Nous mettons ici en ligne la traduction en
français de Végèce par le
chevalier de Bongars, revue par Nicolas Schwebelius,
dans la collection des Auteurs Latins dirigée
par Nisard. Elle a été publiée par
la librairie Firmin-Didot en 1885. |
NOTICE SUR VEGECE
On n'a pas d'autres indications sur la personne de
Végèce que le titre même de son livre,
où il est appelé homme illustre. Plusieurs
manuscrits le qualifient de comte ; et Raphael de Volterre,
qui n'en donne pas de preuves, le fait comte de
Constantinople. Il est certain que Végèce a
dédié son livre à un empereur
d'Occident, et qu'il ne nomme nulle part Constantinople. S'il
a été comte, c'est assurément une marque
ou de naissance ou de mérite.
Il est plus intéressant de savoir sous lequel des
trois Valentiniens il vivait ; ce n'est pas sous le premier.
Le nom de Gratien, son successeur, qui est cité dans
le premier livre, en est une preuve. A l'égard des
deux autres, Végèce ne rapporte aucun fait qui
puisse servir à résoudre la question. Le
portrait qu'il fait de son prince dans les préfaces du
second et du quatrième livre est visiblement un
portrait flatté ; et la critique, qui veut asseoir ses
jugements sur des pièces plus authentiques, sait qu'un
auteur peut donner à un prince dont il brigue la
protection, beaucoup de qualités qu'il n'a pas. Mais
qu'il le loue pour certaines vertus lorsqu'il a
précisément les vices opposés, elle sait
aussi que cela n'est pas vraisemblable. Végèce
dit à l'empereur qu'il surpasse tous ses
prédécesseurs en clémence, en
modération, en charité ; qu'on remarque surtout
la dernière vertu, qui, comme toutes les vertus
chrétiennes, est ennemie de l'éclat, et n'entre
guère dans les éloges fastueux. Or, comment
aurait-il osé parler ainsi à Valentinien III,
lequel tua de sa propre main Aétius, le bouclier de
l'empire, et fut lui-même assassiné par Maxime,
dont il avait violé la femme ?
Cela ne peut donc convenir qu'au second Valentinien,
surnommé le Jeune : et ce qui forme une preuve
positive, saint Ambroise, qui ne flattait pas les princes, et
qui savait si bien être évêque dans le
sens que l'entendait le pieux Théodose, loue en effet,
dans une oraison funèbre, le jeune Valentinien par les
mêmes endroits que Végèce. Il
relève surtout sa continence, dont il rapporte un
exemple singulier, et n'hésite pas à le mettre
dans le ciel à côté de son frère
Gratien. De plus, Sozomène et Nicéphore, qui
n'avaient pas le même intérêt que saint
Ambroise et Végèce à louer cet empereur,
s'accordent si bien avec eux sur son caractère, qu'on
ne peut plus douter qu'il ne soit le même prince
à qui les Institutions de Végèce sont
dédiées. Déclaré Auguste en 375,
il avait environ vingt ans lorsqu'il fut assassiné
dans les Gaules en 392. C'est donc sur la fin du
quatrième siècle que vivait
Végèce.
Le peu qui nous reste des
écrits des anciens sur l'art de la guerre ajoute au
prix du petit traité de Végèce : nous
avons perdu les livres de Caton l'Ancien sur la discipline
militaire, ceux de Polybe sur la tactique, et d'autres
auteurs illustres qui avaient traité des
différentes parties de la guerre. Frontin et Polyen ne
traitent que des stratagèmes et des ruses de guerre.
Elien ne parle que de la tactique des Grecs. Le
Poliorcétique d'Enée, qui passe pour
antérieur au temps de Pyrrhus, n'en est pas plus
admirable. Hygin est borné à la
castramétation, de sorte que l'abrégé de
Végèce (1) est
proprement le seul ouvrage ancien qu'on puisse regarder comme
une espèce de cours de science militaire. On ne parle
point des livres de l'empereur Léon, ni de ceux de
l'empereur Maurice, qu'on accuse d'avoir copié Jules
l'Africain. Comme empereurs et comme auteurs militaires, ils
ne présentent qu'une faible idée de la
puissance et de la milice des anciens Romains. Aucun auteur
n'a parlé de la milice ancienne sans citer
Végèce : beaucoup l'ont fait, en parlant de la
guerre en général. Le célèbre
Montecuculli, le digne émule de Turenne, ne s'est
point fait scrupule d'adopter dans les Principes de l'art de
la guerre un grand nombre de maximes de Végèce.
«On ne peut prudemment, dit ce grand
général, hasarder une bataille avec des troupes
qui ne sont ni disciplinées ni aguerries. Et qui
serait assez fou pour le faire ? Ce ne sera ni Scipion, ni
Sempronius, ni Végèce (2).» A l'autorité de
Montecuculli on peut joindre le témoignage d'un
très habile écrivain militaire, le chevalier de
Folard. «Si nous lisons Végèce avec toute
l'attention qu'il mérite, dit-il dans son
Traité de l'attaque des places (3), nous trouverons que son ouvrage
est tout pris de Tite-Live, qu'il a réduit en
principes et en méthode autant que le plan qu'il
s'était proposé le pouvait permettre ; ce qui
n'est pas un petit travail. Il s'est tellement
resserré dans son quatrième livre, quoiqu'il le
soit trop dans les autres, qu'il écarte une
infinité de choses à l'égard de
l'attaque et de la défense des places, dont il donne
à peine une idée ; comme s'il n'avait
écrit que pour ceux de son temps, et que son ouvrage
ne dût pas pousser au loin dans la
postérité. Cependant cette
postérité, qui s'en fait tant accroire, n'a
rien de mieux à lire, ni de mieux à faire, que
de le suivre dans ses préceptes. Je ne vois rien de
plus instructif ; cela va jusqu'au merveilleux dans ses trois
premiers livres.» Il n'est peut-être pas exact de
dire que Végèce ait réduit en maximes et
en méthode TiteLive, qu'il n'a jamais nommé, et
qui n'a guère de rapports avec lui. Il vaut mieux l'en
croire lui-même sur les sources de son livre, lorsqu'il
parle des ouvrages dont il l'a tiré. Mais ce qui
importe ici, c'est de voir en quels termes s'est
exprimée l'estime du chevalier Folard pour cet
abrégé. Il y a d'ailleurs de la
vérité à dire que bon nombre des
préceptes qu'expose Végèce auraient pu
être tirés des grands exemples de l'Histoire
romaine de TiteLive.
Végèce, en effet, excelle dans les maximes
générales. Il avait très bien compris
que le seul moyen de relever la majesté de l'empire,
c'était de faire revivre l'ancienne police militaire.
Ses conseils à l'empereur Valentinien sont pleins de
sagesse et de vérités philosophiques ; et tous
ses préceptes sur l'art de la guerre renferment des
principes féconds en conséquences. Le plan de
l'ouvrage est méthodique. Il traite des levées
et des exercices des nouveaux soldats dans son premier livre
; dans le second, de la légion, de son ordonnance, de
ses différents genres de soldats, de leurs armes, de
leurs fonctions. Ces deux livres servent de
préparation au troisième, qui roule sur les
grandes opérations de la guerre, principalement sur la
tactique. Le quatrième regarde l'attaque et la
défense des places ; et le cinquième., la
marine.
On peut remarquer dans cet ouvrage, où tant de
matière est renfermée, les deux défauts
presque inséparables des abrégés,
l'obscurité et la sécheresse. Il en est un
autre plus grave : Végèce confond les temps et
les usages militaires. Les anciens, chez lui, signifient
tantôt les Romains dans leurs commencements,
tantôt la république florissante ; souvent des
temps peu antérieurs à son siècle. En
général, il n'observe pas assez les
différentes époques de la milice. Quant
à son style, s'il est vrai qu'il soit en certains
endroits obscur et sec, en beaucoup d'autres il ne manque ni
d'élégance ni de force ; et, eu égard au
temps où vivait Végèce, son livre est
d'un bon écrivain. Le ton en est par moments
élevé, et, parmi quelques fleurs de
rhétorique, on rencontre des passages animés de
cette éloquence que donnaient à l'auteur
l'amour de son sujet, au Romain l'admiration du passé
de son pays.
Parmi les traductions qui ont
été faites des cinq livres de
Végèce, deux seulement, publiées au
dernier siècle vers la même époque,
méritent d'être remarquées. L'une est
celle d'un savant membre de l'Académie des
inscriptions et belles-lettres, Bourdon de Sigrais (4) ; l'autre est du chevalier de
Bongars, l'un de nos plus habiles écrivains
militaires. La traduction de Sigrais, plus littéraire
et plus exacte, est moins technique que celle du chevalier de
Bongars, qui est loin d'ailleurs de manquer
d'élégance. Celle que nous donnons est, pour la
plus grande partie, une reproduction du travail de ces deux
traducteurs, révisé avec soin, et mis d'accord,
pour la disposition des chapitres comme pour le
détail, avec l'excellent texte de Nicolas Schwebelius,
que nous avons adopté (5). Bongars, occupé surtout du
sens et du technique des préceptes, néglige
quelquefois la partie morale, et a rendu son auteur plus sec
qu'il n'est, en indiquant plutôt qu'en traduisant les
pensées philosophiques que Végèce
mêle parmi les règles. Nous y avons
suppléé par des additions assorties au style
simple, ferme et net de la traduction.
(1) Végèce ne se donne que
pour un abréviateur. Voy. livre Ier, chap. 8.
(2) Liv. II, ch. 2. Il s'agit ici de Scipion
Emilien, le destructeur de Numance. On sait qu'il
rétablit la discipline militaire dans son
armée, en condamnant ses soldats à ne se servir
que de la pioche, jusqu'à ce qu'ils eussent appris
à manier leurs armes, et recouvré les
sentiments d'honneur qu'ils avaient perdus en passant sous le
joug. Quant à Sempronius, c'est ce Tibérius
Sempronius Gracchus, qui, après les malheurs de la
journée de Cannes, sut discipliner et aguerrir en peu
de temps une multitude d'esclaves et de gens ramassés.
Avec cette armée il battit, dans une surprise de nuit,
les alliés d'Annibal, et l'obligea lui-même
à lever le siège de Cumes, sans que le
Carthaginois pût l'engager à une affaire
générale.
(3) Page 674
(4) Nous nous sommes aidé de sa
préface pour la rédaction de cette
notice.
(5) Strasbourg, 1806