Athènes
L'an deuxième de la 91e olympiade
THELESTE DE SELINONTE A SON FRERE
Cher
frère, cher ami, mon ambassade n'a servi de rien.
C'est la guerre. La paix, cette aimable déesse
qu'Aristophane chante si bien, la paix qui donne les beaux
paniers de figues, les myrtes, le vin doux, les violettes
épanouies auprès de la fontaine, les olives
tant pleurées, la paix qui rend le vigneron à
sa vigne, le laboureur à son sillon, une fois encore a
battu de l'aile et s'envole loin de cette Athènes
insensée qui n'a pas su la retenir.
Tu sais que nos cités de Sicile, toujours en proie
à de folles querelles, à de haineuses
rivalités sinon à des guerres fratricides,
sollicitent, implorent l'intervention de l'étranger.
Aveuglement impie et qu'il faudra quelque jour
chèrement payer. Hélas ! nous voulons des
alliés pour nous entre-déchirer plus vite et
nous détruire plus sûrement. Ségeste,
notre voisine et par cela même notre ennemie, appelle
les Athéniens ; l'or que ses envoyés ont
étalé dans l'assemblée du peuple, celui
surtout qu'ils ont laissé se perdre aux mains de
quelques démagogues en crédit, a fait merveille
et mis en déroute mes arguments les plus subtils,
confondu mon éloquence. L'ambassadeur de
Sélinonte a vainement évoqué
l'intérêt suprême de tous les peuples de
l'Hellade, vainement rappelé que le jour même
où la Grèce triomphait à Salamine de la
barbarie asiatique, la Sicile triomphait à
Himère de la barbarie africaine. Zeus affole ceux
qu'il veut perdre, la sage Athènè
elle-même oublie toute mesure et toute raison ; c'est
à peine si dans le Pnyx j'ai pu me faire entendre.
Dès la veille on avait éconduit les
ambassadeurs de Syracuse. Je n'ai pas obtenu de meilleur
résultat. Je suis congédié. Au milieu
d'acclamations enthousiastes on a désigné les
stratèges qui conduiront l'expédition de Sicile
: ce sont Lamachus, Nicias, l'inévitable
Alcibiade.
Alcibiade mène tout, règle tout. Le peuple
le hait, mais il ne peut s'en passer. C'est un vers
d'Aristophane. Le mois dernier, un fâcheux accident
faillit cependant compromettre cette brillante fortune. Un
matin on trouva, renversées et brisées sur les
dalles de la rue, trois statues d'Hermès. Le
sacrilège souleva un tel tumulte que la tempête
menaçait de tout emporter, jusqu'au bel Alcibiade. Par
bonheur, c'est un homme subtil et d'une merveilleuse
souplesse. Il excelle à jouer les personnages les plus
divers ; s'il y trouvait profit, il se ferait initier aux
mystères d'Eleusis, mais comme Euripide il dirait :
La bouche a juré, l'âme ne s'est point
engagée. Une sentence de ce même Euripide
lui convient mieux encore : Il vaut la peine de commettre
une injustice pour arriver à l'empire, mais d'ailleurs
on doit être juste.
Je ne sais si Alcibiade vise à la tyrannie ; il est
capable de tout ce qui est bien comme de tout ce qui est mal
; je doute même qu'il fasse de l'un à l'autre
une distinction bien précise. Toutefois une accusation
d'impiété et de sacrilège pouvait
arrêter sa fortune en ce premier essor. On disait, et
moi ambassadeur condamné par mes fonctions
elles-mêmes à tout pénétrer,
à tout connaître, je n'oserais jurer du
contraire, qu'Alcibiade et quelques uns de ses compagnons de
débauche avaient, dans une nuit d'orgie,
promené si loin leurs rondes titubantes que les dieux
mêmes n'avaient pu arrêter leurs furieux
ébats ; et les Hermès s'étaient
cassé le nez par terre pour n'avoir pu suivre la
danse. Alcibiade cependant a su parer le coup, du moins
gagner du temps, car l'accusation reste en suspens, le
jugement est ajourné. Qu'Alcibiade soit vainqueur, et
l'injure des dieux sera bien vite oubliée. En
attendant tout se prépare pour la guerre, chacun
fourbit ses armes. Le Pirée regorge de galères
; les équipages sont réunis, exercés
tous les jours. «Esclave, mon havresac !... Apporte les
plumes de mon casque !... Esclave, détache ma lance
!... Mon bouclier rond à tête de gorgone !...
Les vers ont rongé le crin de mes aigrettes !...
Esclave, ma cuirasse de guerre !» Ce dialogue
qu'Aristophane met aux lèvres de ses Acharniens se
répète dans toute la ville ; c'était
l'autre jour encore un fracas d'armures à ne plus rien
entendre. Maintenant le divin Bacchus nous impose une
trêve, répit suprême et qui ne m'en a
semblé qie plus doux. Nous sommes au mois
d'Elaphébolion, et les grandes Dionysiaques viennent
d'être célébrées. Insouciance
charmante et que j'envie à ce joyeux peuple
athénien, jamais, m'ont assuré même des
vieillards, toujours aisément détracteurs du
temps présent, les fêtes ne furent plus belles,
jamais elles n'attirèrent dans Athènes concours
de population plus nombreuse et plus empressée.
Combien de ces hommes si heureux de vivre, combien de ces
éphèbes qui ont juré, selon la formule
du serment imposé, de ne point déshonorer
leurs armes, de combattre pour les dieux et pour la patrie et
de ne pas laisser leur Athènes moindre qu'ils ne l'ont
trouvée, combien de ces braves, orgueil des jours
passés, espérances du lendemain, reverront
cette chère Athènes, combien dans les joies du
départ peuvent se promettre le bonheur du retour ? Les
fêtes ont duré neuf jours ; hier c'était
le dernier. Si ma diplomatie est condamnée à la
retraite, si le vaisseau qui me ramènera m'attend
déjà dans le port de Phalère, je dois
reconnaître les procédés obligeants, la
courtoisie parfaite que partout, des plus grands aux plus
petits, on n'a cessé de me prodiguer. Ce sont bien
là ces Athéniens qui se font un honneur de
s'appeler entre eux non les puissants, non les riches, non
pas même seigneurs, mais les gracieux chariontes
! Ah, mon ami, que leur esprit est fin et délié
! Que leur grâce est séduisante ! Ils se
feraient tout pardonner des hommes et des dieux ; mais le
destin aveugle et sourd ne connaît point le pardon. Ils
nous déclarent la guerre, et je les aime comme de
vieux amis, mieux encore, comme des frères
égarés ; mes voeux demandent leur
défaite, et je serai le premier à la
pleurer.
On avait obligeamment insisté auprès de moi
pour que mon départ fût retardé et pour
que j'honorasse de ma présence les Dionysiaques. On
m'assurait que l'ambassadeur même d'une cité
ennemie était un hôte désiré et
que ma place dans toutes les fêtes serait
marquée auprès des premiers magistrats.
Aisément je me suis laissé faire violence ;
j'ai fêté Bacchus comme jamais je n'ai
fêté nos dieux.
L'entreprise serait longue d'énumérer tant de
plaisirs. Une chose cependant m'a frappé, c'est
l'ordre exquis, harmonieux, qui toujours tempère les
éclats de la gaieté la plus turbulente, la
mesure parfaite, instinctive qui règne en toutes
choses. Ce n'est pas une foule, c'est un peuple. On sent que
tous ces corps ont l'éducation du gymnase et de la
palestre, que tous ces esprits se sont
éveillés, aiguisés aux discussions des
assemblées populaires, dans le Pnyx, dans les
tribunaux. Ceux-là même qui adorent Bacchus sous
les formes d'une outre rebondie, ne chancellent ni ne
divaguent comme ferait un barbare. Un Athénien
aviné est encore un Athénien.
Ici les fonctions ne sont pas qu'un honneur, mais un profit
qui s'affirme en belles espèces sonnantes. Doit-il
siéger et voter dans l'assemblée du peuple, le
citoyen est payé, payé encore s'il doit juger,
payé s'il est hoplite, payé s'il est rameur,
payé s'il est cavalier, payé enfin, c'est le
dernier mot de la munificence officielle, s'il se fait
spectateur et assiste aux représentations
scéniques. On s'amuse et l'on reçoit encore
trois oboles. Le plaisir est un devoir civique, comme la
beauté en toutes choses est ici la suprême
loi.
Mais, me diras-tu, quel trésor peut suffire à
de telles largesses ? Serait-il dans Athènes quelque
Midas qui puisse, au seul contact de ses mains, tout changer
en or ? L'Ilissus reçoit-il les eaux du Pactole ? Les
alliés payent, Athènes dépense. Rien de
plus de simple, comme tu le vois. Athènes est
rigoureuse aux débiteurs attardés. La
Crète saccagée en pourrait témoigner. Ce
trésor commun était primitivement
déposé à Délos. Un dieu le
gardait, un très grand dieu chéri des Grecs,
Phoebus Apollon ; mais peut-être le gardait-il trop
bien. Le trésor a été
transféré à l'Acropole.
Athènè est-elle un trésorier aussi
farouche ? On en doute, et je te dirai tout bas que ce n'est
pas sans raison. Toutes ces contributions, plus ou moins
volontaires, qui affluent dans Athènes, en principe ne
devraient servir qu'à la défense commune. Mais
les Perses sont bien loin maintenant ; on se souvient
jusqu'à Suse de Marathon et de Salamine ; une terreur
salutaire détourne, loin des rivages de la
Grèce, les galères même des
Phéniciens. D'ailleurs, il le faut bien
reconnaître, Athènes fait bonne garde ; si elle
s'attribue sur les cités et les peuples alliés
une suprématie qui lui fait bien des envieux, elle ne
déserte pas les devoirs qu'elle assume.
Athènes, en dépit des inimitiés qui
éclatent jusqu'à ses portes, des intrigues
redoutables qui la menacent, reste la sentinelle
avancée qui crie à l'Orient barbare : «Tu
ne passeras pas !» Le grand roi humilié et
réduit à corrompre et à gagner les
hommes qu'il n'a pu vaincre, la mer libre de pirates, c'est
déjà une belle tâche accomplie.
Après cela, Athènes que fait-elle de ce qui lui
reste ? Nous le savons, nous le voyons, nous l'admirons, nous
l'adorons, et ce n'est pas moi qui m'en plaindrais, si par
bonheur nous étions alliés d'Athènes.
Cette lumière, en effet, n'éclaire pas la seule
Attique, elle rayonne au loin ainsi qu'un fanal sur la mer
immense, elle nous montre le port, le temple, le sanctuaire,
l'asile suprême que les dieux habiteraient, si quelque
nouvel âge d'or nous rendait la présence des
dieux.
Tu connais notre Sicile, ce pays béni entre tous,
aimé du soleil et caressé de la mer, ce pays
aux contrastes prodigieux qui porte dans ses campagnes
fleuries toutes les délices des champs
Elyséens, et dans les flancs de l'Etna monstrueux
toutes les horreurs sublimes, toutes les épouvantes
d'un Tartare mystérieux, ce pays où les
cités s'appellent Syracuse, Panorme, Agrigente,
Sélinonte, ce pays où les villes sont grandes
et peuplées comme des royaumes, tu sais combien je
l'aime ; la Grèce cependant est plus belle encore. Tu
connais notre chère Sélinonte, qui se mire dans
les flots bleus ainsi qu'une femme coquette au bronze de son
miroir ; bien des fois tous les deux nous avons franchi les
degrés de nos temples vénérés ;
enfants nous allions nous blottir aux cannelures, sans peine
elles peuvent contenir un homme et l'on dirait autant de
niches qui attendent leurs statues. Ces formidables
colonnades germées sur le rocher dépassent la
mesure commune de notre humanité. Nos pères les
ont élevées cependant ; mais les hommes d'un
autre âge ne voudront pas le croire, et parcourant les
ruines de notre ville, car tout un jour doit tomber en ruine,
enjambant à grand'peine les architraves
écroulées, ils évoqueront les Titans
foudroyés et rêveront pour nous l'échine
montueuse de Polyphème ou les cent bras de
Briarée. Ils voudront nous reconnaître dans ces
héros, ces dieux trapus comme des chênes,
musclés, bosselés comme des racines d'oliviers
séculaires, qui furieusement, bataillent et
s'égorgent aux métopes de nos temples. Certes
ils sont beaux, formidables surtout ces monuments dont
s'enorgueillit notre Sélinonte bien-aimée, et
longtemps je les ai vénérés comme les
plus dignes demeures que notre piété ait
offertes à nos dieux. Mon ami, je ne connaissais pas
Athènes. Elle sait tout ce que nous savons, elle peut
tout ce que nous pouvons, et elle sait, elle peut quelque
chose de plus encore ; nous ne sommes que la Sicile, elle est
la divine Athènes. Ces monuments que dans le
très court espace de quinze ou vingt ans, elle a fait
jaillir du rocher de l'Acropole ou pour mieux dire qu'elle a
enfantés de son sein, car ils naissent de ses
entrailles aussi bien que de sa pensée, ils ne sont
pas d'une grandeur immense ; ils charment plus encore qu'ils
n'étonnent. Les deux Athènè, filles de
Phidias, celle d'ivoire et d'or, qui s'abrite dans le
Parthénon, celle plus grande encore qui veille au
seuil du temple et montre de loin au nocher qui passe sa
pique et son aigrette échevelée,
dépassent de beaucoup l'humble taille d'une vulgaire
humanité ; mais les Propylées en quelques
enjambées peuvent être franchis, le Poecile
n'est grand que par le pinceau de Polyglote, qui de chaque
muraille a fait un poème héroïque ; le
dernier satrape trouverait bien étroit
l'Erechthéion ; et cependant ces merveilles passent
toutes les merveilles, elles reposent les yeux ravis de leur
placide harmonie, de leurs savantes proportions, elles
laissent à l'esprit la vision sublime d'un rêve
accompli, de la perfection pour une fois
réalisée. C'est la splendeur du vrai, de
l'ordre, de la mesure, de la raison ; c'est la richesse sans
le faste, l'éloquence sans la faconde ; c'est
l'âme d'une cité qui se fait marbre, et d'une
cité, mon ami, comme il n'en fut jamais, comme il n'en
sera jamais une autre. Il n'y a qu'un soleil qui luise sur la
terre, il n'y a qu'une Athènes. Qu'ils
bénissent les dieux jusqu'au dernier soupir
ceux-là qui ont eu le bonheur de la connaître
!
Je me suis oublié à te parler d'Athènes,
son image occupe sans cesse ma pensée et quand je le
voudrais, je ne pourrais pas plus m'y soustraire, qu'un brin
d'herbe ne peut échapper à la terre qui le
nourrit, au jour qui l'éclaire, à la
rosée qui le féconde. Maintenant que je vais te
parler des Dionysiaques, c'est encore Athènes,
toujours et partout, que nous retrouvons dans ces fêtes
sans rivales ; elle s'y célèbre elle-même
en sa gloire, en sa grandeur, en son génie autant
qu'elle y célèbre le dieu couronné de
lierre, le grand Bacchus.
L'Odéon est un édifice circulaire construit au
flanc de l'Acropole. Une tente d'une royale magnificence lui
servit de modèle, celle que Xerxès occupait le
jour où Salamine, nourricière des colombes,
comme chante Eschyle, vit sombrer les vaisseaux des barbares
aux abîmes de ses flots d'azur et naître sous un
rocher un petit enfant qui devait être le grand
Euripide. Que de gloire, que de bonheur dans une seule
journée ! L'Odéon avant-hier, sous le marbre de
ses colonnes, sous son toit de cèdre, recevait tout ce
que la Grèce et les îles les plus lointaines
nourrissaient de musiciens instrumentistes. La musique est
ici une affaire publique et qui tient une large place dans
l'éducation. Damon, le maître de
Périclès, n'a-t-il pas dit : «On ne
saurait toucher à la musique sans ébranler les
lois de l'Etat». J'ai assisté à ces
concours ; j'ai vu défiler devant moi les
aulètes les plus fameux, ceux qui jouent de la syringe
aux tuyaux inégaux dont le dieu Pan fut l'inventeur,
ceux qui jouent de la double flûte, de la flûte
aiguë et perçante dite
parthénienne, de la flûte moins
aiguë dite citharistérienne, et des
flûtes plus basses dites parfaites et plus que
parfaites. Ces virtuoses ont fait merveille ; les
applaudissements, les récompenses na leur ont pas
été marchandés. Et pourtant les
aulètes sont peu considérés dans
Athènes ; on les recherche, on les paye souvent fort
cher, mais on les méprise, seraient-ils venus de
Lesbos et dignes d'accompagner les stances de l'inimitable
Sapho. Pourquoi donc ? Et chez un peuple si
passionnément épris de toutes les choses de
l'art, comment expliquer cette contradiction et cette
défaveur ? Je n'y vois et l'on ne m'en a donné
qu'une raison. Pour jouer de la flûte il faut souffler.
Souffler gonfle les joues et déforme le visage. Le
visage bouffi, congestionné, injecté de sang
d'un aulète devient une déplaisante caricature.
Cela suffit pour qu'un art qui altère ainsi l'harmonie
des traits soit abandonné aux esclaves ou du moins
à de pauvres hères d'une basse condition.
Tout au contraire les joueurs de lyre, les citharistes sont
bien vus. Le jeu de ces instruments commande une pose
aisée, facile, gracieuse ; c'en est assez pour que
l'artiste soit en faveur, comme son art lui-même.
Pincer un peu de la lyre ou du moins en connaître les
premiers éléments rentre dans le programme
d'une bonne éducation.
Les lyres, les cithares ont maintenant onze ou douze cordes.
J'ai entendu aussi une nouvelle venue et que la mode
déjà recommande, la harpe des Egyptiens, le
trigone ; la lyre phénicienne, l'épigone
même, avec ses quarante cordes, ne saurait rivaliser en
puissance, en richesse, en variété, avec ce
trigone qui berce, aux rivages du Nil, la voluptueuse
indolence des Pharaons.
Ces concerts ne m'ont laissé qu'un souvenir confus. Le
lendemain, c'était hier, je prenais place au
théâtre de Bacchus et je voyais Oedipe
roi.
Notre terre de Sicile connaît et goûte beaucoup
les représentations scéniques. Thalie et
Melpomène sont dignement honorées parmi nous.
Le très glorieux Eschyle n'est-il pas venu abriter sa
verte vieillesse aux bosquets embaumés que le
Cyané rafraîchit ? Notre Sélinonte
même n'a-t-elle pas la première
écouté, encouragé, dans notre île,
les bégaiements de la Muse comique ? Et cependant, une
fois encore, il le faut avouer, Athènes est la vraie
patrie de Melpomène ; la tragédie est ici une
institution nationale, non le plaisir de quelques-uns, mais
la préoccupation, l'orgueil, la joie suprême de
tous. Elle plonge ses racines aux traditions les plus
lointaines et les plus respectées, on ne l'aime pas
seulement, on y croit. Le peuple, les dieux y sont
associés, c'est un acte pieux plus encore qu'une
oeuvre de littérature ; on pourrait dire que les
poètes se haussent à la dignité de
pontifes et la création de leur génie, à
l'égal des hymnes consacrés, conquièrent
aussitôt une large place dans le culte, dans la foi,
dans la religion.
Ces représentations scéniques n'ont lieu ici
qu'à de longs intervalles : aux petites Dionysiaques,
en automme, aux jours où les vendanges remplissent les
celliers et réjouissent les vignerons, aux
Lénies, en plein hiver, mais on ne joue guère
alors que des comédies ou des bouffonneries grotesques
; enfin au printemps, aux grandes Dionysiaques, quand la
sève a gonfle et fait éclater les bourgeons,
quand l'espérance des moissons prochaines
déjà égayé la campagne, quand les
narcisses sont épanouis aux pâturages du
Pentélique, quand les anémones rouges
empourprent les blancs rochers de l'Acropole, enfin quand les
abeilles réveillées enveloppent l'Hymette de
leurs joyeux bourdonnements. Ainsi le goût du
théâtre satisfait, mais non pas surmené
par des jouissances trop fréquentes, tenu en haleine,
surexcité par l'attente elle-même, n'en est que
plus délicat, plus sévère
peut-être, mais aussi plus intime, plus profond, plus
respectueux enfin ; car pour le goûter dignement et
complètement, il faut d'abord respecter ce que l'on
aime.
Chaque année les grandes Dionysiaques amènent
un concours de tragédie. Tu sens bien qu'il serait
impossible de représenter toutes les pièces,
toutes les ébauches plus ou moins informes qu'il
plairait à un amateur quelconque de nous apporter. Les
Spartiates jettent dans un gouffre qui jamais ne rend sa
proie les nouveau-nés mal venus et débiles ;
ainsi font les Athéniens des pièces qui ne sont
pas jugées dignes du grand jour de la scène ;
elles disparaissent aux ténèbres de l'oubli.
Trois poètes seulement sont choisis et
désignés pour prendre part à la lutte
suprême. Autrefois on était tenu d'apporter une
tétralogie, quatre pièces dont un drame
satirique, tâche énorme, et ces pièces
devaient se faire suite, évoquer, raconter les
principaux épisodes d'une même histoire. On se
montre moins rigoureux aujourd'hui. On n'exige plus quatre
pièces, et les pièces présentées
n'empruntent pas toujours la même origine ou la
même tradition.
Autrefois une équité jalouse ordonnait le
tirage au sort des interprètes. Si une
interprétation plus heureuse, plus savante devait
favoriser l'un des concurrents, le hasard seul en
décidait. Il n'en va plus de même ; et les
poètes ont soin par avance de recruter les acteurs les
plus habiles. Cette innovation n'a fait que grandir
l'influence et le crédit des principaux acteurs. Je ne
sais s'il en est ainsi dans tous les pays ; on me dit que
certains peuples tiennent pour dégradante la
profession de comédien. Athènes en juge d'autre
sorte. Non seulement Molon, Théodore, Andronicus sont
grassement payés, mais on les recherche, on tient leur
amitié en grand honneur. Télestès dont
la mimique toute-puissante faisait, dit-on, trembler,
était l'élève et le confident le plus
intime d'Eschyle. Les citoyens, et ils sont nombreux, qui
rêvent de la tribune et des fonctions publiques,
sollicitent souvent les conseils et les enseignements de
quelque tragédien fameux. Le Pnyx n'est-il pas un
théâtre, le peuple un public, et n'est-ce pas
quelquefois la destinée de la patrie, toujours la
fortune et l'avenir de l'orateur qui se jouent là, en
l'espace de quelques instants ? Voici même, et c'est
souvent une désolation dans Athènes, que les
rois, les tyrans fastueux renchérissent sur les
largesses des auteurs et des magistrats. Quelques-uns des
acteurs les plus renommés commencent à courir
le monde en quête de nouvelles victoires et surtout de
salaires dignes, non pas de leur talent qui toujours est
limité, mais de leur vanité qui ne l'est
pas.
Autrefois le poète ne laissait à personne le
soin, l'honneur, le risque d'interpréter le principal
rôle de sa pièce. On a pu voir encore le divin
Sophocle, en sa radieuse jeunesse, tenir le rôle de
Thamyris et montrer la belle Nausicaa jouant à la
balle avec les jeunes filles ses compagnes, auprès de
la fontaine où vient s'asseoir Ulysse. Toutefois
c'étaient là des rôles secondaires. Au
reste Sophocle n'a pas une voix bien puissante : c'est le
seul don que lui ait refusé la prodigalité des
dieux.
Maintenant les auteurs ne sont acteurs que par exception. Si
Aristophane joua lui-même le personnage du
démagogue Cléon, ce fut sur la réponse
négative de tous les acteurs refusant d'assumer une
tâche aussi périlleuse. C'était alors un
homme redouté que Cléon, ce fils de corroyeur
qui usurpait le crédit, la puissance de
Périclès et prétendait lui
succéder. Parodie grotesque ! Cléon
après Périclès ! Hélas !
Mais notre amour indulgent toujours oublie les fautes, les
vices même de ce que nous aimons. Je ne veux plus
parler de politique ; cela me rassérène et cela
me repose. On ne saurait manierles affaires et les hommes
sans se salir un peu et l'esprit et les mains.
Le théâtre de Bacchus, qui prête sa vaste
enceinte à la pompe des représentations
tragiques, s'enchâsse au flanc de l'Acropole et regarde
le midi. Ainsi cette colline rocheuse que la nature n'avait
pas élevée au-dessus de la plaine d'un
élan bien hardi, mais que le génie
d'Athènes surélève et glorifie à
l'égal des cimes les plus fameuses, ceint un
diadème de temples merveilleux, consacre tous les
souvenirs du passé, commande l'avenir et sur ses
pentes laisse encore une large place au plus ancien, au plus
illustre de tous les théâtres.
La construction du théâtre de Bacchus
commença dans la soixante-dixième Olympiade,
sous la direction des architectes Démocrate et
Anaxagore. Thémistocle y fit travailler activement ;
mais, bien que le monument soit vaste, commode et
d'admirables proportions, en un mot, digne d'Athènes,
de ses poètes, et de ses dieux, on projette de
nouveaux agrandissements, des splendeurs plus grandes.
Athènes aime tant son théâtre que jamais
elle ne renoncera au plaisir de le refaire et de l'embellir.
Il suivra les destinées de la cité et se
transformera d'âge en âge.
Il peut contenir, m'assure-t-on, trente mille spectateurs.
Partout le rocher lui prête une base solide, un
majestueux encadrement. Les gradins étaient
primitivement taillés au vif de la pierre ; on les a
depuis peu revêtus de marbre, au moins pour la plupart,
car les derniers, ceux-là qui tout là-haut,
presque au niveau du mur de l'Acropole, reçoivent les
métèques et la foule des très petites
gens, ne sont aujourd'hui encore que de rocher.
Les gradins inférieurs sont exclusivement réservés aux dignitaires. Une soixantaine de fauteuils de marbre, côte à côte alignés, se développent tout à l'entour de l'orchestre. Le grand prêtre de Bacchus Eleuthérien a sa place marquée tout au centre, dans l'axe de la scène ; à lui seul revient l'honneur de présider la solennité. Le siège qu'il occupe, plus richement décoré qu'aucun autre, déroule, finement sculptés dans le marbre, satyres, petits génies ailés qui enfourchent des griffons. A la droite du grand pontife de Bacchus prend place l'exégète, l'interprète officiel des lois sacrées et des oracles ; puis vient le prêtre de Zeus Olympien, puis le prêtre de Zeus protecteur de la ville. |
Sur la gauche on voit l'hiérophante venu
d'Eleusis ; c'est lui qui dans le temple de
Cérès initie les pèlerins pieux aux
mystères redoutés de la grande déesse
Les prêtres de Phoebus Dôlien, de
Poséidon, d'Artémis, l'exégète
des Eupatrides, l'hiéromnémon, on nomme ainsi
le député d'Athènes au conseil
amphictyonique, les prêtres de Phoebus Pythien, le
prêtre d'Erechthée, le prêtre de la
Victoire Olympienne, enfin le héraut public, ont leurs
places marquées. Le marbre porte, écrits sur le
dossier, le titre et la dignité du spectateur qui doit
s'y venir asseoir. Les dieux, dans la personne de leurs
prêtres, sont ainsi convoqués et groupés
au premier rang. Puis viennent, sur les gradins qui leur sont
immédiatement supérieurs, tout ce qui,
magistrat ou fonctionnaire public, joue quelque rôle
officiel dans la cité : les membres du divin,
aréopage, vieillards graves et solennels comme s'ils
devaient encore juger Oreste le parricide ; les archontes,
les thesmothètes, les prytanes, contrôleurs
sévères des deniers publics, enfin les
ambassadeurs venus de l'étranger. J'étais
là et j'avais auprès de moi un Perse
arrivé tout dernièrement du fond de la
Chaldée. Avec sa large barbe noire aux anneaux
symétriquement étagés, avec sa haute
tiare constellée de pierreries et toute scintillante,
avec sa large robe de soie frangée d'or, certes il
nous donnait une vision éblouissante du lointain
Orient et des magnificences dont s'environne la
majesté du roi des rois ; mais combien cette richesse
tapageuse plaît moins à mes yeux que la fine et
discrète élégance d'un jeune
Athénien ! Ce n'est plus là un corps humain
qui, sous ses draperies mobiles et transparentes,
révèle ses harmonieuses proportions, l'aisance
de ses moindres gestes, la souplesse de ses mouvements, mais
un lourd assemblage, un confus amas d'or, de bijoux et
d'étoffes traînantes. Ce n'est plus là un
homme, mais une sorte d'idole à peine mouvante et qui
s'embarrasse dans ses parures. Sous l'écrasement de
l'énorme coiffure, l'esprit même doit
s'appesantir et la pensée s'arrêter en son
joyeux essor. Les Athéniens le plus souvent vont
nu-tête : rien n'entrave pour eux le langage rapide du
regard, ni le libre vol de la pensée.
Lorsque je pénétrai dans le
théâtre de Bacchus, les gradins disparaissaient
déjà sous l'entassement de toute une
population. Ma place m'attendait cependant. Un
rabdophoros, un de ces hommes qui sont
préposés à la police et au bon ordre du
théâtre, s'empressa à m'y conduire
dès que ma présence lui fut signalée ;
et chacun, il me plaît de le rappeler, se levait pour
me livrer passage ou seulement pour me faire honneur. Il ne
fut pas un seul des magistrats publics, de ceux-là
même qui le plus violemment avaient combattu mes
propositions et traversé mes desseins, qui ne m'ait
obligeamment salué.
Peu de femmes dans cette foule. Elles ne sauraient assister
sans gêne et sans inconvenance aux bouffonneries
puissantes mais licencieuses d'un Aristophane ; on a peine
à s'imaginer une honnête mère de famille
écoutant Lysistrata ou l'assemblée des femmes.
Les tragédies toutefois respectent les scrupules d'une
austère pudeur, et l'âme ne peut que grandir,
s'exalter en des pensées plus hautes quand parle la
muse d'Eschyle ou de Sophocle ; mais les Athéniens,
sans imposer à leurs femmes la tyrannie de lois
jalouses, de par les discrets conseils seulement d'une
habitude docilement acceptée, retiennent le plus
souvent leurs filles, leurs soeurs, leurs épouses au
logis. Le gynécée n'est pas une prison, et rien
ne ressemble moins à la demeure sombre,
mystérieuse, presque inaccessible au profane, d'un roi
d'Asie ou d'un satrape, que la maison d'un Athénien,
toujours hospitalière aux amis, aux étrangers,
même aux quémandeurs importuns ; mais, dans la
pensée d'un Athénien, la femme est la
divinité bienfaisante et vigilante du ménage,
le doux génie qui préside à ce petit
monde domeslique fait de nos affections les plus intimes, de
nos tendresses les plus profondes et de nos seuls vrais
bonheurs. Il faut à la maison le sourire de la femme
et les rires de l'enfant.
Quelques femmes, et des plus honnêtes, assistent
cependant aux représentations tragiques ; aucune loi
ne l'interdit. Elles ont leurs gradins
réservés, qui les réunissent et leur
épargnent le contact immédiat d'une foule
quelquefois tempétueuse. Des places
particulières les attendent, mais ne leur sont pas
imposées. J'ai vu quelques femmes, et des plus belles,
des mieux parées, sinon des plus respectables, qui
effrontément et d'un air vainqueur prenaient place au
milieu des hommes.
La fameuse Aspasie en avait donné l'exemple, et
Périclès l'avait toléré,
peut-être en gémissant tout bas. C'est
l'histoire éternelle : on impose des lois à un
peuple, on n'ose faire une observation à la femme
qu'on aime. L'exemple étant mauvais, fut
aussitôt suivi, non pas de celles qui comprennent leur
vraie mission, mais de celles qui veulent le bruit,
l'étalage, les adorations des regards partout
sollicités. Ce ne sont pas ces hétaïres
qui se contenteraient de vêtements qu'elles-mêmes
auraient tressés. Leurs doigts ont désappris,
si jamais ils l'ont connu, le jeu de la quenouille et de
l'aiguille ; ils ne savent plus que tenir un miroir. Ces
femmes n'ayant d'autre but dans la vie que d'être
jeunes et belles le plus longtemps possible, sont toujours en
quête de parures nouvelles, d'ajustements savants et
qui puissent éblouir quand vient le jour fatal
où l'on ne saurait plus, de par les simples dons de la
nature, séduire tous les coeurs et charmer tous les
yeux. Aussi les modes orientales trouvent-elles chez ces
femmes une clientèle complaisante. Il me souvient
d'une Corinthienne qui, tout enveloppée de lins tissus
phrygiens rehaussés de broderies à paillettes
d'or, de palmettes et de méandres, portait sur sa jupe
azurée toutes les étoiles du firmament. A ce
luxe impertinent on reconnaissait aussitôt une
étrangère. Une Athénienne, même de
celles qui aiment à se montrer, aurait mis plus de
tact dans sa coquetterie et n'aurait pas dans les lourds
colliers qui l'étouffent, dans les longues
épingles qui hérissent sa chevelure,
étalé sottement les dépouilles d'une
province. S'habiller avec goût, que le vêtement
soit simple, pauvre même ou de grande richesse, quelle
science délicate et profonde ! Il faut, pour
réaliser cette aimable merveille d'un homme bien mis
ou d'une femme élégamment parée, un
goût extrême, je dirais même de l'esprit.
Les Athéniens presque tous y excellent ; aussi ont-ils
beaucoup d'esprit. Il faut d'abord faire sien, s'assimiler
intimement, tout ce que l'on prend, tout ce que l'on porte ;
notre moi doit transparaître à travers nos
vêtements, les bijoux mêmes n'ont tout leur
éclat que si notre pensée y rayonne. Que de
gens, étrangers à ce qui les enveloppe ou les
charge, semblent l'avoir emprunté ou volé ! On
voudrait le leur reprendre, car ils ne savent qu'en faire.
Tout le monde est couvert ou vêtu, bien peu sont
habillés.
En ces fêtes des Dionysiaques, Athènes presque
tout entière est dans son théâtre de
Bacchus. Les esclaves ne sont pas admis, encore même
sous le prétexte d'accompagner leurs maîtres ou
de leur apporter des coussins qui atténuent la
dureté des sièges de marbre,
pénètrent-ils quelquefois dans ces lieux
interdits, et je suppose que beaucoup d'entre eux, restent
confondus, entassés aux ombres discrètes des
corridors et des portiques. On n'est pas toujours bien
sévère ; Athènes en fête ne veut
dans ses murs que des heureux.
L'esclavage est ici plus doux qu'en aucun lieu du monde. Ce
ne sont pas les lois qui exigent des maîtres une
bonté indulgente et facile, mais les moeurs, ce qui
est plus sûr et ce qui vaut beaucoup mieux. Tu vas
sourire de ce propos, mais il me semble que les animaux
eux-mêmes, acceptés comme d'humbles amis, non
durement fouaillés, hennissent, aboient, miaulent ou
braient ici plus gaiement que partout ailleurs. Songe bien
que dans Athènes le chien d'Alcibiade est un
personnage d'importance. Si j'avais pour voisin de droite un
Perse, le plus souvent muet ou laconique et sentencieux comme
un oracle, j'avais pour voisin de gauche un poète de
quelque renom, Ion de Chio, bavard et médisant comme
un Cretois. En quelques instants il m'a dit tout ce qu'il a
fait et tout ce qu'il fera. Cette année il n'a pas
voulu concourir ; et cependant plusieurs fois il n'a pas
craint de se mesurer avec Sophocle et Euripide. L'honneur est
déjà grand d'être admis à une
pareille lutte. Le caprice des juges ou le hasard d'une
inspiration heureuse a justifié quelquefois cette
audace par la victoire. Ion de Chio connaît toute la
cité d'Athènes : sa médisance
égratigne sans déchirer. Il s'amuse
lui-même à me faire les honneurs de
l'assemblée : Mon ignorance curieuse ne cesse de
l'interroger, sa faconde jamais ne se lasse de me
répondre. Je dois beaucoup à cet ami d'un jour
et notre conversation revivra dans cette lettre.
Tous les servants de Thalie et de Melpomène, qu'ils
soient d'Athènes ou seulement ses enfants d'adoption,
car elle est aisément hospitalière à
tous les talents et le génie donne droit de
cité, sont là curieux, attentifs, jaloux de
s'instruire ou plutôt secrètement
désireux de critique ; rien ne réjouit plus un
jouteur que la culbute d'un rival. Ion de Chio me les nomme
et de quelques mots le plus souvent les fustige. Ce n'est pas
d'un confrère ni surtout d'un poète qu'il faut
espérer quelque indulgence.
«Voilà Critias, me dit-il, l'auteur d'un
Sisyphe. Sa pièce lui est retombée sur
la tête comme le rocher vengeur sur la tête de
son héros.- Peiner, gémir dans le Tartare sans
fin ni trêve, c'est cruel, mais être
chanté par Critias ; c'est un supplice que Minos avait
oublié... Vois-tu là-bas cet homme plus blanc,
plus rose, plus frais qu'une matinée de printemps, ce
visage apprêté comme celui d'une vieille
coquette, c'est le bel Agathon, un poète
ingénieux à ciseler des riens, à rythmer
de petits vers et, qui semble quand il déclame, comme
dit Aristophane, gazouiller une marche de fourmis. Plus loin
c'est Alcimène, auteur tragique, auteur comique.
Double gloire ! Par malheur, Thalie l'obsède quand il
chausse le cothurne, Melpomène le dévore quand
il met le brodequin ; rien de plus lamentable que ses
comédies, rien de plus bouffon que ses
tragédies. Le voilà qui cause avec
Théognis.
- Cet homme pâle et qui semble figé dans une
placidité marmoréenne, c'est aussi un
poète ?
- Oui vraiment, Théognis dignement surnommé la
neige. Phoebus dégèle les cimes du Pinde ou du
Par-nasse, jamais il n'a pu dégeler les vers de
Théognis. Tu vois à droite, sur le
troisième gradin, toute une nichée de
poètes : Acestor, Morychus, Nicomaque,
Xénoclès qui excelle dans l'emploi des machines
et qui remplace l'éloquence des vers, les
caractères absents par l'essaim des divinités
volantes ou l'apparition des spectres et des fantômes.
Ce spectacle ne laisse pas d'amuser le vulgaire et de
mériter à Xénoclès quelques
applaudissements. Le public est bien sot.
- N'as-tu pas remarqué que le public est toujours sot
quand il applaudit l'ouvrage d'un confrère ?
- Voici là-bas Melitus, maigre, hâve, jaune,
ridé comme une outre vide. Il ne se nourrit que de
fiel, et cela ne lui profite guère. Comme un chien
hargneux toujours acharné à la poursuite de
quelque gibier, il faut toujours que sa haine et ses injures
cherchent quelque victime. Socrate l'a raillé, il
exècre Socrate, et ses livres, à défaut
de la ciguë, distillent le poison des calomnies les plus
infâmes. Pauvre et bon Socrate ! Il a quelques amis,
des disciples enthousiastes, mais il a bien des
ennemis.
- N'est-il pas dans le théêtre ?
- Si vraiment. Le grand nom de Sophocle ne l'aurait-il pas
attiré, qu'il n'aurait pu manquer une occasion de voir
son cher Alcibiade.
- Alcibiade est son élève ?
- Son élève bien-aimé. Tu ne saurais
imaginer de quelles attentions délicates
l'élève environne le maître, quelles
grâces coquettes il déploie pour se l'attacher
et le captiver ; dans la dernière campagne le
maître et l'élève partageaient la
même tente. Alcibiade est un charmeur qui
dériderait l'ennui d'un satrape et ferait sourire
Lacédémone. Les dieux l'ont
prédestiné à toutes les
conquêtes.
- Alcibiade est-il ici ?
- Non, pas encore ; il ménage ses effets, il
prépare son entrée. Au reste il est
chorège et une partie des frais de ces
représentations lui incombe. Peut-être est-il
dans le chorignion où les acteurs
revêtent leurs costumes et reçoivent les
derniers encouragements du poète et les conseils de
l'hégémon, car si le poète est le
chef des choeurs, le chorodidascale,
l'hégémon est le maître
suprême des musiciens instrumentistes. A défaut
de l'élève qui ne peut tarder à venir,
tu vois au-dessus de nous le maître, le sage
Socrate.
- Cet homme un peu court et trapu, le visage épais,
les lèvres lourdes, le nez écrasé
?
- C'est le divin Socrate. Je ne puis te le proposer comme le
type de la beauté athénienne. L'enveloppe est
grossière, mais une flamme subtile y veille qui tout
réchauffe et tout illumine. Les yeux sont petits, mal
dessinés, mais ne te semblent-ils pas darder des
flèches et des éclairs ? Le regard interroge et
répond.
- En effet et l'on sent qu'il pénètre les plus
profonds mystères de la pensée.
- Ce n'est pas seulement un homme, un philosophe, c'est une
lumière.
- Puisse tout ce qui est la nuit, l'ombre et le mensonge ne
pas s'entendre quelque jour pour l'étouffer !
- Quel est donc cet homme qui vient de se lever à demi
et d'un signe amical vient de saluer Socrate ?
- Un confrère, le fils d'un cabaretier de Salamine et
d'une revendeuse de légumes, l'auteur
d'Hippolyte et de Médée,
Euripide. Il fut athlète en son jeune âge et
s'escrima dans la palestre et le stade avant d'aborder la
scène tragique.
- Je connaissais son nom, j'ai retenu quelques-uns de ses
vers. Sa réputation a pénétré
jusqu'en Sicile. Ceux-là seraient les très bien
venus qui nous apporteraient ses pièces ; et nous
serions hommes à gracier un condamné pour prix
d'une tirade d'Euripide.
- Il vient de terminer, assure-t-on, trois pièces
nouvelles : Palamède, Alexandre, les Troyennes.
Sans doute nous les entendrons aux prochaines Dionysiaques.
De l'habileté, du talent, de l'esprit et du plus
subtil, Euripide en a sans doute : mais il altère nos
vieilles traditions tragiques. Eros, Aphrodite prennent chez
lui une place toute nouvelle et cela ne va pas sans scandale.
Tous les vieux adorateurs d'Eschyle protestent furieusement.
On a déjà dit qu'Euripide voulait quitter la
Grèce pour la barbare Macédoine.
- Tant pis pour la Grèce !
- Exécrable caractère du reste, ombrageux et
triste. Euripide hait les femmes, mais d'une haine qui
ressemble bien à une tendresse aigrie et
déçue. Sophocle a dit : «Euripide
déteste les femmes... au théâtre».
Il a beaucoup restreint dans ses pièces le rôle
du choeur. On dit même que pour la composition
musicale, Euripide emprunte la collaboration secrète
de Timocrate d'Argos où d'Iophon, le fils de Sophocle.
Pure médisance, je veux le croire, on est si jaloux
les uns les autres dans notre métier !
- Je vois avec plaisir qu'il est encore des poètes
d'humeur plus charitable.
- Euripide a déjà écrit un grand nombre
de pièces ; il a plus de soixante ans. Quelle que soit
son expérience, il ne travaille pas vite cependant. Un
jour Alcestis se vantait devant lui d'avoir composé
plus de cent vers en trois jours, tandis que lui, Euripide,
en avait à peine écrit trois dans le même
espace. «Aussi tes cent vers ne vivront-ils que trois
jours», répliqua Euripide. Le hasard a des
ironies singulières. Sur les gradins à notre
gauche voilà Aristophane qui s'assoit en face
d'Euripide.
- Ce sont des ennemis ?
- Mortels ! Aristophane tient pour les vieux usages, c'est un
homme du passé.
- Peut-être aussi un homme de l'avenir.
- Qui le sait ? Sa lèvre moqueuse toujours
frémit et s'agite. Rude jouteur, redoutable
adversaire, il manie la férule d'une main
légère et cependant les coups sont rudes, les
blessures profondes. Son rire éclate comme la
foudre.
Disant cela, Ion adresse au terrible railleur le salut le
plus respectueux. Aurait-il peur de la férule ? Je le
croirais. Aristophane aussitôt rend le salut, et d'un
air si empressé, d'une politesse si
obséquieuse, qu'il semble encore se moquer. Je ne suis
pas très rassuré pour ce pauvre Ion de
Chio.
- Et Sophocle ? Où donc est-il ? Je désirerais
tant le saluer au moins du regard.
- L'abeille, c'est ainsi qu'on le surnomme, reste
cachée dans sa ruche, distillant, préparant son
miel digne de la table des dieux. Sans doute il est
auprès de ses acteurs et de ses musiciens. Je ne sais
si nous pourrons le voir.
- Quel âge a-t-il ?
- Quatre-vingts ans ou à peu près ; mais son
génie est jeune encore et aussi puissant qu'il fut
jamais. L'an passé, l'un de ses fils
cependant...
- Il a plusieurs fils ?
- Deux, mais qui ne sont pas nés de la même
femme ; de tout coeur ils se haïssent et se jalousent.
L'un de ses fils, dis-je, Iophon, le musicien dont je parlais
tout à l'heure, prétendit que l'intelligence de
son père commençait à baisser et qu'il
convenait de lui retirer l'administration de ses biens.
L'affaire fut portée en justice. Sophocle se contenta
de répondre : «Si je radote, je ne suis pas
Sophocle, si je suis Sophocle, je ne radote pas». Puis,
déroulant un papyrus, il lut quelque scène de
sa dernière tragédie. Quel succès,
quelle victoire pour Sophocle ! quelle honte pour Iophon
!
- Sophocle, comme tant d'autres, a plus de gloire que de
bonheur ; sa famille ne lui est pas un asile chéri, un
doux refuge contre la tempête.
- Son petit-fils, le fils même de cet ingrat Iophon,
console le vieux poète de ses chagrins domestiques et
lui rend toute la tendresse, toute la
vénération qu'il mérite. Enfin nous tous
faiseurs de vers, nous abdiquons devant cette royauté
presque séculaire. Sophocle est pour nous
l'aïeul, le guide et le maître. Il vit, il monte,
il rayonne dans la sérénité et la
splendeur des gloires immortelles. Tous nous savons son
histoire, belle, radieuse comme celle de notre chère
Athènes. Tous nous allons, aux portes de la ville,
visiter le petit village de Colonne qui fut son berceau ;
c'est un pieux pèlerinage. Tous nous revoyons par la
pensée Sophocle, à peine âgé de
seize ans, chanter et danser le Paean autour du
trophée dressé sur le rivage de Salamine, car
on avait choisi Sophocle entre tous les jeunes Grecs comme le
plus agile et le plus beau. Tous nous revivons cette lutte
héroïque du vieil Eschyle et du jeune Sophocle,
de ce grand soleil finissant et de cette aurore qui se
lève. Tous nous connaissons cette noble existence de
labeur, de dévouement à la Muse et à la
patrie ; car Sophocle, comme Eschyle, fut un brave soldat. Au
lendemain de la représentation d'Antigone,
déjà âgé de cinquante-cinq ans, ne
fut-il pas nommé stratège ? Le peuple jugeait
que celui-là pouvait commander à des hommes,
même à des Grecs, qui savait si bien faire
parler les héros et les dieux. Maintenant la fable
s'empare de cette vie fameuse et la légende
complète l'histoire. L'arbre immense qui ombrage,
rafraîchit tout un peuple et déjà
plusieurs générations, plonge ses racines aux
entrailles du sol athénien, mais la cime grandit
toujours et va se perdre dans l'azur. On dit, il n'est pas un
pauvre pêcheur de Phalère ou du Pirée qui
ne voudrait en attester les dieux, qu'un jour de
tempête, sur une petite barque perdue loin des rivages
hospitaliers, le pilote désertant la manoeuvre et la
barre, se mit à réciter des vers de Sophocle ;
aussitôt les vagues s'apaisèrent, la mer fit
silence pour écouter, et tout fut sauvé, la
barque et les matelots. Chimère ! mensonge ! me
diras-tu, étranger ; mais seuls les plus grands
inspirent et méritent de semblables mensonges. Il faut
un Atlas pour soutenir le monde ; qui nous dira ce qu'il faut
de gloire, de prestige, de génie à un homme
pour soutenir sa légende ?»
Changeant de propos, je désigne à mon obligeant
voisin un homme mal mis, d'allures communes et
grossières, le regard inquiet et dur, les rides
grimaçantes, le nez arqué comme le bec d'un
vautour, la barbe inculte, les cheveux en désordre. Il
vient d'entrer, il interroge toute la salle d'un long regard
à la fois triste et insolent, puis, refusant de
prendre place sur les gradins, se tient debout, tout
près d'une sortie, comme s'il voulait se
ménager une retraite facile.
©C'est un philosophe bien connu, Timon le misanthrope,
m'est-il répondu. Il fait profession de
mépriser toutes choses, de bafouer, de blâmer
tout le monde. C'est une attitude originale, un parti pris
ingénieux et que récompense une sorte de
popularité. Cela vous donne toujours un air de grand
homme et d'homme d'esprit que de proclamer partout la sottise
et la petitesse du genre humain. L'autre jour cependant,
c'était à la sortie de l'assemblée
populaire qui a décidé l'expédition de
Sicile, Timon arrête Alcibiade dans la rue et en plein
visage lui envoie ce beau compliment : «Courage ! mon
fils, continue de t'agrandir ainsi, car ta grandeur sera la
perte de tout ce peuple !»
Cette réplique ramenait notre conversation et nos
pensées sur des choses qui ne pouvaient que nous
être déplaisantes. Par bonheur voilà
qu'il se fait dans tout le théâtre un mouvement
subit. Est-ce donc que la représentation commence ?
Non, mais un acteur vient de paraître, qui s'empare
audacieusement du premier rôle dans la vie publique. Un
drame va se dérouler, réel, redoutable,
terrible et mortel à bien des nations et des
cités. La terre, la mer lui serviront de scène.
La Sicile, Athènes, la Grèce presque tout
entière y vont jouer leurs personnages et mener le
choeur docilement asservi au coryphée qui s'avance. Le
héros du jour, le stratège, le pupille du grand
Périclès, le disciple de Socrate, le
protégé d'Aspasie, le soldat qui va pousser les
flottes athéniennes jusqu'aux murailles de Syracuse,
le bel Alcibiade vient d'entrer au théâtre de
Bacchus.
Ce n'est pas un jeune homme, c'est un homme, beau, fier,
hardi, d'une démarche aisée, dans tout
l'épanouissement, magnifique de sa force, de son
corps, de son esprit. On sent qu'il est né pour le
commandement ; il porte la tête haute, son regard est
assuré, son geste décidé ; la
lèvre discrète promet le sourire. La
pensée habite ce beau front pur et qui ne
connaît pas l'outrage de la ride la plus
légère. Cette pensée est active, mais
non pas inquiète et anxieuse. Alcibiade commande
à tant de gens, préside à tant de
choses, règne sur tant de coeurs, qu'il doit commander
à la fortune. Le favori d'Athènes n'est-il pas
le favori des dieux ?
Voilà un homme qui est habillé et mieux
qu'aucun autre ne saurait être ! Sur le premier
vêtement, le chiton, sans manches, qui est
relevé et serré à la ceinture,
l'himation a été jeté dans un
désordre harmonieux et d'un art suprême. Une de
ses extrémités passe sur l'épaule gauche
et le bras la retient. L'étoffe appliquée sur
le dos couvre le côté droit et l'épaule,
laissant le bras droit à découvert. Cet
himation est de pourpre, mais d'un rouge adouci, un
peu pâlissant. De petites boules de métal,
dissimulées dans ses plis, en règlent et
pondèrent la savante architecture. C'est de la
statuaire qui vit et c'est la plus charmante.
Polyclète qui, dans sa statue du Doryphore, a
donné le type du corps humain en ses plus belles
proportions et ses grâces les plus exquises,
reconnaîtrait dans Alcibiade son chef-d'oeuvre et son
enseignement.
Athènes tout entière se mire en son bel
Alcibiade, et comme elle je ne puis me lasser de le suivre et
de l'admirer. Pour elle, pour nous, pour lui, puisse-t-il
mourir jeune et sans que cette joyeuse floraison subisse
aucune flétrissure ! Ce voeu homicide te surprendra
peut-être. Il est juste et clément cependant. On
ne saurait s'imaginer sans tristesse, sans douleur, Alcibiade
vieux et ridé. Qu'il disparaisse dans sa fleur, ne
laissant que des regrets attendris, ne serait-ce que pour
aller là-bas, dans l'Erèbe, charmer tous les
morts comme il a charmé tous les vivants !
Je n'avais encore pu détacher mes yeux d'Alcibiade
quand le héraut public se leva et ordonna
l'entrée des choeurs, le commencement de la
représentation. Je ne te dirai rien des deux premiers
drames exécutés devant nous, peut-être
m'ont-ils causé quelque plaisir, je ne saurais me les
rappeler ; je ne me souviens, je ne veux parler que du
troisième, du dernier, Oedipe roi.
Le héraut une fois encore se lève et crie au
milieu d'un profond silence : «Faites entrer le choeur
de Sophocle !»
Soixante choreutes, divisés en quatre groupes de
quinze, pénètrent simultanément dans le
vaste demi-cercle de l'orchestre. Les uns viennent par la
gauche, les autres par la droite. Ils ne montent, pas sur la
scène élevée de quelques degrés
au-dessus de l'orchestre. Enveloppés d'amples
draperies flottantes, mais sans masque, ils obéissent
à un coryphée qui du reste, vêtus comme
ils sont tous, ne se fait connaître que par la place
qu'il occupe, un peu en avant de tout le choeur. Au temps
d'Eschyle, chaque groupe ne comprenait que douze choreutes ;
l'initiative de Sophocle en fit porter le nombre à
quinze.
Les aulètes suivent de près les choeurs, mais
ils restent un peu à l'écart, laissant
l'orchestre presque tout entier aux libres évolutions
des chanteurs. Les flûtes jouent sur le mode
mixolydien, car ce mode est plaintif. Il semble que
déjà les instruments gémissent et
pleurent les infortunes fameuses d'Oedipe et de tous les
siens. Le rythme lent, un peu monotone, scande la marche
solennelle des choreutes. Ils viennent, ils avancent,
glissent ainsi que l'on se figure dans l'Elysée les
ombres bienheureuses. Toujours ces poses, ces attitudes
sculpturales ou se plaît le lumineux génie
d'Athènes. C'est un grand bas-relief qui passe et l'on
s'étonnerait peu, la représentation finie, de
le voir reprendre sa place aux murailles d'un temple de
marbre.
Le choeur marque la transition entre la foule des spectateurs
qui est là entassée, et la scène, les
héros qui tout à l'heure vont l'occuper. Les
Grecs ne veulent nulle part de contrastes violents,
d'oppositions soudaines ; le choeur n'est pas l'acteur du
drame ni le spectateur, ou plutôt il est l'un et
l'autre. Sa personnalité anonyme et partagée
lui permet les sentiments collectifs, les pensées
générales ; il rapproche, il réunit, il
confond, dans une sympathie commune, ce qui regarde et ce qui
est regardé, ce qui est dit et ce qui est
écouté, la salle et la scène, la prose
tout humaine et la divine poésie, la
réalité et 1e rêve.
Les choreutes n'ont pas encore chanté. Un choeur
d'entrée, le parodos, ainsi qu'il est d'usage,
n'ouvre pas cette nouvelle tragédie. Les savantes
évolutions des choreutes, leur défilé,
leur groupement grandiose, tout s'est fait sans qu'une voix
ait répondu aux lamentations des instruments. L'autel
du grand Dionysos occupe le centre de l'orchestre. C'est un
bloc de marbre circulaire. Les thyrses chers aux
ménades, des pommes de pins, des masques de
théâtre enguirlandés de pampres y sont
sculptés et festonnent, égaient sa blancheur
immaculée. C'est le thymélé. Les
choreutes longuement ont promené tout alentour leur
procession sacrée, leurs danses graves, les
ébats solennels de figures changeantes. Ils saluent,
ils célèbrent le dieu que la pensée de
tous évoque et sent là toujours présent,
le dieu de la joie, du vin, mais aussi des fêtes
glorieuses et des inspirations fécondes.
Cinq portes sont ouvertes sur la scène, la porte
royale, la plus haute, celle qui en occupe le centre, les
deux portes dites des hôtes, deux autres enfin beaucoup
plus petites ; l'une, celle de droite, est supposée
donner accès dans la ville, celle de gauche, que l'on
pourrait dire de l'étranger, est supposée
donner sur la campagne ; de grands satyres de marbre, velus,
une jambe en avant, les poings appuyés sur les hanches
musculeuses, la tête fléchissante et versant sur
la poitrine les flots d'une barbe épaisse, tout le
corps ramassé dans un effort puissant, flanquent les
trois portes principales et soutiennent de leurs
épaules la lourde masse du linteau. A droite, à
gauche, aux extrémités de la scène, les
périactes se dressent. Faits de bois et de toile
peinte, montés sur des pivots, ils ont trois faces et
précisent le lieu où le drame va se passer. En
ce moment ils nous montrent les abords d'une ville. Si la
fantaisie du poète nous doit conduire en quelque autre
sile, dans un palais, dans une campagne, les périactes
tournant sur leur base mobile, nous montreront une autre face
et tout à coup, aidant la pensée des
spectateurs, nous ouvriront des perspectives nouvelles.
Un groupe de comparses (Rôpha) entrent en
scène par la porte de droite et bientôt
s'arrêtent, prenant des attitudes
désolées. Ainsi que des suppliants, ils portent
des rameaux d'olivier entourés de bandelettes, ils
lèvent les bras, et leur pantomime expressive
obsède le ciel d'une vaine prière. Enfin, par
la porte royale, le héros du drame, le personnage
principal, le protagoniste paraît ; il tient un long
sceptre d'or, c'est Oedipe, roi de Thèbos. Callipide,
un grand ami d'Alcibiade, en est le digne interprète.
Bien que sa folle vanité ait souvent
prêté à rire, que naguère encore
il ait amusé tous les matelots du Pirée en
s'improvisant chef de galère, en usurpant, du droit de
son seul caprice, les insignes et la pompe
héroïque d'un stratège, il compte entre
les premiers tragédiens, et ce n'est pas vainement que
Sophocle confie la destinée du nouveau drame à
son expérience et à son habileté.
La première fois qu'un étranger est admis
à quelque représentation scénique, son
impression immédiate est toute de surprise, presque de
stupéfaction. Songe donc que ces personnages le plus
souvent enveloppés de l'endyma, tunique en
brocart d'or qui traîne jusqu'à terre, de
l'epiblema large manteau de pourpre, chaussés
du cothurne aux semelles énormes qu'inventa Aristarque
de Tégée mort dernièrement plus que
centenaire, capitonnés du somation qui
rembourre le corps et gonfle la poitrine, les bras perdus en
des manches pendantes, enfin la tête et la nuque
complètement enfermées dans le masque,
l'onkos, ces personnages, disons-nous, conservent
à peine figure humaine. Le masque surtout, qu'il
reflète une placidité sereine ou qu'il se
contracte en des plissements pleins de menaces, qu'il exprime
la douleur ou la colère, la plainte ou l'angoisse et
le désespoir, avec son haut toupet, sa perruque
flottante ou furieusement échevelée, ses
orbites larges et vides que ne peut traverser la flamme d'un
regard vivant, sa bouche béante comme la bouche de
marbre d'un colosse qui rend des oracles, gêne,
inquiète, et fait peur. Ce sont là des
êtres plus qu'humains et qui ne sauraient vivre de
notre vie commune. Ils nous dépassent et l'on en vient
d'abord à se demander quel abîme a laissé
échapper sur notre terre, au milieu de notre
débile humanité, ces colosses errants, ces
monstres grimaçants.
Cependant ce n'est là qu'un mouvement d'émoi
fugitif, une terreur bientôt apaisée.
Ce grandissement factice s'imposait de toute
nécessité. Le théâtre de Bacchus
(et l'on en a construit encore de plus vastes) mesure cinq
cents pieds de diamètre total ; la scène seule
dépasse soixante-quinze pieds. Le plus beau, le plus
grand vainqueur de Delphes et d'Olympie, ne paraîtrait
qu'un enfant dans cette immensité. Au reste toutes ces
conventions, tout cet appareil étrange, mais
rationnel, s'imposent bientôt sans peine.
L'immobilité des expressions que les masques nous
présentent ne saurait nous étonner. La
mobilité des traits d'un visage humain, leur subtile
et rapide éloquence ne serait pas comprise si
même elle pouvait être vaguement devinée
de nous spectateurs qui sommes relégués si
loin. Tout, presque tout du moins est convention, illusion au
théâtre ; il ne convient pas d'y chercher la vie
réelle e banale, le plus souvent fastidieuse et
monotone, mais un rêve grandiose, terrible ou charmant
qui s'inspire de la vie et de la réalité. Que
les passions en lutte, les sentiments exprimés aient
leur inspiration, leur source première au fond de
notre coeur, c'est la loi suprême du
théâtre ; mais passions, sentiments,
pensées ne doivent pas raser la terre, bien au
contraire, s'envoler dans un essor ambitieux non pour
retomber et, se briser sur le sol comme le
présomptueux Icare, mais pour dévorer à
tire-d'aile l'espace, l'azur éternel,
l'immensité du monde et des cieux. L'homme au
théâtre doit grandir, de l'âme et du
corps, s'affirmer caractère toujours vivant, type
immortel que salueront, toutes les nations et tous les
Ages.
Je m'abandonne à ces pensées, et cependant
Oedipe a parlé. Les citharistes, discrètement
dissimulés derrière les périactes,
accompagnent sa voix. Ce n'est pas un chant, mais le
paracatalogué, une déclamation
rythmée et qui ondule, tantôt abaissée,
fléchissante, tantôt plus vive, plus
éclatante. Cela fait songer aux vagues qui se
plissent, se creusent, se soulèvent, bercées
d'un long et tout-puis-sant murmure.
«0 mes enfants, jeune postérité de
Cadmus, pourquoi vous tenez-vous dans une posture suppliante
?... Je suis venu moi-même, cet Oedipe si fameux... mon
désir est de vous être secourable».
Ainsi parle Oedipe. Un vieillard répond au nom de
tous, et rien n'est plus saisissant que la description qu'il
fait des malheurs de la cité. Sophocle s'est-il
souvenu de l'effroyable peste qui dévasta, il y a
quelques années, l'Attique, emporta
Périclès et fit un moment douter de l'avenir et
de la destinée d'Athènes ? on l'a dit, on le
croirait : «Thèbes se débat dans un
abîme de maux et peut à peine relever sa
tête dans la mer de sang où elle est
plongée... L'horrible contagion a fondu sur la ville
et la désole. Le noir Pluton s'enrichit de nos
gémissements et de nos larmes...» Oedipe est le
roi, Oedipe est le maître, Oedipe autrefois a
délivré le pays du sphinx qui répliquait
par la mort, quand la réponse faite à ses
énigmes n'était pas la réponse attendue,
Oedipe est le père qui doit sauver les siens, le
pasteur qui doit défendre le troupeau.
En effet Oedipe n'a pas attendu ces supplications pour agir.
Par son ordre le fils de Ménécée,
Créon, son beau-frère, est parti pour Delphes.
Le fléau déchaîné sur la ville
témoigne de la colère des dieux. Que Phoebus
parle donc ! Un oracle seul peut indiquer le remède
jusqu'à ce jour vainement espéré.
En effet Créon revient. Son front est ceint d'une
couronne, heureux présage. Le dieu consent à
s'expliquer ; Créon apporte la réponse.
«Il faut, dit Créon, bannir de cette
contrée un monstre qu'elle nourrit... C'est le sang,
qui déchaîne cette tempête sur notre
ville...» Laïus a été tué, il
y a longtemps de cela et Thèbes oubliait le meurtre de
son roi, mais les dieux n'oublient jamais. Il n'est pas de
crime qui puisse échapper à la loi fatale de
l'expiation. Laïus a été tué sur
une route par des brigands, du moins on l'assure.
L'enquête qui hélas ! mènera si loin, et
si haut, déjà commence, le dialogue se poursuit
entre Oedipe et Créon. Le meurtrier est sur la terre
thébaine, les dieux l'affirment. Mais comment le
découvrir ? Quels indices ? Quels soupçons ?
Sur quelle piste la justice vengeresse va-t-elie se lancer ?
C'est moins que le doute et l'incertitude, c'est l'ignorance,
c'est la nuit. Oedipe cependant en atteste les dieux, il
cherchera le meurtrier. Il le doit. Et le drame ainsi
dès les premières scènes, se noue,
curieux, menaçant, déjà gros de
tempêtes. Une nouvelle énigme nous est
posée, Oedipe excelle à comprendre les
énigmes, c'est son ambition, son orgueil. Eh bien
qu'il cherche donc le mot de celle-ci ! Peut-être en
viendra-t-il à regretter les griffes du sphinx ; car
le sphinx était clément, il ne faisait que tuer
ses victimes.
Lorsque le dialogue est coupé en interrogations, en
réponses hâtives, la musique se fait plus
discrète. Elle n'a pas d'autre rôle que de
soutenir, de souligner la parole. Les modes employés
ne sont pas caractérisés très nettement
; cependant ils suivent, autant qu'il est posssible, le vol
entre-croisé des pensées et des vers. Le mode
phrygien, tout spécialement cher à Sophocle et
qu'il a, dit-on, le premier introduit dans la
tragédie, convient à merveille aux situations
pathétiques et troublantes ; il exprime l'action ; le
mode dorien plus calme, empreint d'une profonde
majesté, apaise et cependant ne convient qu'à
de sévères pensées. Le lydien
s'attendrit en des sensations plus douces, tandis que
l'ionien fougueux, violent, déchaîne les orages
de la colère, jette les dures paroles qui
blasphèment et maudissent. L'hypodorien commande et
s'impose par une grandeur souveraine. Aussi ces modes ne
sauraient convenir le plus souvent au choeur. Le choeur agit
peu ou n'agit pas. Les modes lydien et mixolydien lui sont
justement réservés.
Dans ces modes plus tranquilles, aisément
pénétrés d'uneonction religieuse, sont
écrits les chants que le choeur resté seul
adresse à Phoebus Apollon. Ce n'est pas
l'emmellia, scène animée, dansée
autant que chantée, mais le stasimon, le chant
grave que l'on dit sans l'accompagner d'évolutions ni
de danses, le chant en place, prière sainte et qui
magnifiquement épandue aux vers harmonieux de
Sophocle, balancée de la strophe à
l'antistrophe, est si douce, si coulante, si belle qu'elle ne
saurait manquer d'attendrir les dieux.
La tragédie grecque présente deux grandes
divisions, la partie purement chorale le choricon et
le rhésis, le drame proprement dit, l'action et
le dialogue.
«Le son éclatant des hymnes saints se mêle
aux accents des voix gémissantes. Fille de Zeus, viens
à notre aide et daigne nous consoler !... Dieu Lycien,
tire de ton carquois d'or les flèches invincibles,
viens nous protéger !... Et toi, qui ceins une mitre
d'or, compagnon des Ménades, divin Bacchus, prends une
torche enflammée et combats le plus cruel de tous les
dieux !»
Oedipe revient. Il s'adresse au choeur, il s'adresse à
toute la cité de Thèbes ; déjà
quelque vertige l'a saisi. Il faut suivre cette oeuvre de
vengeance que réclament les dieux. Qu'on se mette en
campagne ! Que l'on recherche le meurtrier ! Qu'on le
dénonce ! Le dénonciateur est assuré
d'une royale récompense : «Quel que soit le
criminel, je défends à tous sur cette terre qui
m'appartient, de l'accueillir, de lui parler, de l'admettre
aux prières, aux sacrifices sacrés, de lui
offrir l'eau lustrale. Que tous le rejettent loin du seuil de
leurs maisons comme le fléau de la patrie
!»
Et le malheureux, dans sa haine insensée, s'excite, se
grise ; il maudit ce meurtrier inconnu, il se maudit
lui-même : «Que l'assassin traîne dans
l'infamie une vie misérable ! S'il
pénètre jamais chez nous, dans mon palais, et
de mon consentement, moi-même je me voue aux malheurs
demandés pour lui. Que retombent sur moi les
imprécations lancées contre le coupable
!» Oedipe devance l'avenir ; il a lui-même
prononcé son arrêt. Dans tout le
théâtre l'émotion est profonde, non pas
bruyante cependant. Le drame vainqueur s'est emparé de
la scène ; le poète s'est asservi nos yeux, nos
oreilles, notre esprit ; il nous conduit comme un berger son
troupeau. Nous avons abdiqué toute volonté,
toute pensée qui n'est pas la sienne, nous le suivons
et toujours nous le suivrons, nous devrait-il conduire
à la hache du victimaire, aux autels
altérés de sang.
Sollicité par le peuple thébain, appelé
par Oedipe, Tirésias va venir. Tirésias, seul
de tous les êtres vivants, a été tour
à tour homme et femme. Tirésias a surpris au
bain la soeur de Zeus, la divine Hera, et la déesse
irritée ordonne que ces yeux qui l'ont un instant
contemplée, ne voient plus rien désormais.
Tirésias est aveugle ; mais implorée par sa
mère, la clémence de Zeus a donné au
sacrilège le don de divination et de prophétie.
Pour lui les yeux du corps sont à jamais
fermés, les yeux de l'esprit sont ouverts à
toutes les lumières. Tirésias connaît
tout le passé, prévoit tout l'avenir ; il n'est
pas d'ombre que le lambeau de sa pensée ne dissipe,
pas de mystère qu'il ne pénètre.
Voici Tirésias en présence d'Oedipe. Oedipe
l'interroge. Aussitôt le devin recule et veut s'enfuir.
Quel abîme s'est ouvert ? Quelle vipère a
sifflé dans les ténèbres ?
«Hélas ! hélas ! Que la science est un
présent funeste !... Qu'on me laisse partir
!»
Oedipe insiste, menace. Il veut comprendre, il veut savoir.
Son orgueil de roi ne saurait accepter de résistance
ni de vaine défaite. Tïrêsias doit parler.
Ce silence obstiné l'accuse, serait-il donc complice
du meurtre de Laïus ? Oedipe ose le supposer et jette au
vieillard l'insulte de ces soupçons odieux.
Tirésias, poussé à bout, relève
l'outrage. Puisqu'il le faut, il révèle cette
vérité terrible, il la proclame, il la crie
à la face de tous. «Conforme-toi, Oedipe,
à la sentence que toi-même as prononcée !
Je te l'ordonne ! Tu es l'infâme qui souille cette
terre !»
Oedipe cependant ne saurait se reprocher ces crimes. Lui
meurtrier, lui parricide ! Cette effroyable
révélation met le comble à sa
colère. Il sait bien qu'il est innocent. Thèbes
en a-t-elle jamais douté ? Est-on criminel sans le
vouloir, sans connaître son crime ? Hélas ! il
se peut faire, si telle est la volonté des dieux.
Oedipe outragé accable d'injures ce devin de malheur.
Des ennemis l'ont suborné, soudoyé. C'est un
complot tramé dans l'ombre, Créon,
Tirésias sont d'intelligence contre le roi. Mais
Oedipe saura se défendre. Qu'il parte donc ce
Tirésias, ce prophète menteur, cet aveugle qui
prétend voir quelque chose ! Il renie ses devoirs de
sujet, il se proclame serviteur et prêtre d'Apollon !
Protection mensongère que cependant Oedipe veut bien
encore respecter. Et Tirésias, retournant le poignard
dans la blessure qu'il a faite, précise son
accusation, déchire tous les voiles, prédit
tous les malheurs, toutes les épouvantes du lendemain.
Le dialogue haletant, à chaque réplique, sur
chaque mot, bondit, sursaute, jette de sinistres
éclairs, tantôt se coupe en phrases nettes et
courtes, tantôt s'épand plus longuement,
déchaîne le torrent des vers menaçants et
terribles. C'est un combat, une mêlée, les
glaives prompts à l'attaque, habiles à la
rispote, s'entre-croisent, se heurtent, brillent, les coups
portent, les blessures saignent et je ne sais quelle horreur
sublime enveloppe déjà, ainsi qu'un voile
funèbre, la victime que s'est promise le destin.
«Je pars, dit Tirésias... ce meurtrier maudit,
il est dans cette cité... Il perdra ses richesses, il
perdra la vue. Aveugle, il ira sur la terre d'exil, soutenant
à grand'peine d'un bâton ses pas chancelants. Il
se reconnaîtra pour le père et le frère
de ses propres enfants, pour le fils et le mari de sa
mère, pour le meurtrier de son père...
Maintenant, Oedipe, rentre dans ta demeure... et si tu peux
jamais me convaincre de mensonge, proclame que je n'entends
rien à la divination !»
Oedipe voudrait vainement s'en défendre. Le
blessé c'est lui, et la plaie s'enflamme, s'agrandit
aux morsures d'un poison subtil. Un effroyable doute est
entré dans son esprit. Il a laissé partir
Tirésias et lui-même cherche, loin de la foule,
un inutile refuge dans son palais. Le crime et le remords
l'habitent, le souillent, et bientôt ils sauront l'en
chasser.
Que faire ? Que penser ? Le peuple de Thèbes
hésite. L'autorité est grande qui s'attache aux
paroles de Tirésias. Mais Oedipe autrefois a
sauvé la ville, Oedipe règne depuis de longues
années, aimé, respecté de tous. Oedipe
est étranger, son père Polybe vit toujours, il
est roi de Corinthe. Comment le fils d'un père vivant
aurait-il pu commettre un parricide ? Quelles incertitudes ?
Une clarté soudaine a cependant traversé cette
nuit, mais la nuit aussitôt est retombée plus
épaisse, plus profonde. Vain mirage ! clarté
mensongère ! Ces horizons entrevus, que plutôt
ils restent voilés pour jamais ! L'illusion est
clémente et douce auprès d'une semblable
vérité.
Oedipe et Créon, une fois encore mis en
présence, accentuent le conflit. Les
récriminations, les accusations haineuses du roi ne
sauraient déjouer la tranquille défense d'une
âme forte de son innocence et de la mystérieuse
approbation des dieux. Le choeur intervient, modérant
ces menaces vaines et rappelant le malheureux Oedipe à
plus de calme et de raison.
Soeur de Créon, épouse d'Oedipe, reine par la
naissance et par le libre choix de ses deux maris, Jocaste
intervient ; sa voix est plus docilement
écoutée. Oeagrus joue le rôle de Jocaste.
Ce n'est qu'un personnage de seconde importance, un
deutéragoniste. Oeagrus lui prète cependant une
majesté singulière. Il n'a pas chaussé
le haut cothurne, mais l'embate un peu moins
élevé et qui convient mieux aux rôles de
femme. En ce moment trois acteurs sont en scène.
Sophocle le premier eut cette audace de mettre aux prises
plus de deux personnages. Eschyle avant lui limitait le
conflit et la lutte au choc de deux personnes et de deux
passions.
Jocaste est incrédule aux oracles, même aux
dieux. Aurait-elle pressenti le scepticisme impertinent d'un
Euripide ? Elle protège son frère ;
Créon, menacé de mort, en sera quitte pour le
bannissement. Mais ce n'est pas assez, Jocaste désire
faire mieux encore, rendre la paix à cette âme
d'Oedipe bourrelée de chagrins, de regrets, de vagues
inquiétudes et qu'un souffle de démence a
déjà traversée.
«Sache, dit-elle, que les choses humaines n'ont rien de
commun avec la vaine science des devins. Un oracle
inspiré non par le dieu lui-même, mais
plutôt dicté par ses prêtres,
prédit à Laïus mon époux qu'il
périrait de la main d'un fils qui lui naîtrait
de moi. Des brigands étrangers l'ont tué sur un
chemin qui se partage en trois sentiers. L'enfant voué
au parricide, n'était pas né depuis trois jours
que, les pieds percés, il était jeté et
abandonné sur une montagne déserte. Laïus
est mort et non sous les coups de son fils, comme l'oracle
l'avait dit... Pourquoi donc s'inquiéter
?...»
Ces mots qui dans la pensée de Jocaste devaient
dissiper toutes les craintes, bien au contraire tout à
coup réveillent des souvenirs longtemps
oubliés. Ce n'est plus de l'anxiété,
c'est de l'angoisse :
«Laïus, répète machinalement Oedipe,
fut tué, dis-tu, dans un chemin qui se partage en
trois sentiers ?
- On l'a dit...
- Où donc ?...
- En Phocide, au croisement des routes de Delphes et de
Daulie.
- Combien d'années écoulées depuis lors
?
- Peu de temps après tu devenais roi de ce
pays».
Un cri de douleur échappe aux lèvres d'Oedipe :
«Zeus ! que veux-tu faire de moi ?»
«Et quel était l'âge, quels étaient
les traits de Laïus ?
- Ses cheveux blanchissaient. Ses traits différaient
peu des tiens».
Toujours Oedipe interroge, toujours Jocaste répond,
encore inconsciente de son oeuvre mauvaise. Chaque mot est un
flambeau qui s'allume. Quel secret va se découvrir ?
Est-ce donc aux enfers que nous allons descendre ? Oedipe,
pris de vertige, s'acharne à cette recherche et
multiplie ses questions, il se perd, il le sent, il le dit,
mais il veut se perdre. Le gouffre entr'ouvert lui fait peur
et l'attire. Tout à l'heure il se condamnait, se
maudissait lui-même, maintenant que la mémoire
lui revient à l'esprit, que le soupçon des
crimes accomplis lui soulève le coeur, il s'acharne
à se confondre lui-même et lui-même
à se découvrir. Comme cela est vrai et
profondément humain ! Ne sommes-nous pas toujours les
premiers artisans de nos malheurs ! Il est si bien dans la
destinée des hommes de souffrir qu'ils se plaisent
bientôt à flétrir toutes leurs joies ; et
leurs lèvres, seraient-elles égayées
d'un sourire, ne cherchent rien tant que le venin qui les
doit empoisonner.
Un homme, un témoin survit encore ; il peut tout
éclaircir, c'est l'un des serviteurs qui
accompagnaient Laïus. Berger, retiré à la
campagne, il garde les troupeaux du roi, comme il a fait
toute sa vie. Qu'on aille le chercher ! qu'on l'amène
! Il a dit que plusieurs brigands avaient assailli Laïus
; et lui Oedipe était seul, il se le rappelle
très bien, lorsqu'il frappa et renversa de son char un
voyageur qui lui disputait le chemin. Jocaste écoute
et nous écoutons plus attentifs qu'elle-même.
Oedipe raconte l'arrivée d'un étranger sur le
chemin que lui-même suivait, chemin qui se partage en
trois sentiers, la querelle survenue, la rixe, le combat, la
funeste victoire, la mort d'un vieillard assommé sous
le bâton, la fuite de son escorte. Duel effrayant
rapprochement aussitôt s'impose à l'esprit !
Cependant Oedipe est fils de Polybe, non de Laïus, le
fils de Laïus est échappé par la mort
à l'horreur des crimes prédits. Où donc
chercher l'inceste et le parricide ? Oedipe est en proie aux
plus cruelles incertitudes, tantôt prêt à
s'arracher lui-même un aveu qui l'épouvante,
tantôt raisonnant avec plus de sang-froid, se
répétant toutes les circonstances qui
contredisent l'accusation et proclament son innocence.
Une fois encore les éclairs ont traversé les
nuages dont le ciel est obscurci, mais plus nombreux, moins
rapides. Nous cheminions inquiets sur une route pleine de
surprises et d'embuches, bordée de précipices,
maintenant nous y courons. Un vent d'orage s'est levé
qui nous pousse par les épaules et d'un instant
à l'autre, nous sentons approcher l'abîme
où vont s'engloutir la gloire, la puissance d'Oedipe
et ce qui lui reste encore de chimère, d'innocence et
de bonheur.
Un choeur d'une gravité toute religieuse suspend cette
course fatale. Le poète a voulu reposer un moment
notre émotion haletante, il nous ménage, nous
épargne pour nous frapper plus sûrement tout
à l'heure. Nos âmes obéissantes au
souffle inspiré des beaux vers, sont pour lui comme
les cordes d'une lyre ; il les fait vibrer, résonner
à son caprice, s'attendrir, étouffer leurs
plaintes ou bien exhaler tous les sanglots, gémir
toutes les douleurs.
«... L'orgueil enfante le tyran... s'il est un homme
qui sans crainte de la justice, sans respect pour les images
des dieux, ose porter jusqu'à eux l'insolence
sacrilège de son bras et de sa langue, qu'une mort
funeste le châtie de ses passions criminelles ! si pour
grandir sa fortune, il brave la justice, si dans sa
démence il s'abandonne à des actes impies et
porte sur les choses saintes une main sacrilège, au
milieu de ces profanations, quel mortel se fera
désormais un honneur dé mettre un frein
à ses passions... ?»
Cet appel véhément à la justice provoque
dans toute l'assistance une émotion que Sophocle
n'avait pu prévoir. Rappelle-toi que l'affaire des
Hermès renversés n'est apaisée que
d'hier. Et voilà qu'en un langage plus
impérieux, au milieu de la solennité d'une
fête publique, par la voix de ces choreutes qu'inspire
l'âme de la patrie elle-même, les dieux semblent
rappeler leur injure encore impunie et réclamer la
vengeance promise. Nous éprouvons une sensation mal
définie de gêne, de tristesse, de colère
et de honte. Le vrai coupable, celui qu'Athènes
presque tout entière a aussitôt
désigné, le contempteur des dieux est là
au milieu de la foule, sur les gradins réservés
aux premiers magistrats. Oedipe un instant est oublié,
on ne voit qu'Alcibiade. Tout autre que lui se serait
troublé et dénoncé par son trouble
même, car tous les yeux le cherchent, je ne sais quel
vague murmure monte et prélude aux tempêtes les
plus redoutables. Mais Alcibiade est maître de lui
comme il est maître des autres. Il se retourne à
demi, lentement regarde autour de lui ; il n'est pas un
regard qui soutienne l'impassible fermeté du sien.
L'indignation, la haine déjà menaçante
expirent devant cette tranquillité souveraine, comme
devant un écueil, la vaine colère de la mer et
de ses vagues affolées.
Au reste Sophocle n'est pas de ces poètes que puisse
déserter longtemps l'attention vigilante de ceux qui
l'écoutent. Il nous ressaisit bientôt.
Tout à l'heure Jocaste faisait étalage de son
incrédulité ; la voici qui revient les mains
chargées de guirlandes fleuries. C'est bien là
un de ces revirements où se trahit l'incurable
faiblesse d'un coeur de femme ; Jocaste veut prier ces dieux
dont ses doutes insultants raillaient la sagesse et les
oracles. La peur lui rend sa foi et sa
piété.
Un messager paraît, porteur d'heureuses nouvelles, du
moins il se plaît à l'assurer. Oedipe,
appelé par Jocaste, prendra sa part de cette
joie.
Polybe, roi de Corinthe, père d'Oedipe, vient de
mourir, non pas victime d'un meurtre sanglant, mais
épuisé de vieillesse, soumis sans violence aux
lois suprêmes de la nature. Quel surcroit de gloire et
de puissance ! Oedipe règne sur Thèbes, la
riche Corinthe l'attend pour le proclamer roi. Ce n'est pas
tout, Polybe disparu, l'oracle est déjoué, la
menaçante prédiction du parricide tombe inutile
et démentie. Oedipe peut se réjouir, car
auprès des épouvantes d'un avenir qui
déjà lui semblait présent, la mort de ce
père promis au meurtre lui devient une joie, un doux
apaisement. Oedipe, effroyable ironie, ne peut trouver de
bonheur que dans la mort de tous les siens.
Il est encore inquiet cependant ; il échappe au
parricide, mais les oracles lui ont encore prédit
l'inceste le plus hideux. Et sa mère vit encore,
Mérope, restée à Corinthe. Oedipe, tout
à l'heure emporté sur une pente fatale,
s'étonne de ce répit. Est-il donc sauvé
de lui-même et des autres ? Il doute. C'est le
noyé à peine échappé du torrent
et qui se cramponne d'une main crispée aux rochers de
la rive. Partout il cherche un appui, un guide, une voix qui
le console et qui l'encourage. Oedipe fait part au messager
de ses anxiétés et de l'oracle
déjà à demi démenti, mais qui
l'obsède encore.
Quelle heureuse occasion pour cet homme de montrer son
zèle, de mériter la faveur de son nouveau
maître ! Oedipe ne doit plus conserver aucun sujet
d'inquiétude. Mérope n'est pas la mère
d'Oedipe, Polybe n'était pas son père. Oedipe
trouvé mourant et suspendu par une courroie qui lui
traversait les pieds, n'était, quand il fut
reçu au foyer de Polybe, qu'un orphelin
abandonné et inconnu de tous. Cependant le roi,
lui-même privé d'enfant, l'environna d'une
tendresse toute paternelle et le fit élever comme son
fils.
Quelle révélation soudaine, inattendue, et qui
rejette le malheureux Oedipe dans les terreurs un moment
assoupies ! Cette joie promise n'était rien qu'un
mirage décevant. Il faut que la vérité
éclate. Le drame rebondit. C'est le torrent qu'un
écueil avait un instant arrêté, tout
à coup il brise ses digues trop fragiles, il roule
plus terrible, impatient, jaloux de donner libre cours
à ses colères, libre espace à ses
ravages, comme s'il voulait se grossir encore de larmes et de
sang.
Jocaste a compris enfin. La première elle voit clair
en ces ténèbres bientôt dissipées.
Une dernière fois, elle conjure Oedipe d'arrêter
ses recherches. Oedipe résiste. Il a senti passer sur
son visage le souffle glacé qui annonce un prochain
abîme. Qu'importe ? Une puissance fatale le pousse. Le
trident invisible de Poséidon déchirait les
flancs des chevaux attelés au char du malheureux
Hippolyte, le char fuyait heurté sur la grève,
mis en pièces sur les rochers, et le dieu trop
fidèle accomplissait la vengeance d'un père
abusé. Oedipe lui aussi ne saurait plus reculer. Il a
réclamé la vengeance, il la doit accomplir,
Jocasle lui a dit : «Malheureux ! puisses-tu ne savoir
jamais qui tu es !» Puis elle est partie sans un cri
d'épouvante qui nous a fait trembler. Parler encore,
elle ne le pourrait plus. Regarder cet Oedipe, cette
énigme vivante dont le mot tout à coup s'est
révélé ? Elle n'en aurait plus la force.
Souffrir même la lumière du jour, vivre comme
tous ceux qui n'ont pas indigné le soleil,
voudra-t-elle y consentir encore ?
L'abandon commence. L'épouse a fui, n'est-elle que
l'épouse ? Oedipe veut savoir, veut savoir toujours !
Ce messager, venu de Coriuthe, ignore l'origine de l'enfant
apporté au roi Polybe. Il le reçut d'un berger
au service de Laius. Ce berger ne serait-il pas l'esclave qui
accompagnait Laius dans son dernier voyage ? Il se peut, il
faut s'en éclaircir !
Une fois encore le choeur remplit la scène de chants
attendris, de plaintes et de prières. Mais le drame se
hâte. Une telle angoisse étreint nos coeurs, que
nous appelons ce dénouement suspendu, longtemps
dérobé, toujours promis et qui doit cependant
mettre le comble à toutes ces horreurs. Il semble que
nous traînions une chaîne de forfaits inouïs
et dont le premier anneau est scellé aux
dernières profondeurs des enfers, si même les
enfers ont jamais pu concevoir de semblables forfaits. Il
vient enfin, ce vieux berger, serviteur de Laius ; et d'abord
il ne reconnaît pas le messager venu de Corinthe. Tant
d'années ont passé depuis le jour où
tous deux paissaient les troupeaux de leurs maîtres aux
pâturages du Cithéron ! Une ombre
clémente, pour la dernière fois, s'épand
et nous dérobe l'atroce vérité. Mais
pressé de questions et par le messager et par Oedipe
lui-même, le berger rappelle ses souvenirs. A son tour
il comprend, à son tour il veut se taire ; car tous,
prêtres, devins, reine, épouse, pasteur,
esclave, les plus grands et les plus petils sont
condamnés à regretter les paroles à
peine échappées de leurs lèvres, tous
reculent, tous veulent se rejeter en arrière comme
l'on fait lorsque sous le pied, a glissé dans l'herbe
un serpent gonflé de venin ; tous parlent, cependant,
épouvantés bientôt de leurs
réponses et des clartés sinistres dont
tout-à-coup s'illumine le chemin.
En vain il a voulu s'en défendre, il le dit, il
l'avoue. Ce berger avait reçu un enfant
nouveau-né qu'un ordre formel lui commandait de faire
périr. Pourquoi donc ? Un oracle avait prédit
à cet enfant le parricide. Le tuer, c'était lui
faire grâce. Mais le berger, un pauvre homme bien
simple ne pouvait comprendre ces subtilités
ingénieuses. Tuer un petit être qui n'avait
encore sur la terre fait que gémir et pleurer, il n'en
eut pas le triste courage. Rien ne défend mieux un
enfant que d'être sans défense. Il
l'épargna, et qui donc, c'est la question
dernière, avait remis ce nouveau-né au pasteur
qui devait être son bourreau ? Jocaste elle-même
: et cet enfant, on le disait fils de Laius !
Le mystère est enfin révélé
à tous et dans toute son étendue, dans toute
son horreur. Au cours de ce drame sublime et qui semble bien
simple cependant, car une pensée unique le traverse et
le domine, l'orage n'a jamais cessé, plus de quelques
instants, de menacer et de gronder. Nous allions dans cette
nuit, dirons-nous menés par le génie
tout-puissant du poète ou par les grondements d'un
tonnerre qui se rapproche toujours ? Voici que la foudre
éclate. Jocaste tout à l'heure a fui ! Oedipe
vient de fuir à son tour. Qu'est-ce donc qu'ils ont
voulu fuir ? La punition, le châtiment des hommes ? Nul
ne songe à les inquiéter : ce sont là de
ces maudits élevés si haut dans leur infortune
qu'ils n'appartiennent qu'aux dieux. Ils fuient leurs crimes,
le fer rouge du remords qui leur a brûlé le
front, ils fuient leurs justiciers secrets, leurs vrais
bourreaux, ils se fuient eux-mêmes. Hélas !
l'homme est à lui-même le seul ennemi qu'il ne
saurait fuir, le seul vengeur implacable auquel il ne saurait
échapper. Tu ne peux croire, ami, quelle impression
saisissante et poignante nous laissent ces départs
précipités et affolés ! Comme ces
disparitions subites en disent plus que ne feraient les plus
éloquentes lamentations ! Un instant venu, Sophocle
lui-même a senti qu'il devait se taire. La douleur
arrivée à son paroxysme, reste muette, le coeur
n'a plus de sanglot, la bouche n'a plus de cri, les yeux
n'ont plus de larmes. Nous sommes écrasés,
terrassés, anéantis, à peine s'il nous
demeure assez de souffle pour nous reprendre à la
vie.
Seuls les choreutes qui ne sont que les témoins et les
confidents, non pas les artisans de tant de vicissitudes et
de tant de malheurs, peuvent encore nous parler un langage
vrai et qui se fasse entendre de notre coeur et de notre
pensée.
«Race des mortels, que notre vie est peu de chose,
dit-il...! Oedipe, si longtemps comblé d'honneurs,
riche de gloire, toi qui fus reçu dans le même
sein, comme père et comme époux, comment ce lit
nuptial qui fut celui de ton père, a-t-il pu si
longtemps te porter en silence ?... Fils de Laius, pourquoi
te connaître ?... Que ma douleur s'épande en
clameurs lamentables !...»
Le drame n'est pas terminé cependant. Qu'est-il advenu
de ces douleurs farouches ? Ces désespoirs sans nom
ont-ils retrouvé la voix ? Ont-ils jeté des
cris que nous puissions entendre ? - Un envoyé
paraît qui va nous le dire.
«... Les eaux de l'Ister, celles du Phase ne
suffiraient pas à laver les souillures cachées
dans cette demeure», s'écrie-t-il. Quel
récit d'une puissance tragique qu'on ne saurait
dépasser ! On nous aurait mis sous les yeux toutes ces
infamies et ces crimes nouveaux, dignes fils des crimes
anciens, que la terreur ne serait pas aussi profonde. Quelque
répugnance, quelque dégoût gênerait
notre émotion. Les yeux, occupés à
suivre une mimique, compliquée, pourraient distraire
la pensée. Nous serions ainsi sollicités par
des objets divers. La surprise serait plus grande,
l'impression plus brutale, mais peut-être moins
profonde. Ce sont les yeux de l'âme qui savent le mieux
pénétrer les mystères de nos
douleurs.
Jocaste, rentrée dans sa royale demeure, s'est
enfermée en la chambre des époux ; elle a
évoqué l'ombre sanglante de Laïus, lui
rappelant le souvenir de ce fils oublié qui devait
tuer son père et rendre sa mère, mère
d'enfants incestueux. Elle inonde de ses pleurs ce lit
où elle eut un époux de son époux, des
enfants de son enfant. Alors Oedipe est accouru, abominable
tête-à-tête qu'ils n'ont pu supporter !
Oedipe, l'épée à la main :
«Où est-elle cette femme, criait-il, qui est ma
mère et la mère de mes enfants ?» Puis
les portes un moment fermées, et qui nous
dérobaient l'accomplissement de ces fatalités
suprêmes, se sont rouvertes tout à coup. On a vu
Jocaste étranglée et pendue. Oedipe s'est
jeté rugissant sur le cadavre, il a saisi une
épingle des vêtements et lui-même s'est
arraché les yeux, «ces yeux coupables,
gémissait-il, de n'avoir pas vu ses crimes et de voir
ses malheurs». Ses yeux n'arrosent plus son visage de
larmes, mais d'une pluie de sang.
Sophocle, avec une habileté suprême, ou pour
mieux dire par une sublime inspiration de son génie,
nous a quelques instants épargné le spectacle
d'Oedipe, de ses supplices et de ses vengeances. Il va rendre
son héros, non plus à nos soupçons, non
plus à cette haine que le crime traîne toujours
après soi, mais à notre pitié ; car cet
homme est tout à la fois innocent et coupable,
coupable de fait, innocent d'intention. Il a
été grand par ses exploits, grand de sa
royauté conquise, grand de ses richesses et d'une
toute-puissance longtemps sans bornes, d'un bonheur
long-temps, sans nuage, il est plus grand encore par son
infortune. Ses calamités lui sont un nouveau
diadème. Victime plus cruellement frappée que
celle qui tombe sur l'autel, il apparaît sur le monde,
seul, sans crainte désormais, sans rival, car rien ne
saurait plus l'égaler ni l'atteindre. Il a
épuisé toutes les amertumes, il ira à
travers les contrées et les peuples, personnification
sublime de la fragilité des choses humaines,
effroyable exemple de l'infaillibilité implacable des
dieux.
Nous l'attendons cependant ; nous voulons l'entendre, nous
voulons le voir ; il nous appartient, car toujours le malheur
appartient à l'homme.
Le voici ! Il entre. Tout d'abord il nous tourne le dos. Il
marche lentement, au hasard, il hésite où
mettre le pied. Ses bras tendus cherchent un appui, les mains
implorent une main qui les guident. Oedipe n'a pas encore
fait l'apprentissage de sa lugubre infirmité. Il se
retourne ; nous le voyons. Callipide a changé de
masque. Les orbites béants sont rouges d'un sang mal
épanché. C'est un frémissement d'horreur
qui traverse l'immensité du théâtre tout
entier. Pour moi je ne me connais plus, je ne suis plus
Théleste de Sélinonte, je ne suis plus sur les
gradins d'un théâtre, je suis à
Thèbes auprès d'Oedipe, mon coeur se serre, je
n'ose plus respirer et mes yeux pleurent toutes leurs larmes
pour cet aveugle qui n'en a plus. Mon regard est
troublé, ma lèvre sèche, mon front
inondé d'une sueur d'épouvanté. C'est
beau cependant, c'est admirable et ces tortures ont une
secrète douceur. Ces horreurs jamais ne grimacent ;
jamais ce désespoir ne se fait hideux et bas. Nous
sommes toujours emportés à de telles hauteurs
que tant de misères s'enveloppent d'une splendeur
divine. Oedipe aveugle et saignant fait songer à
Prométhée enchaîné sur le Caucase
et livrant ses entrailles aux griffes du vautour. Ce drame
est implacable, mais il garde la
sérénité éternelle du
destin.
Implacable, ai-je dit, jusqu'à présent il est
vrai. Mais la muse de Sophocle réserve à tant
de blessures un baume consolateur ; elle va s'attendrir,
gémir et pardonner. «Hélas ! hélas
! malheureux que je suis !...» Ainsi parle Oedipe. Sa
voix perdue dans le silence et dans cette nuit, sans aurore,
lui fait peur et l'arrête.
Le choeur lui adresse quelques paroles amies ; et
voilà cet homme, tout ensemble tourmenteur et patient,
victime et bourreau, qui s'émeut et remercie. Il est
donc des mortels qui peuvent encore supporter sa
présence. Joie inespérée ! Ce monstre ne
se croyait plus de la famille des humains.
«Je ne puis approuver le châtiment que tu viens
de l'infliger, dit le choeur.
- Ne condamnez pas ma résolution, répond
Oedipe. Descendu dans les enfers, de quels yeux aurais-je pu
regarder un père, une mère infortunés
?... Que ne puis-je à tout jamais me boucher les
oreilles ? anéantir tout ce qui me laisse en
communication avec les hommes ? être à la fois
aveugle et sourd ?... 0 Corinthe ! demeure
vénérable que j'appelais celle de mon
père !... 0 triple chemin, sombre vallée,
forêt témoin de mon crime, étroit sentier
à l'embranchement des trois routes qui as bu le sang
de mon père, gardes-tu le souvenir des crimes qu'alors
j'ai commis et de ceux que j'ai commis plus tard ?...
Hyménée ! funeste hyménée
!...»
Créon reparaît, Créon que le ressentiment
d'Oepide condamnait au bannissement. Thèbes lui
appartient, à son tour il est roi. Oedipe est à
sa merci, Créon peut décider de lui ; mais
quelle disgrâce, quelle douleur est-il encore qu'Oedipe
puisse redouter ? Créon tout à l'heure
injustement outragé et puni, se montre pitoyable
à celui qui fut son frère. Oedipe a
épuisé les vengeances des dieux, que pourraient
lui demander encore les vengeances des hommes ? Quelle place
trouverait-on dans ce coeur qui n'ait pas encore
saigné ?
Oedipe est cependant touché de cette clémence.
Il ne l'a pas implorée pour lui ; mais il est
père, bien que ce doux nom lui fasse horreur ; il
songe à ses enfants, à ses filles
surtout.
«0 Créon, je laisse deux filles bien dignes de
pitié. Autrefois elles venaient s'asseoir à ma
table auprès de moi ; je ne touchais aucun mets dont
je ne leur fisse la première part. Veille sur elles
avec tendresse !... Que je les touche encore une fois,
Créon, mon frère !...»
Créon a prévu et devancé ces
désirs. Les enfants sont venus. Oedipe ne les voit pas
; il ne voulait plus les voir. Créon les fait
approcher de lui. Oedipe les sent, il les embrasse, furieux,
avide, honteux et cependant enivré de cet amour
paternel le plus doux de tous les amours. Ces baisers
redoutés, désirés, il ose les prodiguer
dans cette nuit que lui-même s'est faite ; car la nuit
est clémente et ne sait pas rougir.
Quel avenir cependant pour ces filles nées de
l'inceste !
«Qui osera vous épouser, mes enfants !... Le
célibat, la stérilité, seront votre
partage.... Fils de Ménécée, toi le seul
père qui leur reste, ne les regarde pas avec
mépris, elles sont issues de ton sang. Ne souffre
point qu'elles consument leur vie dans la misère et
l'abandon ! N'égale point leur infortune à mes
malheurs !... Promets-le, généreux
Créon, et pour gage de ta promesse, ne refuse pas de
me donner la main !...»
Créon consent, Créon touche cette main tout
à la fois criminelle et vengeresse, cette main qui a
tenu le sceptre des rois et qui peut-être va se tendre
aux aumônes de l'étranger.
Oedipe enfin s'éloigne. C'est l'exil qui commence.
Derrière lui Oedipe a laissé ses enfants, il ne
saurait les guider dans la vie, lui qui ne saurait plus se
guider dans le chemin. Il part. Tous les oracles sont
accomplis. Les dieux ne sont-ils pas contents ?
L'exilé emporte avec lui tous les deuils qui peuvent
désoler une famille, toutes les souffrances qui
peuvent dévaster une âme, toutes les tristesses,
tous les regrets, toutes les épouvantes qui peuvent
courber vers la terre le front d'un homme, d'un fils, d'un
époux, d'un père et d'un roi.
Le choeur alors, c'est l'aphodos, le chant de sortie,
accompagné des chalumeaux, conclut ce drame ainsi
achevé dans les larmes de pitié et
d'attendrissement :
«Voyez, Thébains, cet Oedipe qui explique les
énigmes du sphinx, en quel abîme de
misère il est descendu !... Aucun mortel, sachez-le
bien, tant qu'il n'a pas vu luire le dernier de ses jours, ne
saurait être appelé heureux...»
Mes souvenirs si présents qu'ils fussent, ont dû
me trahir quelquefois, mes récits ne sont pas toujours
fidèles, j'ose pourtant te le dire, tel est, dans son
ensemble magistral, ce drame d'Oedipe roi. Telle est
cette oeuvre souveraine que le vieux Sophocle vient
d'enfanter en la fleur hivernale de ses quatre-vingts ans.
Quel prodige ! Comment ce vieillard qui peut-être a
déjà heurté du pied les dalles de son
tombeau, trouve-t-il en sa pensée, tant de force, tant
de jeunesse ? Comment ce cratère qui semblait enseveli
sous la neige, a-t-il projeté tant de flammes,
lancé tant de lumière ? On en vient à se
demander si le poète n'a pas fait qu'obéir,
écouter, transcrire ce que la muse elle-même se
plaisait à lui dicter, Melpomène, jalouse de
laisser la tragédie modèle, le type
achevé de ses nobles créations, n'aurait-elle
pas donné à la Grèce dans le
présent, au monde dans l'avenir, ce chef-d'oeuvre
inimitable : Oedipe roi ?
Certes Athènes est digne d'écouter Sophocle
comme Sophocle est digne d'enseigner Athènes ; et le
succès fut grand, l'enthousiasme soulevait la foule
comme les aquilons soulèvent l'immensité
frémissante de la mer. Les applaudissements roulaient,
le plus souvent venus des rangs du populaire, de tout
là-haut, des gradins extrêmes, on aurait pu dire
du ciel même, quelquefois indiqués,
préparés, encouragés par un murmure que
prêtres et magistrats, les plus grands, les plus
illustres de la ville, laissaient échapper de leur
coeur plutôt que de leurs lèvres. Mais les
applaudissements, les plus furieuses acclamations ne
sauraient payer d'un juste prix cette victoire et le
présent qui nous est fait.
Pour moi je suis entré dans ce drame comme dans un
temple sacré. Je me sentais enveloppé de cette
horreur sainte que la présence du dieu impose au
pèlerin. Sous les colonnades assombries, dans les
perspectives fuyantes, sous la clarté des lampes qui
scintillent, il me semblait avancer lentement. Les grandes
lignes d'une architecture sévère et toujours
harmonieuse se révélaient, se
déployaient en leur sublime unité, sans
monotonie toutefois, et dans cette unité même,
toujours variées. Plus j'avançais, plus je me
sentais ému, plus je me trouvais humble et petit. Je
n'applaudissais pas, j'écoutais les voix
épandues dans cette enceinte ; c'était une
admiration filiale et tremblante, presque de la stupeur.
J'aurais voulu exhaler un hymne de reconnaissance, je restais
immobile, je me taisais, mais ce silence était une
prière et maintenant que le dieu, le temple, le
sacrifice ne sont plus qu'un souvenir, bien des fois encore
les paroles ont manqué et je ne saurais dignement
exprimer tout ce que je pense.
Certes, Marathon, Tlimère, Salamine, Platée
sont de belles batailles, d'éblouissantes victoires.
Les fanfares qui les ont célébrées
sonnent toujours à nos oreilles. Mais cette
tragédie d'Oedipe roi n'est-elle pas une aussi
belle bataille, une aussi mémorable victoire ? Qui
sait cependant si l'avenir connaîtra le jour qui devait
l'éclairer ? Cette victoire est en même temps un
bienfait suprême, car elle a reculé les horizons
où s'enfermait le génie humain ; elle est
remportée sans qu'une mère ait eu à
pleurer son enfant, sans haine, sans meurtre, sans fol
orgueil pour le vainqueur, sans honte pour le vaincu ; elle
n'a fait que des heureux. Peut-être est-ce une raison
pour que les hommes se souviennent moins de cette victoire
que de celles qu'ils ont payées d'affreux massacres et
de souffrances longtemps inapaisées.
Après Oedipe roi que reste-t-il encore à
faire ? Après ce coup de foudre que reste-t-il encore
à dire ? Melpomène pourrait briser les cordes
de sa lyre et remonter au ciel. Il semble qu'un silence
éternel pourrait ressaisir ce théâtre de
Bacchus sanctifié par ce chef-d'oeuvre divin ; il
semble que le monde pourrait finir. La tragédie
athénienne pourra-t-elle se maintenir sur la cime
conquise ? Tant qu'elle vivra incarnée dans Sophocle,
on le doit espérer. Sophocle seul peut égaler
Sophocle. L'aigle seul peut monter jusqu'à son aire
sublime et donner des frères à ses
petits.
Mais une oeuvre comme Oedipe roi ne limite pas son
envolée au ciel d'une seule cité, elle
appartient à tout ce qui est la terre des humains.
L'humanité n'est pas quitte envers elle. Cette
histoire d'Oedipe ne sera plus qu'une légende confuse,
oubliée à demi, que le génie du
poète nous la rendra toujours vraie, toujours vivante,
toujours présente ; c'est une immortalité qui
peut défier les siècles, et tous les pleurs ne
sont pas répandus qu'arracheront aux yeux de l'homme,
les malheurs de Jocaste et du fils de Laïus.
Cinq juges solennellement désignés par
l'archonte, investis d'une autorité sans appel,
décident du résultat dans ces concours
dramatiques et prononcent la sentence. Tu ne saurais
t'imaginer ma stupéfaction, celle aussi de bien
d'autres, lorsqu'au moment de quitter le
théâtre, j'appris qu'Oedipe roi obtenait
seulement le second prix ; le premier était
attribué à la pièce de Philoclès.
Philoclès est neveu du grand Eschyle, c'est un
mérite ou du moins un honneur, je le veux bien, mais
qui me touche peu. Le souvenir d'une telle gloire
écrase, s'il ne soutient pas. Aristophane a plusieurs
fois bafoué Philoclès ; Aristophane n'est pas
indulgent, mais ses critiques ne sont jamais ni sans
justesse, ni sans quelque justice. Au reste je ne prendrai
pas la peine de discuter un jugement scandaleux et qui fera
plus de tort aux juges qu'à Sophocle. Le second rang
attribué à Oedipe roi, à cette
pièce hors de tous les rangs, au-dessus de toutes les
places ! L'esprit court les rues dans la ville chérie
de Pallas ; mais il n'est pas de ville où la sottise
et l'envie n'aient droit de cité. En tous lieux
où deux hommes respirent, il est un sot, quelquefois
plus.
A peine sorti du théâtre, je ne désirais
rien tant que me retrouver seul avec mes pensées.
Aussi je ne dis pas un mot, je ne fis pas un signe pour
retenir Ion de Chio, quand il prit congé de moi.
Brusquement, cependant il revint sur ses pas et me jeta ces
mots murmurés à l'oreille :
«Etranger, tu voulais voir Sophocle. Tiens ! regarde,
là-bas ! c'est lui !»
Ces mots me troublèrent si profondément que
j'oubliai, je crois, de remercier Ion. J'ai eu l'occasion,
bien des fois dans ma vie, de voir et d'aborder des hommes
sur qui reposait la destinée de tout un peuple, je me
suis vu admis auprès de rois puissants, de tyrans
cruels ; et si délicate que fût ma mission, si
grands que fussent les intérêts confiés
à mon zèle et à mon dévouement,
jamais la conscience de ma responsabilité, jamais le
danger même ne m'a fait perdre mon sang-froid, ni
voilé un seul instant la parfaite lucidité de
ma pensée. La présence de Sophocle,
souhaitée cependant, me semblait plus redoutable. Je
n'avais dessein ni d'aborder cet homme, ni de lui parler,
j'espérais seulement le voir, l'écouter s'il se
pouvait, et je tremblais, comme un enfant devant son
maître, comme le croyant devant son Dieu. Je ne venais
pas solliciter un oracle, ni demander une grâce, et mon
coeur battait dans ma poitrine comme si j'allais entendre
l'arrêt de toute ma destinée. Un instant je
restai immobile, anxieux, incertain de ce que je ferais.
Sophocle s'éloigne cependant ; il m'échappe, il
va disparaître. Il faut le suivre, il faut le
rejoindre. Je hâte le pas. Il me prend une envie folle
de inarcher dans son ombre. Un fiancé
passionnément épris ne se griserait pas de
rêves plus étranges ; moi aussi je guette un
regard, un signe, j'espère un mot égaré
jusqu'à mes oreilles ou plutôt jusqu'à
mon âme et qui me donne la musique d'une voix
aimée ; moi aussi j'aspire à ces riens
charmants, mais qui nous sont des faveurs sans prix, quand
vient le jour où le coeur s'éveille.
Une rue, renommée dans Athènes, débouche
près du théâtre de Bacchus et doucement
s'élève aux pentes dernières de
l'Acropole. C'est la rue des Trépieds. Les nombreux
monuments votifs que les vainqueurs des jeux publics y ont
fait ériger, expliquent cette appellation. On y marche
environné d'édicules ; de petits sanctuaires,
de bustes, de statues, et comme des soldats qui font la haie
sur le passage d'un roi, la vieille Athènes de Solon
et d'Eschyle regarde passer la nouvelle Athènes. Les
aïeux, de leurs yeux de marbre ou de bronze, interrogent
leurs fils et leurs demandent s'ils sont dignes du sang qui
les a fait naître. C'est par là que
s'épand la foule et que j'ai vu Ion s'engager et
bientôt disparaître.
Sophocle prend une autre direction. Sans doute il craint le
tumulte et le bruit ; il fuit la cohue de ces gens impatients
de regagner le logis. Je le suis, mais à distance le
plus souvent ; un esclave n'aurait pas tant de respect et de
déférence. Nous voici bientôt loin des
quartiers populeux de la ville, presque dans la campagne.
Quelques bosquets ombreux, les bouquets fleuris des
lauriers-roses, une ligne de verdure qui ondule et serpente,
enfin une certaine fraîcheur répandue dans
l'espace me révèlent l'Ilissus. Je le devine
plutôt que je ne l'aperçois ; car le jour
baisse, la nuit s'avance. Sophocle n'est pas seul. Un jeune
homme l'accompagne, presque un enfant, svelte,
élégant, beau, gracieux à faire envie
aux plus belles. Sans le connaître, aussitôt je
le reconnais, c'est Sophocle le jeune, le petit-fils,
dirai-je, de Sophocle l'ancien, non de Sophocle le grand, car
le génie est aussi une jeunesse, et celle-là ne
saurait se flétrir.
Maintenant que rien ni personne ne les importune, le
petit-fils et l'aïeul marchent plus lentement.
L'aïeul est d'une taille qui dépasse un peu la
moyenne, il se tient droit. Sa barbe est épaisse et
toute blanche, les cheveux sont abondants et bouclés ;
un mince bandeau noué par derrière les partage
et de sa rougeur éclatante accentue leur blancheur de
neige. Le vêtement est d'une extrême
simplicité, sans aucun de ces petits enjolivements que
tolère le goût nouveau. Les traits du visage
sont admirables ; à peine l'âge a-t-il un peu
creusé les joues, sillonné les tempes de rides
très légères, l'oeil est vif, le nez
hardi, la lèvre immobile et doucement rêveuse.
Le caractère suprême qui se
révèle, c'est la fierté sans orgueil, la
placidité sans froideur. Le petit-fils lui aussi n'est
vêtu que de laine tout unie. Est-ce bien deux hommes
que je vois là ? N'est-ce pas plutôt le
même homme à deux âges différents ?
Sophocle à son aurore, Sophocle à son
crépuscule ? Une origine commune, la parenté la
plus intime, le même sang, le même coeur
peut-être s'affirment dans les traits, dans l'attitude,
dans la démarche. Ils se complètent, ils se
reflètent tous les deux. Celui-là promet
l'homme, celui-ci le réalise et l'achève.
L'enfance et la vieillesse ont de secrètes sympathies
; elles se comprennent si bien. Ce sont deux faiblesses qui
veulent se rapprocher et s'unir. Ce qui commence aime et
recherche ce qui finit. Ce qui finit est clément
à tout ce qui commence. Le soir et le matin ont tous
les deux d'ineffables douceurs.
Peut-être, en un langage mystérieux,
l'aïeul et l'enfant échangent de muettes
confidences, mais ils ne disent rien, leurs lèvres
restent closes. Nous étions arrivés
auprès du temple de Zeus Olympien. Pisistrate l'avait
commencé, les Perses l'ont saccagé.
Périclès a fait reprendre les travaux, encore
inachevés. Rien ne ressemble plus à un monument
qui croule qu'un monument qui s'élève, et dans
la nuit grandissante, le chantier, l'édifice incomplet
ont la majesté et aussi la tristesse des ruines. Le
sol est encombré de blocs qui seront des architraves,
de dalles qui seront des métopes, de tambours qui
seront des colonnes.
Sophocle et son compagnon ont obéi a une même
pensée ; ils s'arrètent et côte à
côte prennent place au large tailloir d'un chapiteau
à peine dégrossi. Le site est magnifique, je
conçois qu'il retienne au passage et commande la
méditation. J'avais peur de ma
témérité sacrilège, mais je n'ai
pu résister au désir de me rapprocher en
cheminant à petits pas comme un voleur,
étouffant le murmure de mon haleine, me dissimulant
dans l'ombre que projettent les colonnes déjà
dressées, j'ai pu sans trop de peine arriver à
mon but et sans que le poète ait
soupçonné ma présence.
Là-bas, sur la droite, l'Acropole apparaît.
L'ombre enveloppe les colonnades. Une lueur dernière
laisse au fronton du temple de la victoire Aptère, une
tache scintillante. Aptère, sans ailes, Athènes
a voulu ainsi la victoire dont le culte lui est cher. Elle a
voulu condamner la déesse changeante à la
fidélité. Illusion peut-être,
défense vaine. Si la victoire n'est plus l'oiseau qui
passe, elle est encore la femme qui jusque dans l'ivresse de
ses amours anciennes, médite la trahison des nouvelles
amours. Mais aujourd'hui encore la cité n'est que joie
et plaisir ; déjà elle apaise son lointain
murmure, déjà elle repose, bientôt elle
sommeille. Les colonnes qui me cachent et me
protègent, avaient tout à l'heure des
transparences rosées ; on aurait dit qu'un sang divin
circulait aux veines de ce marbre. Echauffées tout le
jour d'un soleil ardent, caressées,
pénétrées de cette flamme qui donne la
vie, elles rayonnaient quand l'horizon éteignait
déjà l'incendie de ses splendeurs
suprêmes. Voilà ce que j'admire, voilà ce
qui m'entoure. Un homme enfin est assis près de moi;
et cette ville que je sens là toute prochaine, c'est
Athènes, et cet homme assis sur les marbres d'un
temple, cet homme qui règne dans cette solitude, dans
ce silence, dans cette immensité, c'est le plus grand
des poètes, c'est le chantre divinement
inspiré, l'évocateur des ombres, le confident
du ciel, de la terre et des enfers, c'est Sophocle.
Un sanglot tout à coup s'élève et vient
troubler le calme de la nuit commençante.
«Père, père vénéré
et chéri, quelle indignité ! quelle infamie !
dit une voix douce et harmonieuse jusque dans sa
colère.
- Qu'est-ce donc, mon enfant ? répond une voix plus
grave et qui me fait tressaillir jusqu'au plus profond de mon
coeur.
- Toi le second prix ! Ton Oedipe vaincu !
- N'est-ce que cela, mon fils ? Mon oeuvre t'a semblé
digne du premier rang, ta tendresse t'abuse peut-être ?
Mais quand il serait vrai, qu'importe ? Crois-tu qu'il soit
jamais donné à l'homme de monter si haut qu'il
ne craigne plus de rivalité ? Les géants
avaient entrepris de détrôner les dieux, le
grand Zeus lui-même ; et moi, mon enfant, je ne suis
pas un dieu. Mon Oedipe est supérieur,
penses-tu, au drame de Philoclès, mais combien il est
inférieur encore au rêve que j'avais
rêvé, au mirage décevant que j'ai voulu
poursuivre ! Notre oeuvre la plus belle, toujours quelque peu
nous trahit ; et nous voyons toujours bien au-dessus d'elle,
une place que tous nos efforts ne sauraient conquérir.
Enfin, crois-moi, je suis assez vieux pour que l'on consente
à me croire, notre tâche à nous autres
poètes est inconsciente plus qu'il ne semble. Les
applaudissements nous sont doux, il est vrai, mais chanter
est plus doux encore ; doux et amer quelquefois, toujours
commandé par une fatalité qui nous domine.
Penses-tu que le rossignol s'inquiète beaucoup
d'être écouté ? L'amour seul l'applaudit
et lui paye ses gazouillements. Qu'il soit dans
Athènes ou dans le monde quelques hommes qui me
comprennent, quelques âmes qui s'ouvrent à ma
pensée comme s'ouvre la tienne, mon enfant, il suffit
; je suis dignement payé. Qu'ai-je fait d'ailleurs ?
j'ai travaillé, écouté les voix
secrètes qui me bercent et me tourmentent, puis j'ai
pris les tablettes et le style d'ivoire ; la muse a fait le
reste. Nous ne sommes rien que par la volonté
immortelle des dieux.
- Non, je ne puis oublier ce jugement inique. C'est une honte
pour Athènes. Partons ! Eschyle nous en a donné
l'exemple, Euripide annonce le projet de faire comme lui.
Quittons cette ville qui te méconnaît et
laissons-lui son Philoclès !
- Mon enfant, et sur ce mot la voix de Sophocle montait plus
ferme et plus sévère, mon enfant, ne parle
jamais de honte quand tu parles de la patrie ! Tu n'as pas
plus le droit de médire d'Athènes, même
aujourd'hui, qu'un fils n'a le droit de médire de sa
mère. Elle m'a comblé de tant de bienfaits, mon
Athènes bien-aimée, que jamais ma gratitude ne
pourra les lui payer. En des jours radieux et dont le
souvenir seul me fait bondir le coeur, j'ai été
son soldat avant d'être son poète. Je lui ai
donné mon sang sur les champs de bataille avant de lui
donner sur la scène ce que tu veux bien appeler mon
génie. C'est elle qui m'inspire ; elle a nourri mon
esprit comme elle a nourri mon corps. De toutes mes
pensées, et tous les fibres de mon être je lui
appartiens ; je suis son fils, et ma grandeur, ma gloire ne
sont qu'un rayon perdu dans le rayonnement de toutes ses
gloires et de toutes ses grandeurs. Si les
générations futures n'ont pas oublié ma
voix, puissent-elles comprendre qu'il faut une Athènes
pour faire un Sophocle ! Mon enfant, toi aussi tu es
né poète, et, disant cela, le vieillard
doucement étendait la main sur le front de son enfant,
je le sais, je le dis, je l'ai lu dans ton âme, avant
de le lire dans les yeux. Melpomène s'est
penchée sur le berceau que balançait ta
mère, et ses yeux pleins d'éclairs ont
trouvé des sourires pour toi. Don fatal et qui te
réserve des luttes cruelles, car tout se paye, d'abord
et surtout la gloire. Tu as vu les coureurs dans le stade se
hâter vers le but, se passant une torche
enflammée. Je touche au terme de la carrière et
bientôt la torche qui me fut remise, doit
échapper à cette main défaillante. A ton
tour, mon enfant, à toi de la saisir ! A toi de la
porter plus loin, plus haut que ton aïeul n'a pu le
faire ! Je vois en tes regards, en tes ardeurs
printanières, ma jeunesse renaissante, et la vie que
tu dois vivre s'ajoute à celle que j'ai vécu.
Mon passé se prolonge en ton avenir. La muse me donne
la renommée, tu me donnes le bonheur. Béni
sois-tu, mon enfant ! Mais à cette heure où la
bénédiction d'un ancêtre descend sur ton
front promis aux lauriers, je le le redis encore :
serait-elle injuste pour nous, cruelle pour toi, criminelle
et folle pour elle-même, ne maudis jamais ta patrie !
Ce serait un parricide plus horrible que celui d'Oedipe et
celui-là, mon fils, je ne voudrais pas le chanter...
Mais rentrons ! La nuit est profonde.
Puisse Athènes l'accueillir comme elle a fait de moi !
Elle n'est pas pour ne vivre qu'un jour, et son erreur peut
se promettre le repentir du lendemain. Puisse-t-elle nous
associer dans une même tendresse et l'avenir confondre
les deux Sophocles, car j'ai voulu te donner mon nom, c'esl
dire quelle est ta promesse et quelle est mon
espérance !»
Le vieillard est debout maintenant. Il regagne la ville.
Quelque lassitude ralentit son pas. Sa main s'appuie sur
l'épaule de l'enfant. Ils se taisent, ils
s'éloignent. Me voilà seul dans le silence et
dans la nuit. Espérer que jamais il sera deux
Sophocles, non, je ne saurais m'arrêter à cette
heureuse pensée. Un seul Sophocle, c'est
déjà beaucoup.
La nuit est belle, tranquille et sereine. Pas un nuage, pas
une brume. Le ciel est tout émaillé de ses
étoiles comme une prairie de ses fleurs. Les unes
brillent éclatantes, les autres luisent à peine
et la tache lumineuse qu'une goutte de lait divin a faite
à cette immensité, s'étale interrompue
aux cimes ombreuses du Pentélique et de
l'Hymette.
Et moi, je me dis que l'immortalité n'est pas le
privilège des seuls immortels et que toutes les
étoiles ne sont pas dans les cieux.
Que resterait-il des héros, des conquérants, de
ces passants prodigieux, s'il n'était des
poètes pour les chanter, des historiens pour nous dire
leur tâche terrible et sanglante, des statuaires pour
dresser les marbres des vainqueurs ? L'art seul prolonge un
peu la vie dans ce tourbillon éternel qui emporte
toutes choses ; l'art seul immobilise ou du moins retient
quelques moments le temps, cet implacable niveleur.
Après les dieux lui seul peut se proclamer
créateur.
Demain je pars pour la Sicile. Bientôt, frère,
je te reverrai, j'ai peine à me réjouir
cependant. Quelque chose de mon coeur reste au bord de
l'Ilissus.