Le théâtre
Tout ce qui vit aspire au bonheur ; et l'homme en a tant
besoin qu'au jour où il renonce à le trouver
dans cette vie, il nie la mort et recule, au delà du
tombeau, les bornes de son espérance obstinée.
Il demande à ses rêves ou à ses croyances
la promesse d'une autre vie. Il faut que ce grand
peut-être lui soit de la lumière et de la joie ;
il veut le bonheur là-bas, bien loin, bien haut,
plutôt que de penser qu'il n'est pas de bonheur.
A défaut du bonheur qui nous fuit presque toujours
ainsi qu'un mirage décevant, le plaisir nous reste, et
le plaisir est parfois si doux, si profond qu'il fait croire
au bonheur. L'homme s'est créé à
lui-même des plaisirs ; et parmi ces plaisirs qui
trompent sa misère, le théâtre nous
semble le plus complet, le plus noble, le plus glorieux. Le
théâtre en effet appelle à son aide et
rallie dans une oeuvre commune les arts les plus divers :
l'architecture élève les monuments qui doivent
contenir une foule immense, la sculpture, la peinture les
décorent, les vers sonores s'épandent de
gradins en gradins comme sur le rivage les flots de la mer
montante, la musique enfin soulève, exalte toutes les
passions et confond en quelque sorte toutes ces splendeurs
dans une splendide et sereine harmonie. Le
théâtre, c'est la vie elle-même, la vie
révélant ses mystères, racontant le
passé, consolant le présent, pressentant
l'avenir, la vie emportée aux ailes de la
poésie la plus sublime et glorifiant l'homme dans une
plus haute humanité. Tel du moins fut le
théâtre au bord de l'Ilissus, tel fut ce plaisir
fait de tant de plaisirs et que nous devons à la
Grèce. Doux et cher pays ! Combien il a fait pour le
bonheur de l'homme, puisque toujours ce mot de bonheur
revient sous la plume comme dans la pensée ! La
Grèce nous a donné ses dieux, car, si nous ne
les prions plus, nous les aimons encore ; ils sont la force,
la grâce et la beauté. La Grèce nous a
donné ses poètes, les plus grands qui furent
jamais ; la Grèce nous a donné ses marbres, qui
n'ont pu lasser l'admiration et la ferveur de vingt
siècles ; la Grèce nous a donné son
âme, toujours vibrante ; la Grèce enfin, nous le
répétons, car c'est une dette qu'il ne faut pas
oublier, nous a donné le théâtre, et tel
qu'il est encore chez nous, descendu peut-être des
cimes qu'il avait su atteindre, associé quelquefois
à des aspirations plus basses, il est encore une
création grecque, et c'est encore la Grèce que
sur nos scènes les plus humbles nos applaudissements
doivent saluer. L'Egypte, si vieille que la pensée
s'en épouvante, l'Egypte religieuse et fastueuse qui
déroulait, sous les formidables colonnades de ses
temples, le merveilleux cortège de ses prêtres
et de ses dieux, l'Egypte des Pharaons qui connut le
poème épique, le roman, pour ne parler que des
oeuvres de l'imagination, n'a pas connu le
théâtre. Elle ne s'amusa jamais que de ses
prières ou de ses hymnes triomphales. La
Chaldée, l'Assyrie, la Perse n'ont pas eu de
théâtre. Tous ces farouches conquérants,
qui se taillèrent en Asie des empires dont seul leur
immense orgueil égalait l'immensité, jamais ne
se récréèrent qu'au tumulte des chasses
sanglantes, au massacre des nations vaincues. Le dernier des
Athéniens, le plus pauvre des laboureurs, nourris
d'olives et de pois chiches, mieux partagés qu'un
Assourbanipal ou qu'un Nabuchodonosor, trouvait, au
théâtre de Bacchus, des plaisirs moins chers,
plus humains et certainement plus délicats.
Nous avons nommé Bacchus. Bacchus, le Dionysos
des Grecs, le dieu du vin, le dieu de la joie, le dieu
vainqueur de l'Inde, fut toujours pour les anciens le premier
inspirateur des fêtes théâtrales : il
était supposé les présider, et toute
représentation scénique fut longtemps une sorte
de cérémonie grandiose en l'honneur du dieu.
Donc aller au théâtre pouvait sembler un acte
pieux, tout en restant une distraction ou un
enseignement.
Les vendanges sont encore dans quelques pays l'occasion de
fêtes, de chants et de danses. Vendanger c'est
conquérir. Sans doute les lourdes gerbes tombant sous
la faucille réjouissent les yeux ; la grange pleine
assure le lendemain ; mais le blé n'est que la
promesse du pain, le pain c'est le nécessaire, c'est
l'utile ; n'est-ce pas pour l'inutile seul que la vie vaut la
peine d'être vécue ? Aussi la joie du vendangeur
mène plus grand tapage. Fouler le raisin dans la cuve
ruisselante, c'est déjà danser ; la chanson
éclate sur les lèvres, l'ivresse est partout
jusque dans l'air que l'on respire ; les mains se joignent,
les bras s'enlacent, les rondes tourbillonnent furieuses ;
Bacchus triomphe et tout répète, tout crie :
Evohé ! Evohé ! Certes les vendanges
étaient joyeuses dans la Grèce des âges
héroïques. On se barbouillait de lie, mascarade
grotesque, on s'affublait de peaux, d'outrés
crevées, on brandissait des ceps de vigne ; les
pampres tressés en couronnes pleuraient au front des
vendangeurs leur beau sang vermeil ; puis on
célébrait le dieu, on racontait ses exploits,
ses amours, ses victoires, et les danses rythmaient les
chansons. Souvent quelque chanteur plus aimé sortait
seul de la ronde, improvisant des strophes que la foule
répétait, puis on allait de village en village,
et la fête recommençait, et les rondes se
reformaient, et c'étaient des folies de toutes sortes,
des lazzi, de burlesques parades, une orgie
débordante, un délire de tout l'être
humain hurlant, clamant et bondissant. Plus tard quelques-uns
de ces improvisateurs se révélèrent
poètes. Les noms d'Arion, d'Asos d'Hermione ne sont
pas encore oubliés ; un peu d'ordre se fait dans ce
désordre, on se grise en mesure, les strophes se
règlent, acceptant une sorte de discipline, les vers
une plus savante prosodie. Puis des riches qui
dédaignaient de prendre part eux-mêmes à
ces fêtes champêtres, toujours un peu brutales,
les recherchent cependant, des troupes s'organisent qui n'ont
plus l'unique pensée de se divertir ; on accepte
quelque salaire, la gaieté se fait payer ses
éclats, ses cris et ses chansons. Le dithyrambe est
né. Asos d'Hermionè, dont nous parlions tout
à l'heure, y excella, dit-on ; il fut le maître
du grand Pindare. A leur tour Pindare et Simonide composent
des dithyrambes. Des prix sont fondés, disputés
et conquis. Ce n'est pas assez, dans ces troupes
composées, le plus souvent de cinquante choreutes, on
en vient à se partager, on se répond, c'est le
dialogue et déjà l'ébauche du drame.
Puis toujours la légende de Bacchus, cela peut
à la longue fatiguer même les croyants les plus
fidèles. D'autres légendes divines inspirent de
nouveaux dithyrambes. Enfin courir par les champs, se grouper
sur quelque carrefour, c'est incommode ; on dresse quelques
futailles, on y pose quelques planches, et c'est la
première scène, c'est le premier
théâtre. Thespis, né au village d'Euparia
auprès de la glorieuse plaine de Marathon, revendique
dans l'histoire l'honneur de cette invention ; ce fut,
dit-on, le premier des auteurs dramatiques.
Le théâtre est donc né aux champs ; mais
il ne devait pas tarder à émigrer dans les
villes, et là seulement il devait trouver sa
consécration suprême, se développer,
s'épurer. La fleur, poussée entre deux ceps de
vigne, était belle, mais d'un parfum un peu acre ;
transplantée à la ville, elle va
s'épanouir plus merveilleuse que jamais, et son parfum
sera plus doux sans cesser d'être enivrant. Ce sont
encore là des débuts bien modestes. Le premier
théâtre s'installe sur l'agora, le marché
populaire d'Athènes, et tout d'abord c'est un vieux
peuplier noir qui l'abrite et seul compose le décor.
Nous ne sommes pas encore au temps où un artiste de
Samos, Agatharchos, peindra de magnifiques décorations
mobiles et changeantes, ajoutant à
l'intérêt poignant du drame les amusantes
surprises d'une machinerie savante, et faisant sortir les
fantômes des abîmes du Ténare ou descendre
les dieux de l'empirée. Cependant le
théâtre ne fut pas accueilli dans la ville de
l'austère Athènè sans résistance
; le sage Solon lui fit longtemps grise mine. Il n'importe !
L'élan est donné. Le seigneur Tout le monde se
déclare bruyamment pour le nouveau venu, et Pisistrate
le favorise. Jamais tyran ne dédaigna un moyen
quelconque d'amuser la foule ; c'est le moins que l'on gagne
en plaisir ce que l'on perd en liberté. Un
théâtre est construit, plusieurs
peut-être, mais sans grand luxe, tout en bois. Les
Pisistratides pressentent et préparent les grandes
destinées d'Athènes, mais leurs ressources
restent bornées. Cependant Athènes applaudit
déjà de véritables drames. Pratinas,
Choerilos nous ont transmis au moins leurs noms, et de leur
successeur Phrynichos, le prédécesseur
immédiat du grand Eschyle, nous savons plus encore, le
titre de deux de ses pièces : les
Phéniciennes, le Siège de Milet. Nous
voyons déjà, et le fait a de l'importance, les
épisodes de l'histoire nationale et d'une histoire
toute récente, fournir le thème des
pièces, la donnée première du drame.
C'est la chronique d'hier que le peuple applaudira
demain.
Eschyle combattait à Marathon ; il voulut que son
épitaphe rappelât qu'il avait vaillamment
porté le casque et les cnémides. Quelques
siècles plus tard un autre poète, charmant du
reste et justement fameux, lui aussi, se faisait soldat, mais
pour fuir à toutes jambes et jeter son bouclier :
lui-même le raconte et en rit. Horace n'avait point
l'âme d'Eschyle. Il faut dire qu'aux champs de
Philippes, il ne s'agissait en somme que du choix des tyrans,
et la cause était plus haute qui se débattait
dans la plaine de Marathon.
La Grèce délivrée, ce fut une joie
immense, un tressaillement profond dans tout le monde de
l'Hellade ; longtemps on n'entendit dans toutes les
cités, sur tous les rivages, que des cris de victoire
et des actions de grâces. A cette heure sublime, une
conscience nationale se révèle et s'affirme ;
cités rivales, peuples ennemis, les orgueilleuses
aristocraties, les turbulentes et ombrageuses
démocraties ont combattu, vaincu ensemble, grande et
féconde fraternité qui hélas ! n'aura
pas de lendemain. Homère nous montre Pallas se
dressant casque en tête, lance en main, devant les
remparts qu'elle veut sauver et que sa crinière
échevelée dépasse ; ainsi la grande
image de la patrie s'est dressée devant la
Grèce entière, et pour elle seule on a su
vaincre, on a su mourir.
Un peuple qui a bien mérité de lui-même
ne tarde pas à trouver sa récompense dans le
développement de sa civilisation, dans
l'épanouissement de son génie ; les âmes
s'exaltent, s'élèvent, les efforts accomplis
les préparent aux grandes pensées, aux grandes
oeuvres ; on n'a pas douté de soi, on ne doute plus de
rien. Les vaincus ont fécondé de leurs cadavres
la terre qu'ils voulaient asservir, et jamais elle ne se
couvrit de moissons plus belles. Quelle fut la merveilleuse
floraison de la Grèce, d'Athènes surtout au
lendemain des guerres médiques, quelle poussée
de grands hommes, que de splendeurs jamais
dépassées, on le sait, on l'a dit cent fois, et
nous n'avons pas à refaire cette admirable histoire.
Le théâtre partage les magnificences nouvelles :
ce ne sera plus une enceinte misérable et qui n'a
d'autre richesse que les beaux vers dont elle retentit,
quelques pans de bois, quelques pierres brutalement
étagées.
Le théâtre de Bacchus se creuse au
flanc de la montagne qu'habitent les dieux protecteurs de la
cité. Il prend place dans cette acropole où se
dressent, se groupent le Parthénon, les
Propylées, l'Erechthéion, tout le passé
d'Athènes, toute sa légende, toute son histoire
belle comme une légende, il s'abrite sous
l'égide d'Athènè, il est lui-même
un temple ; les vers du vieil Eschyle, ceux du jeune
Sophocle, échappés loin de l'enceinte immense
et cependant toujours trop étroite, vont monter
là-haut jusqu'à l'acropole, puis confondus avec
les prières que les prêtres murmurent, avec
l'encens que répandent les autels, ils vont s'envoler
plus loin encore, peut-être jusqu'au ciel, car eux
aussi sont une hymne sainte, une sublime prière ; les
dieux de la Grèce sont trop grecs pour ne pas aimer
les beaux vers, et la plus belle, la plus sainte
prière n'est-elle pas la beauté ?
Mais ce n'est pas le lieu de parler des
représentations scéniques. Ne voyons le
théâtre que dans ce qu'il a de plus
matériel, ce qui est de pierre ou de marbre, le
monument. Nous ne saurions entreprendre ici la description,
pas même l'énumération de tous les
théâtres que construisirent soit dans la
Grèce continentale, soit dans les îles, soit
dans les colonies les plus lointaines, les joyeux fils de la
Grèce. Pas une cité de quelque importance qui
n'eût son théâtre.
Au reste le théâtre ne servait pas qu'à
des représentations scéniques. Toutes les
cités grecques n'avaient pas un Pnyx, une tribune aux
harangues comme celle que devait si fièrement dresser
Athènes en face de la mer asservie ; mais toutes les
cités grecques, nous le répétons,
avaient leur théâtre, énorme quelquefois
et pouvant aisément contenir une foule de vingt ou
trente mille assistants. Aussi était-ce au
théâtre que les assemblées publiques se
tenaient très souvent. Les rhéteurs, ceux du
moins qui avaient assez de crédit pour attirer un
auditoire nombreux, y discouraient sur les sujets les plus
divers. Dans les villes où l'assemblée du
peuple, de par la constitution ou une tolérance
passée en usage, s'arrogeait une autorité
souveraine, on vit plus d'une fois les ambassadeurs
étrangers reçus en audience au milieu
même du théâtre.
L'histoire a gardé le souvenir d'une audience ainsi
donnée et reçue à Tarente, cité
grecque de moeurs et d'origine, et certes les circonstances
étaient graves. Sans déclaration de guerre et
sur les incitations d'un démagogue, Philocharis,
lui-même grisé de sa bruyante faconde, les
Tarentins avaient coulé bas quatre galères
romaines. Le sénat réclame et pour une fois se
montre conciliant, car il envoie une ambassade et non
quelques légions. Postumius est introduit dans le
théâtre ; on le regarde, on le dévisage,
on le plaisante, on l'insulte, on rit. De longtemps le peuple
ne s'était aussi bien amusé. Jamais les
Tarentins ne se sentirent si contents d'eux-mêmes,
jamais leur cité ne fit si glorieux étalage de
sa puissance. Songez donc ! Tarente arme, quand elle veut,
trente mille hoplites, cinq mille cavaliers, sa flotte est
redoutable entre toutes, et Rome ose se plaindre ! Hors d'ici
l'importun ! des quolibets ? ce n'est pas assez, on jette de
la boue, et cependant Postumius, montrant sa toge indignement
souillée, s'écrie : «Riez ! Riez
maintenant ! c'est votre sang qui lavera ces taches».
Il en fut ainsi. Rome tenait la parole que donnaient ses
ambassadeurs ; Tarente devait bientôt apprendre comment
la louve savait défendre ses petits et comment elle
savait mordre.
De Tarente en Sicile la traversée n'est pas longue,
même pour une galère ; et toujours en
quête des souvenirs que les théâtres
antiques peuvent nous raconter, nous abordons auprès
de Catane. C'est le plus beau mais aussi le plus fou des
Athéniens, Alcibiade, qui nous y a conduits.
Catane conserve le théâtre qui le vit, selon
toute vraisemblance, haranguer, distraire la foule, pendant
que les Athéniens s'emparaient des portes mal
gardées. Le monument a été cependant
bien transformé, et du théâtre primitif,
de l'oeuvre des Grecs il ne subsiste guère que
l'emplacement choisi et les premières assises des
fondations. Ainsi qu'il est arrivé souvent, les
Romains ont tout refait, tout bouleversé. Les ruines
cependant restent curieuses et de l'effet le plus
pittoresque. Tout un quartier a germé, poussé,
grandi sur le monument disparu. C'est de cours en jardins, de
ruelles en ruelles et jusqu'à travers les caves qu'il
faut chercher le pauvre théâtre. Lui que le
soleil embrasait librement, à peine si, par
échappées, il reçoit quelques rayons
égarés. Les gradins d'un bel appareil
ébauchent un escalier gigantesque aussitôt
interrompu. Quelques chapiteaux où s'enroule la volute
ionique, de nombreux fragments de marbres variés
attestent les magnificences d'autrefois. Les voûtes
ombreuses portent sur leur robuste ossature de petits
jardinets tout fleuris, les oeillets s'accrochent aux fentes
des grosses pierres noircies. Toutes ces choses
incomplètes, croulantes, abandonnées,
s'harmonisent dans leurs contrastes, et s'enveloppent de ce
charme suprême que donnent à toutes choses le
mystère et l'inconnu.
Dans tous pays, sur tout rivage si lointain qu'il soit
où l'exquis génie de la Grèce a
rayonné, en tous lieux où l'aigle romaine a
laissé la trace de ses griffes toutes-puissantes, on
trouve des théâtres. En Afrique, dans la
régence de Tunis, à Medeïna, un
théâtre superpose encore deux rangs d'arcades.
Il mesure près de 60 mètres de diamètre,
la scène seule 55 mètres. C'est beaucoup : la
scène de nos plus grands théâtres
modernes ne dépasse pas 46 ou 17 mètres
d'ouverture. En Espagne l'illustre Sagonte, tristement
dénommée maintenant Murviedro (vieux mur),
garde le théâtre antique le mieux
conservé qui soit dans la péninsule. Il
s'adosse à une colline, selon l'usage constant des
Grecs, mais c'est une création toute romaine.
Les théâtres antiques sont nombreux en France.
On sait que les diverses peuplades qui se partageaient la
Gaule ne succombèrent qu'après une
résistance glorieuse.
Il ne fallut pas moins de dix ans de guerre et que le
génie de César pour assurer et achever la
victoire de Rome ; l'honneur n'est pas médiocre pour
les vaincus. Au reste nous savons aussi qu'ils
acceptèrent, avec une extrême facilité,
la civilisation des vainqueurs, leurs habitudes, leur
langage, presque toutes leurs institutions. Nous ne voyons
pas très bien ce que la Gaule perdait à devenir
romaine, car son indépendance n'était souvent
qu'une libre anarchie, et déjà les invasions
germaines menaçaient de passer le Rhin ; au contraire
nous voyons, et sans peine, ce que la Gaule gagnait à
son entrée dans l'immensité du monde romain.
Que de cités encore florissantes nous le disent !
Quelques-unes et des plus fameuses, Lyon, Bordeaux, sont des
créations toutes romaines.
Arles, Orange, bien déchues il est vrai, nous parlent,
elles aussi, de Rome, et si éloquemment que nous
voilà bien près d'absoudre César et ses
légions. Nous avons nommé Arles et Orange, car
leurs deux théâtres comptent entre les plus
intéressants et les mieux conservés. Au vieil
Evreux le théâtre n'est qu'un talus
embroussaillé, à Lillebonne du moins le
demi-cercle se dessine et l'herbe normande, grasse et
fraîche à donner aux hommes des appétits
de ruminants, laisse voir quelques fragments de la puissante
maçonnerie où s'étageaient les gradins ;
à Champlieu, aux limites de la forêt de
Compiègne, le monument, de petite proportion, reste
reconnaissable dans son ensemble et coquettement domine les
champs déserts qui furent une cité ; à
Bezançon, la sollicitude des édiles a fait
redresser quelques colonnes qui marquent le commencement
d'une scène, mais à Arles, dans cette
charmante ville si gaiement ensoleillée, le
théâtre tient plus large place et reflète
mieux la majesté des Césars : Le prêtre
Cyrille et l'évêque saint Hilaire le firent
détruire au cinquième siècle, empruntant
pour ne jamais les lui rendre, au vieil édifice
païen, ses marbres qu'ils voulaient christianiser. Deux
colonnes oubliées trônent sur la scène,
et l'orchestre dessine nettement son demi-cercle. Les herbes
de Provence sont discrètes ; elles festonnent les
ruines sans les effacer.
A Orange c'est mieux encore ; et nous ne connaissons aucun
théâtre antique où l'ensemble des
constructions qui composaient la scène subsiste aussi
complet.
Le théâtre antique, tel que l'ont conçu
les Grecs, tels que l'acceptèrent et le
répétèrent docilement les Romains (nous
négligeons quelques rares variantes, quelques
prétendus perfectionnements introduits au cours des
siècles), présente deux grandes divisions bien
distinctes ; la partie réservée aux acteurs, la
partie réservée au public. Celle-ci formant
demi-cercle est dite kilon, le creux, chez les Grecs,
cavea ou visorium chez les Romains ; on
distinguait l'ima, media et summa cavea,
c'est-à-dire la partie inférieure, celle
réservée aux magistrats, aux personnages de
distinction, la partie moyenne et la partie la plus
élevée, abandonnée à la
plèbe et aux esclaves. De petits murs marquaient la
séparation : c'étaient les bastei ou
praecinctiones. Des escaliers (scalae), au
nombre le plus souvent de six ou de sept, descendaient des
gradins extrêmes et convergeaient vers le centre du
théâtre. Ils arrivaient jusqu'à ce
demi-cercle presque toujours dallé de marbre ou
pavé de mosaïque, l'orchestre, où le
choeur grec venait chanter et évoluer, où les
Romains devaient plus tard installer des sièges, car
le choeur qui a une importance si considérable dans le
drame d'Eschyle et de Sophocle, déjà
réduit à un rôle plus modeste dans les
pièces d'Euripide et de ses successeurs,
disparaît ou à peu près dans le
théâtre que composent les auteurs romains ou
qu'ils accommodent au goût d'un nouveau public. C'est
au milieu de l'orchestre que se dressait, du moins dans les
théâtres grecs, l'autel enguirlandé de
pampres, décoré de masques, qui attestait la
présence supposée du dieu Bacchus ; on
l'appelait Thymèlè : quelquefois il
servit de tribune aux orateurs.
La seconde grande division d'un théâtre antique,
celle qui est exclusivement réservée aux
acteurs, à tout ce qu'exige de personnel et de
matériel une représentation
théâtrale, c'est la scène qui se
subdivise en proscenium ou avant-scène avec le
pulpitum, la partie la plus avancée du
proscenium, celle qui restait toujours à
découvert, même lorsque le rideau s'était
levé, dérobant la scèue aux spectateurs,
puis en hyposcenium, ce que nous autres modernes nous
appellerions les dessous, puis en scène proprement
dite avec ses trois entrées traditionnelles, la grande
porte centrale, la plus haute, dite regia, parce que
les dieux, les rois, les héros étaient
supposés avoir là leur demeure, et les deux
portes plus petites, les hospitales, parce qu'elles
servaient aux hôtes et aux étrangers. Enfin
venait le postscenium, qui remisait les décors,
les accessoires, et renfermait les pièces, les
dépendances où les acteurs s'habillaient.
Souvent cette partie du monument se rattachait à des
portiques, à des jardins, voire même à
une place publique.
Le rideau, dit aulaeum ou siparium, est une
invention relativement moderne et qui dut coïncider avec
un nouveau développement donné à l'art
de la décoration scénique ; ce voile discret
permettait aux machinistes de modifier ce qu'on appelle, en
terme de coulisse, la plantation. Les théâtres
romains eurent toujours un aulaeum, mais non pas
toujours les théâtres grecs. Le rideau, au lieu
de se lever comme chez nous, s'abaissait et s'enroulait dans
l'hyposcenium. Donc cette expression que nous lisons
dans Horace : aulaea premuntur, la toile est
baissée, signifie : la pièce commence ;
cette expression contraire que nous transmet Ovide :
aulaea tolluntur, la toile est levée, signifie
: la pièce est terminée. C'est
exactement l'opposé de ce que signifient les
expressions françaises correspondantes. Nous apprenons
dans un passage des Métamorphoses d'Ovide que
l'aulaeum ou pour mieux dire les aulaea - on se
servait plus généralement du pluriel -
étaient peints et représentaient des
scènes héroïques ou historiques. Quelles
étaient les décorations mobiles et changeantes
qui venaient compléter ou peut-être même
quelquefois cacher la décoration permanente et solide
d'une scène antique ? cette question reste très
obscure, et l'on ne saurait y faire une réponse d'une
parfaite précision. Au reste, la réponse serait
toute différente, si l'on se reporte à
l'âge héroïque du théâtre
grec, ou si l'on descend à l'époque des
Césars, lorsque le drame fait place trop souvent
à la pantomime ou à la danse.
M. Camille Saint-Saëns, dans un mémoire curieux,
avance une hypothèse hardie, toute personnelle, mais
qui nous semble parfaitement admissible. Ces architectures
délicates, légères, intraduisibles en
matériaux solides, qui promènent aux murailles
des maisons gréco-romaines, les aimables fantaisies
d'une imagination charmante, ces colonnades sveltes
jusqu'à l'invraisemblance, ces frontons, ces
acrotères sans autre appui que des lignes flottantes,
ces audacieuses perspectives de sanctuaires aériens et
perclus dans l'espace ne seraient-ils pas un souvenir direct
cl même assez fidèle des décorations
théâtrales ? M. Saint-Saëns le pense et
nous sommes tentés de le penser après lui.
L'impossible devient aisément réalisable sur la
scène alors que l'architecte décorateur ne
prétend plus réaliser ses rêves que sur
la toile et l'ossature d'une charpente légère.
Tout ce qui est rêve fait songer au
théâtre et aux illusions complaisantes de la
scène. Ainsi en nous promenant aux maisons de
Pompéi, en nous égayant et reposant l'esprit
aux joies des fresques partout souriantes, nous aurions une
vision dernière des prestiges scéniques et du
monde presque féerique où Melpomène et
Thalie, au moins à l'époque romaine,
évoquaient leurs fantômes toujours
aimés.
Ces détails et ces observations s'imposent au moment
de parler du théâtre d'Orange, et nulle part ils
ne pouvaient être mieux placés. En effet, le
théâtre d'Orange reste un des très rares
théâtres qui aient conservé à peu
près reconnaissables la scène et ses
dépendances. Presque partout ailleurs, la scène
n'est plus qu'un alignement de blocs à peine visibles
au ras de terre, quand ce n'est pas moins encore. Nous savons
cependant que les architectes anciens réservaient
toutes les ressources de leur art à la
décoration de la scène ou de ses abords.
Là, se dressaient en colonnes les marbres les plus
précieux ; là, se groupaient les statues les
plus nombreuses ; c'est la scène du
théâtre d'Arles qui a donné à
Louis XIV, pour passer ensuite de Versailles au musée
du Louvre, la célèbre Vénus d'Arles ;
c'est de la scène du théâtre enfoui aux
ténèbres où se cache Herculanum, que
viennent les statues chastement drapées qui
éternisent, au musée de Naples, le souvenir
d'une riche et généreuse famille, les
Balbus.
Mais ces richesses, cet entassement de matériaux
magnifiques, devaient tout d'abord, tenter les pillards et
les dévastateurs. C'est là que l'on devait
commencer l'exploitation au jour où les
théâtres, comme tant d'autres monuments
antiques, devinrent des carrières, et le hasard est
grand qui a permis au théâtre d'Orange de
sauver, au moins dans son ensemble et ses
éléments essentiels, tout ce qui constituait la
scène. Une puissante muraille haute de trente-six
mètres et qui, majestueusement, domine la ville tout
entière, se dresse face aux spectateurs ; ceci n'est
pas une expression vaine et qui ne correspond plus à
aucune réalité. Les spectateurs ne sont pas
toujours absents au théâtre d'Orange : il y a
peu d'années encore on y a joué l'opéra
de Joseph.
Ce grand mur de la scène percé des trois portes
obligées, étageait trois rangs de colonnes,
encadrant des niches et des statues. Les statues ont disparu,
les colonnes ont été brisées ; il reste
cependant assez de cette décoration architecturale
pour qu'elle puisse être aisément
reconstituée, au moins par le crayon ou la
pensée.
Les théâtres, ensevelis sous les cendres du
Vésuve, auraient dû nous donner un ensemble
encore plus complet. Mais de ces théâtres, le
plus considérable, celui d'Herculanum, ne peut
être visité que très difficilement et la
torche à la main. Il est malaisé de comprendre,
plus encore, d'admirer, un monument ainsi condamné
à d'éternelles ténèbres. Une
inscription nous a conservé le nom de l'architecte :
ce fut un certain Numisius, fils de Publius, et du
généreux citoyen qui fit les frais de la
construction, Lucius Annius Mammius Rufus.
Pompéi a deux théâtres voisins l'un de
l'autre et de grandeur inégale. L'un, dit le
théâtre tragique, le plus vaste, est cependant
de proportions médiocres. Au reste, il ne faut pas
l'oublier, Pompéi n'était qu'une ville de vingt
à trente mille habitants au plus, une sorte de
sous-préfecture de seconde classe. Nous y vivons la
vie intime des anciens, et aucun document, aucune histoire ne
nous fait mieux pénétrer dans leur
intimité. C'est une impression saisissante ; si
brouillé que l'on soit avec Lhomond, en voyant ces
maisons portes béantes, ces boutiques où ne
manque rien que les marchands, en suivant ces rues
étroites où les ornières profondes nous
disent les chars qui viennent de passer, on en vient à
décliner machinalement rosa la rose, et
n'était la crainte justifiée de quelque affreux
solécisme, on se mettrait à parler latin. Mais
Pompéi n'avait pas de monuments qui puissent
rivaliser, nous ne dirons pas avec ceux de Rome, mais
seulement avec ceux de Nîmes ou d'Arles.
Le second théâtre, le petit, qu'on appelle
quelquefois l'Odéon, était couvert, et c'est
là une particularité remarquable. Le dallage de
l'orchestre, dans son bariolage de marbres variés,
nous dit le nom des fondateurs : Quinctius Valgus et Marcus
Porcius, duumvirs. Cette étroite enceinte, contenant
quinze cents spectateurs à peine, pouvait
aisément se clore d'une toiture, mais les salles
énormes des autres théâtres que nous
avons vus, que nous verrons encore, devaient rester à
découvert. Ni les Grecs, ni les Romains n'avaient
appris à construire ces fermes de fonte qui permettent
aujourd'hui de couvrir, avec un minimum de supports largement
espacés, des halles, des marchés, des
expositions plus ou moins universelles.
Enfin, n'oublions pas que si la civilisation
gréco-romaine rayonnait jusqu'aux rivages
extrêmes de la Gaule, elle était née et
s'était développée sous un ciel plus
clément. Aujourd'hui encore à
Phalèrè, aux portes d'Athènes, à
Catane, nous avons rencontré de vastes
théâtres modernes qui n'ont d'autre toiture,
d'autre velarium même que l'azur du ciel.
Une question revient souvent à la pensée
lorsque l'on parle de tous ces théâtres : quels
spectacles y attiraient la foule ? quel était le
programme des représentations ? La réponse
n'est pas toujours facile. Cependant nous savons qu'à
Pompéi, au moment de la catastrophe, on allait donner
ou l'on venait de donner la Casina de Plaute. Le nom
de la pièce est écrit, avec la
désignation de la place que le spectateur devait
occuper, sur une tessère de bronze retrouvée
dans les ruines. Les tessères, rondelles de
métal, d'os ou de terre cuite, à peu
près grandes comme une pièce de monnaie,
tenaient lieu chez les anciens de nos coupons si vite
chiffonnés et perdus. Les anciens voulaient, dans les
moindres choses, le solide et le durable ; ils travaillaient
pour l'avenir, et l'avenir, c'est justice, ne les a pas
oubliés.
En 79 de notre ère, la Casina de Plaute
comptait bien près de trois cents ans d'existence,
c'est beaucoup pour une oeuvre de théâtre, et
nous voyons qu'elle figurait encore au répertoire
courant. Nous doutons, par malheur, que les spectateurs
romains aient toujours eu le goût aussi difficile.
Plaute, Térence, cédèrent souvent la
place à des farces grossières, à des
exhibitions éhontées, pis encore hélas !
à des combats de gladiateurs. Quintilien avait dit :
In comoedia maxime claudicamus, ce n'est pas dans la
comédie que nous excellons. C'était un peu
sévère, mais il est constant que le
théâtre latin, pendant un siècle ou deux
si florissant et si fécond, tombe sous les
Césars dans une irrémédiable
décadence. L'amphithéâtre tue le
théâtre. Quant à la tragédie, les
Romains en composèrent ; les tragédies
attribuées, avec plus ou moins de vraisemblance,
à Sénèque, ne paraissent pas avoir
jamais été représentées ; mais
Ovide avait écrit une Médée
très vantée, deux vers que nous citent
Sénèque et Quintilien, nous la font regretter,
car ils sont fort beaux. Nous avons peine cependant à
nous imaginer l'aimable chantre des amours accordant la lyre
de Sophocle. Quoi qu'il en soit, en acceptant même les
éloges que les anciens nous font de cette
Médée et de quelques autres
tragédies perdues, il reste certain que
Melpomène trouva peu de disciples à Rome. On
nomme Térence et Plaute après Aristophane ;
nous ne voyons pas quel tragique latin on pourrait dignement
nommé après Sophocle et Euripide.
Tertullien écrivait au temps des
Sévères, il appelle le théâtre de
Pompée la citadelle de toutes les turpitudes ;
et dans son curieux petit traité de
Spectaculis, déchaîne, sans mesure, et
probablement sans justice, les foudres de sa rude
éloquence africaine. Peu chrétiennement il
triomphe des supplices qui attendent, il en est sûr,
athlètes et histrions, pantomimes et chanteurs,
cochers et danseurs. Plus furieuse explosion de colère
ne saurait être imaginée. «On ne va au
spectacle, dit-il, que pour voir et pour être vu
!» et déjà cela l'indigne. «Il te
faut, malheureux, les bornes (celles du cirque
évidemment), la scène, le sable et la
poussière de l'arène. Tu ne saurais vivre sans
plaisirs. Mais tes poètes impies, ce n'est pas devant
Minos et Rhadamante qu'ils comparaîtront, mais, tout
tremblants de terreur, devant le tribunal de Christ inattendu
(sed ad inopinati Christi tribunal palpitantes). C'est
alors qu'il faudra entendre les acteurs tragiques ; ils
pourront se lamenter sur leurs propres infortunes. C'est dans
le feu que les histrions trouveront leur dénouement.
Rouge des flammes éternelles, le cocher sentira
s'embraser les roues de son char ; nous reverrons les
athlètes dans les gouffres brûlants, non plus
dans les gymnases !»
Tertullien n'est pas tendre. Consolons-nous en pensant qu'il
mourut hérétique.
Toutefois en faisant la part de l'hyperbole dans ces
diatribes féroces, il faut bien reconnaître
qu'à l'époque des Sévères, le
théâtre antique avait déserté son
premier et sublime idéal. Les Muses traînent aux
ruisseaux, de Rome, et la Grèce, leur mère, ne
les reconnaîtrait plus.
Pompée, qui fit construire l'un des premiers
théâtres de Rome, avait eu soin de l'adosser
à un temple de Vénus, et dans la
dédicace par lui dictée, il se vantait d'avoir
érigé un temple avec des gradins à
côté, ingénieux euphémisme qui
accuse l'hostilité des vieux Romains, mais une
hostilité satisfaite à peu de frais et
déjà prête aux dernières
capitulations.
Le répertoire dramatique de la Grèce avait
conquis dans le monde ancien une trop grande
réputation pour ne point pénétrer
jusqu'aux bords du Tibre, le jour où les
légions étendirent leurs victoires jusqu'en
Orient. L'austérité chagrine des censeurs
s'efforça en vain de lui fermer la porte ; Thalie et
Melpomène entrèrent à Rome à la
suite des triomphateurs. Mais quelles mésaventures
souvent grotesques, quelles épreuves, quelles avanies
attendaient les deux illustres soeurs, c'est ce qu'une
anecdote racontée par Polybe suffit à nous
montrer. En 585 de Rome, Anicius vainqueur revient d'Illyrie.
Galamment il fait suivre les magnificences guerrières
de son triomphe de représentations scéniques.
On avait dressé un théâtre dans la vaste
enceinte du cirque. Les joueurs de flûte (les
aulètes) entrent les premiers ; ainsi que le choeur
ils se rangent sur le devant de la scène. Anicius les
invite à commencer. Et voilà les virtuoses qui,
selon les règles de leur art, égrènent
sous leurs doigts agiles l'échelle des tons et des
demi-tons. Ce prélude musical ennuie Anicius. Ce n'est
pas là commencer : «Commencez donc enfin
!» s'écrie-t-il. Les flûteurs poursuivent
sans prendre souci d'un ordre qu'ils ne sauraient comprendre.
Anicius furieux dépêche un licteur sur la
scène. Voyons-nous un gendarme, intervenant à
la Comédie Française pour sermonner les acteurs
? Le licteur bouscule et pousse les flûteurs. «En
avant ! Marchez donc !» C'est là à peu
près tout ce que peut dire et faire un licteur romain.
Les Romains ont la main rude. Les flûteurs
obéissent. Il le faut bien. Et voilà que
toujours soufflant ils s'abandonnent à mille folies.
Ils sont Grecs, des vaincus sans doute, des esclaves
peut-être ; mais il ne saurait déplaire à
leur malice de railler leurs vainqueurs. Ah ! les Romains
veulent une bataille, ils l'auront. On court sus aux
choristes et le choeur se débande, roule, fuit en
désordre sur la scène, dans l'orchestre, jusque
sur les gradins. Cependant un choriste moins pacifique se
retourne et d'un coup de poing brise la flûte d'un
aulète. A la bonne heure, voilà qui est
charmant. On crie, on applaudit, Anicius daigne sourire.
L'arrivée de deux danseurs et de quatre
athlètes met le combleà la confusion : Polyhe
avoue son impuissance à décrire ce tumulte
effroyable et cette mêlée sans nom. Il ajoute
que s'il parlait des tragédiens qui parurent ensuite,
il aurait l'air de se moquer.
Quelques années plus tard, Marius, un Romain bien
romain, ne daigna pas honorer de sa présence plus de
quelques instants, les spectacles à la mode grecque
qu'il avait commandés à l'occasion de son
deuxième triomphe.
Ce serait faire tort aux Romains de les confondre tous avec
Marius ou Anicius. Nous savons que les comiques et les
tragiques grecs trouvèrent à Rome des
admirateurs enthousiastes et sincères, puis des
imitateurs habiles ; Térence, l'ami, le commensal des
Scipions, s'inspire de Ménandre, Ennius
d'Euripide.
Entre les trois grands tragiques que l'humanité doit
à la Grèce, Euripide n'est pas le plus grand ;
ce fut lui cependant qui rencontra en Italie le plus de
faveur, sinon auprès des lettrés, au moins
auprès du public qui voulait bien accepter le
théâtre en concurrence avec le cirque et
l'amphithéâtre. Mais le répertoire
d'Euripide, passionné, émouvant, humain,
pathétique, subit lui-même de singulières
mésaventures. On ne tarda pas à le morceler.
Les drames émiettés, mutilés ne se
produisirent plus que par fragments.
On imposa même aux tragédies grecques les plus
outrageantes transformations. On en vint à mimer
Hippolyte et Médée. Le philosophe Lucien, qui
cependant était homme d'esprit, trouve merveilleuse
cette innovation et n'a que railleries pour les cothurnes et
les masques de la vieille Melpomène.
Les Romains adossèrent souvent leur
théâtre à quelque hauteur naturelle,
cette disposition leur épargnait beaucoup de
difficultés et de dépenses ; mais,
bâtisseurs de voûtes, il leur était
loisible de construire un théâtre sur un
emplacement tout uni. C'est ce qu'ils firent lorsque le
fastueux Pompée ordonna la construction du premier
théâtre permanent que Rome ait connu, c'est ce
que firent César et Octave lorsqu'ils construisirent
le théâtre qui porte le nom du neveu
chéri d'Octave, le si regretté Marcellus.
Aux abords de la petite place Montanara on voit les maisons
prendre un alignement inattendu et décrire une courbe
régulière. Les bâtisses débiles et
misérables laissent passer quelques gros blocs, plus
loin des assises régulières, puis des
voûtes brisées, des arceaux tout entiers. C'est
le théâtre de Marcellus. Il est enterré
de plusieurs mètres, ainsi que tous les monuments de
la vieille Rome. Les colonnes d'ordre dorique où les
premières arcades s'encadrent, n'en paraissent que
plus robustes et plus trapues ; ces arcades elles-mêmes
sont devenues des boutiques ou pour mieux dire des
tannières obscures, des antres noirs. Les forgerons,
cyclopes enfumés, y mènent grand tapage,
battant le fer, éclaboussant les vieilles pierres du
théâtre et traversant d'éclairs les
ténèbres qui les entourent. Une populace
loqueteuse hante ces ruines, des enfants criards, des chiens
hargneux.
Le théâtre superposait trois rangs d'arcades,
deux subsistent ou du moins restent reconnaissables. Les
colonnes à demi engagées, doriques au
rez-de-chaussée, ioniques au premier étage,
accusent, comme la corniche, les moulures et les moindres
détails, un dessin ferme, d'une science et d'un
goût parfaits. C'est là une des meilleures
créations de l'art gréco-romain et qui
dignement fait honneur au siècle d'Auguste. Ces
arcades portaient le vaste plan incliné où
s'étageaient les gradins ; voilà ce que les
Grecs, à peu près ignorants de la voûte,
n'auraient jamais pu construire.
La scène et tout l'intérieur du monument
disparaissent sous les constructions parasites. Les Savellis
y étaient bâti un palais tout entier, plus tard,
acquis par la famille Orsini.
Vérone avait aussi un théâtre magnifique
et de très grandes proportions, adossé à
une hauteur que borde l'Adige. Mais ce théâtre,
incomplètement déblayé, ne peut nous
offrir l'occasion d'aucune observation nouvelle.
Une petite ville, voisine de Vérone, s'enorgueillit
d'un théâtre vieux seulement de trois
siècles, mais que nous pouvons cependant classer dans
les théâtres antiques ; c'est en effet une
reconstitution assez curieuse et qui fait honneur au
goût comme à la science de Palladio. Le
théâtre Olympique, dernier ouvrage de Palladio,
fantaisie d'archéologue qui mériterait
peut-être un sourire complaisant de Vitruve, n'a point
de façade et se dérobe (cela n'est pas dans la
tradition antique) au fond de couloirs misérables. Il
est très petit, c'est une réduction et qui
donne tout d'abord l'impression puérile d'un joujou.
Cependant les gradins s'élagent selon la formule, une
galerie les surmonte, déployant des arcades à
plein cintre, la scène a ses trois portes, et dans
leur ouverture on aperçoit, en perspective fuyante,
des palais, des colonnades qui ont la prétention mal
fondée de simuler une ville antique ; on y sent un
ressouvenir trop fidèle de la place Saint-Marc et des
Procuraties. C'est là du Palladio à peine
déguisé. Cependant les portes, toujours selon
la formule, sont encadrées de colonnes et de niches
où s'ennuient de chastes statues. On leur a
joué, autrefois, des tragédies d'Alfieri ; on
dirait qu'elles en restent inconsolables. Palladio a
établi un velarium, il n'y pouvait manquer,
mais un toit l'abrite, ce qui est contradictoire. Enfin il
faut y mettre quelque complaisance. Ne voyons pas ce toit
malencontreux, supposons de pierre ces pauvres gradins de
bois, de marbre les statues de plâtre, et
récitons, dans le silence de cette triste solitude,
quelques vers d'Euripide ou de Plaute ; l'écho nous
répondra peut-être, mais, j'imagine, avec un
fort accent italien.
Athènes a deux théâtres anciens, le
très fameux théâtre de Bacchus où
nous reviendrons, l'Odéon ou théâtre
d'Hérode Atticus, construction toute romaine de
l'époque des Antonins. Il fut, dès le
règne de Valérien, rattaché aux
fortifications dont l'Empire, déjà
menacé du flot montant des barbares, avait
déshonoré l'Acropole. C'était un poste
avancé, un bastion robuste qui flanquait et
protégeait les abords de la place. Canonniers
vénitiens, janissaires turcs s'y embusquèrent
tour à tour, et le triste honneur de ces batailles
sans gloire a coûté cher au monument ; cependant
l'intérieur, protégé par sa ruine
même et l'entassement des débris, a reparu
presque tout entier sous les fouillles patientes. On y joue
quelquefois ; les vers d'Antigone, tout
dernièrement encore, s'y envolaient retentissants et
joyeux comme un essaim d'oiseaux impatients de
lumière, de soleil et d'azur.
Lorsque nous parlons de théâtre, ne point
retourner en Sicile serait un double crime de
lèse-beauté et de lèse-majesté.
Nos dernières étapes nous mèneront
à Syracuse, à Taormine. Nous négligerons
Ségeste, dont le théâtre est bien
conservé, mais de proportions médiocres.
Syracuse couvrit de ses maisons, de ses palais, de ses
temples, elle couvre encore de ses ruines, de ses
poussières, ou du moins de ses souvenirs, un espace
immense. De l'île d'Ortygie qui la vit naître,
auprès des papyrus où s'ombrage la
légendaire fontaine d'Aréthuse, jusqu'aux
limites extrêmes de l'Epipoles, jusqu'à
l'Euryalus, ce fort si bien conservé qui le couronne
et en défend les abords, on compte près de 10
kilomètres.
Le théâtre de Syracuse était, par sa
grandeur et sa magnificence, tel que Syracuse avait droit
qu'il fût. Que de passants qui menaient terrible tapage
sont venus là ! Les tyrans qui firent la puissance,
mais aussi (l'un ne va guère sans l'autre) les
épreuves et les malheurs de Syracuse, Gélon qui
vainquit les Carthaginois à l'heure même
où les Grecs triomphaient à Salamine,
Hiéron, puis Denys, despote soupçonneux qui
suspend dans un festin une épée au-dessus de
son ami Damoclès, Denys qui fait jeter en prison les
critiques assez osés pour ne pas admirer ses vers, car
Denys se pique de beau langage, il fait de mauvaises
tragédies. Tous les vices, tous les crimes, un homme
affreux ! Puis c'est Denys second qui meurt maître
d'école à Corinthe ; le sceptre
rapetissé n'est dans sa main qu'une férule. Il
ne s'agit plus de belles-lettres, mais de lettres tout court
qu'il faut enseigner aux enfants. Voici venir Timoléon
qui fut, dit-on, homme de bien ; une fois n'est pas coutume
et cela étonne quelque peu dans un meneur de peuples.
Très vieux et devenu aveugle, Timoléon conserva
cependant à Syracuse tout son crédit et toute
son autorité. «Quand il survenait des affaires
importantes, nous raconte Plutarque, les Syracusains
appelaient Timoléon. On le voyait, sur un char
à deux chevaux, traverser la place publique et se
rendre au théâtre ; là il entrait assis
sur son char. A son arrivée, le peuple le saluait tout
d'une voix ; il leur rendait le salut ; et, après
avoir accordé quelques moments à ces
élans d'acclamations et de louanges, on discutait
l'affaire : il donnait son avis, que le peuple confirmait
toujours par son suffrage, après quoi les citoyens le
reconduisaient avec des acclamations».
Avec Agathocle une ère de batailles et de
conquêtes recommence, et Syracuse fait parler d'elle
bruyamment. Dans ce théâtre dont nous foulons
les ruines, on vit Agathocle convoquer, assembler, haranguer
le peuple ; il avait fait massacrer la veille les citoyens
les plus notables.
Après tous ces hommes sanglants et dont
l'immortalité a coûté cher, il est doux
d'évoquer d'autres hommes dont la gloire n'est faite
que de lumière, de joie et d'harmonie.
Eux aussi, certainement, sont venus dans ce vieux
théâtre. Si Archimède y a pris place, nul
doute qu'il n'ait fort mal écouté la
pièce, un théorème de
géométrie chantait dans sa pensée, plus
délicieuse chanson que la Muse de Sophocle. Moschus,
Théocrite, Pindare apportaient une oreille plus
attentive. Mais aucun des humains, si grand fût-il, qui
ait passé par là, ne méritait
acclamations plus retentissantes que le vieil Eschyle. On ne
sait trop pourquoi il avait quitté la Grèce. Au
reste, accueilli en Sicile, comme c'était justice, il
fit représenter à Syracuse sa tragédie
d'Etna. Quel nom ! Quel titre ! Quel sujet ! Ce
poète, plus grand lui-même que notre
chétive humanité, prenant pour ses héros
les Titans écrasés, se mesurant lui-même
en quelque sorte avec l'une des plus hautes montagnes qui
soient dans le vieux monde, montagne de roc, de neige et de
feu, quelle entreprise magnifique ! Quel duel colossal ou
plutôt quel accouplement prodigieux ! Et combien nous
devons regretter que ce drame soit perdu !
Hélas ! le théâtre est là qui
certainement l'entendit, mais qui ne pourrait plus nous le
redire. Ce théâtre n'est que rocher, solide
comme la gloire du vieil Eschyle. De rocher sont les quarante
rangées de gradins, de rocher la grotte
tapissée d'inscriptions qui les surmonte, de rocher
les escaliers qui divisaient le flot immense du peuple
bientôt épandu de toutes parts, de rocher la
scène ou du moins ce qu'il en reste. Tout ce qui
était bloc taillé, pierre rapportée a
disparu. Il paraît que les constructions qui
certainement complétaient la scène, avaient
survécu sans grand dommage, jusqu'à
l'époque de Charles-Quint. Mais ce pseudo-César
flamand-hispano-tudesque avait besoin de pierres pour
bâtir les bastions qui, honteusement, enserrent dans
l'île d'Ortygie, berceau devenu tombeau, l'ombre
agonisante de la pauvre Syracuse. Il fit tout jeter bas.
Cette dévastation sauvage lui permit peut-être
de garder quelque temps la cité où s'accrochait
sa griffe impériale, mais que nous importe ?
Le règne de Charles-Quint a vu éventrer la
merveilleuse mosquée de Cordoue, devenue
cathédrale chrétienne ; le choeur
enchâssé de force dans ces colonnades
mystérieuses où se perd et frémit encore
le nom sacré d'Allah, si splendide qu'il soit, ne
saurait nous consoler du sacrilège et de la perte
subie ; ce même règne a vu mutiler, ce
rêve des Mille et Une nuits, fait d'albâtre et de
marbre, qu'on appelle l'Alhambra. Après cela, on nous
dira que Charles-Quint ramassa un jour le pinceau
échappé aux mains du Titien : c'est trop peu
pour nous faire oublier Syracuse, Cordoue, Grenade, si
odieusement outragées.
Plus une enceinte est vaste et plus, lorsqu'elle est vide,
elle semble triste, plus son abandon semble cruel, plus le
silence même y semble profond. On n'entend rien dans ce
théâtre que battait la houle populaire, rien,
sinon le cri des cigales et le tic-tac d'un moulin, blotti
derrière les ruines. Ces deux voix monotones font
songer à deux vieilles qui caquettent, hélas !
sans plus savoir ce qu'elles disent.
Certes Taormine, l'antique Tauromenium, n'a jamais joué, dans l'histoire de la Sicile ni du monde, un rôle comparable à celui que Syracuse a su longtemps soutenir, et pourtant Taormine peut se vanter de posséder un théâtre qui l'emporte sur celui de sa glorieuse voisine. C'est le plus magnifique qui subsiste, on nous l'a dit ; nous voulons nous en assurer Nous quittons le train à Giardini, un nom aimable mais bien obscur. A peine échappés de wagon, nous sommes entourés, assaillis, étourdis de clameurs inhumaines. On nous bouscule, on nous heurte, on jongle avec nos personnes, on se les dispute, on se les arrache, en quelques instants tout notre bagage est dispersé aux quatre vents : les sacs par ici, les couvertures par là, les cartons là-bas, les boîtes à couleurs on ne sait où. Les naturels à longues oreilles se mettent de la partie ; tout s'en mêle : voilà que les baudets nous heurtent du museau et de force nous les sentons se pousser entre nos jambes. Tout à coup un carton s'ouvre et se vide, désastre épouvantable. Les dessins, les croquis, l'espoir des tableaux rêvés voltigent comme des feuilles mortes en proie aux aquilons. C'est trop fort, nous crions vengeance. Le peintre, un brave artiste très pacifique d'ordinaire, éclate le premier. Un peintre à qui l'on a pris ses études, c'est terrible ! Autant faudrait-il prendre un os à la triple gueule de Cerbère. |
© Agnès Vinas |
Les bâtons tournoient faisant le moulinet, les
cannes se dressent, s'abattent en cadence, les hommes crient,
les ânes braient ; mais bientôt la place est
nette ; le champ de bataille nous reste, hélas !
jonché de débris lamentables, sacs
béants qui perdent leurs entrailles, dessins
déchirés, toiles crevées. Mais enfin
tout est sauvé ou à peu près, même
l'honneur.
Cependant un pauvre vieux et sa bête se tiennent
à l'écart, leur discrète
neutralité obtient sa récompense. L'homme et la
bête nous plaisent : ce sont gens de bon air et
d'aimable compagnie. Aussi nous leur donnons la
préférence : c'est à leur échine
et à leur dos que nous réservons l'honneur de
porter notre fortune qui, du reste, n'est pas celle de
César.
Nous voici grimpant, poussant la bête, poussant le
vieux aux rocailles d'un sentier rapide, tandis que nos
fuyards de tout à l'heure nous guettent de loin,
chiens hargneux qu'on a fouaillés et jettent à
notre pauvre vieux des menaces et des injures. Notre
préférence lui doit peut-être
coûter cher.
Chemin faisant, nos souvenirs résument la longue
histoire de Taormine. Sans peine nous y trouvons quelques
beaux massacres, quelques ruissellements de sang comme il
convient à une cité de noble lignée et
qui se respecte. Les esclaves, révoltés
à la voix de Spartacus, s'étaient
retranchés sur ces hauteurs, et la tâche fut
rude pour les en déloger. Plus tard, dans le duel
épique d'Antoine et d'Octave, Tauromenium se prononce
en faveur du premier et le second rudement la châtie.
Les invasions conduisent jusqu'en Sicile les Maures du
féroce Ibrahim-ibn-Achmet, qui tue l'évoque
Procope et lui mange le coeur, pendant qu'on étrangle
et brûle les malheureux échappés vivants
de la bataille. Puis viennent les Normands et Robert
Guiscard. Au temps de Louis XIV, les Français se
taillent une citadelle dans les ruines et de loin saluent les
vaisseaux de Duquesne vainqueurs de Huyter et de la flotte
hollandaise. Enfin, c'est encore de l'histoire et de
l'histoire d'hier, la plage la plus prochaine de Taormine a
vu Garibaldi, maître de la Sicile, prendre la mer en
quête de victoires nouvelles, au lieu même
où était venu, quelques siècles
auparavant, atterrir un autre aventurier fameux, Pyrrhus roi
d'Epire.
Le théâtre de Taormine pouvait contenir, assure-t-on, vingt-cinq mille spectateurs. C'est une création grecque, l'emplacement qu'il occupe, l'appareil des premières assises l'attestent en toute évidence ; mais les Romains sont venus, reprenant, complétant l'oeuvre primitive et surtout la revêtant de nouvelles splendeurs. Les Grecs rêvaient et cherchaient la beauté, les Romains voulaient le faste. Donc le monument est gréco-romain, mais les différences des deux civilisations se dissimulent discrètement et leur contraste ne crie pas aux yeux. La scène creuse des niches veuves de leurs statues ; quatre colonnes, magnifiques monolithes de marbre, appuient, aux acanthes de leurs chapiteaux, les blocs énormes des architraves et de l'entablement ; les autres, tranchées au tiers de leur hauteur, affectent les airs funéraires de ces colonnes rompues qui tristement se dressent dans nos cimetières. Un large passage règne en arrière de la scène ; la barbarie du moyen-âge y a maçonné au hasard des bases, des tambours de colonnes, des architraves brisées. On a dû improviser cette bâtisse au milieu des alarmes de la guerre et dans la crainte des assauts du lendemain. Un couloir souterrain règne sur toute la longueur de l'orchestre. Au faite des gradins courait une galerie semi-circulaire qui d'un côté appuyait ses voûtes sur un massif de maçonnerie, de l'autre sur des colonnes décapitées ou pour la plupart renversées ; quelques fûts, jalons oubliés, marquent leur solennel alignement. |
© Agnès Vinas |
L'ossature même de l'édifice est presque
entièrement de briques ; mais elle portait, elle porte
encore un magnifique parement polychrome. Les peintures se
sont éteintes, les stucs se sont effrités, mais
les marbres, plus solides, ont mieux résisté.
Au reste, cette brique même souillée,
calcinée par vingt siècles, de soleil,
revêt une patine d'une singulière
splendeur.
Le gardien qui nous accompagne et qui nous prodigue des
explications dont nous n'avons que faire, nous montre un
grand dessin représentant son cher
théâtre. Depuis de longues années
l'oeuvre est commencée, paraît-il, et nous le
croyons sans peine. En effet ce trop consciencieux
interprète du vrai ne veut rien oublier, il a
compté les pierres des ruines, il a compté les
feuilles des buissons, les épines des broussailles,
les brins d'herbe, et chaque année le renouveau
faisant germer quelques brins de plus, verdir quelques
feuilles naissantes, la tâche recommence, le dessin
interminable se complique toujours et sans fin. Ce
chef-d'oeuvre invraisemblable et qui aurait lassé la
patience d'un enlumineur chinois, doit craindre la
fraîcheur et l'humidité du soir ; aussi,
après un juste tribut d'éloges, nous engageons
vivement son auteur à lui rendre l'abri d'une porte
close. Enfin on nous laisse, séparation sans regret ;
on part joyeux, nous restons plus joyeux encore.
© Charles Cavenel |
Oh les heures délicieuses que nous avons passées ! C'était le 2 juin, date mémorable au moins pour nous et qui doit compter inoubliée, toujours bénie tant qu'il nous restera une pensée dans l'esprit, un souvenir dans le coeur. Dirons-nous que le théâtre de Taormine est une merveille ? cela dit trop peu. Les ruines, si belles qu'elles soient, s'enveloppent souvent d'un voile de tristesse, le passé soupire plutôt qu'il ne parle. Etait-ce un rêve, l'illusion d'une âme ravie et soulevée d'une admiration si haute qu'elle devient de la tendresse et de la reconnaissance ? mais ces ruines n'éveilèrent en nous aucune triste pensée. |
Le temps, les hommes, plus cruels, ont mordu, ébréché ces vieilles murailles, mais leur deuil les embellit encore. Nous ne saurions dire ce qu'était le théâtre de Tauromenium en ses splendeurs premières, et bien que de savants archéologues se soient ingéniés à nous le restituer, nous l'aimons tel qu'il est, d'un amour sans plainte et sans regret.
La nature lui a été si douce, si
clémente ! Il avait autrefois plus de marbres, plus de
statues ; il avait moins de fleurs. Pas une lézarde
que l'herbe ne festonne, pas une brèche où ne
s'encadre l'azur, pas une blessure que ne parfume quelque
bouquet joyeusement épanoui. Ces brèches, ces
blessures, les hommes les ont faites, le printemps les a
pansées.
La végétation éclate et triomphe. Jamais
cependant elle ne dérobe rien qui soit digne de la
lumière, elle est légère,
discrète, respectueuse, transparente ; c'est une
parure, ce n'est pas un linceul. Les agaves charnus
élèvent ou replient brutalement leurs feuilles
qui semblent de métal, mais ils n'allument pas, cela
tiendrait trop de place, leur haut candélabre de
fleurs. Les nopals aux raquettes épineuses
s'attendrissent en quelque sorte, car les haies qu'ils
forment, moins farouches, sont frangées de longues
étamines d'or toutes poudrées de pollen. Les
gueules de loup font aux vieilles murailles des taches de
pourpre. Puis ce sont des fenouils géants que les
liserons escaladent ; leurs clochettes bleues se suspendent
dans les hautes ombelles. Plus décoratives que toute
autre plante qui germe dans les ruines, les acanthes sont
là sur les gradins, sur la scène ; elles
dressent des gerbes de fleurs doucement rosées, elles
renversent, elles courbent, leurs larges feuilles luisantes
et d'un vert profond ; leurs touffes semblent des corbeilles,
nous allions dire des chapiteaux vivants, et jamais colonnes
corinthiennes n'ont ambitionné de ceindre plus
magnifique diadème.
© Charles Cavenel |
Que de surprises charmantes attendent le regard égaré dans toutes ces joies du printemps en fête ! Elles reposent, tandis que les horizons lointains dont nous sommes entourés, emportent la pensée à des hauteurs et comme dans une apothéose qui donnent le vertige. |
Le théâtre, avec les grands airs d'un
vainqueur et d'un conquérant, a pris pour base et
piédestal un puissant promontoire. Les pentes rapides
descendent jusqu'à la mer, étageant les cimes
arrondies de quelques oliviers bleuâtres. Vus d'aussi
loin, on dirait des arbrisseaux. A notre droite la
montée se continue encore plus escarpée, et
penché au bord des ravines, s'accrochant aux rocs et
tremblant de tomber, un nid d'aigle. Taormine ou du moins ce
qui survit de Taormine, confond ses murailles à demi
croulantes où scintillent quelques blanches
maisonnettes. Puis les grandes montagnes ondulent et se
déploient, sillonnées de petits sentiers qui
serpentent ; elles s'entassent toujours plus hautes les unes
que les autres, désireuses de toucher ce beau ciel qui
les inonde de sa lumière et de son éternel
azur.
Que sont ces montagnes cependant ? Elles trouvent
aussitôt leur maître, le Titan qui les domine et
qui les écrase. C'est une sombre pyramide dont nul
mortel n'a jamais compté les âges. Colosse
prodigieux dont s'épouvante la pensée, il a du
feu dans ses entrailles, il a de la neige sur son front.
Seraient-ce les siècles sans nombre qui l'ont ainsi
blanchi ? A ses flancs parfois s'arrête quelque
lointain nuage ; et l'on dirait une écharpe
légère qu'apportent les zéphyrs.
© Charles Cavenel |
Elle vit, cette montagne, elle respire ; son haleine lui fait un panache de fumée. En ce moment elle sommeille, oublieuse de cette terre qu'elle ébranle et secoue quand il lui plaît, qu'un jour peut-être elle doit dévorer, dédaigneuse de ces cités qu'elle a vues naître et qu'elle voit mourir. C'est l'Etna. Il est le roi de la Sicile qu'il domine tout entière, roi de cette mer souriante où sa colère a jeté de noirs écueils comme la main d'un enfant jetterait des cailloux, roi de ces rivages de Calabre qui nous apparaissent tout radieux et que bien des fois il a su atteindre. Son calme reste menaçant, et cependant l'ombre grandit à ses flancs énormes, l'immensité rayonnante du ciel où le soleil décline, jette à la cime toute blanche des reflets de pourpre et d'or. |
En effet le jour baisse, voici la nuit qui vient. Les
coteaux lointains s'estompent, les lignes fuient plus
incertaines, les horizons se perdent lentement
effacés. Le théâtre s'enveloppe d'une
obscurité douce qui sera tout à l'heure les
ténèbres. Plus un cri, plus un bourdonnement
d'insecte. Une puissance invisible ressaisit son empire ; et
d'instinct, émus d'une crainte vague,
délicieuse cependant, nous ralentissons le pas. Les
mots s'arrêtent, la voix expire sur nos lèvres.
Une sonorité toute nouvelle ferait un grand bruit du
plus léger murmure, et nous sentons dans l'air des
voix prêtes à nous répondre. Partout
s'étale une implacable immobilité. Les
étoiles s'allument, puis rouge, tout
ensanglantée, mais bientôt pâlissante, la
lune se lève ; sous la caresse de ses rayons qui
consolent, on rêve de Phoebé et du bel
Endymion.
Nous avons parlé longuement de la Sicile ; nulle autre
terre ne nous a plus doucement ému et charmé.
Lorsque nous y sommes venu pour la première, nous ne
voulons pas dire pour la dernière fois, nous
échappions à peine aux épreuves de
l'invasion, aux horreurs des désastres où notre
pauvre et cher pays avait failli succomber. La Sicile nous
fut hospitalière, et tendrement elle apaisa les orages
de nos regrets, les tristesses de nos pensées. Elle
aussi, et bien des fois, dans les cités les plus
belles, les plus fameuses, elle avait connu la défaite
et les atroces douleurs de l'invasion, elle aussi, bien des
fois, au cours des siècles, avait semblé
à la veille de périr ; et cependant elle nous
gardait Syracuse, Ségeste, Agrigente, des colonnades
inondées de lumière, des théâtres
frémissants de souvenirs, des temples, les mieux
conservés qui soient et qui proclament toujours
l'éternité des dieux ; elle nous gardait ses
églises scintillantes comme des châsses
incrustées d'or et de pierreries, car tous les
vainqueurs, les plus farouches eux-mêmes, épris
de leur conquête, après l'avoir
dévastée, se complaisaient à l'embellir.
La Sicile est tout à la fois chrétienne,
romaine, féodale, sarrasine, mais grecque surtout et
avant tout. Ce qu'elle nous a dit en ces jours comptés
au nombre des plus heureux que nous ayons vécus, c'est
que les guerres, si cruelles qu'elles soient, ne
détruisent pas toutes choses, que l'âme d'un
noble pays reste vivante à travers les âges,
enfin que le vrai beau reste toujours beau, que toujours
subsiste assez de ce qui fut vraiment grand par le
génie et par la pensée pour en faire du
souvenir et pour en faire de la gloire.
Chapitre 2 - Athènes
Et pour compléter cette excursion en Sicile :
- A peu près à la même époque qu'Augé de Lassus (1885), Voyage en Sicile de Guy de Maupassant