Delphes paraît avoir été la métropole du culte dionysiaque comme du culte apollinien. «La part de Dionysos, dit Plutarque, égale à Delphes celle d'Apollon». Les Delphiens croyaient posséder dans l'endroit le plus saint du temple pythique la tombe de Dionysos ; mais ce dieu, qui était mort et enterré, ressuscitait périodiquement : «quand commence l'hiver, continue Plutarque, ils cessent de chanter le péan, pour réveiller le dithyrambe, car c'est alors à Dionysos que s'adresse le culte». Ils «réveillent le dithyrambe», c'est-à-dire qu'ils rappellent à la vie, par la vertu magique des rites, Dionysos Dithyrambe endormi du sommeil des morts. Plutarque se sert du même mot quand, parlant de ces rites de résurrection, il écrit que les femmes Thyiades «éveillaient» Bacchos Liknitès, autrement dit Bacchos nouveau-né, car chez les Grecs les vans (likna) servaient de moïses aux enfançons.

Quelles étaient ces femmes, ces Thyiades, qui avaient la fonction de rappeler Dionysos à la vie ? Notre information à leur sujet est tardive. Je ne sache pas que les inscriptions découvertes à Delphes, et dont une partie est encore inédite, aient apporté des renseignements directs sur les Thyiades. Elles nous apprennent seulement, ce qu'on savait d'ailleurs déjà par Hérodote, qu'il existait à Delphes un lieu dit en Thuiê ou en Thuiais, ou Thustion, ainsi appelé, vraisemblablement, parce que les Thyiades y célébraient certaines cérémonies. L'endroit en question doit être celui où se trouvent aujourd'hui les aires (alônia) du village de Castri : c'est un palier sur l'éperon rocheux d'où l'on domine à la fois la plaine sacrée et le site de Delphes et du sanctuaire pythique. Là devaient se réunir les Thyiades, quand il s'agissait de «réveiller le dieu». C'est pourquoi le fronton occidental du temple d'Apollon, celui qui était tourné vers ce lieu-dit en Thuiais, était consacré, non à Apollon, comme l'autre fronton, mais à Dionysos : on y voyait, au témoignage de Pausanias, Dionysos entouré des Thyiades, Dionusos te kai ai gunaikes ai Thuiades. Pausanias prend soin de spécifier que les Thyiades ne sont pas des personnages mythologiques, comme les Ménades, mais des femmes, gunaikes, entendez des femmes de Delphes, et selon toute vraisemblance des femmes mariées [Maenades]. Les jeunes filles, probablement, ne pouvaient pas être Thyiades, car pour soigner l'Enfant-Dieu, il fallait, non des vierges, mais des nourrices.

La Nativité du Dionysos delphique se célébrait tous les deux ans ; elle était, comme disaient les Grecs, triétérique, les Grecs comptant à la fois le point de départ et le point d'arrivée. Pourquoi tous les deux ans seulement ? Car la végétation, à laquelle présidait Dionysos, est un phénomène annuel dont le retour aurait dû, ce semble, exiger des rites annuels eux aussi. Le retour triétérique des Bacchanales constitue pour l'histoire des religions une véritable aporie. Quoi qu'il en soit de cette difficulté, nous savons que la naissance de Dionysos se célébrait à Delphes au mois de Dadophorios, qui correspond à peu près à notre mois de novembre. Le nom de Dadophorios provient évidemment des torches (dades) que les Thyiades portaient dans les cérémonies bachiques ; car les mystères de ce dieu avaient lieu la nuit, d'où le nom de Nyctilios qu'on lui donnait souvent.

Après avoir fait renaître Dionysos à la vie, elles montaient au Parnasse, censément avec lui, sous sa direction ; et là-haut, sur la grande montagne solitaire loin des regards, dans le vent glacé des cimes, parmi les frimas de l'hiver, elles se livraient à l'enthousiasme bachique. On ne sait pas la durée de leur séjour sur le Parnasse, mais elles devaient y demeurer assez longtemps, car Plutarque nous dit que les Delphiens allaient les y ravitailler. On ne sait pas non plus par quelles cérémonies elles célébraient, trois mois plus tard, au mois d'Amalios, la mort de leur dieu. Par contre, on peut s'imaginer assez bien ce que devait être ce revival des Thyiades sur le Parnasse. Il est clair en effet que les rites qu'elles y célébraient devaient ressembler exactement à ceux que la poésie et l'art prêtent aux Ménades ou aux Bacchantes de la mythologie [Maenades]. Comme on le racontait de celles-ci, les Thyiades parvenaient à l'extase par les hurlements (ololugmoi) et les danses tournoyantes ; comme les Ménades, elles devaient revêtir la nébride et porter le thyrse ; comme les Ménades, elles devaient mâcher les feuilles du lierre, et pratiquer le sparagmos et l'ômophagia, c'est-à-dire mettre en pièces et dévorer crue une bête en qui elles pensaient avoir incarné le dieu, pour communier de cette l'acon avec le corps et le sang de Dionysos. Ces rites enthousiastes et sanglants agissaient violemment sur les nerfs ; ils donnaient lieu à des phénomènes qui auraient bien intéressé nos psychiatres. Le nom même des Thyiades est significatif : comme celui de la mère ou de la nourrice de Bacchos, Thyonè, il vient de la même racine que thuein «bondir», thunein «s'élancer», thuiên «être saisi d'un transport frénétique», thuella «tempête», Ôreithuia ; il s'explique par les courses éperdues auxquelles ces femmes se livraient, lorsqu'elles étaient en proie à la mania bachique. Plutarque raconte que, pendant la Guerre Sacrée, les Thyiades delphiques, après avoir couru le Parnasse toute la nuit, vinrent s'abattre d'épuisement sur la place publique d'Amphissa, en pleine armée ennemie, sans s'être réveillées de leur hypnose. Il se peut que toutes les femmes de Delphes participassent à la célébration du culte bachique ; mais il est croyable qu'il existait parmi elles un collège chargé spécialement de ces saints mystères : c'est ce qu'on peut inférer de la définition que Plutarque donne des Thyiades dans un livre dédié à une dame de Delphes qui était précisément leur présidente, ai peri Dionuson gunaikes as Thuiadas onomazousin. Les analogies permettent de croire que ce collège était formé d'un nombre déterminé de membres : à Sparte, les prêtresses Dionysiades étaient au nombre de onze ; à Elis, les femmes auxquelles était réservé le soin de célébrer les Thuia étaient au nombre de seize [Thyia]. Le collège des Thyiades delphiques avait à sa tète, comme nous venons de le dire, une présidente, ê tôn Thuiadôn archêgos. Celle qui était en fonctions du temps de Plutarque s'appelait Cléô ; l'écrivain lui a dédié deux de ses traités, celui Sur les Vertus des femmes et celui Sur Isis et Osiris. Elle avait été initiée par son père et sa mère aux mystères égyptiens, qui avaient alors beaucoup d'adeptes dans la région du Parnasse, notamment à Tithoréee et, semble-t-il, à Delphes même, comme en témoigne une statuette en marbre blanc, d'époque impériale, trouvée dans le sanctuaire pythique et qui représente Isis ou une prêtresse d'Isis. Ce n'est certes pas un hasard que la présidente des Thyiades delphiques ait été initiée aux mystères égyptiens : Cléô devait adhérer, comme le faisait Plutarque, à la croyance déjà répandue au temps d'Hérodote, qu'Osiris ou Dionysos n'était qu'un seul et même Dieu sous deux noms différents.

Avec Cléô et Plutarque nous sommes presque au dernier tige du paganisme. Il est clair cependant que les Thyiades delphiques ne datent pas de la basse époque. L'antiquité de ce collège peut être inférée du rôle que Thyia, leur éponyme et fondatrice, joue dans la légende de Delphes. Elle figurait parmi les héroïnes de la Nekuia, sur la fresque de Polygnote à la Leschè. Pausanias sait que Thyia était la fille de l'autochthone Castalios, et qu'elle eut Delphos d'Apollon ; que d'ailleurs elle fut aimée de Poseidon ; et qu'enfin elle fut la première prêtresse de Dionysos et qu'elle inventa les mystères de ce dieu : en sorte que la légende mettait Thyia, personnification légendaire des femmes du pays delphique, en rapport avec les trois grands dieux de Delphes, Apollon, Poseidon et Dionysos.

Une autre preuve de l'antiquité de ce collège résulte du rôle qu'il jouait dans certaines fêtes évidemment très anciennes. Tous les huit ans - en quel moment de l'année, nous l'ignorons - se célébrait à Delphes la fête Hêrôis : la raison de cette cérémonie était tenue cachée, seules les Thyiades la connaissaient. Plutarque, par qui nous savons l'existence de l'Hêrôis, ne semble pas avoir eu connaissance du mustikos logos de cette fête ; Cléô n'a pas dû le lui révéler. Il n'en a su que les rites, dont apparemment chacun pouvait être témoin. Les Thyiades devaient jouer une sorte de drame sacré, qui a paru à Plutarque représenter l'anagôgê de la mère de Dionysos, Sémélé. Cette anagôgê de Sémélé semble avoir été assez analogue à l'anodos de Coré. Sémélé était ressuscitée tous les huit ans d'entre les morts, êrôes, d'où le nom d'Hêrôis que l'on donnait à la fête. Elle était ressuscitée par la puissance de son fils Dionysos. A Trézène aussi, on croyait que Sémélé avait été ramenée du séjour des morts par Dionysos.

Tous les huit ans aussi, se célébrait à Delphes une fête mystérieuse, dont Plutarque nous a décrit de visu les drômena. Le mythe aetiologique qu'il raconte à ce propos avait été inspiré aux gens de Delphes par les rites de cette fête, auxquels ils prenaient part sans les comprendre. Ces rites formaient une sorte de drame sacré, qui se passait censément pendant une famine ; le «roi de Delphes» distribuait aux gens, aux étrangers en séjour à Delphes comme aux Delphiens mêmes, de la farine et des légumes ; seule Charila n'avait rien. Charila était une jeune fille, que figurait une poupée. Non seulement le roi ne lui donnait rien, mais il la souffletait de sa sandale. Alors Charila tombait morte ; la présidente des Thyiades emportait sa dépouille ; on l'enterrait dans un creux de rochers. Mannhardt et Usener ont réuni de nombreux exemples de rites analogues, où un être symbolique, représenté par un mannequin, est mis à mort et anéanti. Ces rites n'ont peut-être pas tous le même sens. Dans certains cas, l'être mis à mort représente une période de temps déterminée, dont on célèbre l'accomplissement. Dans d'autres cas, la cérémonie semble avoir un sens agraire ; elle doit opérer d'une façon magique, pour conjurer la famine, sur les forces qui président à la fécondité de la terre. Tel semble avoir été le sens de la Charila de Delphes : la présidente des Thyiades, assistée sans doute de son collège, prenait part à cette cérémonie, comme prêtresse du dieu de qui dépend la vie de la nature.

Pausanias, qui est postérieur à Plutarque de près d'un siècle, semble avoir ignoré l'existence du collège des Thyiades delphiques. Il ne connaît de Thyiades qu'à Athènes. Ces Thyiades athéniennes venaient, nous dit-il, se joindre aux femmes de Delphes pour célébrer avec elles sur le Parnasse les mystères de Dionysos : ai Thuiades gunaikes men eisin Attikai, phoitôsai de es ton Parnason para etos autai te kai ai gunaikes Delphôn agousin orgia Dionusô. Les Thyiades athéniennes venaient donc au Parnasse en théorie ; c'est à elles que doit s'appliquer cette glose d'Hésychios, qui explique une expression d'un auteur attique de l'époque classique : Theôrides ai peri ton Dionuson Bakchai. Le chemin qu'elles suivaient n'était autre que la Voie Sacrée, par laquelle la légende voulait qu'Apollon eût été d'Athènes à Delphes, et par laquelle passait périodiquement la pythaïde attique. Le parcours était d'environ 930 kilomètres. Les Thyiades athéniennes exécutaient leurs danses échevelées aux diverses stations de cette longue route, surtout en entrant en Phocide, à Panopée, à l'endroit d'où le Parnasse commence à paraître dans sa gloire et son immensité. Pausanias a cru, ou les exégètes lui ont fait croire, que si Homère avait qualifié Panopée de kallichoros, c'était pour avoir su par les Thyiades d'Athènes quelles belles danses elles exécutaient dans cette ville de Phocide. Il serait évidemment bien risqué d'admettre que le collège des Thyiades athéniennes remontât aussi haut. On est plutôt tenté de croire que les Thyiades delphiques sont les plus anciennes, et que leur nom et leur organisation, sinon leurs rites, ont été empruntés par des villes où s'était introduit, peut-être sous l'influence de Delphes, le culte enthousiaste de Dionysos. Une épigramme de l'Anthologie Palatine parle des Thyiades d'Amphipolis qui, pour se livrer à l'oribasie, montaient au Pangée. Dans une épitaphe de Thessalonique, d'époque impériale, une prêtresse de Dionysos se qualifie iereia thusa euia : le mot thusa équivaut à thuias ; cette prêtresse jouait à Thessalonique le même rôle que Cléô à Delphes, et à peu près à la même époque. A Thèbes, où le culte dionysiaque était si important, il n'y avait pas de Thyiades ; les Thébaines chargées de ce culte portaient le nom de Ménades, nom consacré par la légende fameuse d'Agavé et de Penthée : c'est parmi les Ménades thébaines, ek Thêbôn Mainades treis, et non parmi les Thyiades delphiques, qu'Apollon de Delphes ordonna aux envoyés de Magnésie de choisir les trois femmes qui devaient instituer le culte de Bacchos dans la ville du Méandre. Mais, bien entendu, entre les rites des Ménades thébaines et ceux des Thyiades delphiques, il ne devait y avoir aucune différence essentielle.


Article de Paul Perdrizet