissus muraux assortis aux fauteuils et à la garniture du lit, bibelots en porcelaine de Chine, du Japon ou de Saxe, garnitures de cheminées, pendules, tapisseries d'Auvergne, chandeliers et flambeaux d'argent - et dans la qualité de leur mobilier : commodes de palissandre avec plateau de marbre runce ou griotte, commode bombée de bois violet avec « mains, entrées de serrures et ornemens de bronze doré » et plateau de marbre portor, console de marbre sarancolin.

A l'origine de ce train de vie, il y a d'abord les revenus que l'artiste tirait de son activité de portraitiste. Au moment de son contrat de mariage avec Mademoiselle de Chastillon en 1703, c'est-à-dire au plus fort de sa gloire, Rigaud avait déjà peint plus de la moitié de sa clientèle, soit un gain net cumulé d'environ 188 000 livres. Celui-ci avoisinait à la veille de sa mort la somme colossale de 500 000 livres.

Aux revenus liés à la profession de peintre, se rattachent les émoluments d'académicien (Rigaud termine comme recteur et directeur de l'Académie) ainsi que les pensions imputées sur le budget des Bâtiments du roi (2200 livres). Il est en revanche illusoire de chercher à établir quels bénéfices Rigaud put retirer du commerce d'oeuvres d'art ou de son rôle d'expert auprès de certains collectionneurs.

De biens immobiliers, l'inventaire après décès ne dit mot, puisque Rigaud, en 1743, s'est dessaisi de son ancienne propriété de Vaux qu'il possédait en 1703.

L'inventaire après décès est d'un plus grand secours lorsqu'il s'agit d'estimer les biens meubles. Mais il faut garder à l'esprit qu'il est loin d'être ce « document de vérité » dont parle Fernand Braudel.

Entre 1703 et 1743, les biens mobiliers de l'artiste furent multipliés par trois, passant de 22 500 à 68 116 livres, alors que Largillierre ne laissa en 1746 que 19 589 livres. Si l'on exclut l'ensemble des items qui firent l'objet d'un legs, on peut estimer à 16 922 livres le montant des biens qui furent proposés à la vente publique après décès du 29 avril 1744. En appliquant une crue classique d'¼ en sus (taux pratiqué à Paris), l'exécuteur testamentaire maître Billeheu pouvait en attendre raisonnablement près de 21 000 livres ; il en obtint 30 514 livres selon son arrêté de comptes, sans doute à cause du prix atteint par certains tableaux que se disputèrent de prestigieux collectionneurs.

Comme dans beaucoup de foyers aisés, la part des biens meubles (28,5%) dans l'évaluation globale du capital de Rigaud (88) apparaît secondaire par rapport aux revenus des rentes (35,6%) et aux prêts sans intérêt consentis à des tiers (20%).

Mises à part les dépenses auxquelles le contraignait l'exercice de son métier (salaires des collaborateurs et achat des matières premières), l'artiste avait à débourser le montant de son loyer - 1 600 livres par an depuis 1732, soit le double de ce qui se pratiquait en moyenne à la même époque à Paris - ainsi que les gages de ses domestiques.

Entre 1703 et 1743, Rigaud vit sa source principale de revenus se modifier considérablement : majoritaires en 1703, les gains liés à l'exercice du métier se raréfièrent, au point d'être peu à peu relayés par des expédients tels que rentes, actions et pensions. Ceux-ci ne réussirent pourtant pas à corriger la baisse d'activité : nanti de 12 735 livres en 1703, Rigaud s'assurait à la fin de sa vie un revenu annuel de 8 686 livres, soit 30% en moins qu'à la période précédente. Il continua cependant à appartenir à cette petite aristocratie de peintres qui vivaient « bourgeoisement » sur un pied comparable à celui des parlementaires de bonne famille et des commis proches du pouvoir. 5 000 livres apparaissaient en effet comme un seuil de référence qui, une fois franchi, donnait l'aisance et libérait même de tout travail mercenaire. Si l'on s'intéresse maintenant au patrimoine global que laissa Rigaud à sa mort, on arrive, biens meubles, créances, argent comptant, libéralités et capital des rentes compris, à la somme de 238 654 livres : l'équivalent de la succession du peintre Bon Boullongne ou du sculpteur François Girardon. Malgré l'ampleur du chiffre, on se serait attendu à mieux car Rigaud pratiqua un genre des plus lucratifs : l'addition de ses revenus professionnels tels que nous les fournissent ses livres de comptes font d'ailleurs apparaître un gain net sur l'ensemble de sa carrière de 493 955 livres. Que s'est-il passé ? Peintre des rois, élevé au rang de la noblesse et de l'ordre de Saint-Michel, l'artiste se devait d'afficher un train de vie qui ne fût pas ridicule par rapport à celui de ses clients et l'état de son appartement est là pour nous convaincre qu'il ne regarda jamais trop à la dépense. Généreux parfois jusqu'à l'ostentation, Rigaud ne fut pas non plus avare en secours de toutes sortes et on est loin de savoir ce qu'il donna exactement aux uns et aux autres. Mais la responsabilité en revient surtout au désastre du Système dans lequel l'artiste, comme son ami Antoine Coypel, n'avait pas manqué d'investir une partie de ses revenus : amputée par l'aventure de Law, la fortune de Rigaud eut encore à souffrir de la rigueur du Visa et des mesures drastiques qui furent prises sous le gouvernement de Monsieur le duc et des frères Pâris.


© Ariane James-Sarazin pour tous les textes et les images de ce module.