Mainas est un adjectif n'ayant qu'une forme exclusivement employée pour le féminin et qui signifie une femme «hors d'elle-même». En ce sens Homère (qui ne connaîit pas encore les vraies Ménades) l'applique à Andromaque affolée par l'inquiétude pendant le combat où va périr Hector-. De la même racine que mania = folie et mainesthai = être en fureur, ce mot devient de bonne heure un nom, singulier ou pluriel, qui désigne les compagnes fidèles de Bacchus et passe en latin exactement avec le même sens. Il a beaucoup de synonymes. Le plus fréquent, Bakchê, veut simplement dire : «attachée à Bacchus», mais, dans l'usage, ne se distingue du précédent par aucune nuance sensible. La racine de Lênai, qu'on retrouve dans le nom des fêtes «Lenaea», passait pour arcadienne. Klôdônes et Mimallones sont des mots macédoniens, peut-être thraces, comme Bassarides qui se rapporte au nom d'une parure sur le caractère de laquelle on n'est pas fixé. Oinades (de oinos, vin) est tardif. Thuias, apparenté à thiasos (comme drus à driades, a le même sens que mainas, mais les Athéniens l'ont fait servir spécialement à désigner les femmes qui, dans la réalité, pratiquèrent le culte de Dionysos, en imitant les rites des Ménades légendaires.

  1. Nymphes primitives. Nourrices de Bacchus. Nymphes dionysiaques

    En somme, tous ces mots désignent une même conception mythologique, mais dont l'aspect n'a pas été sans varier avec le cours des temps. Sur les plus anciens vases de la région et de l'époque ionienne, nous voyons grossièrement dessinées des femmes qui s'ébattent avec des Silènes lascifs, assistent ou se mêlent à leurs danses sauvages, échappent ou se prêtent à l'étreinte de leurs mains brutales. Ce sont les Nymphes primitives, et ce qu'elles représentent, c'est l'énergie vivante, humaine ou végétale. Nul dieu ne préside encore à leurs évolutions. Seules avec leurs vigoureux compagnons, elles personnifient les manifestations diverses de la vitalité, la poussée de la sève et la force génésiaque. Sur un dinos du Louvre au dessin rude et gauche, elles sont cinq, drapées, paraissant circuler parmi neuf Silènes à la taille allongée qui se démènent en agitant leurs queues de cheval. Ces Nymphes, habitantes des montagnes couvertes de bois et des gras pâturages au bord des fleuves, sont familières à la poésie homérique et hésiodique. Le poète de l'Iliade se les représente comme favorisant la croissance des peupliers ; Sophocle comme faisant pulluler la végétation des prairies. Elles sont analogues, sauf leur séjour qui est différent, aux Naïades dont la grotte est décrite dans l'Odyssée, ou à ces Néréides qu'une peinture de vase nous représente en face de Titans ; on leur prête le même aspect extérieur et nous verrons les mêmes noms individuels désigner les unes et les autres. Ces premières Nymphes des fourrés et des eaux vives, nous les retrouvons aussi sur une coupe ionienne du Musée de Wurzbourg, guettées et convoitées par des Silènes mal dégagés encore de l'animalité antérieure.

    Puis les peintres-potiers d'Attique empruntent le type aux fabriques ioniennes. Par exemple, deux amphores de Nicosthènes nous font voir une danse ardente et mouvementée de Silènes nus et de Nymphes naïvement drapées, symbolisant les forces générales, la luxuriance de la nature vivante. Même représentation sur une curieuse amphore archaïsante et sur de très anciennes coupes à yeux prophylactiques.
    Mais de la Thrace vint par le nord de la Grèce un dieu qui, lui aussi, représentait «la sève de la terre et de l'humanité» avant de personnifier la vigne et la vinification, Dionysos, qui garda le surnom de dendritês, arborescent [Bacchus]. Or les Grecs, pour donner une forme vivante à chacun des traits qui composaient la personnalité complexe de leurs divinités, se plaisaient à les entourer d'un cortège de personnes divines représentant leurs énergies, leurs capacités multiples. Les Nymphes forestières, comme les Silènes enfants de la nature, s'offraient on ne peut mieux pour accompagner et compléter le dieu nouveau, d'autant plus que Dionysos semble avoir passé dès l'origine pour un dieu contesté, persécuté, qui a besoin d'être consolé par des femmes dévouées. La légende de sa naissance même, de la mystérieuse disparition de Sémélé et de l'abandon où il est relégué par suite de la jalousie d'Héra, impliquait l'existence de femmes qui remplaceraient sa mère et le recueilleraient : ce sont les nourrices de Dionysos dont il est parlé dans l'Iliade et que Lykourgos a brutalement troublées dans leur maternel office. A Nysa où elles résident, Hermès leur remet l'enfant abandonné ; mais Nysa est un nom de lieu ou de montagne qu'on a transporté partout où l'on a voulu placer le berceau de Dionysos : en Egypte, en Ethiopie, en Arabie, en Inde, etc. Ces nourrices sont des Nymphes de la montagne ou de la forêt, amantes des rudes Silènes, comme celles à qui Aphrodite remet le fils qu'elle a d'Anchise ; leur vie a la durée des sapins ou des chênes. Nombre de monuments figurés, dont à vrai dire aucun ne remonte très haut, représentent Hermès prenant des mains de Zeus son fils, pour l'emporter à Nysa, ou le remettant aux Nymphes, qui souvent ont avec elles le vieux Silène. Diodore de Sicile croit que le nom du jeune dieu est formé de celui de l'asile qui l'a abrité, précédé de celui de Zeus (Dio + Nus). Ces Nymphes maternelles ont été aussi considérées comme des Hyades (et métamorphosées par la légende en constellations), c'est-à-dire comme des personnifications de l'humidité qui fertilise. Elles n'apparaissent aussi nombreuses autour d'aucun autre petit dieu. Eschyle, dont elles exercent la verve satyrique, en fait de simples femmes de mortels. Mais, en général, il ne semble pas que leur service près du divin nourrisson leur fasse perdre leur caractère de forces productrices, d'agents de la vitalité. Elles sont restées, rajeunies, autour de Dionysos adulte, comme protectrices ou protégées, confidentes, prêtresses, servantes. Ce qu'on nommera un peu plus tard Ménades, Bacchantes, etc., c'est simplement la troupe des Nymphes dionysiaques.

    En effet, sur un vase peint de l'époque classique, une femme grave et drapée qui assiste le jeune dieu a les attributs propres au thiase bachique et est expressément désignée par l'inscription MAINAS. Sophocle, d'autre part, montrait Dionysos adulte accompagné dans ses allées et venues près de Colone par «ses nourrices» et déjà, au temps de Pisistrate, un hymne homérique contait qu'après l'avoir élevé, les nourrices de Nysa suivaient le dieu dans les forets retentissantes de clameurs où il portait ses pas. Il est remarquable que c'est toujours la montagne et les bois, non les cultures et les vignes, qui nous sont donnés comme séjour habituel de Dionysos par les poètes, même quand ils voient en lui le dieu qui fait fermenter la vendange ; c'est une tradition antérieure ou différente qu'ils conservent. Sur les plus anciens vases que nous connaissons, ce sont ces simples Nymphes, sans attribut aucun, qui font cortège au dieu. Elles sont désignées du mot de NYSAI qui surmonte leurs têtes gauchement dessinées sur le vieux vase de Sophilos, et du mot NYPHAI sur le vase François qui est de la première moitié du VIe siècle : elles y figurent parmi des Satyres exubérants de fougue ; à un autre endroit de la longue procession que déroule ce monument archaïque,ce sont les trois Saisons, Ôrai, qui accompagnent la marche de Dionysos.

    Pratinas appelle Naïades les compagnes du dieu ; Sophocle et Aristophane les désignent simplement du nom de Nymphes de Dionysos, et dans Horace, qui recherche les vieilles expressions pour les rajeunir par la place qu'il leur donne, on lira encore : Bacchum docentem... Nymphas discentes.

  2. Premier type de la Ménade. Constitution du Thiase

    Les Nymphes dionysiaques se consacrent à la fructification par excellence, celle de la vigne, quand leur dieu est devenu plus spécialement celui du vin et de la fermentation, et nous les verrons prendre peu à peu l'appareil extérieur, les dehors et les attributs par lesquels elles s'associeront le mieux à son caractère mythologique.

    Seules avec les Silènes, court vêtues et actives, elles font la vendange, détachent les grappes, emplissent les corbeilles, escaladent les pressoirs ou récoltent les fruits d'un arbre. Mais le dieu figure au revers de la coupe qui présente cette scène, et celles dont il est absent sont assez rares. C'est par enthousiasme pour lui que ces Nymphes se parent, bondissent, poussent des clameurs, et elles s'exposent aux approches des Silènes pour le divertir. Il est à remarquer que le dieu assiste grave à ces ébats, sans y prendre part. Les Ménades sont ses fidèles et ses suivantes, jamais son harem. Même il ne déploie son enthousiasme que dans la poésie. Dans la peinture et l'art plastique, eü Grèce, il est toujours immobile et spectateur. C'est sans doute parce que les moyens dont disposent les arts du dessin ne permettaient pas de concilier en lui la mobilité violente avec le caractère divin. Il se démène chez les poètes, mais les peintres ont chargé les Silènes et les Ménades de se mouvoir et de s'exalter pour lui. Les bonds rapides sont leur allure habituelle, et la comparaison qui leur est le plus souvent appliquée est celle de la biche qui, fuyant le chasseur, se sauve avec d'impétueuses saillies par les bois.

    Il semble que c'est surtout elles qui remplissent les solitudes de clameurs et que 1'ololugê dont Dionysos aime à faire retentir le pays où il apporte ses rites est un cri féminin aigu et prolongé. Leur office paraît si bien être de mener bruit dans les bois que les crotales sont le premier attribut qu'on leur voit sur les peintures de vases et qu'elles le garderont jusqu'au boul. Celles qui, dans les anciennes figures noires, n'ont pas encore de crotales et dansent au son d'une flûte de Satyre, sont brutales et disgracieuses.

    Les Ménades à crotales les agitent quelquefois en accompagnant Dionysos ou en l'honneur d'un autre dieu comme Apollon ; on les voit aussi seules avec des Silènes, se mêlant à leur dévergondage. La couronne de lierre ou le léger diadème sont très anciens aussi. Le lierre, qui abonde dans les montagnes de Thrace, est consacré au dieu tout comme les feuilles de vigne qu'il remplace peut-être, étant moins rare et d'une forme analogue [Bacchus]. La nébride (peau de faon) ou la pardalide (peau de panthère) se présentent à peu près en même temps et donnent un caractère très pittoresque aux figures qui en sont parées. Ou elle est ajustée à la taille, qu'elle moule, ou elle pend sur le dos, retenue par les deux pattes de devant nouées sous le cou, ou encore elle est jetée sur une épaule de façon que la tête ou une ou deux pattes de la bête pendent de-ci de-là.
    Dionysos porte aussi cette pièce de vêtement par devant, à la façon d'un justaucorps. Aucun texte ne nous renseigne sur la signification de cette parure qui, tout au moins, indique l'habitude de la vie dans les bois, de la chasse. La plupart des figures de Ménades qui n'ont pas d'attributs autres que ceux énoncés ci-dessus, sont vêtues de chitons ou tuniques assez courtes et très serrées qui précèdent (au moins sur les monuments figurés) les robes longues et à plis nombreux. Les attitudes sont très variées. Parfois ce sont les anciennes danses très expressives mais sans grâce, parce que les artistes ne savent représenter que des mouvements violents et anguleux. Par exemple, elles dansent à deux devant l'apparition de Dionysos et Koré sa mystique épouse dont les têtes, énormes en proportion des autres personnages, sortent de terre. Deux de ces Nymphes dansantes sont avec des Silènes dont la forme est encore plus animale qu'humaine. D'autres dansent très sages près de Silènes dont elles semblent ne s'occuper en rien ; d'autres près du char du dieu. D'une manière générale, et sans pouvoir indiquer les nuances, leur danse tend plutôt à s'apaiser sur les vases de la fin du VIe et du commencement du Ve siècle.

    Souvent elles passent simplement en tournant la tête du côté opposé à la direction de leur marche. Il arrive ainsi qu'elles regardent directement un autre personnage . On n'en doit conclure aucune intention : les figures de cette époque, étant toutes de profil, regardent forcément une de celles qui se trouvent près d'elles. Quelquefois elles sont simplement debout, des deux côtés de Dionysos, dans des attitudes exprimant plus ou moins de déférence et d'adoration. Il arrive, mais rarement, qu'elles gesticulent comme si elles sentaient un commencement d'ivresse ou une sorte d'étourdissement, par exemple sur une très ancienne amphore à zones du Louvre.

    Ordinairement sur ces vases les zones de personnages bachiques ont au-dessus et au-dessous d'elles des zones d'animaux sauvages ou familiers, et il arrive même que le décorateur a fait passer quelqu'une de ces bêtes dans la zone des dionysiaques. Bientôt le mélange des deux éléments se généralise, et les servantes de Dionysos ont avec elles des fauves ou plutôt des animaux familiers qu'elles regardent ou caressent. Il semble qu'il y a là un effort pour embrasser dans une même conception toute la nature vivante et indiquer que les Nymphes dionysiaques représentent aussi bien la vie animale que la fructification. Peut-être nébrides et pardalides avaient-elles déjà un sens analogue. Quoi qu'il en soit, vers le commencement du Ve siècle il n'y a pas encore trace de violences exercées par les Ménades sur les animaux féroces ou sans défense.

    Un beau vase d'Amasis représente deux Nymphes qui s'approchent, en pas de danse très rythmés, de Dionysos et lui présentent un lièvre (symbole de fécondité) et un cerf, tenus l'un par les oreilles, l'autre par les pattes. Cet exemple est presque unique en son genre, ainsi que celui de la Ménade (ou Ariane) menacée par un lion gueule béante. Ailleurs le lion ne menace personne et on le voit même porté sur le bras d'une Ménade. Celle d'une hydrie de Pamphaios, assez coquette et presque amusée, porte un faon sur ses épaules. Une autre regarde indulgemment une biche retournée vers elle, une autre tient un cerf dans ses bras ; deux autres une chèvre et la panthère qui deviendra l'animal favori des bacchantes.

    Mais celui qui, dès l'époque où nous sommes, est le plus significatif, c'est le serpent qui représente peut-être les rapports de Dionysos avec les dieux chthoniens. Pour la célébration des mystères bachiques, on apportait un serpent dans une ciste ou corbeille à couvercle. Par la suite, nous verrons les Ménades faire des serpents des usages assez imprévus. Jusqu'ici les peintres de vases les leur mettent simplement à la main ou auprès d'elles.

    L'attribut qui est la marque distinctive de la bacchante, qui lui appartient en propre et la met nettement à part des autres Nymphes, le thyrse, n'apparaît qu'assez tard dans les représentations comme dans les textes. Il faut arriver à la fin des vases à figures noires, c'est-à-dire au commencement du Ve siècle, pour le rencontrer. D'après ce fait et d'après les variétés qu'il présente sur les peintures, il semble qu'il ait une double origine. D'abord c'est un simple arbuste arraché, un sarment un peu long ou une branche ayant à son extrémité un bouquet de feuilles, dont l'imagination aura armé les Ménades et leur dieu lui-même. On aura essayé, par jeu ou par dévotion, d'imiter les allures qu'on leur prêtait, puisqu'on nous dit qu'on en vint, pour éviter dans les démonstrations bachiques de se faire mal avec des branches ou scions de bois dur, à les remplacer par les tiges creuses et légères du narthex [Ferula]. Sur les dessins des vases, le thyrse est tantôt une branche feuillue par le bout ou un petit arbuste, tantôt une tige de narthex, et, le plus souvent, une lige droite à laquelle il semble qu'on ait rajouté au bout un bouquet de feuilles d'arbre ou de vigne, ou de lierre. On aperçoit même sur certains thyrses l'attache en fils croisés de ce bouquet de feuillage. Mais le plus souvent l'objet est stylisé, c'est-à-dire que la forme et les détails en sont conventionnellement arrêtés et simplifiés. Si cette introduction dans les dessins du principal insigne bachique est relativement tardive, c'est qu'elle se produit seulement après un essai de mise en oeuvre et d'emploi dans la réalité.

    Chemin faisant, l'importance de cet accessoire augmentait au point que le caractère dionysiaque lui reste attaché plus qu'à tout autre. Désormais il est rare qu'il manque aux Ménades (si elles n'ont les mains occupées par autre chose) ; le dieu lui-même l'a assez souvent, les satyres quelquefois. Euripide nous montrera ses Bacchantes ayant pour premier soin, à leur réveil, de remettre des feuilles de lierre à leurs thyrses. A peu près en même temps qu'elles sont pourvues du thyrse, deux derniers changements se produisent dans les allures et le costume des Ménades qui seront désormais prêtes à former le thiase, c'est-à-dire le cercle ou la cour de Dionysos. D'abord, au lieu de bondir et danser simplement au milieu des Silènes ou de se prêter à leurs sollicitations, la Ménade se dérobe à leurs prises, au moins pour l'apparence et par jeu ; un peu de pudeur coquette, sinon sérieuse, se révèle dans ses manières d'être, et le motif de la Nymphe bachique semblant se débattre avec son thyrse contre un Silène appréhendeur est déjà créé. L'art en tirera spirituellement parti. De plus, le costume est heureusement modifié suivant les modes du Ve siècle. Les courtes tuniques ornées, mais serrées et même étriquées, font place à des peplos ou des chitons amples, bassara, flottants et à longs plis sur lesquels la peau de panthère ou de faon se place avantageusement et qui dans la danse et les mouvements vifs peuvent tourbillonner en lignes harmonieuses. En même temps les gestes heurtés, les poses anguleuses s'adoucissent un peu, et le thiase est constitué. Les Ménades en sont l'élément le plus intéressant, car le type des Satyres ou Silènes n'a guère changé ni progressé depuis leur création première. Dionysos barbu est immobile au milieu d'elles, debout ou assis sur un siège pliant avec un canthare, une branche de vigne ou un thyrse à la main. De part et d'autre, formant le plus souvent paire avec des Silènes, thyrse en main, elles bondissent, ou elles se débattent contre leurs compagnons. Le plus souvent, dans ce premier thiase, les personnages sont à la file sans qu'aucun rapport, aucune intention les relie les uns aux autres. Il sont juxtaposés plutôt que groupés. De plus, s'il y a là de l'entrain, de la fougue exubérante et même de l'ivresse, aucun délire n'y apparaît encore, aucune extase ; ce n'est que du mouvement, de la joie et de la vie.

    Bien que les choses du thiase semblent réglées dans leurs grandes lignes par une sorte de protocole à peu près constant, il y a cependant des variétés, des fantaisies et des exceptions. Ainsi les Ménades s'amusent avec des Silènes à se traîner ou à trainer Dionysos dans un char, ou elles-mêmes sont montées sur un taureau, ou à califourchon, jambes nues, sur un mulet ou un âne. Il en est qui portent des couronnes. Une singulière représentation est celle de deux Ménades debout l'une contre l'autre et reliées par un même péplos très ample, entre deux Silènes qui paraissent les contempler respectueusement.

    Le concept de la Ménade serait probablement resté ce que nous venons de le voir et ce type artistique eût évolué toujours dans le rhème cercle, si un nouvel apport ne fût venu de l'Ionie modifier en Grèce l'aspect général de la religion dionysiaque et peut-être aurait-on vu simplement une mode singulière apparaître : un chiton supérieur, à manches longues et larges qui dépassent les mains et les cachent.

    L'ampleur de ces manches convient à merveille à celle de la gesticulation emportée. Du reste, sauf cette particularité, le vêtement des Ménades est le même que celui des autres fenuues représentées sur les vases de la même époque. C'est celui du temps tel que les peintres de vase peuvent l'interpréter : il n'y a pas d'uniforme de la Ménade à étudier, mais seulement des attributs et accessoires.

    Ces divers caractères de transition se remarquent plus ou moins sur une série nombreuse de vases à figures rouges. Sur d'autres apparaissent des motifs quelque peu renouvelés, par exemple des compagnes de Dionysos donnant à des panthères et autres animaux des marques de tendre affection. Il est des vases qui, anciens par la date (début du Ve siècle) et voisins de ceux à figures noires par certaines traditions du dessin, nous présentent pourtant des Ménades d'un style et d'une conception vraiment neufs. Par exemple un canthare de Nicosthène où trois servantes du dieu l'assistent pendant qu'il verse une libation sur la flamme d'un autel : l'une étend les bras vers l'autel, deux dansent et derrière l'une est son thyrse fixé en terre par une extrémité en pointe dite saurôtêr. Vers l'époque où se produisent ces innovations artistiques, le culte de Bacchus se présentait une seconde fois en Grèce, arrivant non plus de Thrace, mais de Phrygie et de Lydie, gravement modifié dans sa physionomie.

    Ceux des Thraces qui, passant l'Hellespont, étaient allés former le peuple phrygien paraissent avoir volontiers donné le caractère asiatique aux divinités qu'ils amenaient avec eux et modelé le cortège imaginaire de leur Dionysos sur celui de la Grande Mure des dieux ou même d'Attys. Euripide nous atteste le transfert en Grèce de ce Bacchus d'Asie Mineure (qu'on appelait Sabazios), et nous montre en même temps de quel vacarme d'instruments sa suite lydienne aime à s'étourdir. Le joyeux et vivace dieu grec de la fécondité et de la vendange prend souvent le nom de son concurrent d'Asie et devient frénétique et délirant. Ses Ménades, au lien de pousser simplement des clameurs par les bois, font rage avec la flûte lydienne, les cymbales, le tympanon. Une épigramme de Thyillos nous montre sous une forme saisissante les allures des prêtresses de Cybèle, orgies et tumulte, fureurs et transports, cheveux renversés en arrière dans la cambrure de la danse. Une de Philodémos donne à entendre que ces amies de la Mère des dieux sont aussi celles de Sabazios. Strabon de son côté laisse voir que les éléments des deux cultes se sont confondus. Un fait très simple suffirait à montrer que le cômos bachique s'orientalise, c'est l'apparition aux mains des Ménades nouvelles du tympanon emprunté aux rites de Cybèle, instrument de tapage inconnu des premières Nymphes dionysiaques. Les légendes, la poésie dramatique des grecs se sont prêtées à ces changements, les ont secondés même en développant certains récits fabuleux venus de Thrace qui tous avaient un thème commun : sous des formes diverses, ils relataient le sort d'ennemis ou d'opposants de Dionysos, qui trouvaient répugnants les effets de l'ivresse et restaient rebelles à l'enthousiasme excité par la découverte de la vinification. Peut-étre des chefs de peuple, indignés de voir jusqu'où le vin ravale un homme, voulurent-ils arracher les vignes sur leur territoire. Bacchus se défend contre cette ligue des antidionysiaques : dans la lutte il deviendra féroce. L'arme de sa vengeance, c'est la frénésie même qu'il développe dans les esprits. Ou il frappe ses ennemis de démence et ils périssent misérablement après s'être portés à d'affreuses extrémités, ou il communique une ardeur furieuse à ses Ménades qui se chargent de mettre à mal ceux qui l'ont offensé. Lykourgos a maltraité les Ménades ou les nourrices du dieu : saisi d'un aveuglement qui se tourne contre sa propre famille, il frappe à coups de hache ses plus proches [Bacchus]. Orphée et Penthée ont nié la divinité ou la supériorité de Dionysos : les Bassarides, c'est-à-dire les Bacchantes de Thrace, éperdues de colère, mettent le premier en pièces ; quant au second, c'est sa propre mère qui, Ménade improvisée, hallucinée, inconsciente, le prend pour un taureau et l'égorge. Le dieu nouveau a été repoussé par Persée du territoire d'Argos : la troupe des Ménades l'y ramène et elles se font tuer pour l'y rétablir.

    Eschyle mit à la scène avec toute leur horreur la plupart de ces légendes, où ce sont toujours des femums qui s'acharnent à défendre Dionysos. La Pythie des Euménides dit que le dieu, parti en chasse avec des Bacchantes, a donné à Penthée le sort d'un lièvre, et c'est là ce que les Xantriai présentaient sous forme de drame. Deux des sujets précédents remplissaient une tétralogie : les Edones, les Bassarides, les Jeunes, Lykourgos. Dans les Edones, le poète mêlait les mystères de Cotytto à ceux du Bacchus thrace et nommait les instruments phrygiens qui excitaient le peuple des montagnes à la fureur (manias epagôgon omoklan) par leurs résonances accompagnant des voix mugissantes comme celles de taureaux. Dans un vers qui lui paraît excessif, Longin montre le palais même de Lycurgue en proie au trouble bachique. La violence des Ménades guerrières parait toujours alliée à l'état d'esprit orgiaque, à l'extase : elles sont des «possédées». Elles délirent à tel point qu'on a pu se les représenter comme mettant en pièces Dionysos lui-même !

    Cette démence et cette cruauté féminines s'offrent atténuées sous une seconde forme qui est l'omophagie, le déchirement (sparagmos) de membres d'animaux qu'on mange crus, présentée comme une sorte de répercussion, de talion en représailles d'un traitement analogue que Dionysos sous le nom de Zagreus aurait subi des Titans. On la rapporte aussi à d'anciens rites sanguinaires dont le souvenir imposa, selon l'historien Phanias de Lesbos, à Thémistocle avant la bataille de Salamine l'exécution d'un sacrifice humain. Ce qui apparaît comme certain, c'est qu'il y a dans cette croyance une allusion aux actes déraisonnables que l'exaltation peut faire accomplir à des natures facilement excitables. Si la joie débordante des Ménades correspond à l'effet du vin, il est certain que l'orgiasme sous ses formes diverses rend celui d'affections nerveuses, d'hystéries et d'hypnoses. Cela n'empèche pas que les Ménades personnifient encore les forces vivantes de la nature. Les conceptions diverses se soudent ensemble sans qu il y ait fusion complète.

    Dans les monuments figurés depuis le premier quart du Ve siècle av.J.-C., c'est le même type de Ménade, sans distinction bien sensible, qu'on trouve s'abandonnant au vertige de la danse orgiaque, combattant les ennemis du dieu ou dépeçant des bêtes, et même ces diverses actions sont parfois quelque peu mêlées, ce qui nous permet de les envisager ensemble.

    Sur une belle amphore du Cabinet des Médailles de Paris, qui suit de très peu le style sévère des figures rouges, huit Ménades accompagnent leur dieu. L'une d'elles est déjà représentée de face. Il y a de la sobriété dans leurs mouvements de vif enthousiasme, mais l'une d'elles a déjà le tympanon familier aux prêtresses de la Grande Mère et une autre agite en l'air la moitié d'un chevreau. Des thyrses, une patère qui sert à la libation de l'une, un serpent, des torches (car les manifestations des Bacchantes sont toujours supposées nocturnes) marquent le caractère de la scène. Au reste, les groupes, intéressants en eux-mêmes, n'ont pas entre eux de lien. Deux Ménades semblent à l'écart, l'une enveloppe l'autre d'un beau geste de protection.
    Dans une magnifique coupe de Brygos, de style un peu plus ancien (dessin brun sur fond blanc), la Ménade, la tête jetée de côté, avec une ample pardalide que sa marche dansante agite sur ses épaules, a noué un serpent vivant autour de ses cheveux où le vent joue, et tient d'une main son thyrse comme une arme, de l'autre, par une patte de derrière, une panthère qu'elle va peut-être dépecer.

    Sur une coupe d'Hiéron plusieurs Ménades qui dansent, surtout celle qui élève un faon en l'air et celle qui brandit son thyrse en travers derrière sa tête ont un commencement d'enthousiasme délirant.

    Sur une autre coupe du même, cet enthousiasme prend un caractère licencieux. On ne sait pas quel était l'aspect des Thyades sculptées, près de Dionysos, au fronton arrière du temple de Delphes par Praxias et Androsthène, et si elles présentaient quelque forme de délire bachique. Sans en tirer autrement conjecture, nous remarquerons que les Ménades brandissant des quartiers d''animaux sont assez rares sur les vases peints et que le sparagmos paraît plutôt, par les imitations postérieures, avoir été un motif de relief. Les vases peints nous présentent moins souvent les Bacchantes omophages qu'homicides. Cependant vers la fin du Ve siècle, nous vouons un type de Ménade qui marche en tenant un jeune cerf de telle tacon qu'elle semble chercher à en arracher les membres. Un beau vase de la même époque nous en présente une dansant, en proie au vertige, les mains couvertes du chiton, la pardalide au vent avec la queue pendante, les jambes transparaissant sous le peplos, et une seconde analogue. Après une coupe du plus beau style où plusieurs couples de Ménades et Silènes nous présentent le type de l'orgiasme à la belle époque des vases, indiquons deux exemples qui appartiennent à l'art du siècle suivant : un vase où une Bacchante tête renversée s'abandonne à l'ivresse de la danse, ayant fait tomber le haut de son chiton qui laisse son buste nu, et une amphore de Ruvo où, en face de Bacchantes en costume de théâtre, une Ménade naturelle danse avec fougue, se servant du thyrse connue d'un balancier pour assurer son équilibre.

    Voici maintenant des peintures où leurs fureurs se tournent contre des hommes :

    1. contre Orphée sur une amphore du Louvre où la Ménade qui l'assaille est tatouée, sur un stamnos du même musée, et sur un autre où elles sont nombreuses et munies d'armes diverses, tandis que le chanteur n'a que sa lyre, enfin sur des fragments trouvés dans les fouilles de l'Acropole d'Athènes ;

    2. contre Penthée sur une pyxis et une coupe, où on les voit élever triomphalement une jambe et un bras du malheureux ;
    3. contre une victime qui n'est pas déterminée sur une belle coupe du Cabinet des Médailles à Paris ;
    4. derrière une scène représentant Lykourgos fou furieux, qui sévit contre sa famille, on voit une Ménade jouant du tympanon qui fait bien ressortir l'union du caractère orgiastique marqué par les instruments lydiens avec la frénésie meurtrière.

    Une série de reliefs sculptés qui représentent des Ménades en délire, avec la tête cambrée en arrière ou jetée en avant, sont sensiblement postérieurs, comme les vases de Sosibios et de Salpion ; mais, dans ce cas, ils procèdent, comme des répliques, d'originaux du Ve siècle, car ils ont les mêmes caractères de sévérité que les déesses du Parthénon : simplicité de la coiffure, sérieux du visage, etc. Ces reliefs se rapprochent beaucoup de la description donnée par le rhéteur Callistrate d'une oeuvre célèbre, du début du IVe siècle, la Ménade chimairophonos de Scopas. L'attribution à Scopas de l'invention de ce type ne repose sur aucune preuve. Une base sculptée du Museo Chiaromonti offre toute une série de types dansants et extatiques de Ménades ; Scopas paraît en avoir pris un, celui de la Bacchante au chevreau, que nous trouvons reproduit sur plusieurs monuments.

    Peut, être a-t-il eu le premier le mérite de l'avoir traité en ronde bosse. En tout cas, il lui a prêté tant de naturel et de vie qu'il est resté fameux et qu'on en trouve mainte réplique chez les artistes romains.

  3. Le type de la Ménade dans la littérature et dans l'art du Ve siècle - Les rapports avec le cycle d'Aphrodite.

    A peu près vers le même temps, Euripide avait placé au centre d'un drame (écrit en Macédoine) les Bacchantes avec leur agitation joyeuse et leur funeste frénésie. Mais en reprenant le thème de la mort de Penthée traité avant lui par Eschyle et Iophon, fils de Sophocle, le dramaturge novateur l'a envisagé d'un point de vue qui lui est propre. D'abord Dionysos n'est plus le personnage à longue barbe et d'âge presque mûr, impassible et énigmatique que les peintures nous représentaient. Il apparaît rayonnant de jeunesse et de beauté, tel que le sculptera Praxitèle, avec un charme presque féminin, des yeux enchanteurs, une chevelure bouclée et blonde. Impitoyable avec son ennemi Penthée, parce que le mythe le veut, son langage, pendant qu'il dresse le piège, est d'une légèreté juvénile, comme s'il s'agissait d'une simple mystification. Les Ménades qui forment le choeur sont des Lydiennes qui aiment le tapage des instruments sonores, les courses, les danses bondissantes, mais le poète n'a pas voulu qu'elles fussent sanguinaires. Folles de la joie de vivre, elles ignorent la fureur et ne sont en rien associées au délire ni au forfait d'Agavé et des Bacchantes thébaines. Celles-ci, victimes de leur méconnaissance du jeune dieu, sont des Bacchantes par force. Pendant que les horribles conséquences de leur démence s'accomplissent hors de scène, les Lydiennes de l'orchestre chantent en termes d'une ferveur parfois mystique le bonheur dévolu aux fidèles de leur dieu. Elles ne connaissent pas les satyres, si ce n'est pour avoir emprunté le tympanon à Cybèle, et il n'est pas autrement question d'eux dans la pièce. Le délire c'est, selon elles, le propre des athées de la religion bachique. Et quant à ces Ménades thébaines en proie à la frénésie, il y a bien de l'étrange dans leurs faits et gestes, mais un personnage constate, en dépit des insinuations de Penthée, qu'elles restent chastes, et que les suggestions de leur cerveau troublé ne les font tomber ni dans les égarements de l'amour, ni dans l'abus du vin. C'est un essai de réhabilitation des Ménades, même de celles que le dieu a le plus exaltées.

    Cette conception de la Ménade apaisée, quelquefois grave et religieuse, se fait jour dans l'art à la même époque. La Bacchante n'y est pas nécessairement une vierge folle. Sérénité, dignité sans raideur, un calme où l'on devine une certaine joie, une grande noblesse des attitudes, une beauté simple dans les plis des vêtements, tels sont les caractères communs des Ménades dans les scènes de vases peints que nous allons passer en revue.
    Elles ressemblent à des servantes-prêtresses quand, portant dans leurs mains des bandelettes, une oenochoé, une boîte d'objets sacrés, un plat de fruits, des torches, elles viennent en faire hommage à leur dieu. Ainsi celles d'un vase de la collection Jatta, l'une servant le dieu, l'autre assise, une autre debout, appuyée sur la hante hampe de son thyrse. Sur un cratère d'Orvieto, Satura, accompagnée d'une Ménade cithariste, Philia, est debout dans une belle altitude de calme. Sur un autre de la collection Czartoryski, Mainas (voir ce nom plus haut) se penche dans un mouvement délicieux vers une biche dont elle caresse la tête avec la paume de la main. Sa compagne Polynika est pensive et douce. Une autre Ménade d'un type exquis tient tranquillement son thyrse et un petit lièvre pendant que Dionysos et Ariane versent à boire à un satyrique. Sur un vase du British Museum un peu plus ancien, on ne sait si la Ménade qui passe avec son thyrse marche ou danse ; on se demande si, dans une autre scène, ce sont des Ménades ou simplement des Athéniennes dans leur costume ordinaire qui marchent, avec des thyrses.


    Souvent ces Ménades dignes et presque graves sont appuyées sur leur Thyrse ; quelquefois leur main est posée sur la hanche, sans que ce geste ait rien de trop familier. Non moins intéressantes que les Ménades sérieuses, d'autres sont doucement enjouées, comme celle qui, assistant à des jeux gymniques de satyres, pose la main sur l'épaule d'un satyrisque tenant son cerceau. Parmi les Bacchantes graves, on pourrait placer presque toutes celles qui assistent à l'arrivée à Nysa de l'enfant-dieu, comme sur deux vases de la collection Pourtalès et de celle de Saint-Pétersbourg.

    Il est vrai que, groupées avec les Silènes qui sont leurs compagnons naturels et presque inséparables, les Ménades, même en dehors de l'orgiasme et dans le beau style, n'ont plus cette expression calme et noble. Vis-à-vis d'eux elles ont des attitudes variées qui vont du plaisir partagé à la défiance, à la défense et à la fuite véritable ou simulée. Sur un même vase, à l'intérieur une Ménade joue de la lyre pour un satyre qui danse ; à l'extérieur quatre Silènes qui se démènent en une danse forcenée entraînent plus ou moins leurs compagnes à les imiter. Ailleurs, une Ménade dort la tête appuyée sur son thyrse, une autre sur une éminence de terrain, et des Silènes s'approchent avec précaution pour les surprendre. Sur une série de vases, elles se défendent faiblement, ou se contentent de fuir. Sur d'autres elles résistent armées de leurs thyrses. De cette résistance les peintres ont fait quelquefois des scènes finement humoristiques. Sur d'autres vases, les Ménades sont graves, indifférentes parmi des Silènes, peut-être parce que, dans l'idée du peintre, elles ne les voient même pas ; sur d'autres, la réserve ou la confiance président à leurs rapports ; une élégante Ménade apporte une grappe à un Silène tranquillement assis, ou c'est le Silène qui remet un oeuf ou un fruit à une Ménade qui, très calme, pose sa main sur son épaule.

    Les artistes ne prêteront plus guère de caractères nouveaux aux Ménades, mais un progrès restait à faire et il est accompli, probablement à la fin du Ve siècle : c'était de fondre dans l'harmonie d'une même combinaison les éléments agités et les éléments tranquilles du thiase, et de concilier dans la représentation des Ménades le calme et le mouvement. Cette union s'est faite de la façon la plus simple et la plus heureuse, par exemple sur un vase trouvé dans un tombeau voisin du Lycabette. Un Silène y joue de la lyre pour Dionysos. Une Ménade qui s'apprêtait à puiser du vin dans l'amphore pour le canthare du dieu, s'arrête et se retourne pour l'écouter. Une autre Nymphe agile, échevelée, qui se livrait à une danse joyeuse fait, elle aussi, un effort pour se contenir ; une troisième apporte un plateau de fruits et gâteaux. La fougue presque orgiaque et la noblesse des attitudes sont encore unies avec le sens esthétique le plus sûr dans un lécythe aryballisque du Musée de Berlin trouvé aussi en Attique.

    Le milieu du thiase y est occupé non par Dionysos, qui est sur le côté, mais par Phanope, Ménade qui, les mains levées, danse en tournant presque sur ses pointes. La scène entière converge vers elle. Une seconde nymphe Naia, qui se livrait au vertige d'une danse tourbillonnante, est tombée entre les mains d'une compagne. Celle qui bat du tympanon, tête baissée, est tout entière à son jeu. Les autres personnages, parmi lesquels deux satyres sans turbulence et sans cynisme, regardent l'une et l'autre danseuse, dans des attitudes qui indiquent l'agrément du repos et l'attention à un spectacle connu et aimé.

    Une scène, qui rappelle celle-ci par ses lignes générales, fait faire à l'histoire des Ménades vers son plus beau moment un très grand pas. C'est une peinture de vase où elles entourent non plus Dionysos, mais Aphrodite. Le thiase au bout de deux siècles se prête à un culte nouveau. Dès le VIe siècle Anacréon, demandant dans une ode à Dionysos de favoriser ses amours, lui disait qu'avec les Nymphes, Aphrodite et Eros l'accompagnent sur les pentes des montagnes, et les Bacchantes lydiennes d'Euripide, mal reçues à Thèbes, voudraient chercher un meilleur accueil à Chypre, l'île d'Aphrodite et des Eros charmeurs des âmes ou retrouver dans la région piérienne le Désir et les Charites. Ici, ce voeu s'accomplit. Des Nymphes qui ont tout l'air d'être dionysiaques sont réunies, dans une scène charmante, à Eros debout et à Aphrodite assise. Les unes s'empressent autour d'elle, aidant à sa parure, les autres dansent pour lui plaire avec un emportement où il y a une pointe de mysticisme bachique. Mais les Ménades, qui acceptent de voir Aphrodite prendre la place de l'épouse chthonienne de Dionysos, ont dépouillé tout à fait leur ancien caractère naturaliste.

  4. Symbolisme des noms de Ménades

    Le seul examen des noms qui, depuis une époque assez ancienne, sont tracés sur les vases à côté de nombreuses Ménades, nous fait connaître qu'ils désignent des personnifications des plaisirs, de la grâce féminine, de la jeunesse, de la gaité bachique. Ces noms évocateurs d'idées riantes sont des noms de fantaisie, non pas, sauf exception, ceux que nous voyons portés dans la réalité historique. C'est la Fleur, la Fleur-de-la-Danse, le Choeur-de-Danse, la Dorée, la Paix, le Calme, le Bonheur, le Bien-Etre (qui sont en grec, des mots féminins), la Jeunesse, la Rose, la Célèbre, Chanson-du-Couros, Chanson-du-Bouc, Mélodie, Saison-des-Fruits, Fleur-du-Vin, Parfum-du-Vin, etc. Quelques noms sont géographiques : Délos, Phanopè ; deux, Mainas, et Bakchê désignent la personnalité même des Bacchantes ; un ou deux sont ironiques, comme la Camuse ; tous sont imaginaires. C'est un monde imaginaire aussi que les poètes et les artistes nous représentent, non pas, comme on l'a pensé, l'imitation d'usages, d'actes habituels pris dans la réalité. Puisque les satyres à queue de cheval qui accompagnent les Ménades sont des êtres d'imagination, comment n'en seraient-elles pas elles-mêmes ? Les artistes grecs sont idéalistes.

    Ce n'est pas à dire qu'ils n'aient pu emprunter à des choses connues d'eux certains éléments. En Thrace, pays d'où le culte bachique est originaire, un certain nombre de femmes ont dû s'abandonner à l'ivresse et à des désordres nerveux, en s'imaginant qu'elles évoquaient par là la présence du dieu au milieu d'elles, le voyaient, lui parlaient, se confondaient en lui. C'est le point de départ de la création artistique des Ménades.

    A Thèbes et à Delphes surtout, quelques représentations des coutumes thraces ont été périodiquement renouvelées. Delphes avait servi de centre à des populations du Nord vouées au culte de Dionysos, avant d'être consacré surtout à Apollon. Aristophane, dans les Nuées, parle des Bacchantes du Parnasse et de leurs torches qui plaisent à Dionysos, et on peut croire qu'il s'agit de personnes vraies, non d'entités mythiques. Dans les Bacchantes, écrites par Euripide en Macédoine, il est fait allusion à certaines pratiques de sorcellerie, à certaines immunités du corps à l'égard des lois physiques, qui ont dû être, ou simulées par adresse, ou réalisées à la faveur de certains états nerveux. La même pièce nous montre les occasionnelles Bacchantes de Thèbes comme charmeuses de serpents qu'elles allaitent ou qui, noués à leur ceinture, leur lavent le visage de leur langue. Il est certain qu'en Macédoine, comme en Thrace, il y a eu de ces charmeuses qui s'appelaient Clodones ou Mimallones et se croyaient inspirées de Bacchus [Dionysia]. Plutarque nous apprend que la mère d'Alexandre fréquentait parmi ces femmes, recherchait comme elles l'état d'extase, de possession, de catalepsie, et s'endormait parfois enlacée dans les noeuds d'un grand serpent, ce qui n'était pas pour plaire au roi Philippe. Le biographe blâme visiblement ces excès de zèle imités des Edoniennes et des montagnardes de 1'Hoemos ; il ne semble pas qu'ils soient descendus à l'état d'habitudes fixes et périodiques, dans la Grèce elle-même. C'est à peine si avant une époque tardive les poètes nous en parlent en passant ; aucun prosateur n'en dit mot. A Athènes, sans parler d'une loi spéciale de Solon, les moeurs auraient interdit aux femmes de prendre part, autrement qu'en cachette, à de telles manifestations. Les cérémonies du culte dionysiaque out abouti au théâtre tragique, comique et satyrique. Quant aux fêtes de la ville et de lacampagne restées en usage à côté de ces fêtes dramatiques et admises par la Cité, elles comportaient, à coup sûr, une liberté d'allure allant parfois jusqu'à des écarts licencieux, mais, bien loin qu'on y voie des Ménades réelles autorisées à s'exalter jusqu'à la folie, les Anthestéries par exemple comportaient la présence de quatorze gerarai, dames patronnesses choisies parmi les femmes des magistrats en charge ; à côté de ces respectables personnes, il ne pouvait y avoir place pour des Ménades analogues à celles du théâtre et des vases peints. Les extravagances du thiase féminin, ses allées et venues avec le thyrse doivent être reculées, loin des temps et des pays vraiment grecs, dans l'époque des désordres qui ont sans doute accompagné l'invention du vin dans les régions du Nord.

  5. Les Thyiades - Les Ménades du IV siècle

    Des conclusions différentes ont paru devoir être tirées d'une série de peintures de vases où le choeur des Ménades entoure non pas Dionysos marchant et vivant parmi elles, mais une idole du dieu, hermès ou xoanon planté en terre, surmonté d'un masque humain couronné de lierre, pourvu d'attributs bachiques et de somptueuses étoiles.

    Le vase d'Hiéron est une scène de cette sorte qu'on pourrait être tenté de prendre pour une scène de la vie réelle. Le dieu y étant représenté comme une oeuvre de l'art humain, on a voulu que les Ménades qui le servent fussent de simples mortelles portraiturées, non seulement dans leur costume, mais dans leurs habitudes religieuses. On pourrait, si le réalisme entrait dans les habitudes des peintres de vases, expliquer plutôt de la sorte la scène représentée sur un stamnos du Louvre où sept femmes de beau style, sans attributs particuliers, sans se livrer à la danse, vont et viennent et accomplissent des rites avec un cratère et d'autres vases auprès d'une idole en bois de Dionysos Dendrites. Mais la peinture qui sert d'argument principal à la thèse présente plusieurs Ménades folles de danse orgiaque et porte les noms de ces danseuses et des autres femmes empressées autour de la table où est l'idole. Or ces noms sont symboliques et mythologiques : Thyonè, Choreia, Thaleia et Mainas. Donc, si le xoanon du dieu, les cratères, les canthares, les cuillers servant aux libations sont sans doute des objets réels, toutes les Ménades de l'art sont idéales. Si celles-ci reproduisaient quelque chose, elles reproduiraient une imitation même de l'art, car il est permis de croire que des femmes ont parfois simulé, autour des hermès du dieu, les ébats qu'elles voyaient figurés en l'honneur du dieu même dans les choeurs du théâtre ou les représentations peintes.

    Il y a eu, en effet, des Thyades réelles (c'est le nom choisi pour celles-ci parmi la riche synonymie énumérée plus haut) et des choeurs féminins de danse bachique, périodiquement institués tous les deux ans ; ce sont les Triétéries. Mais les textes qui nous en parlent sont d'auteurs très postérieurs à la constitution artistique, idéale du thiase, et ce sont là des imitations de ce Thiase même. C'est une action en retour des créations de l'art sur les tumeurs et la vie populaire. Un des auteurs tardifs qui décrit ces habitudes biennales des femmes grecques, Diodore, dit : «qu'en fêtant par des chants la présence de Dionysos, elles imitent ces Ménades que les anciennes traditions représentent comme les compagnes du dieu». Il ajoute que c'est eu l'honneur des victoires du dieu dans l'Inde que ces usages furent institués ; or cette expédition bachique ne fut imaginée qu'après qu'Alexandre eut rendu la sienne célèbre par ses exagérations. Pausanias, qui écrit deux siècles plus tard, nous apprend que des femmes d'Attique partaient tous les deux ans en procession pour rejoindre celles de Delphes et célébrer avec elles la fête hivernale de Dionysos en dansant sur les pentes et notamment près d'une certaine grotte appelée Corycia. Elles dansaient aussi aux étapes de leur route et notamment à Panopéon en Phocide, sans doute parce qu'Homère avait appelé cette ville Kallichoros.

    Nous apprenons que les jeunes filles avaient le droit de se mêler à ces solennités, que les honnêtes femmes pouvaient y garder la réserve qui leur convient. Plutarque certifie ces faits, mais il est postérieur à Diodore. Nous savons par lui que des Thyades furent prises par une tempête de neige dans la montagne et qu'il fallut aller de Delphes à leur secours. Il nous apprend encore que, pendant la guerre sacrée, ayant couru de-ci de-là toute la nuit, elles s'égarèrent au matin dans une ville qui était au pouvoir des gens du parti adverse, et n'y furent, d'ailleurs, l'objet d'aucune hostilité. Mais cet épisode se place au IVe siècle, c'est-à-dire à une date où poètes et artistes avaient achevé de constituer le type traditionnel du thiase et de la Ménade. Les Thyades réelles ont plus ou moins mis en oeuvre et en action leurs données, elles ne les leur ont pas fournies.

    Sauf l'innovation de l'idole substituée au dieu vivant, qui a peu duré, le thiase du IVe siècle répète et continue sur les vases celui du Ve avec des plans étagés, des dispositions de plus en plus théâtrales, des Ménades plus coquettes, plus ornées, des accessoires plus nombreux, plus variés, plus jolis. Les tambourins sont historiés de dessins ; les thyrses se compliquent, se recourbent, se chargent d'ornements fleuris ; les cratères représentés ont eux-mêmes des peintures bachiques ;les Ménades tranquilles sont souvent maniérées (quoique la beauté du style persiste aussi), celles qui dansent parfois extravagantes. On en voit qui portent avec des habiletés d'équilibristes les objets du culte. Le goût conserve de l'élégance, mais tend è se rétrécir en donnant à Dionysos des compagnes trop distinguées ou trop bizarres.

    D'autre part la plastique, à côté de la Ménade emportée de Scopas, s'attache à un type nouveau de vierge bachique que les vases nous ont déjà laissé apercevoir : la Bacchante pensive, fatiguée peut-être de la possession du dieu, mélancolique et s'abandonnant à son rêve. Par exemple une jeune fille sérieuse, un peu sentimentale, modelée à Tanagra, paraît détachée du thiase de Dionysos, si l'on en juge par les pampres mêlés à sa coiffure. Une autre, de la même fabrique vient de s'abandonner sur un rocher, tenant encore le tympanon dont elle accompagnait sa danse. Ses paupières sont encore ouvertes, mais ses bras tombent de fatigue et sa nuque s'incline. C'est le type des Bacchantes alanguies.

    Autre changement : la légende qu'Alexandre s'est créée en parcourant le pays de l'Indus suggère l'idée de costumer le thiase d'une nouvelle façon. A propos d'un nom de ville qui ressemble à Nysa dans une région où on rencontre des vignes abondantes, on imagine la conquête de l'Inde par Dionysos. Alexandre en prit le rôle en traversant la Carmanie. Il y triomphait et festoyait sur un char magnifique, large comme un théâtre. Des tonneaux de vin étaient préparés le long des routes pour les soldats, et des femmes déguisées en Bacchantes dansaient en poussant des clameurs au bruit des flûtes et des cymbales. Ici encore la réalité suggestionnée par l'art l'a inspiré à son tour. Ainsi, sur un vase de la fin du siècle, la Ménade qui danse au milieu des satyres est vêtue non d'un péplos, mais d'un costume asiatique très orné.

    Vers cette date, le type de la Ménade est passé des mains des peintres de vases, qui ne feront pendant un siècle que des répliques affadies du thiase, aux coroplastes et aux sculpteurs qui s'empareront eux aussi des motifs connus, mais les interpréteront à leur manière. La fabrique de Myrina nous offre une Bacchante assise, moins poétique que celle de Tanagra, et qui probablement était destinée à tenir un miroir à la main. Les premiers reliefs que nous envisagerons, ceux qui ornent le mur de la scène du théâtre de Dionysos à Athènes, semblent reproduire un prototype de l'époque de Praxitèle. Ce sont des Ménades sans attributs, reconnaissables à l'allure traditionnelle et qui, par la souplesse, la simplicité, l'heureuse adaptation des draperies qui les voilent, rappellent exactement le faire des maîtres de cette époque.



  6. La Bacchante hellénistique et romaine. Dissolution du thiase

    C'est le dernier progrès que fait le type de la Ménade antique. Pendant la période hellénistique, pendant la période romaine (qui ne produisent pas des oeuvres d'un caractère sensiblement différent, mais évoluent parallèlement), aucun renouvellement, véritable de ce type ne se produira. D'ailleurs les morceaux spirituels, élégants, savoureux, abonderont dans les répliques et répétitions d'originaux antérieurs, datant du IVe, peut-être du Ve siècle Mais, dans les meilleures compositions, l'élégance et la solidité de la forme sont compromises par la pauvreté du sens intérieur qu'elles enveloppent. Les artistes, comme les poètes, dessinent encore des figures agréables ou curieuses de Bacchantes, mais n'y traduisent pas une conception personnelle ou qui soit spéciale à leur temps. Si elles expriment parfois quelque chose, c'est la furie du plaisir, non plus la frénésie religieuse. En même temps la simplicité et la franchise des attitudes, des gestes, des plis disparaissent pour toujours et font place à des contours plus cherchés et plus arrondis. Presque tous les types anciens sont reproduits. Le plus souvent la Bacchante passe en dansant avec les apparences de l'enthousiasme orgiaque. Quelquefois elle y joint, comme dans le vase dit de Sosibios, des marques d'omophagie. Deux très beaux bas-reliefs, l'un du Louvre, l'autre du British Museum, en sont des exemples très caractéristiques. Dans le premier la Bacchante, cheveux au vent, renverse la tête, dans le second elle la baisse ; dans l'un et l'autre elle tient le couteau levé. Quelquefois elle balance ses bras au-dessus de sa tête. Tantôt la draperie abonde en plis ingénieusement fastueux ; tantôt le vêtement tombe et laisse à nu une grande partie du corps, comme dans le cratère Corsini. Quelquefois le vêtement, en couvrant les formes, les laisse transparaître. Rarement la Ménade est absorbée en elle-même, sérieuse et pensive. Ces caractères et quelques autres que nous signalerons sont réunis ou diversement répartis, notamment dans une série de cinq vases de marbre autour desquels court une Bacchanale : le cratère Corsini, le cratère Gargiulo,

    le vase de Salpion au Musée de Naples, l'amphore de Sosibios et le cratère Borghèse au Louvre. Plusieurs de ces vases, et surtout le dernier, résument ces types de Ménades avec un remarquable caractère de faste et de magnificence. C'est sous cet aspect luxueux qu'à partir du Ier siècle le tltiase bachique s'offre à l'imagination des foules qui n'en aime que la pompe et n'en comprend plus l'origine lointaine. Pour satisfaire les peuples, les souverains en font un carnaval grandiose. Athénée nous a conservé la description du prodigieux cortège bachique que Ptolémée Philomètor organisa à Alexandrie. Au milieu de cette féérie ambulante il signale des Macédoniennes, qui sont les Mimallones ou les Bassarides de Dionysos. Dans leurs mains étaient de larges poignards ou des serpents ; dans leurs cheveux des serpents encore ou des pampres, du lierre et du smilax. Derrière elles une Nysa géante et automatique se levait pour verser d'une coupe du lait au jeune dieu. Un autre groupe du cortège était formé de cinq cents jeunes femmes vêtues de pourpre et couronnées de pin, entourant Bacchus indien monté sur un éléphant. Quant aux poètes alexandrins qui résument Euripide, comme Théocrite, aux Egyptiens qui le délayent, comme Sotericllos d'Oasis et Nonnos, les étrangetés des Ménades les amusent ; ils exagèrent curieusement ces singularités ; ils ont perdu le sens originaire du thiase.

    Aussi bien le thiase entre les mains des artistes se dénoue et tend à se dissoudre définitivement. Souvent ils prodiguent les Bacchantes isolées, comme un motif de relief divertissant, universellement connu et bienvenu pour remplir un espace quelconque sur un piédestal, une zone d'un candélabre ou d'une colonne : les statuettes, sauf de petits bronzes, sont rares). Sous cet aspect, beaucoup plus décoratif que dionysiaque, la Ménade est devenue un simple motif ornemental. Ce ne sont plus que des danseuses quelconques, ces belles personnes qui s'exhibent sur tant d'oeuvres d'art avec un thyrse ou un tympanon, ou une panthère familière qui les suit. Les écrivains les considèrent ainsi. Pour un poète de l'Anthologie, une Ménade concentrée en elle-même et pensive est ridicule ; elle semble dire : «Sortez ; je battrai les cymbales quand on ne me regardera plus». Lucien appelle «Bacchante», c'est-à-dire «danseuse», un ami qui a trop de goût pour cet art, et Plutarque nous apprend qu'une des poses par lesquelles les danseurs terminaient souvent leurs mouvements était la «pose de la Bacchantes». Le thyrse, qui prend parfois des dimensions considérables, est devenu une longue hampe à moulures tournées, enrubanée, surmontée d'une pomme de pin réelle ou simulée. Les crotales sont plus rares que les cymbales et le tympanon. Les serpents ne se présentent plus souvent, mais il arrive que la Bacchante soit groupée avec quelque fauve ou montée sur son dos. Un curieux et hardi motif est celui d'une peinture de Pompéi où une Bacchante nue qui a sauté sur le dos d'un Centaure le dompte et l'aiguillonne de la hampe de son thyrse.

    Le plus souvent la Bacchante, sans autre attribut,danse simplement en jouant avec un voile, et ces représentations montrent achevée l'évolution qui, des ardentes et rudes Nymphes de la fructification, a fait d'élégantes danseuses.

    Depuis le montent où les Nymphes des bois devinrent les fidèles de Dionysos, leur personnalilé a simplement reflété, dans ses traits changeants, celle du dieu qui les a eues à son service. Pendant que Dionysos gardait une gravité farouche, elles étaient rudes, étranges comme lui. Quand il a pris le caractère oriental et extatique, elles ont été délirantes. Dès qu'il apparait jeune et radieux, elles deviennent gracieuses et innocentes ; ce n'est que les fausses Ménades qu'Euripide fait s'attarder dans l'omophagie. Se représente-t-on Dionysos comme conquérant de l'Asie, elles se font guerrières, prennent le costume oriental, ajoutent à leurs thyrses des pointes de fer. Quand il les prête à Aphrodite, les Ménades apprennent l'élégance et la délicatesse. Enfin, lorsque Bacchus ne personnifie plus que les festins, les jeux et les ris, elles-mêmes deviennent rieuses et folâtres, étalent leur beauté. Et quand elles se détachent du dieu qui leur communiquait son originalité, elles n'offrent plus que le type banal de la buveuse coiffée de grappes, dont les artistes modernes ont usé jusqu'à l'abus.


Article d'Adrien Legrand