Le stade
Lorsque pour la première fois quelques hommes,
peut-être des enfants, après s'être
longtemps bien amusés à courir, voulurent
régler ces courses, imposer certaines lois à ce
qui d'abord n'était qu'un jeu, lorsqu'ils
assignèrent une limite extrême que les rivaux ne
dépasseraient plus, et que pour mieux assurer le bon
ordre, la discipline, la loyauté, ils
débarrassèrent la piste des pierres et des
broussailles, ces hommes ou ces enfants, naïvement et
d'instinct, créaient le premier stade : On ne saurait
imaginer débuts plus modestes, origine plus obscure
d'un édifice et d'une institution qui prendront par la
suite une si singulière importance et jetteront tant
d'éclat.
Dans notre vieille France chrétienne et monarchique,
Charlemagne avait donné le premier étalon des
mesures de longueur. On sait que le pied communément
en usage était supposé égal à la
longueur du pied impérial. Ce n'était pas un
pied d'Andalouse, et l'on comprend sans peine qu'il ait
pesé lourd à tant de nations vaincues.
Les Grecs, plus fiers encore de leur lointaine origine que
les Gaulois et les Francs, voulaient des dieux partout ; et
c'était le glorieux fils de Jupiter et
d'Alcmène qui avait lui-même donné son
pied pour étalon de la première mesure. Le pied
d'Hercule, comme il convient à un pied d'immortel,
l'emportait sur le pied déjà plus qu'humain de
Charlemagne. Le stade (cette règle ne souffrit
guère d'exception), comptait six cents pieds, cent
quatre-vingt-cinq mètres, soit le huitième d'un
mille romain, au moins dans tout le développement de
ces deux lignes parallèles ; car si d'un
côté le stade était fermé par un
mur droit, bordant l'aphesis ou ligne de
départ, à l'autre extrémité il se
terminait en hémicycle ; c'était le
sphendoné, sorte d'enceinte
supplémentaire et demi-circulaire où avaient
lieu d'autres exercices que celui de la course.
Pour le stade comme pour le théâtre, les Grecs
s'appliquèrent presque toujours à choisir un
emplacement commode et qui simplifiait la tâche des
constructeurs. Les stades étaient bordés d'une
double ligne de gradins, beaucoup moins élevés
que ceux des théâtres, souvent aussi
taillés au vif du rocher ou du moins empruntant au
rocher même une base solide. Quelquefois cependant, le
site n'offrant aucun emplacement favorable, on élevait
une sorte de butte artificielle, ou plutôt de
vallum assez semblable aux puissants talus de terre
qui devaient plus tard enfermer les camps des
légionnaires romains.
Les stades étaient nombreux dans les cités
grecques et l'on pourrait sans peine en
énumérer plusieurs qui ont laissé au
moins quelques vestiges. Mais ce ne sont jamais là des
ruines bien imposantes, très souvent elles se
réduisent à des ondulations vaguement
alignées, à quelques confus
vallonnements.
Le stade d'Ephèse remplace, selon toute vraisemblance,
un stade plus ancien et de construction grecque, mais il est
tout romain : il adosse d'un côté ses gradins
aux flancs d'une colline, de l'autre il les appuie sur un
long massif de maçonnerie. Il a fallu racheter ainsi
la pente naturelle du terrain. La colonnade, qui formait
façade, a laissé en place quelques bases
symétriquement alignées, deux arcs la
terminent, d'un assez mauvais style, et cependant d'un aspect
triomphal. Ces portiques se rattachaient à d'autres
constructions et composaient tout un vaste ensemble
décoratif.
Sicyones, en Achaïe, montre, au milieu de ses ruines,
son stade, l'un des plus anciens qui soient venus
jusqu'à nous. Il porte, au moins à l'une de ses
extrémités, sur une muraille faite de gros
blocs brutalement appareillés en polygones
irréguliers. Cela rappelle un peu les puissantes
constructions dites cyclopéenncs qui si
majestueusement enserrent l'Acropole de Mycènes.
Le stade où Messène envoyait ses coureurs nous
paraît encore plus remarquable. C'était,
assure-t-on, le plus riche et le plus orné de toute la
Grèce. Il était environné de portiques ;
le temps, les tremblements de terre, fléaux
périodiques de cette région, les ont rudement
secoués, et cependant de nombreux tambours de
colonnes, restés en place, en marquent la direction ;
la pensée peut, sans trop de peine, en reconstituer le
magnifique développement.
Un petit ruisseau s'est frayé passage et serpente,
chuchotant au travers de ce qui fut l'arène. Si nous
le remontons, sa fraîcheur toute charmante semble nous
y inviter, nous voici bientôt dans des champs fertiles
qu'ombragent de vieux oliviers. L'histoire, la
poussière des monuments détruits, le sang
versé peut-être ont fait de la grande
Messène une glèbe féconde et qui
docilement se couvre des plus joyeuses moissons.
Bientôt nous atteignons un pauvre village, Mavromati ;
il végète perdu dans l'enceinte trop vaste,
mais reconnaissable encore, qu'éleva Epaminondas.
Là, sur une petite place, s'épanche une
fontaine où s'empressent, quand vient le soir, les
bergers poussant devant eux leurs chèvres.
Cette fontaine forme le ruisseau que nous suivions tout
à l'heure. La légende lui donne un nom fameux,
c'est la fontaine Clepsydre. Lorsque les Curètes, nous
dit-on, eurent soustrait le petit Jupiter à
l'appétit infanticide du vieux Saturne, ils remirent
le pauvre enfant, hélas ! faible et vagissant comme
l'enfantd'un mortel, à deux nymphes, Ithôme et
Néda. Elles le portèrent à la fontaine
Clepsydre et l'y baignèrent, lui disant de douces
paroles, tarissant ses premières larmes, lui
prodiguant les premiers baisers. Cela se passait il y a
longtemps, bien longtemps, aux jours radieux où le
monde, né de la veille, ne connaissait que le
printemps. La fontaine où s'était plongé
le maître des dieux resta sainte tant qu'il fut des
dieux ; et Messène s'enorgueillissait de la protection
de Jupiter. Les braves de Lacédérnone
assiégeaient Messène, lorsque Tyrtèe
chantait, et quel plus magnifique cri de guerre fut jamais
lancé dans la bataille ! «Qu'il est beau de
tomber au premier rang en combattant pour la patrie !...
Combattez pressés les uns contre les autres !...
N'allez point par la fuite délaisser la vieillesse des
vétérans dont l'âge a raidi les genoux !
C'est une chose honteuse de voir étendu devant les
jeunes guerriers et moissonné plus avant qu'eux dans
la mêlée, un vieillard dont la tête et la
barbe sont déjà blanchies.... Mais tout sied
bien au jeune guerrier, tandis qu'il garde encore la fleur
brillante de ses années. Chaque homme l'admire, les
femmes se plaisent à le contempler resplendissant et
debout... Qu'il est beau, l'homme qui, un pied en avant, se
tient ferme à terre, mord ses lèvres avec ses
dents, et le contour d'un large bouclier protégeant
ses genoux, sa poitrine et ses épaules, brandit de la
main droite sa forte lance et agite sur sa tête son
aigrette redoutable !...»
L'arène du stade de Messène, comme celle de
tous les stades, n'était rien qu'une piste
régulièrement délimitée, de terre
battue et parfaitement unie. Aucune construction permanente
n'y gênait les libres ébats des jouteurs, et si
nous avons vu, dans ce stade de Messène, un ruisseau
cheminer tout à son aise comme s'il était chez
lui, évidemment il s'est insinué là par
ruse ou patiente usurpation ; peut-être reprend-il son
premier domaine et les constructeurs du stade avaient-ils
détourné son cours.
Une des très rares institutions de la Grèce qui
eut la sympathie persistante, l'adhésion unanime de
tous les peuples et de toutes les cités, était
les jeux solennels célébrés en l'honneur
de Zeus ou Jupiter à Olympie, en l'honneur de Phoebus
Apollon à Delphes, en l'honneur de Poséidon ou
Neptune, à l'isthme de Corinthe.
Le stade était le premier monument obligé
pour la célébration de ces fêtes.
Delphes, à demi cachée sous les masures d'un
village moderne, Olympie profondément ensevelie sous
les alluvions du Cladeos, ne nous ont
révélé que très imparfaitement et
seulement en ces dernières années, les ruines
de leurs stades où tant de lauriers cependant furent
conquis, d'où s'envola, toujours fiévreusement
attendue, la nouvelle de tant de victoires.
Nous achèverons cette promenade aux ruines et aux
poussières des stades, en visitant celui
d'Athènes. C'est l'un des plus complets, si ce n'est
pas l'un des plus illustres.
Trois hautes montagnes, ou plutôt trois groupes de
montagnes encadrent la petite plaine où trône la
ville chère à Minerve : le Parnès, la
plus éloignée et la plus haute ; le
Pentélique, qui a enfanté de ses flancs de
marbre des palais, des temples et des dieux ; l'Hymette,
où bourdonnent de buissons en buissons les abeilles au
miel si doucement parfumé.
La colline où se trouve le stade contrebutte le mont
Hymette ; elle en est une sorte de contrefort
avancé.
Au temps du placide et doux empereur Nerva, vivait dans
Athènes un certain Atticus. Sa fortune était
médiocre, son train modeste. Un beau jour le hasard
lui fait découvrir, dans une maison qu'il
possédait proche du théâtre, un
trésor immense, et du coup le voilà riche comme
un roi d'Orient qui n'a pas encore connu les proconsuls
romains. Cependant le fisc avait coutume de prélever
une part sur ces aubaines imprévues. Atticus
écrit à l'empereur : «Seigneur, j'ai
trouvé un trésor dans ma maison, qu'ordonnes-tu
que j'en fasse ?» Et l'empereur de répondre avec
un laconisme digne de Jules César : «Use de ce
que tu as trouvé». Atticus, encore
tourmenté de quelque scrupule ou de quelque
inquiétude, écrit une seconde fois : «Le
trésor, dit-il, dépasse de beaucoup ce qu'un
simple citoyen pourrait ambitionner». Et l'empereur de
répondre encore : «Abuse même, si tu veux,
du gain inopiné que tu as fait, car il est
tien».
Lorsque Atticus mourut, il légua à chaque
citoyen d'Athènes une mine, soit une somme d'environ
quatre-vingt-sept francs ; et cependant, son fils
Tibère Claude Hérode Atticus se trouva encore
possesseur d'une prodigieuse fortune.
Le stade comptait alors plus de quatre siècles ;
c'était déjà une antiquité,
presque une ruine. La nécessité d'une
restauration complète s'imposait en toute
évidence. Hérode Atticus solennellement promit
d'y pourvoir, il tint parole et certes il fit bien les
choses. Quatre ans après, le monument reparaissait
rajeuni et paré d'une magnificence qu'il n'avait
jamais connue. Pausanias, qui vint visiter Athènes peu
de temps après l'achèvement des travaux,
s'écrie : «Il serait difficile de faire
partager, par une simple description, le plaisir et
l'admiration qu'on éprouve à la vue du stade de
marbre blanc qui est près de là».
Le stade, et ce devait être un spectacle entre tous
merveilleux, voyait s'organiser le cortège des
Panathénées, ces fêtes en l'honneur de
Pallas Athéné que le ciseau de Phidias
immortalise et nous raconte aux murs du Parthénon. De
là l'épithète de
Panathénéen que l'on donnait communément
au stade.
Lorsque l'empereur Hadrien vint en Grèce et visita
cette noble cité d'Athènes qu'il
désirait passionnément connaître, on lui
donna dans le stade une fête encore inoubliée.
Etait-ce donc les Panathénées, et voulait-on
les renouveler en l'honneur du maître, l'associant
ainsi par avance à l'immortalité des dieux
?.Les Romains attendent la mort de César pour
décréter son apothéose, les Grecs
ont-ils résolu de faire mieux ? Les beaux
éphèbes, les coursiers fringants, les belles
canéphores, les vierges porteuses du voile promis
à la déesse protectrice d'Athènes,
sont-ils déjà là, préparant la
pompe d'un merveilleux cortège ? Hélas ! non,
le stade est déjà rempli de cris
féroces, de grognements et de rugissements. Les fauves
attendent César. Mille seront égorgés
à la gloire impériale ; le stade sera rouge
comme un abattoir. Puisse du moins le maître daigner
sourire et s'avouer content ! L'Ilissus est tout voisin du
stade, l'Ilissus n'a pas beaucoup d'eau, ce jour-là il
aura plus et mieux : du sang.