Des Ethiopiens habitant au delà de la Libye ; de leurs traditions anciennes. - Des mines d'or, situées sur les confins de l'Egypte ; exploitation de l'or. - Des peuplades qui habitent le littoral du golfe Arabique et toute la côte de l'Océan jusqu'à l'Inde ; de leurs moeurs et des particularités tout à fait étranges et incroyables qu'on en raconte. - Histoire primitive de la Libye, des Gorgones, des Amazones, d'Amnon et d'Atlas. - Des récits fabuleux sur Nysa ; des Titans, de Bacchus et de la mère des dieux.


I. Le premier des deux livres précédents contient l'histoire des anciens rois d'Egypte, les traditions religieuses de ce pays, les particularités du Nil, la description des fruits et des divers animaux qui s'y trouvent, la topographie de l'Egypte avec les coutumes et les lois de ses habitants ; le second livre traite de l'Asie, de l'histoire des Assyriens, de la naissance et du pouvoir de Sémiramis, de la fondation de Babylone et de beaucoup d'autres villes ; de l'expédition de Sémiramis dans l'Inde ; ensuite nous avons parlé des Chaldéens et de leurs connaissances astrologiques, de l'Arabie et des productions singulières que ce pays renferme, de l'empire des Scythes, des Amazones, enfin des Hyperboréens. Conformément au plan que nous nous sommes tracé, nous allons maintenant parler des Ethiopiens, des Libyens et des Atlantides.

II. On soutient que les Ethiopiens sont les premiers de tous les hommes, et que les preuves en sont évidentes. D'abord, tout le monde étant à peu près d'accord qu'ils ne sont pas venus de l'étranger, et qu'ils sont nés dans le pays même, on peut, à juste titre, les appeler Autochthones ; ensuite il paraît manifeste pour tous que les hommes qui habitent le Midi sont probablement sortis les premiers du sein de la terre. Car la chaleur du soleil séchant la terre humide et la rendant propre à la génération des animaux, il est vraisemblable que la région la plus voisine du soleil a été la première peuplée d'êtres vivants. On prétend aussi que les Ethiopiens ont les premiers enseigné aux hommes à vénérer les dieux, à leur offrir des sacrifices, à faire des pompes, des solennités sacrées et d'autres cérémonies, par lesquelles les hommes pratiquent le culte divin. Aussi sont-ils partout célèbres pour leur piété ; et leurs sacrifices paraissent être les plus agréables à la divinité. A l'appui de cela nous avons le témoignage du poète presque le plus ancien et le plus admiré des Grecs, qui nous représente, dans son Iliade, Jupiter et les autres immortels se rendant en Ethiopie pour recevoir les offrandes et les festins que les Ethiopiens leur offrent tous les ans : «Jupiter a traversé hier l'Océan pour se rendre chez les braves Ethiopiens qui lui prépaient un festin. Tous les dieux le suivaient». On remarque que les Ethiopiens ont recueilli, de la part des dieux, la récompense de leur piété, en n'ayant jamais essuyé le joug d'aucun despote étranger. En effet, de tout temps ils ont conservé leur liberté ; et, grâce à leur union, ils n'ont jamais été soumis par les souverains qui ont marché contre eux, et dont aucun n'a réussi dans son entreprise.

III. Cambyse, qui avait tenté une expédition en Ethiopie, y perdit toute son armée, et courut lui-même les plus grands dangers. Sémiramis, si renommée par la grandeur de ses entreprises et de ses exploits, à peine s'était-elle avancée dans l'Ethiopie qu'elle abandonna aussitôt le projet de faire la guerre aux habitants de ce pays. Hercule et Bacchus, en parcourant toute la terre, ont épargné les seuls Ethiopiens, habitant au-dessus de l'Egypte, par égard à la piété de cette nation, en même temps qu'à cause de la difficulté de l'entreprise. Les Ethiopiens disent que les Egyptiens descendent d'une de leurs colonies, qui fut conduite eu Egypte par Osiris ; et ils ajoutent que ce pays n'était, au commencement du monde, qu'une mer ; mais qu'ensuite le Nil, charriant dans ses crues le limon emporté de l'Ethiopie, a peu à peu formé des atterrissements. S'appuyant sur ce qui se passe aux embouchures du Nil, ils démontrent clairement que toute l'Egypte est l'ouvrage de ce fleuve : tous les ans le terrain est exhaussé par l'apport du limon, et le sol s'agrandit aux dépens de la mer. Ils disent, en outre, que la plupart des coutumes égyptiennes sont d'origine éthiopienne, en tant que les colonies conservent les traditions de la métropole ; que le respect pour les rois, considérés comme des dieux, le rite des funérailles et beaucoup d'autres usages, sont des institutions éthiopiennes ; enfin, que les types de la sculpture et les caractères de l'écriture sont également empruntés aux Ethiopiens. Les Egyptiens ont en effet deux sortes d'écritures particulières, l'une, appelée vulgaire, qui est apprise par tout le monde ; l'autre, appelée sacrée, connue des prêtres seuls, et qui leur est enseignée de père en fils, parmi les choses secrètes. Or, les Ethiopiens font indifféremment usage de l'une et de l'autre écriture. L'ordre des prêtres est, chez les deux nations, établi sur les mêmes bases. Ceux qui sont voués au culte des dieux font les mêmes purifications ; ils se rasent et sont vêtus de la même façon, et ils portent tous un sceptre en forme de charrue. Les rois des deux nations portent aussi un sceptre semblable ; ils ont de plus sur la tête un bonnet long, ombiliqué au sommet, et entouré de ces serpents que l'on nomme aspics. Cet ornement semble indiquer que quiconque ose commettre un attentat contre le roi est condamné à des morsures mortelles. Les Ethiopiens allèguent encore beaucoup d'autres preuves de leur antiquité et de leur colonie égyptienne ; mais nous pouvons nous dispenser de les rapporter.

IV. Afin de ne rien omettre de ce qui peut intéresser l'histoire ancienne, disons maintenant un mot des caractères éthiopiens, appelés hiéroglyphiques par les Egyptiens. Ces caractères ressemblent les uns à diverses espèces d'animaux, les autres aux membres du corps humain, d'autres enfin, à des instruments mécaniques. Aussi, le sens de leur écriture n'est-il pas le résultat d'une réunion de syllabes ; mais il ressort de la signification métaphorique des objets tracés, signification que l'exercice grave dans la mémoire. Ainsi, ils dessinent un épervier, un crocodile, un serpent ou quelque partie du corps, telle qu'un oeil, une main, un visage et d'autres objets semblables. Or, ils entendent par épervier tout ce qui se fait promptement, parce que cet oiseau a le vol à peu près le plus rapide ; ceci s'applique, dans un sens métaphorique, à un mouvement rapide et à tout ce qui s'y rapporte ; ces choses se comprennent aussi bien que si elles étaient exprimées de vive voix. Le crocodile signifie tout ce qui a trait à la méchanceté ; l'oeil est le gardien de la justice et la sentinelle du corps. Parmi les membres, la main droite ouverte, avec les doigts étendus, représente le besoin d'acquérir ; la main gauche fermée, la conservation et la garde des biens. Il en est de même des autres parties du corps, des instruments mécaniques ou de tout autre objet. En s'appliquant ainsi à découvrir la signification cachée de ces formes, et en exerçant leur intelligence et leur mémoire par une étude longtemps continuée, ils arrivent à lire couramment tout ce qui est ainsi écrit.

V. Les Ethiopiens ont plusieurs coutumes fort différentes de celles des autres nations, particulièrement en ce qui regarde l'élection des rois. Les prêtres choisissent les membres les plus distingués de leur classe, et celui qui est touché par l'image du dieu, portée en procession solennelle, est aussitôt proclamé roi par le peuple, qui l'adore et le vénère comme un dieu, comme s'il tenait la souveraineté d'une providence divine. Le nouveau roi se soumet au régime prescrit par les lois, et suit en général les usages héréditaires ; il ne peut distribuer de bienfait ni infliger de châtiment que selon les règles établies primitivement. Il lui est défendu de mettre à mort aucun de ses sujets, il ne peut pas même punir l'accusé qui mérite la peine capitale. Dans ce dernier cas, il se borne à envoyer un de ses serviteurs, avec un certain emblème de mort, pour annoncer au criminel la sentence qui le frappe. Dès que le criminel aperçoit cet emblème, il entre dans sa maison et s'ôte lui-même la vie ; il n'est point permis de s'enfuir à l'étranger, et le bannissement, peine si commune chez les Grecs, est défendu. On raconte à ce sujet, qu'un jour un condamné, voyant arriver chez lui le porte-mort envoyé par le roi, voulut se sauver en Ethiopie ; mais que sa mère, s'en étant aperçue, passa sa ceinture au cou de son fils, qui se laissa étrangler sans oser y opposer la moindre résistance : il s'était, au contraire, laissé patiemment serrer la gorge jusqu'à ce que la mort s'ensuivît, afin de ne pas imprimer au nom de sa famille une tache d'infamie trop grande.

VI. De toutes les coutumes, la plus singulière est celle qui se pratique à la mort des rois. A Méroé, les prêtes chargés du culte divin exercent l'autorité la plus absolue, puisqu'ils peuvent, si l'idée leur vient dans l'esprit, dépêcher au roi un messager et lui ordonner de mourir. Ils déclarent alors que telle est la volonté des dieux, et que de faibles humains ne doivent point mépriser les ordres des immortels. Ils font entendre encore d'autres raisons qu'un esprit simple accueille toujours avec confiance, élevé qu'il est dans les vieilles traditions dont il ne peut s'affranchir, et ne trouvant aucune objection contre des ordres si arbitraires. C'est ainsi que dans les siècles précédents les rois ont été soumis aux prêtres, non par la force des armes, mais par l'influence de craintes superstitieuses. Mais, sous le règne du second des Ptolémées, Ergamène, roi des Ethiopiens, élevé à l'école des Grecs et instruit dans la philosophie, osa le premier braver ces préjugés. Prenant une résolution digne d'un roi, il pénétra avec ses soldats dans le sanctuaire du temple d'or des Ethiopiens et massacra tous les prêtres. Après avoir aboli une coutume absurde, il gouverna le pays selon sa volonté.

VII. Les amis du roi suivent une coutume qui, malgré son étrangeté, existe, dit-on, encore aujourd'hui. Lorsque le roi a perdu un membre du corps par un accident quelconque, tous ses familiers se privent volontairement du même membre ; car ils regardent comme une chose honteuse que, le roi étant par exemple boiteux, ses courtisans puissent marcher droit, et que tous, quand il sort, ne puissent pas le suivre en boitant ; enfin, il leur paraît inconvenant de ne pas partager avec le roi les incommodités corporelles, puisque la véritable amitié consiste à mettre en commun tous les biens ainsi que tous les maux, et surtout les maux physiques. Il est aussi d'usage qu'à la mort du roi tous ses amis se laissent mourir volontairement : ils croient par là donner des témoignages glorieux de leur affection sincère. Il n'est donc pas facile d'attenter, chez les Ethiopiens, aux jours du roi ; car le roi et ses amis ont tous un égal intérêt à veiller à sa sûreté. Telles sont les lois et les coutumes des Ethiopiens qui habitent la métropole, l'île de Méroé et la partie de l'Ethiopie voisine de l'Egypte.

VIII. Il existe encore beaucoup d'autres tribus éthiopiennes, dont les unes habitent les deux rives du Nil et les îles formées par ce fleuve, les autres occupent les confins de l'Arabie, et d'autres vivent dans l'intérieur de la Libye. Presque tous ces Ethiopiens, et surtout ceux qui sont établis sur les rives du Nil, ont la peau noire, le nez épaté et les cheveux crépus ; leurs moeurs sont très sauvages et féroces comme celles des bêtes auxquelles ils ressemblent, non pas tant par leur caractère, que par leurs habitudes. Leur corps est sale et leurs ongles très longs comme ceux des animaux ; ils sont étrangers aux sentiments d'humanité ; quand ils parlent, ils ne font entendre qu'un son de voix aigu ; enfin ils ne cherchent point à se civiliser comme les autres nations ; leurs moeurs diffèrent entièrement des nôtres. Ils ont pour armes des boucliers en cuir de boeuf, des piques courtes, des lances recourbées ; quelquefois ils se servent d'arcs de bois de quatre coudées de long, qu'ils bandent avec le pied ; après que toutes les flèches sont lancées, ils combattent avec des massues de bois. Ils font aussi porter les armes aux femmes, qui sont obligées de servir pendant un certain temps ; la plupart d'entre elles portent ordinairement un anneau de cuivre passé dans une des lèvres de la bouche. Quelques-uns de ces Ethiopiens vont tout nus ; seulement, pour se garantir des chaleurs, ils se servent des premiers objets qui tombent sous leur main ; les uns coupent aux moutons les queues avec lesquelles ils se cachent les hanches en les laissant pendre par-devant pour cacher les parties sexuelles, d'autres emploient pour cela les peaux de leurs bestiaux ; il y en a qui s'enveloppent le milieu du corps de ceintures faites de cheveux tressés, la nature du pays ne permettant pas aux brebis d'avoir de la laine. Quant à la nourriture, les uns vivent d'un fruit aquatique qui croît naturellement autour des étangs et dans les endroits marécageux ; les autres cueillent les sommités les plus tendres des végétaux qui leur donnent pendant les fortes chaleurs un ombrage rafraîchissant ; d'autres sèment du sésame et du lotus ; il y en a qui se nourrissent des racines les plus tendres des roseaux. Comme beaucoup d'entre eux sont exercés à manier l'arc, ils tirent un grand nombre d'oiseaux dont la chasse leur procure d'abondants aliments ; mais la plupart vivent de la chair, du lait et du fromage de leurs troupeaux.

IX. Les Ethiopiens qui habitent au-dessus de Méroé ont deux opinions différentes à l'égard des dieux. Ils disent que les uns, comme le Soleil, la Lune et le Monde, sont d'une nature éternelle et indestructible ; que les autres, ayant reçu en partage une nature mortelle, ont acquis les honneurs divins par leurs vertus et leurs bienfaits. C'est ainsi qu'ils vénèrent Isis, Pan, Hercule et Jupiter, qu'ils regardent comme ayant été les plus grands bienfaiteurs du genre humain. Cependant un petit nombre d'Ethiopiens n'admettent aucunement l'existence des dieux, et maudissant le soleil comme leur plus grand ennemi, ils se retirent, au lever de cet astre, dans des marécages. Leurs coutumes concernant les morts sont fort étranges. Les uns jettent les corps dans le fleuve, pensant que c'est là le mode de sépulture le plus distingué ; les autres les entourent de verre, et les gardent dans leurs demeures, dans la conviction que les morts ne doivent pas être inconnus à leurs parents, et que ces derniers ne doivent pas oublier la mémoire des membres de leur famille ; d'autres renferment les morts dans des cercueils de terre cuite et les enterrent alentour des temples ; le serment prononcé sur ces tombeaux est pour eux le plus solennel. Ils défèrent la royauté, tantôt aux hommes les plus beaux, dans la croyance que la royauté et la beauté sont toutes deux des dons de la fortune, tantôt à ceux qui élèvent avec le plus de soin les troupeaux, parce qu'ils les supposent les plus aptes à garder leurs sujets. Ailleurs, ils choisissent pour roi le plus riche, dans la pensée qu'il sera le plus en état de secourir ses peuples. D'autres, enfin, confient le pouvoir suprême aux plus courageux, parce qu'ils n'estiment connue dignes de commander que ceux qui ont acquis le plus de gloire à la guerre.

X. Il existe aux environs du Nil, dans la Libye, un endroit très beau, qui produit avec profusion et variété tout ce qui sert à l'entretien de l'homme ; et on y trouve, dans les marais, un refuge contre les chaleurs excessives. Aussi les Libyens et les Ethiopiens sont-ils continuellement en guerre, pour se disputer ce terrain. On y voit une multitude d'éléphants qui, selon quelques historiens, descendent des hautes régions, attirés par la richesse des pâturages. En effet, des deux côtés du fleuve s'étendent d'immenses prairies, riches en herbes de toute espèce. Quand une fois l'éléphant a goûté des joncs et des roseaux qui s'y trouvent, retenu par une si douce pâture, il y fixe son séjour et détruit les récoltes des habitants qui, pour cette raison, mènent une vie de nomades, vivent sous des tentes, et établissent leur patrie là où ils se trouvent bien. Chassés par la faim, les éléphants abandonnent par troupeaux l'intérieur du pays ; car le soleil y brûle la végétation, dessèche les sources et les rivières, de sorte que les vivres et l'eau sont très rares. On raconte qu'il y a dans une contrée, appelée sauvage, des serpents d'une grandeur prodigieuse, qui attaquent les éléphants autour des confluents des eaux. Ces reptiles s'élancent vigoureusement sur l'éléphant, enlacent de leurs replis ses jambes, et le serrent avec force, en l'enveloppant dans leurs spires, jusqu'à ce que l'animal tombe de tout son poids, épuisé et couvert d'écume. Après cela, les serpents se rassemblent autour de la victime et l'avalent : ils s'en emparent aisément, parce que l'éléphant se meut difficilement. Mais, lorsqu'ils ont par hasard manqué leur proie, ils ne poursuivent pas les traces de l'éléphant sur les bords du fleuve, et recherchent leur nourriture ordinaire. On en donne pour raison que ces immenses reptiles évitent les pays plats et se tiennent au pied des montagnes dans des crevasses ou des cavernes profondes, et qu'ils quittent rarement ces retraites convenables et habituelles ; car la nature enseigne à tous les animaux les moyens de leur conservation. Voilà ce que nous avions à dire des Ethiopiens et du pays qu'ils habitent.

XI. Avant de reprendre notre sujet, il sera nécessaire de donner un aperçu des nombreux historiens qui ont traité de l'Egypte et de l'Ethiopie. Parmi ces historiens, les uns ont ajouté foi à de fausses traditions ; les autres, ayant forgé des fables à plaisir, ne méritent, avec raison, aucune foi. Cependant Agatharchide de Cnide, dans le second livre de son histoire de l'Asie, le géographe Artémidore d'Ephèse, dans le huitième livre de son ouvrage, et quelques autres écrivains qui ont habité l'Egypte, et qui ont rapporté la plupart des détails précédents, ont presque toujours rencontré juste. Enfin, nous-même, pendant notre voyage en Egypte, nous avons eu des relations avec beaucoup de prêtres, et nous nous sommes entretenus avec un grand nombre d'envoyés éthiopiens. Après avoir soigneusement recueilli ce que nous avons appris de cette manière, et compulsé les récits des historiens, nous n'avons admis dans notre narration que les faits généralement avérés. Nous avons ainsi fait suffisamment connaître ce qui concerne les Ethiopiens qui habitent à l'occident ; nous allons parler maintenant de ceux qui demeurent au midi et sur les bords de la mer Rouge, après que nous aurons donné quelques détails sur l'exploitation de l'or qui existe dans ces contrées.

XII. A l'extrémité de l'Egypte, entre les confins de l'Arabie et de l'Ethiopie, se trouve un endroit riche en mines d'or, d'où l'on tire ce métal à force de bras, par un travail pénible et à grands frais. C'est un minerai noir, marqué de veines blanches et de taches resplendissantes. Ceux qui dirigent les travaux de ces mines emploient un très grand nombre d'ouvriers, qui tous sont ou des criminels condamnés, ou des prisonniers de guerre et même des hommes poursuivis pour de fausses accusations et incarcérés par animosité ; les rois d'Egypte forcent tous ces malheureux, et quelquefois même tous leurs parents, à travailler dans les mines d'or ; ils réalisent ainsi la punition des condamnés, tout en retirant de grands revenus du fruit de leurs travaux. Ces malheureux, tous enchaînés, travaillent jour et nuit sans relâche, privés de tout espoir de fuir, sous la surveillance de soldats étrangers parlant des langues différentes de l'idiome du pays, afin qu'ils ne puissent être gagnés ni par des promesses ni par des prières.

La roche qui renferme l'or étant très compacte, on la rend cassante à l'aide d'un grand feu, et on la travaille ensuite des mains ; lorsque le minerai, devenu ainsi friable, est susceptible de céder à un effort modéré, des milliers de ces misérables le brisent avec des outils de fer, qui servent à tailler les pierres. Celui qui reconnaît la veine d'or se place à la tête des ouvriers et leur désigne l'endroit à fouiller. Les plus robustes des malheureux condamnés sont occupés à briser le silex avec des coins de fer, en employant pour ce travail, non les moyens de l'art, mais la force de leurs bras ; les galeries qu'ils pratiquent de cette façon ne sont pas droites, mais vont dans la direction du filon métallique ; et comme, dans ces sinuosités souterraines, les travailleurs se trouvent dans l'obscurité, ils portent des flambeaux attachés au front. Changeant souvent la position de leur corps, suivant les qualités de la roche, ils font tomber sur le sol les fragments qu'ils détachent. Ils travaillent ainsi sans relâche sous les yeux d'un surveillant cruel qui les accable de coups.

XIII. Des enfants encore impubères pénètrent, par les galeries souterraines, jusque dans les cavités des rochers, ramassent péniblement les fragments de minerai détachés et les portent au dehors, à l'entrée de la galerie. D'autres ouvriers, âgés de plus de trente ans, prennent une certaine mesure de ces fragments et les broient dans des mortiers de pierre avec des pilons de fer, de manière à les réduire à la grosseur d'une orobe. Le minerai ainsi pilé est pris par des femmes et des vieillards qui le mettent dans une rangée de meules, et, se plaçant deux ou trois à chaque manivelle, ils réduisent par la mouture chaque mesure de minerai pilé en une poudre aussi fine que la farine. Tout le monde est saisi de commisération à l'aspect de ces malheureux qui se livrent à ces travaux pénibles, sans avoir autour du corps la moindre étoffe qui cache leur nudité. On ne fait grâce ni à l'infirme, ni à l'estropié, ni au vieillard débile, ni à la femme malade. On les force tous au travail à coups redoublés, jusqu'à ce qu'épuisés de fatigues ils expirent à la peine. C'est pourquoi ces infortunés, ployant sous les maux du présent, sans espérance de l'avenir, attendent avec joie la mort, qui leur est préférable à la vie.

XIV. Enfin, les mineurs ramassent le minerai ainsi moulu et mettent la dernière main au travail ; ils l'étendent d'abord sur des planches larges et un peu inclinées ; puis ils y font arriver un courant d'eau qui entraîne les matières terreuses, tandis que l'or, plus pesant, reste. Ils répètent plusieurs fois cette opération, frottent la matière légèrement entre les mains, et, en l'essuyant mollement avec des éponges fines, ils achèvent d'enlever les impuretés jusqu'à ce que la poudre d'or devienne nette et brillante. D'antres ouvriers reçoivent un poids déterminé de cette poudre et la jettent dans des vases de terre ; ils y ajoutent du plomb, en proportion du minerai, avec quelques grains de sel, on peu d'étain et du son d'orge. Après quoi, ils recouvrent les vases d'un couvercle qu'ils lutent exactement et les exposent à un feu de fourneau pendant cinq jours et cinq nuits, sans discontinuer. Ils les retirent ensuite du feu et les laissent refroidir en les découvrant ils n'y trouvent autre chose que l'or devenu très pur et ayant un peu perdu de son poids ; toutes les autres matières ont disparu.

Tel est le mode d'exploitation des mines d'or situées sur les confins de l'Egypte. Ces immenses travaux nous font comprendre que l'or s'obtient difficilement, que sa conservation exige de grands soins et que son usage est mêlé de plaisirs et de peines. Au reste, la découverte de ces mines est très ancienne et nous vient des premiers rois.

Nous allons maintenant parler des peuples qui habitent les bords du golfe Arabique, la Troglodytique et l'Ethiopie méridionale.

XV. Nous dirons d'abord un mot des Ichthyophages qui peuplent tout le littoral, depuis la Carmanie et la Gédrosie jusqu'à l'extrémité la plus reculée du golfe Arabique. Ce golfe s'étend dans l'intérieur des terres à une très grande distance ; il est resserré à son entrée par deux continents, dont l'un est l'Arabie Heureuse, et l'autre la Troglodytique. Quelques-uns de ces Barbares vivent absolument nus ; ils ont en commun leurs troupeaux ainsi que leurs femmes et leurs enfants, n'éprouvant d'autres sensations que celles du plaisir et de la douleur ; ils n'ont aucune idée de l'honnête et du beau : leurs habitations sont établies dans le voisinage de la mer, dans des rochers remplis de cavernes, de précipices et de défilés, communiquant entre eux par des passages tortueux. Ils ont tiré parti de ces dispositions de la côte, en fermant avec des quartiers de roche toutes les issues de leurs cavernes, dans lesquelles les poissons sont pris compte dans un filet. Car à la marée montante, qui arrixe deux fois par jour, ordinairement à la troisième et à la neuvième heure, la mer recouvre tous les rochers de la côte, et les flots portent avec eux une immense quantité de poissons de toute espèce qui s'arrêtent sur le rivage, et s'engagent dans les cavités des rochers où ils sont attirés par l'appât de la nourriture. Mais au moment de la marée basse, lorsque l'eau se retire des interstices et des crevasses des pierres, les poissons y restent emprisonnés. Alors tous les habitants se rassemblent sur le rivage avec leurs femmes et leurs enfants comme s'ils étaient appelés par un ordre émané d'un seul chef ; se divisant ensuite en plusieurs bandes, chacun court vers l'espace qui lui appartient, en poussant de grands cris, comme les chasseurs lorsqu'ils aperçoivent leur proie. Les femmes et les enfants prennent les poissons les plus petits et les plus proches du bord, et les jettent sur le sable les individus plus robustes se saisissent des poissons plus grands. La vague rejette non seulement des homards, des murènes et des chiens de mer, mais encore des phoques et beaucoup d'autres animaux étranges et inconnus. Ignorant la fabrication des armes, les habitants les tuent avec des cornes de boucs aiguës, et les coupent en morceaux avec des pierres tranchantes. C'est ainsi que le besoin est le premier maître de l'homme ; il lui enseigne à tirer de toutes les circonstances le meilleur parti.

XVI. Quand ils ont ramassé une assez grande quantité de poissons, ils les emportent, et les font griller sur des pierres exposées au soleil. La chaleur est si excessive qu'ils les retournent après un court intervalle, et les prenant ensuite par la queue, ils en secouent les chairs qui, amollies par le soleil, se détachent facilement des arêtes. Ces dernières, jetées en un grand tas, sont réservées à des usages dont nous parlerons plus loin. Quant aux chairs ainsi détachées, ils les mettent sur une pierre lisse, les foulent sous les pieds pendant un temps suffisant, en y mêlant le fruit du paliurus. Ils forment une pâte colorée avec ce fruit, qui paraît en même temps servir d'assaisonnement ; enfin, ils font de cette pâte bien pétrie des gâteaux sous forme de briques oblongues, qu'ils font convenablement sécher au soleil. Ils prennent leurs repas en mangeant de ces gâteaux, non pas en proportion déterminée par le poids ou la mesure, mais autant que chacun en veut, n'ayant dans leurs jouissances d'autres mesures que celles de l'appétit naturel. Leurs provisions se trouvent toujours toutes prêtes, et Neptune leur tient lieu de Cérès. Cependant il arrive quelquefois que la mer rouie ses flots sur les bords qu'elle couvre pendant plusieurs jours, en sorte que personne ne peut en approcher. Comme ils manquent alors de vivres, ils commencent par ramasser des coquillages dont quelques-uns pèsent jusqu'à quatre mines ; ils en cassent la coquille avec de grosses pierres et mangent la chair crue, d'un goût semblable à celle des huîtres. Ainsi, lorsque la continuité des vents fait enfler la mer pendant longtemps et s'oppose à la pêche ordinaire, les habitants ont, comme nous venons de le dire, recours aux coquillages. Mais, lorsque cette nourriture vient à manquer, ils ont recours aux arêtes amoncelées ; ils choisissent les plus succulentes, les divisent dans leurs articulations et les écrasent sous leurs dents ; quant à celles qui sont trop dures, ils les broient préalablement avec des pierres et les mangent comme des bêtes féroces dans leurs tanières. C'est ainsi qu'ils savent se ménager une provision d'aliments secs.

XVII. Les Ichthyophages tirent de la mer des avantages extraordinaires et incroyables. Ils se livrent à la pêche quatre jours de suite, et passent leur temps dans de joyeux festins, en s'égayant par des chants sans rythme. Puis, pour perpétuer leur race, ils vent se joindre aux premières femmes que le hasard leur offre ; ils sont libres de tout souci, pu isque leur nourriture est toujours toute prête. Le cinquième jour, ils vont tous ensemble boire au pied des montagnes. Ils trouvent là des sources d'eau douce, où les nomades abreuvent leurs troupeaux. Leur marche ressemble à celle d'un troupeau de boeufs ; ils font entendre des cris inarticulés, un bruit de voix confus. Les mères portent sur leurs bras les enfants encore à la mamelle, et les pères, ceux qui sont sevrés ; tandis que les enfants ayant plus de cinq ans accompagnent leurs parents en courant et en jouant, et se fout de ce voyage une fête de réjouissance. Car la nature qui n'est pas encore pervertie, place le souverain bien dans la satisfaction des besoins physiques, et ne songe pas aux plaisirs recherchés. Quand ils sont arrivés aux abreuvoirs des nomades, ils se remplissent le ventre de boisson tellement qu'ils ont de la peine à se traîner. Pendant toute cette journée ils ne mangent rien ; chacun se couche par terre, tout repu, suffocant de plénitude et tout semblable à un homme ivre. Le lendemain ils retournent manger du poisson et continuent ce régime périodique pendant toute leur vie. Les Ichthyophages qui habitent les étroites vallées du littoral, et qui mènent ce genre de vie sont, grâce à la simplicité de leur nourriture, rarement atteints de maladies ; cependant ils vivent moins longtemps que nous.

XVIII. Quant aux Ichthyophages qui demeurent sur le littoral en dehors du golfe Arabique, leurs habitudes sont beaucoup plus singulières. Ils n'éprouvent pas le besoin de boire, et n'ont naturellement aucune passion. Relégués par le sort dans un désert, loin des pays habités, ils pourvoient à leur subsistance par la pêche et ne cherchent pas d'aliment liquide. Ils mangent le poisson frais et presque cru, sans que cette nourriture leur ait donné l'envie ou même l'idée de se procurer une boisson. Contents du genre de vie que le sort leur a départi, ils s'estiment heureux d'être au-dessus des tourments du besoin. Mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'ils sont d'une si grande insensibilité qu'ils surpassent, sous ce rapport, tous les hommes, et que la chose paraît presque incroyable. Cependant, plusieurs marchands d'Egypte qui, naviguant à travers la mer Rouge, abordent encore aujourd'hui le pays des Ichthyophages, s'accordent avec notre récit concernant ces hommes apathiques. Ptolémée, troisième du nom, aimant passionnément la chasse des éléphants, qui se trouvent dans ce pays, dépêcha un de ses amis, nommé Simmias, pour explorer la contrée. Muni de tout ce qui était nécessaire pour ce voyage, Simmias explora tout le pays littoral, ainsi que nous l'apprend l'historien Agatharchide de Cnide. Cet historien raconte, entre autres, que cette peuplade d'Ethiopiens apathiques ne fait aucunement usage de boissons, par les raisons que nous avons déjà indiquées. Il ajoute que ces hommes ne se montrent point disposés à s'entretenir avec les navigateurs étrangers, dont l'aspect ne produit sur eux aucun mouvement de surprise ; ils s'en soucient aussi peu que si ces navigateurs n'existaient pas. Ils ne s'enfuyaient point à la vue d'une épée nue et supportaient sans s'irriter les insultes et les coups qu'ils recevaient. La foule n'était point émue de compassion et voyait égorger sous ses yeux les enfants et les femmes sans manifester aucun signe de colère ou de pitié ; soumis aux plus cruels traitements, ils restaient calmes, regardant ce qui se faisait avec des regards impassibles et inclinant la tête à chaque insulte qu'ils recevaient. Ou dit aussi qu'ils ne parlent aucune langue et qu'ils demandent par des signes de la main ce dont ils ont besoin. Mais la chose la plus étrange, c'est que les phoques vivent avec eux familièrement et font la pêche en commun, comme le feraient les autres hommes, se confiant réciproquement le soin de leur retraite et de leur progéniture. Ces deux races si distinctes d'êtres vivants passent leur vie en paix et dans la plus grande harmonie. Tel est le genre de vie singulier qui, soit habitude, soit nécessité, se conserve de temps immémorial chez ces espèces de créatures.

XIX. Les habitations de ces peuplades diffèrent de celles des Ichthyophages ; elles sont accommodées à la nature de la localité. Les uns vivent dans des cavernes exposées surtout au nord, dans lesquelles ils sont rafraîchis par une ombre épaisse et par le souffle des vents. Les cavernes exposées au midi étant aussi chaudes que des fours, sont tout à fait inhabitables en raison de cet excès de chaleur. Ceux qui sont privés de grottes situées au nord, amassent les côtes des cétacés rejetés par la mer ; quand ils ont recueilli une quantité suffisante de ces côtes, ils les arc-boutent les unes contre les autres, de manière que la face convexe regarde au dehors, et ils garnissent les interstices avec des herbes marines. Ils se soustraient sous cet abri au plus fort de la chaleur, le besoin les renflant industrieux. Les Ichthyophages ont une troisième sorte d'asile : il croît dans ces parages beaucoup d'oliviers dont les racines sont arrosées par la mer et qui portent un feuillage épais ainsi qu'un fruit semblable à une châtaigne ; en entrelaçant les branches de ces arbres, ils se procurent un ombrage sous lequel ils établissent leurs demeures. Ces Ichthyophages profitent ainsi tout à la fois des avantages de la terre et de la mer ; l'ombre du feuillage les préserve du soleil et les flots de la mer tempèrent la chaleur du climat en même temps que le souffle de vents rafraîchissants invite le corps au repos. Il nous reste à dire que les Ichthyophages ont un quatrième mode d'habitation : il s'est formé, par la suite des temps, des amas d'algues marines, hauts comme des montagnes et qui, par l'action combinée et continuelle de la mer et du soleil, deviennent compactes et se consolident par le sable qui leur sert de ciment. Ils y creusent des terriers de la hauteur d'un homme, dont la partie supérieure est disposée en forme de toit et la partie inférieure percée de cavités oblongues qui communiquent entre elles. Ils y jouissent de la fraîcheur et se reposent tranquillement jusqu'au moment de la marée montante ; ils s'élancent alors de leurs retraites pour se livrer à la pêche. Lorsque les eaux se retirent, ils se réfugient de nouveau dans leurs terriers pour se régaler des poissons qu'ils ont pris. Leurs funérailles consistent à laisser les corps exposés sur le rivage pendant le reflux, et à les jeter dans la mer pendant la marée haute. Ils servent ainsi eux-mêmes de pâture aux poissons dont ils se nourrissent ; et cet usage y existe de tout temps.

XX. Il y a une race d'Ichthyophages dont l'existence dans les lieux qu'ils habitent est un véritable problème. Ils sont établis dans des précipices où jamais homme n'a pu pénétrer ; ces précipices sont fermés par des rochers taillés à pic et bordés d'escarpements qui rendent tout accès impraticable ; partout ailleurs ils ont pour limites la mer, qu'il est impossible de passer à gué, et les habitants ne se servent pas de bateaux, la navigation leur étant inconnue. Comme il est impossible de se procurer des renseignements sur cette race d'hommes, il me reste à dire qu'ils sont autochthones, qu'ils n'ont point d'origine et existent de tout temps ; cette opinion est professée par quelques physiciens sur toutes les choses qui sont de leur ressort. Mais, quand il s'agit d'objets que notre intelligence ne peut pas atteindre, il arrive infailliblement que ceux qui veulent démontrer beaucoup savent fort peu ; car les paroles peuvent flatter l'oreille sans atteindre la vérité.

XXI. Nous avons maintenant à parler des Ethiopiens nommés Chélonophages, de leurs moeurs et de leur manière de vivre. Il y a dans l'Océan une multitude d'îles voisines du continent, petites et basses ; il n'y croît aucun fruit cultivé ou sauvage. La mer n'y est point orageuse ; car ses flots se brisent contre les caps de ces îles, refuge paisible des nombreuses tortues marines qui vivent dans ces parages. Ces animaux passent les nuits dans la haute mer pour y chercher leur nourriture, et les jours ils se rendent dans les eaux qui baignent ces îles, pour dormir au soleil avec leur carapace s'élevant au-dessus de la surface des eaux, de manière à présenter l'aspect de barques renversées ; car ils sont d'une grosseur énorme et peu inférieure à celle d'un très petit bateau pêcheur. Les insulaires s'approchent alors des tortues, doucement, à la nage ; ils attaquent l'animal, de droite et de gauche à la fois, d'un côté pour le retenir fixe, et de l'autre pour le soulever afin de le renverser sur le dos ; ils le maintiennent dans cet état, car autrement il se sauverait, en nageant, dans les profondeurs de la mer. L'un des pêcheurs, attachant une longue corde à la queue de l'animal, gagne la terre à la nage, et tire la tortue après lui, en s'aidant des bras de ses compagnons. Arrivés chez eux, ils font un repas de la chair cachée sous les écailles, après l'avoir fait légèrement griller au soleil. Ils se servent de ces écailles, qui ont la forme d'un bateau, soit pour transporter de l'eau qu'ils vont chercher sur le continent, soit pour construire des espèces de cabanes, en plaçant les carapaces debout et inclinées au sommet. Ainsi, un seul bienfait de la nature en renferme plusieurs autres ; car la tortue fournit à ces insulaires tout à la fois un aliment, un vase, une habitation et un navire.

Non loin de ces îles et sur la côte, on trouve des Barbares qui ont un genre de vivre tout particulier. Ils se nourrissent des cétacés que la mer jette sur les rivages ; c'est un aliment abondant, vu la grosseur de ces animaux. Mais, lorsque cet aliment leur manque, ils sont réduits, par la famine, à se contenter des cartilages des os et des apophyses des côtes. Voilà ce que nous avions à dire des Ichthyophages et de leurs moeurs.

XXII. La partie littorale de la Babylonie touche à une contrée fertile et bien cultivée. La pêche y est si abondante, que les habitants peuvent à peine consommer tous les poissons qu'ils prennent. Ils placent, le long des bords de la mer, un grand nombre de roseaux tellement rapprochés et entrelacés, qu'on les prendrait pour un filet tendu. Dans cette espèce de palissade sont pratiquées, à de courtes distances, des portes de treillage qui, munies de gonds, tournent facilement dans les deux sens. Les flots, envahissant à la marée montante le rivage, ouvrent ces portes, et les referment pendant le reflux. Ainsi, tous les jours, au moment de la marée, les poissons, arrivant avec le courant, passent par ces portes, et sont retenus dans ce filet de roseaux, lorsque les eaux s'écoulent. Aussi y voit-on quelquefois des monceaux de poissons palpitants qu'on ramasse sur les bords de l'Océan ; ceux qui se livrent à cette industrie en retirent des vivres abondants et de grands profits. Comme le pays est plat et très bas, quelques habitants creusent des fossés de plusieurs stades de longueur, depuis la mer jusqu'à leurs demeures. Aux extrémités ils placent des portes d'osier qu'ils ouvrent à la marée haute et qu'ils ferment à la marée basse. Les eaux de la mer se retirent et les poissons restent dans ces fossés, où on les conserve et consomme selon les besoins et la volonté.

XXIII. Après avoir passé en revue toutes les peuplades qui habitent les côtes de la Babylonie jusqu'au golfe Arabique, nous allons parler des nations qui viennent après. Les Rhizophages habitent l'Ethiopie au-dessus de l'Egypte, près du fleuve Asa. Ces Barbares tirent des terres voisines les racines des roseaux et les lavent soigneusement. Après les avoir bien nettoyées, ils les broient entre des pierres jusqu'à ce qu'ils les aient réduites en une masse ténue et mucilagineuse. Ils font de cette masse des tourteaux grands comme la main, et qu'ils font cuire au soleil. Telle est la nourriture avec laquelle ils passent toute leur vie et qui ne leur manque jamais. Ils vivent constamment en paix les uns avec les autres, mais ils ont à combattre de nombreux lions, car ces animaux quittent les déserts brûlants et envahissent le pays des Rhizophages, soit pour y chercher de l'ombre, soit pour y chasser aux animaux de moindre taille. Il arrive souvent que les Ethiopiens, au moment de sortir de leurs marais, sont saisis par ces lions et se trouvent dans l'impossibilité de leur résister, ne connaissant point l'usage des armes. Cette nation périrait même entièrement, si la nature ne leur avait donné un moyen de défense tout prêt. Au commencement de la canicule on voit ce pays, qui à toute autre époque est exempt de mouches, infesté par une quantité énorme de cousins d'une grosseur insolite. Les hommes s'en garantissent en se retirant dans les marécages ; mais les lions fuient ces lieux, étant tout à la fois maltraités par la morsure de ces insectes, et épouvantés par leur bourdonnement.

XXIV. On trouve ensuite les Hylophages et les Spermatophages. Ces derniers vivent sans peine en été des fruits qui tombent des arbres et qu'ils ramassent en grande quantité ; mais le reste du temps ils se nourrissent d'une certaine plante, très agréable au goût, dont les nombreux rameaux procurent beaucoup d'ombrage. Cette plante à tige solide et semblable au bunias remplace au besoin les autres aliments. Les Hylophages vont, avec leurs femmes et leurs enfants, chercher leur nourriture dans les champs. Ils montent sur les arbres pour y manger les tendrons des rameaux. Ce genre de vie les a rendus si aptes à grimper, que la chose paraît incroyable ; ils sautent d'un arbre à l'autre comme des oiseaux, et montent sans danger sur les branches les plus faibles. Remarquables par leur maigreur et leur souplesse, ils sont assez adroits pour se cramponner avec leurs mains, quand le pied leur glisse ; même lorsqu'ils tomberaient à terre, ils ne se feraient aucun mal en raison de leur légèreté. Ils mâchent avec leurs dents les rameaux séveux, que leur estomac digère aisément ; ils vivent tout nus, et comme ils se servent de leurs femmes en commun, ils élèvent aussi leurs enfants en commun. Ils sont souvent en guerre entre eux pour l'établissement de leur demeure. Ils s'arment de bâtons qui leur servent en même temps à repousser les assaillants et à assommer les vaincus. La plupart d'entre eux meurent de faim, lorsqu'ils perdent la vue, et qu'ils sont ainsi privés du sens qui leur est le plus nécessaire.

XXV. Après cela viennent les Ethiopiens, appelés Cynèges. Ils sont en petit nombre, et leur genre de vie convient à leur nom. Tout leur pays est rempli de bêtes sauvages ; il est fort aride et très peu arrosé. Ils sont contraints de passer la nuit sur les arbres pour se garantir des bêtes féroces. Le matin ils se rendent armés dans les endroits où ils savent qu'il y a de l'eau, et là ils se cachent dans les bois et se mettent en sentinelle sur les arbres. Au moment des chaleurs, un grand nombre de boeufs sauvages, de panthères et d'autres animaux féroces viennent s'y rendre pour se désaltérer. Exténués par une chaleur et une soif excessives, ces animaux boivent avidement et s'emplissent le ventre. Quand ces animaux sont ainsi alourdis et presque incapables de se mouvoir, les Ethiopiens sautent à bas des arbres, et ils les tuent aisément avec des bâtons durcis au feu, avec des pierres ou avec des flèches. Ils chassent par bande et mangent leur gibier tout frais. Il arrive rarement qu'ils soient dévorés par ces animaux, quelque robustes qu'ils soient : ils suppléent le plus souvent à la force par la ruse. Quand la chasse leur manque, ils mouillent les peaux des animaux qu'ils ont pris, et ils les exposent à un feu léger, après avoir enlevé les poils avec la cendre ; ils partagent ces peaux entre eux et apaisent ainsi la faim. Ils exercent leurs enfants à tirer juste, et ils ne donnent à manger qu'à ceux qui ont frappé au but. Aussi deviennent-ils tous d'une habileté admirable dans un métier que la faim les a forcés d'apprendre.

XXVI. Les Ethiopiens Eléphantomaques demeurent fort loin de ces derniers du côté du couchant. Ils habitent des endroits remplis de chênes et d'autres arbres ; ils montent sur les plus hauts pour découvrir les entrées et les sorties des éléphants. Ils n'attaquent point ces animaux en troupe, parce qu'alors ils n'espèrent pas s'en rendre maîtres ; mais quand les éléphants marchent isolément, les Ethiopiens se jettent sur eux avec une audace extraordinaire. Lorsque l'éléphant passe à la droite de l'arbre où est caché celui qui le guette, l'Ethiopien saisit la queue de cet animal, et appuie ses pieds sur la cuisse gauche. Ensuite, enlevant de son épaule, avec la main droite, une hache fort tranchante et assez légère pour s'en pouvoir servir utilement d'une seule main, le chasseur frappe à coups redoublés le jarret droit de l'éléphant, et en coupe les tendons, pendant qu'il tient son propre corps en équilibre avec la main gauche. Ils apportent à cet exercice une adresse extrême, puisque leur vie est en jeu. Car il faut ou que l'animal succombe ou que le chasseur expire, ce combat n'ayant pas d'autre issue. Quelquefois, quand l'éléphant a ainsi les tendons coupés et ne peut plus se mouvoir, il tombe à l'endroit même où il a été blessé et tue l'Ethiopien sous lui. D'autres fois, il l'applique contre une pierre ou contre un arbre jusqu'à ce qu'il l'ait écrasé sous son poids. Quelques éléphants, vaincus par la douleur, sont loin de songer à se venger de celui qui les attaque, et s'enfuient à travers les plaines, jusqu'à ce que celui qui s'est attaché à lui, le frappant continuellement au même endroit avec sa hache, lui ait coupé les tendons et l'ait étendu par terre. Quand l'animal est tombé, tous les Ethiopiens se jettent dessus par bandes, ils le dissèquent vivant encore, et enlèvent la chair des cuisses dont ils font un joyeux repas.

XXVII. Quelques Ethiopiens du voisinage vont à la chasse des éléphants sans courir aucun danger pour leur vie, et ils l'emportent sur la force par l'adresse. Après que l'éléphant a mangé, il a l'habitude de dormir ; mais il ne dort pas dans la même position que les autres quadrupèdes : ne pouvant plier le genou pour se coucher à terre, il se repose en s'appuyant contre un arbre. Or, comme l'éléphant s'appuie souvent contre un même arbre, il en froisse les branches et les salit. D'ailleurs les traces de leurs pas et beaucoup d'autres indices conduisent les chasseurs aisément au gîte de l'éléphant. Quand ils ont découvert cet arbre, ils le scient au niveau du sol jusqu'à ce qu'il ne faille qu'un coup pour le faire tomber. Après avoir fait disparaître toutes les traces de leurs pas et de leur ouvrage, ils se retirent promptement avant que l'éléphant revienne. Le soir, quand l'éléphant s'est rempli d'aliments, il va chercher son gîte accoutumé. Mais à peine s'y est-il appuyé, que l'arbre l'entraîne dans sa chute. Tombant sur le dos, il demeure dans cet état toute la nuit, car l'énorme masse de son corps ne lui permet pas de se relever. Les Ethiopiens qui ont coupé l'arbre reviennent au point du jour et tuent l'éléphant. Ils dressent leurs tentes en cet endroit et ils y demeurent jusqu'à l'entière consommation de leur proie.

XXVIII. A l'ouest de ces peuplades habitent les Ethiopiens qu'on appelle Simes, et du côté du midi se trouve la race des Struthophages. On voit chez ces derniers une espèce d'oiseau participant de la nature de l'animal terrestre, dont le nom entre dans la composition du sien. Cet oiseau ne le cède pas en grosseur à un cerf de la plus grande taille ; il a le cou fort long ; ses flancs sont arrondis et pourvus d'ailes, sa tête est mince et petite, ses cuisses et ses jambes sont très fortes et son pied est bifide. Il ne peut pas voler bien haut, à cause de son poids ; mais sa course est extrêmement rapide et à peine touche-t-il la terre du bout de ses pieds. Et, surtout quand le vent enfle ses ailes, il marche aussi vite qu'un navire voguant à pleines voiles. Il se défend contre les chasseurs, en se servant de ses pieds comme d'une fronde pour leur lancer des pierres de la grosseur d'un poing. Mais lorsqu'il est poursuivi pendant un temps calme, ses ailes sont bientôt lasses, et, privé de tout autre secours naturel, il est aisément pris. Comme dans le pays il y a un nombre infini de ces oiseaux, les Barbares inventent dans leur chasse les stratagèmes les plus divers. Ils prennent facilement un grand nombre de ces oiseaux, ils en mangent la chair et réservent les peaux pour en faire des habits et des lits. Etant souvent en guerre avec les Ethiopiens Simes, les Struthophages se servent de cornes d'oryx en guise d'armes pour repousser l'ennemi ; elles sont grandes, tranchantes et très propres aux combats. On en trouve en très grand nombre, car les animaux qui les fournissent sont très communs dans ce pays.

XXIX. Un peu plus loin, les Acridophayes habitent les limites du désert. Ils sont plus petits que les autres hommes, ils sont maigres et complétement noirs. Pendant le printemps, les vents d'ouest leur amènent du désert une quantité innombrable de sauterelles, remarquables par leur grosseur ainsi que par la couleur sale et désagréable de leurs ailes. Ces insectes sont si abondants, que les Barbares ne se servent pas d'autre nourriture pendant toute leur vie. Voici comment ils en font la chasse. Parallèlement à leur contrée s'étend, dans une longueur de plusieurs stades, une vallée très profonde et très large. Ils la remplissent d'herbes sauvages qui croissent abondamment dans le pays. Au moment où le souffle des vents indiqués amène les nuées de sauterelles, les Acridophages se répandent dans la vallée et mettent le feu aux combustibles amassés. La fumée est si épaisse que les sauterelles qui traversent la vallée en sont asphyxiées et vont tomber à peu de distance. La chasse de ces insectes dure plusieurs jours, et ils en entassent d'énormes monceaux. Et comme leur pays est riche en sel, ils en saupoudrent ces monceaux de sauterelles, tant pour les rendre plus savoureuses que pour les conserver plus longtemps et jusqu'au retour de la saison qui en ramène d'autres. Ils ont ainsi leur nourriture toujours toute prête ; et ils n'ont point d'autre ressource, car ils n'élèvent point de troupeaux et ils habitent loin de la mer. Ils sont légers de corps et très rapides à la course ; leur vie n'est pas de longue durée : les plus âgés ne dépassent pas quarante ans. La fin de leur vie est aussi singulière que misérable. A l'approche de la vieillesse, il s'engendre dans leurs corps des poux ailés de différentes formes et d'un aspect repoussant. Cette maladie, commençant d'abord par le ventre et par la poitrine, gagne en peu de temps tout le corps. D'abord le malade, irrité par une violente démangeaison, éprouve à se gratter un certain plaisir mêlé de douleur. Ensuite, comme cette vermine se multiplie sans cesse et gagne la surface de la peau, il s'y répand une liqueur subtile d'une âcreté insupportable. Le malade se déchire la peau avec ses ongles et pousse de profondes lamentations. Des ulcères des mains il tombe une si grande quantité de vers, qu'il serait inutile de les recueillir ; car ils se succèdent les uns aux autres, comme s'ils sortaient d'un vase partout percé de trous. Ainsi, les Acridophages finissent misérablement la vie par la décomposition de leur corps ; et on ne saurait dire si c'est à la nourriture dont ils usent, ou à l'intempérie de l'air qu'ils respirent qu'on doit attribuer cette étrange maladie.

XXX. Cette nation est limitrophe d'un pays d'une vaste étendue et fertile en pâturages. Mais ce pays est désert et inaccessible, non parce qu'il a été, dès l'origine, peu habité, mais parce que plus tard, à la suite d'une pluie intempestive, il s'y est engendré une grande quantité d'araignées et de scorpions. On raconte que ces animaux s'y multiplièrent à un tel point, que les habitants entreprirent d'abord de tuer des ennemis naturellement si dangereux ; mais comme le mal était irrémédiable et que les morsures de ces animaux causaient subitement la mort, les indigènes, désespérant de leur patrie et de leur manière de vivre, s'enfuirent de ces lieux. On ne doit point s'étonner à ce récit ni le croire inadmissible ; car l'histoire véridique nous apprend qu'il se passe dans le monde des choses bien plus surprenantes. Ainsi, en Italie, des rats de champs sortirent de terre en si grand nombre, qu'ils firent déserter à plusieurs habitants leur localité. En Médie, des moineaux innombrables s'abattirent dans les champs, mangèrent les sentences et contraignirent les habitants à s'établir en d'autres lieux. Des grenouilles, primitivement engendrées dans les nues et tombant comme des gouttes de pluie, forcèrent les Autariates de quitter leur patrie et de s'enfuir dans la localité qu'ils habitent actuellement. L'histoire ne met-elle pas au nombre des travaux qui ont acquis l'immortalité à Hercule celui d'avoir chassé les oiseaux qui infestèrent le lac Stymphale ? Quelques villes de la Libye ont été bouleversées par des troupes de lions sortant du désert. Ces exemples doivent suffire pour faire croire ce que nous avons rapporté plus haut. Mais reprenons le fil de notre histoire.

XXXI. Les limites extrêmes de ces régions méridionales sont habitées par des hommes que les Grecs appellent Cynamolgues et qui sont nommés Sauvages dans la langue des Barbares, leurs voisins. Ils portent des barbes fort longues et nourrissent des troupeaux de chiens sauvages pour leur entretien. Depuis le commencement du solstice d'été jusqu'au milieu de l'hiver, leur pays est envahi par une quantité innombrable de boeufs indiens, sans qu'on puisse en deviner la cause. Ou ne sait si ces boeufs fuient les attaques d'autres animaux nombreux et féroces, ou s'ils abandonnent leur pays, manquant de pâturages ; ainsi, la cause de cette invasion est encore un secret de la nature qu'il est impossible à l'intelligence humaine de pénétrer. Ne pouvant se rendre maîtres de ces animaux aussi nombreux, les Cynamolgues lâchent sur eux des meutes de chiens, et en prennent une quantité considérable à la chasse. Ils mangent une partie de ce gibier sur-le-champ, et mettent l'autre dans des sels pour le conserver. Ils prennent encore beaucoup d'autres animaux à la chasse avec le secours de leurs chiens, et ils ne vivent que de chair. Voilà la vie sauvage que mènent les dernières races du midi, sous la forme d'êtres humains. Il nous reste encore à parler de deux autres nations, les Ethiopiens et les Troglodytes ; nous avons déjà parlé plus haut des Ethiopiens nous allons maintenant nous occuper des Troglodytes.

XXXII. Les Troglodytes sont appelés Nomades par les Grecs, parce qu'ils mènent avec leurs troupeaux une vie de pasteurs. Ils sont divisés en tribus qui ont chacune leur chef. Leurs femmes et leurs enfants sont en commun, à l'exception de la femme unique du chef. Celui qui a approché d'elle est condamné par le maître à payer comme amende un certain nombre de moutons. A l'époque des vents étésiens, qui leur amènent de grandes pluies, ils se nourrissent de sang et de lait qu'ils mêlent ensemble et qu'ils font bouillir quelques instants. Ensuite, lorsque la trop grande chaleur a desséché leurs pâturages, ils se réfugient dans les lieux marécageux et se disputent la possession du terrain. Ils ne consomment de leurs bestiaux que les plus vieux et ceux qui commencent à devenir malades. Ils refusent aux hommes le titre de parents, mais ils le donnent au taureau, à la vache, au bélier et à la brebis. Ils appellent les mâles pères, et les femelles mères ; parce que ce sont ces animaux, et non leurs parents, qui leur fournissent de quoi vivre chaque jour. La boisson ordinaire des particuliers est une liqueur retirée du paliurus, mais on prépare pour les chefs une boisson avec le suc d'une certaine fleur et qui ressemble à notre moût de très mauvaise qualité. Livrés au soin de leurs troupeaux, ils vont d'un lieu à un autre, évitant le séjour fixe dans un même endroit. Ils sont nus à l'exception des hanches, qu'ils couvrent de peaux. Tous les Troglodytes se font circoncire à la manière des Egyptiens, excepté ceux qui se trouvent accidentellement mutilés, et qui se nomment pour cela Kolobes. Ceux-là demeurent dans des vallées étroites de l'intérieur du pays. Dès leur enfance, ou leur coupe la totalité de la partie qui chez d'autres n'est que circoncise.

XXXIII. Les Troglodytes nominés Mugabares ont pour armes des boucliers ronds de cuir de boeuf cru, et des massues garnies de pointes de fer. Les autres portent des arcs et des lances. Ils ont une manière particulière d'enterrer les morts. Ils garrottent le cadavre avec des branches de paliurus, de manière à attacher le cou aux cuisses ; et l'exposant sur une colline, ils lui lancent en riant de grosses pierres jusqu'à ce que tout le corps en soit entièrement couvert. Enfin, ils le font surmonter d'une corne de chèvre, et se retirent sans avoir donné aucune marque d'affliction. Ils sont souvent en guerre entre eux, non pas comme les Grecs, par ressentiment ou par toute autre cause, mais pour avoir des pâturages toujours frais. Dans leurs combats ils se jettent d'abord des pierres jusqu'à ce que quelques-uns d'entre eux soient blessés, après quoi, ils s'attaquent avec des flèches. C'est alors qu'un grand nombre sont tués en peu de temps ; car ils sont tous fort adroits à cet exercice, et leur corps nu n'est protégé par aucune arme défensive. Ces combats sont terminés par de vieilles femmes qui se jettent au milieu de la mêlée, et qui sont fort respectées. Il n'est permis à personne de les frapper de quelque manière que ce soit. Aussi, dès qu'elles paraissent, on cesse de tirer. Ceux que la vieillesse rend incapables de faire paître leurs troupeaux, s'étranglent avec une queue de vache, et terminent ainsi courageusement leur vie. Si quelqu'un diffère à se donner la mort, chacun peut lui passer une corde autour du cou, comme pour lui rendre service, et l'étrangler après un avertissement préalable. Leurs lois exigent aussi qu'on fasse mourir les estropiés ou ceux qui sont atteints de maladies incurables ; car ils pensent que le plus grand mal est d'aimer à vivre lorsqu'on ne peut rien faire qui soit digne de la vie. C'est pourquoi on ne voit parmi tous les Troglodytes que des hommes bien faits et robustes de corps, puisque aucun d'entre eux ne dépasse soixante ans. Mais c'est assez parler des Troglodytes. Si quelque lecteur n'ajoutait pas foi au récit de ces moeurs étranges, qu'il compare le climat de la Scythie avec celui du pays des Troglodytes ; cette comparaison lui fera ajouter foi à nos paroles.

XXXIV. Il y a une différence telle entre la température de notre climat et celui des contrées dont il est question, qu'elle paraît incroyable dans ses détails. Il est des pays où le froid est si excessif que les plus grands fleuves sont entièrement couverts d'une glace assez épaisse pour porter une armée entière avec ses chariots. Le vin et les autres liqueurs se congèlent au point qu'on les coupe avec des couteaux. Mais ce qui est encore plus surprenant, chez les hommes, les extrémités des membres se décomposent par le frottement de leurs habillements ; les yeux sont atteints d'amaurose ; le feu même perd sa force, et les statues d'airain se fendent. Dans certaines époques, les nuages deviennent si épais et si serrés qu'ils ne produisent ni éclair ni tonnerre. Il y arrive beaucoup d'autres phénomènes, incroyables à ceux qui ne connaissent pas ces climats et insupportables à ceux qui les ont éprouvés. Aux confins de l'Egypte et du pays des Troglodytes, la chaleur est si excessive, qu'à l'heure de midi les habitants ne peuvent point se distinguer entre eux, à cause de l'épaisseur de l'air. Personne ne peut marcher dans ce pays sans chaussure ; car ceux qui y vont pieds nus sont aussitôt atteints de pustules. Quant à la boisson, si l'on n'en usait pas à satiété, on mourrait subitement, la chaleur consumant rapidement les humeurs du corps. Si l'on met quelque aliment dans un vase d'airain avec de l'eau, et qu'on l'expose au soleil, il est bientôt cuit, sans feu ni bois. Cependant, les habitants de ces contrées d'un climat si opposé au nôtre, non seulement ne songent pas à s'expatrier, mais ils souffriraient plutôt la mort que de se laisser imposer un autre genre de vie. Ainsi le pays natal a un charme particulier, et l'on supporte aisément les rigueurs d'un climat auquel on est accoutumé dès l'enfance. Malgré ces différences, ces contrées ne sont pas fort éloignées les unes des autres. Car du Palus-Méotide, où quelques Scythes habitent au milieu des glaces, il est souvent venu en dix jours à Rhodes des navires de transport, par un vent favorable. Se rendant de là à Alexandrie, dans l'espace de quatre jours, ils ont abordé en Ethiopie souvent au bout de dix jours, en remontant le Nil. Ainsi, en moins de vingt-cinq jours de navigation continue, on peut passer des régions les plus froides de la terre aux régions les plus chaudes. Or comme, à si peu de distance, il y a une si grande différence de climat, il n'est pas étonnant que les moeurs, les manières de vivre, l'extérieur de ces hommes diffèrent tant de ce que nous voyons chez nous.

XXXV. Après avoir rapporté sommairement ce qui nous a paru le plus remarquable chez ces nations et parlé de leurs moeurs, nous allons donner quelques détails sur les animaux qu'on trouve dans ces contrées. Il existe un animal qu'on appelle rhinocéros, nom tiré de sa forme. Il est presque aussi courageux et aussi robuste que l'éléphant, mais il est d'une taille plus petite. Il a la peau fort dure et couleur de buis. Il porte à l'extrémité des narines une corne un peu aplatie, et presque aussi dure que du fer. Toujours en guerre avec l'éléphant, auquel il dispute les pâturages, il aiguise cette corne sur de grandes pierres. Dans le combat, il se jette sous le ventre de l'éléphant et lui déchire les chairs avec sa corne comme avec une épée. Il fait perdre ainsi à ces animaux tout leur sang et en tue un grand nombre. Mais lorsque l'éléphant prévient cette attaque du rhinocéros, et qu'il l'a saisi avec sa trompe, il s'en défait aisément en le frappant avec ses défenses et l'accablant de sa force. Dans l'Ethiopie et dans le pays des Troglodytes, on trouve des sphinx qui sont d'une figure semblable à celle que leur donnent les peintres ; seulement ils sont plus velus. Ils sont doux et très dociles de leur nature, et ils apprennent aisément tout ce qu'on leur montre. Les cynocéphales sont semblables par le corps à des hommes difformes, et leur cri est un gémissement de voix humaine. Ces animaux sont fort sauvages, et on ne peut nullement les apprivoiser ; leurs sourcils leur donnent un air très austère. Leurs femelles ont cela de particulier qu'elles portent pendant toute leur vie leur matrice hors du corps. Le cepus, qu'on a ainsi nommé à cause de la beauté et des belles proportions de son corps, a la face du lion ; mais, par le reste du corps, il ressemble à la panthère, excepté qu'il est de la taille d'une gazelle. Le taureau carnassier est le plus sauvage des animaux dont nous venons de parler ; et il est entièrement indomptable. Il est bien plus fort que le taureau domestique ; il ne cède point en vitesse au cheval, et il a la gueule fendue jusqu'aux yeux. Son poil est tout roux, ses yeux sont plus glauques que ceux du lion, et ils brillent pendant la nuit. Ses cornes sont d'une nature particulière : il les remue d'ordinaire comme les oreilles ; mais quand il se bat il les tient droites et immobiles. Son poil est couché au rebours de celui des autres animaux. Au reste, ce taureau est si fort qu'il attaque les animaux les plus robustes, et qu'il vit de la chair de ceux qu'il a vaincus. Il dévore aussi les bestiaux des habitants, et il se bat avec acharnement contre des troupes entières de bergers et de chiens. Sa peau passe pour invulnérable ; bien des fois on a essayé de le dompter, niais on n'en est jamais venu à bout. Si cet animal est pris dans une fosse, ou qu'il tombe dans tout autre piège, il meurt suffoqué de rage, et ne change point sa liberté contre la domesticité. C'est donc avec raison que les Troglodytes l'estiment le plus fort de tous les animaux, puisque la nature l'a doué du courage du lion, de la vitesse du cheval, et de la force du taureau, et que de plus il ne peut être entamé par le fer, la plus dure de toutes les matières. Il y a un animal que les Ethiopiens appellent crocottas, qui tient de la nature du loup et de celle du chien ; mais il est plus à craindre que tous les deux par sa férocité. Rien ne résiste à la force de ses dents, car il broie aisément les os les plus gros, et il les digère merveilleusement. Mais nous n'ajoutons point foi aux récits fabuleux de quelques historiens, qui prétendent que cet animal imite le langage de l'homme.

XXXVI. Ceux qui habitent près du désert disent qu'on y voit des serpents de toute espèce et d'une dimension incroyable. Quelques-uns assurent en avoir vu de cent coudées de long ; mais ces choses sont taxées de mensongères, non seulement par moi, mais par tout le monde. Cependant, ils vont encore plus loin, et ils soutiennent que dans cette contrée, qui est plate, on trouve des amas de serpents qui, repliés sur eux-mêmes, ressemblent de loin à des collines ; mais qui voudrait y croire ? Nous dirons cependant un mot des plus grandes espèces de serpents que nous ayons vues, et qu'on apporta à Alexandrie dans des cages bien préparées. Nous décrirons même à cette occasion la manière dont on en fait la chasse. Ptolémée second, qui aimait beaucoup la chasse des éléphants, récompensait par de grands présents ceux qui allaient à la chasse des animaux les plus forts. Ainsi, ayant dépensé beaucoup d'argent à ce caprice, il rassembla un grand nombre d'éléphants propres à la guerre, et il fit connaître aux Grecs des animaux extraordinaires et qu'on n'avait pas encore vus. Quelques chasseurs, excités par la libéralité du roi qui distribuait de si belles récompenses, résolurent d'aller en troupe à la chasse des plus grands serpents, et de risquer leur vie pour en amener un tout vivant devant Ptolémée, à Alexandrie. L'entreprise était grande et hasardeuse ; mais la fortune vint à leur secours, et leur procura un heureux succès. Ils guettèrent un de ces serpents qui avait trente coudées de long. Ce serpent se tenait ordinairement couché auprès des mares d'eau ; il restait immobile, roulé en spirale, jusqu'à ce qu'il vît quelque animal s'approcher pour boire. Alors, se dressant tout d'un coup, il le saisissait avec sa gueule, ou il l'entrelaçait dans ses replis de manière à l'empêcher de se dégager. Comme cet immense reptile est paresseux de sa nature, les chasseurs espérèrent s'en rendre maîtres avec des cordes et des chaînes. Ainsi, s'étant munis de ce qu'ils crurent leur être nécessaire, ils s'en approchèrent courageusement. Mais à mesure qu'ils s'approchaient de cet immense reptile, ils furent bientôt saisis d'effroi en voyant ses yeux flamboyants, sa langue qu'il dardait de tous côtés, ses dents énormes, sa gueule effroyable, ses replis immenses ; et surtout lorsqu'ils entendirent le bruit qu'il faisait avec ses écailles, en s'avançant à travers les broussailles. Quoique pâles de frayeur, ils jetèrent leurs lacs sur la queue du reptile, mais il ne les eut pas plutôt sentis qu'il se retourna avec des sifflements horribles ; et, s'élevant par-dessus la tête de celui qui se trouvait le plus près, il le dévora tout vivant. Il en prit ensuite un second dans ses replis, et l'entrelaçant sous son ventre, il l'étouffa. Les autres, saisis d'épouvante, ne cherchèrent leur salut que dans la fuite.

XXXVII. Cependant, pour mériter les bienfaits et les bonnes grâces du roi, ils revinrent à leur entreprise, et en affrontèrent de nouveau le péril. Pour s'emparer de ce serpent, qu'ils ne pouvaient avoir par la force, ils employèrent la ruse. Voici l'expédient dont ils s'avisèrent : ils firent, avec des joncs entrelacés, une espèce de filet de la forme d'une barque, et qui, par sa longueur et son étendue, pouvait aisément contenir tout le corps du reptile. Ils épièrent ensuite la caverne où il se retirait, l'heure à laquelle il en sortait pour se repaître, et l'heure où il y rentrait. Dès que ce monstre fut, comme d'ordinaire, sorti à la chasse des autres animaux, ils commencèrent d'abord par boucher l'entrée de cette caverne avec de grosses pierres et de la terre. Ils creusèrent ensuite tout auprès une allée souterraine, où ils tendirent leur filet, qui présentait son ouverture du côté où le serpent devait entrer. Tout le long du passage on avait placé des archers, des frondeurs, beaucoup de cavaliers, même des trompettes, et tout un appareil de guerre. En s'approchant, le serpent levait sa tête beaucoup au-dessus d'eux. Les chasseurs se rassemblèrent, mais ils n'osaient s'approcher, se rappelant les malheurs passés ; ils lancèrent de loin une grêle de flèches contre ce monstre, qui leur servait de but. Cependant la vue des cavaliers, la meute des chiens, et le son des trompettes épouvantèrent l'animal, pendant qu'il allait regagner sa retraite. Les chasseurs ralentirent un peu leur poursuite, de peur de l'irriter davantage. Il était déjà près de l'entrée de sa caverne murée lorsque le bruit des armes, la vue de cette foule, et le son des trompettes augmentèrent sa frayeur. Ne trouvant pas l'entrée de sa caverne, et pour éviter l'attaque des chasseurs, le reptile se jeta dans l'allée ouverte devant lui. Les replis du serpent remplirent tout le filet. Aussitôt les chasseurs vinrent à bride abattue, et fermèrent avec des chaînes 1'onverture de cette espèce de cage, disposée pour cette entreprise périlleuse ; après quoi, ils la soulevèrent avec des leviers. Cependant le serpent, se sentant à l'étroit, poussait des sifflements affreux, et tâchait de briser le filet de joncs avec les dents. Il s'agitait avec tant de force que ceux qui le portaient, de peur qu'il ne leur échappât, s'arrêtèrent et se mirent à le piquer aux environs de la queue, afin que la douleur, lui faisant tourner la tête, l'empêchât de rompre ses liens. Enfin, l'ayant apporté à Alexandrie, ils en firent présent au roi, qui le regarda comme un des plus monstrueux animaux dont on eût jamais entendu parler. Par la privation de la nourriture on affaiblit la force de ce reptile, et on l'apprivoisa en peu de temps, de telle façon que tout le monde s'en étonna. Ptolémée combla les chasseurs de présents mérités. Il nourrissait ensuite dans son palais ce serpent, qu'il montrait aux étrangers connue un objet de curiosité. Beaucoup de gens l'ont vu ; il ne serait donc pas juste de prendre pour une fable ce que les Ethiopiens disent de quelques-uns de leurs serpents ; ces serpents sont, assurent-ils, si grands qu'ils avalent non seulement des boeufs entiers, des taureaux et d'autres animaux de même taille, mais qu'ils attaquent même les éléphants. S'entortillant autour de leurs cuisses, ils les empêchent de se remuer ; puis, s'élevant jusqu'au-dessus de la trompe, ils placent leur tête devant les yeux de l'éléphant ; celui-ci, aveuglé par le feu du regard de son ennemi, tombe à terre ; et, le serpent s'en étant ainsi rendu maître, le dévore.

XXXVIII. Nous avons suffisamment parlé de l'Ethiopie, de la Troglodytique et de toutes les nations voisines jusqu'aux pays inhabitables en raison de la chaleur qui y règne. Nous avons aussi parlé des nations situées le long des côtes de la mer Rouge et de la mer Atlantique méridionale. Nous allons traiter à présent des parties dont il nous reste à nous occuper, savoir, le golfe Arabique, dont nous emprunterons la description en partie aux Annales royales d'Alexandrie et en partie aux renseignements donnés par des témoins oculaires. Car on n'a qu'une faible connaissance de cette partie du monde, ainsi que des îles Britanniques et du nord. Mais nous décrirons les pays septentrionaux, voisins des régions inhabitables par le froid, lorsque nous en serons au temps de César qui, après avoir soumis à la puissance des Romains des contrées si éloignées, a procuré aux historiens des documents qui leur manquaient.

Le golfe Arabique communique avec l'Océan méridional. Il a beaucoup de stades de longueur, et est terminé par un coude compris entre les limites du pays des Troglodytes et de l'Arabie. Sa largeur, à son embouchure et à son coude, est de seize stades. Mais, depuis le port de Panorme jusqu'à l'autre rivage, il a une longue journée de navigation. Sa plus grande largeur est entre le mont Tyrcée et la côte inhospitalière de Macarie : ces deux points du continent sont assez distants pour qu'on ne puisse pas de l'un apercevoir l'autre. Depuis là jusqu'à son embouchure, le golfe va en se rétrécissant. Dans ce golfe se trouvent plusieurs grandes îles, entre lesquelles le passage est fort étroit, et le courant rapide. Telle est en résumé la position de ce golfe. En commençant par l'extrémité du coude, nous allons rapporter ce qu'il y a de plus remarquable sur les deux rives qui bordent le golfe. Nous commencerons par la rive droite, qui est habitée par les Troglodytes, et qui s'étend jusqu'au désert.

XXXIX. Lorsqu'en partant de la ville d'Arsinoé on longe le côté droit du golfe, on voit, en plusieurs endroits, des sources d'eau salée se précipitant des rochers dans la mer. Après avoir dépassé ces sources, on voit, au milieu d'une grande plaine, une montagne ocreuse qui offusque les yeux de ceux qui la regardent longtemps. Au pied de cette montagne est l'entrée sinueuse d'un port qu'on appelle port de Vénus. Il y a dans ce port trois îles, dont deux pleines d'oliviers et de figuiers ; la troisième est dénuée de ces arbres, mais on y trouve beaucoup de poules d'Inde. Ensuite on voit une vaste baie, nommée Acathartus. Attenant à cette baie, est une longue presqu'île qui est si étroite que l'on y transporte les bateaux d'une mer dans l'autre.

En longeant cette côte, ou rencontre une île, située dans la haute muer, qui a quatre-vingts stades de long. On la nomme Ophiodès. Elle était autrefois infestée de toutes sortes de reptiles formidables, et c'est de là qu'elle a tiré son nom. Mais dans ces derniers temps, les rois d'Alexandrie l'ont fait si bien cultiver qu'on n'y voit plus aucun de ces animaux. Si l'on a eu tant de soin de cultiver cette île, c'est qu'elle produit la topaze. C'est une pierre transparente, très agréable à la vue, semblable au verre, et d'un magnifique aspect d'or. C'est pourquoi l'entrée de cette île est défendue aux voyageurs. Tous ceux qui y abordent sont aussitôt mis à mort par les gardes qui s'y trouvent établis. Ils sont en petit nombre, et ils mènent une vie malheureuse ; car, de peur qu'on ne vole quelques-unes de ces pierres, on ne laissé aucun vaisseau dans l'île, et les navigateurs se tiennent au loin par la crainte du roi. Les vivres qu'on leur amène sont promptement consommés, et l'on n'en trouve point dans le pays. Quand il ne leur reste plus que peu de vivres, les habitants du lieu viennent s'asseoir tous ensemble sur le rivage, en attendant l'arrivée de leurs provisions ; et, si elles tardent à venir, ils se voient réduits à la dernière extrémité. La topaze croît dans les rochers. On ne la voit pas le jour, en raison de la clarté du soleil qui l'efface ; mais elle brille dans l'obscurité de la nuit, et ou distingue de fort loin le lieu où elle se trouve. Les gardes de l'île se distribuent au sort la recherche de ces lieux. Dès qu'une pierre se révèle par son éclat, ils couvrent l'endroit d'un vase de même grandeur, afin de le marquer. Au jour ils y retournent, et coupent la roche dans l'espace marqué, et la livrent à des ouvriers instruits dans l'art de polir les pierres.

XL. Au delà de ces parages, les voyageurs rencontrent diverses peuplades d'Ichthyophages et de Troglodytes nomades. Après cela, on voit plusieurs montagnes particulières, jusqu'à ce qu'on arrive au port Sauveur, ainsi nommé par des Grecs qui, naviguant les premiers dans ces parages, se réfugièrent dans ce port. A partir de là, le golfe confluence à se rétrécir eu contournant les côtes de l'Arabie ; la terre et la mer changent visiblement de nature et d'aspect. La terre est basse, et on n'y aperçoit point de collines. La mer est remplie de bancs de sable ; elle n'a guère que trois orgyies de profondeur, et ses eaux sont d'une couleur verte. On dit que cette couleur ne vient pas tant de l'eau elle-même que des algues et fucus qui s'y trouvent. La rade est commode pour les navires à rames, parce que les vagues ne déferlent pas de très loin ; elle est riche en poissons et offre des pêches abondantes.

Les passagers sont exposés à de très grands dangers sur les vaisseaux qui transportent les éléphants, parce que ces vaisseaux, en raison de leur poids, sont à grand tirant d'eau ; quelquefois la nuit, voguant à pleines voiles, ils sont poussés par le vent tantôt contre des écueils, où ils font naufrage, tantôt dans des bas-fonds, où ils échouent. Les matelots ne peuvent abandonner leur navire, parce que l'eau n'est pas guéable ; et quand ils ne parviennent pas à le dégager avec leurs rames, ils jettent tout dans la mer, excepté leurs vivres. Mais, ne pouvant renouveler leurs provisions, ils tombent bientôt dans une extrême détresse ; il leur est impossible de découvrir ni une île, ni un cap, ni aucun autre navire ; car la côte est inhospitalière, et il arrive rarement des vaisseaux dans ces parages. Pour comble de malheur, les flots accumulent en peu de temps autour de la quille du vaisseau une telle quantité de sable, qu'il semble, en quelque sorte, entouré d'une digue faite à dessein. Ceux qui sont exposés à ce désastre font d'abord entendre des gémissements modérés dans cette morne solitude, ne perdant pas encore toute espérance de salut ; car souvent, au moment de la marée, les flots soulèvent les vaisseaux, et les sauvent, comme un dieu propice, d'un péril imminent. Mais, lorsque ce secours des dieux leur fait défaut et que les vivres commencent à leur manquer, les plus forts jettent dans la mer les plus faibles, afin que ce qui reste de provisions dure encore quelques jours. Quand ils ont enfin épuisé toutes leurs ressources, ils périssent encore plus misérablement que ceux qui sont morts avant eux ; car ceux-ci ont rendu en un instant à la nature l'âme qu'elle leur avait donnée ; au lieu que les autres arrivent à la fin de leur vie par des maux qui leur causent une longue agonie. Quant aux navires, ainsi privés misérablement de leur équipage, ils demeurent longtemps entourés de ces monceaux de sables, vrais cénotaphes ; montrant au loin leurs mâts et leurs antennes, ils excitent la compassion dans l'âme des passants. Un ordre du roi prescrit de laisser là ces navires, pour signaler aux navigateurs les passages dangereux. Les Ichthyophages, qui demeurent aux environs, rapportent un fait qu'ils tiennent par tradition de leurs ancêtres. lls racontent qu'un jour le reflux fut tel que tout le golfe se changea en une terre ferme, offrant l'aspect d'une verte campagne ; toute la mer s'étant retirée sur les côtes opposées, son lit fut mis à découvert ; mais les eaux, revenant tout à coup, reprirent leur cours ordinaire.

XLI. Nous avons décrit la traversée depuis Ptolémaïs jusqu'au promontoire des Taureaux, lorsque nous avons parlé de la chasse que Ptolémée fit aux éléphants. C'est à ce promontoire que la côte commence à décliner vers l'orient. Là, à l'époque du solstice d'été jusqu'à la saison qui suit, les ombres sont tournées du côté du midi, contrairement à ce qui a lieu dans nos climats. Ce pays est arrosé par des fleuves qui ont leurs sources dans les monts Psébéens. Il est traversé par de grandes plaines fertiles en mauve, en cardamome et en palmiers d'une hauteur prodigieuse. Il produit des fruits de différentes espèces, d'un goût fade, et qui nous sont inconnus. L'intérieur du pays est rempli d'éléphants, de taureaux sauvages, de lions et de beaucoup d'autres animaux robustes. La mer, qui touche à cette contrée, est parsemée de plusieurs îles, où l'on ne trouve aucun fruit cultivé, et qui nourrissent des espèces particulières d'oiseaux d'un aspect admirable. Plus loin, la mer devient très profonde, et on y voit des cétacés de dimensions énormes. Ces animaux ne font point de mal aux hommes, à moins qu'on ne tombe par hasard sur les nageoires de leur dos. Ils ne peuvent point suivre les navigateurs, parce qu'en s'élevant à la surface de l'eau, leurs yeux sont aveuglés par les rayons du soleil.

Voilà ce que l'on connaît des extrémités du pays des Troglodytes, dont les limites sont formées par les promontoires Psébéens.

XLII. Nous allons maintenant décrire la côte opposée, appartenant à l'Arabie, en commençant également par la pointe du golfe. Cette pointe porte le nom de Posidium, à cause d'un autel consacré à Neptune par Ariston, que Ptolémée envoya explorer les côtes de l'Arabie jusqu'à l'Océan. Immédiatement après la pointe du golfe, on rencontre un territoire auquel les indigènes rendent une sorte de culte, en raison des avantages qu'il procure. Ce territoire est appelé Jardin des Palmiers, parce qu'il produit des palmiers qui portent abondance de fruits aussi agréables qu'utiles. Toute la contrée voisine manque d'eau, et par sa position au midi elle est comme embrasée. Ce n'est donc pas sans raison que les Barbares ont consacré aux dieux ce territoire fertile qui, tout environné qu'il est de terres inhabitables, satisfait abondamment aux besoins de l'homme. Il est arrosé par de nombreuses sources dont l'eau est aussi fraîche que la neige, et qui entretiennent sur les rives une verdure délicieuse. On y trouve un autel antique, bâti d'une pierre dure, et portant une inscription en caractères anciens et inconnus. L'enceinte sacrée de cet autel est gardée par un homme et une femme, qui remplissent les fonctions sacerdotales pendant tout le cours de leur vie. Les habitants de ce territoire vivent très longtemps. Ils couchent sur des arbres, dans la crainte des bêtes féroces. Après avoir dépassé ce verger de palmiers, le navigateur trouve en avant de la saillie du promontoire une île qui a été appelée l'île des Phoques, à cause de la multitude de ces animaux qui y séjournent, à la grande surprise du voyageur. Le promontoire en face de cette île regarde l'Arabie dite Pétrée et la Palestine. C'est là que les Gerrhéens et les Minnéens apportent, dit-on, de l'Arabie supérieure l'encens et les autres parfums.

XLIII. La côte, qui vient après, était habitée d'abord par les Maranes et ensuite par les Garyndanes, leurs voisins, qui s'en emparèrent de la manière suivante : Il se fait tous les cinq ans une fête dans le territoire aux palmiers, où se réunissent tous les habitants d'alentour. Ils s'y rendent pour sacrifier aux dieux, dans l'enceinte sacrée, des hécatombes de chameaux engraissés, aussi bien que pour remporter chez eux des eaux du pays, qui passent pour rendre la santé aux malades qui en boivent. Or, pendant que les Maranes assistaient à cette fête, les Garyndanes égorgèrent tous ceux de cette nation qui étaient demeurés dans le pays, et ils firent périr les autres traîtreusement à leur retour. Après avoir ainsi dépeuplé la contrée, les Garyndanes se partagèrent les champs fertiles et les pâturages qui nourrissaient de nombreux troupeaux.

On rencontre peu de ports sur cette côte ; mais on y voit beaucoup de montagnes élevées, et qui, par leurs couleurs variées, présentent au navigateur un spectacle admirable. Après avoir dépassé cette côte, le navigateur entre dans le golfe Léanite. Ce golfe est bordé d'un grand nombre de villages habités par les Arabes Nabatéens. Ces Arabes occupent non seulement une grande partie du littoral, mais encore une grande étendue de l'intérieur du pays. Ils forment une nation très considérable et abondamment pourvue de bestiaux. Ils vivaient autrefois selon les règles de la justice, en se contentant de leurs troupeaux. Mais, lorsque les rois d'Alexandrie eurent rendu ce golfe navigable pour les navires de transport, ces Arabes maltraitèrent les naufragés, et, équipant des bateaux de piraterie, ils pillèrent les navigateurs, en imitant les moeurs féroces et sauvages des habitants de la Tauride, dans le Pont. Mais, atteints sur mer par des trirèmes lancées à leur poursuite, ils furent châtiés comme ils le méritaient. Après le golfe Léanite, on voit une contrée plate, bien arrosée, et qui produit, à cause des nombreuses sources qui la traversent, l'agrostis, le jonc de Médie et le lotus, de la grandeur d'un homme. Les pâturages y sont si abondants et si gras qu'on y trouve non seulement des bestiaux de toute espèce, mais encore des chameaux sauvages, des cerfs et des gazelles. Outre ces animaux, qui y vivent en fort grand nombre, on voit fréquemment sortir du désert des troupes de lions, de loups et de panthères, contre lesquels les pâtres sont obligés de se battre nuit et jour pour la défense de leurs troupeaux. Ainsi, la richesse de la contrée est en même temps une source d'infortunes pour les habitants ; car la nature mêle en général des maux aux biens qu'elle accorde aux hommes.

XLIV. Après avoir dépassé cette plaine, le navigateur remonte une baie d'un aspect singulier. Cette baie s'enfonce dans la terre dans une étendue de cinq cents stades ; elle est entourée de tous les côtés par d'immenses rochers qui en rendent l'entrée tortueuse et presque impraticable. Un de ces rochers, étant à fleur d'eau, rétrécit tellement le passage, qu'il est impossible à un navire d'entrer dans cette baie ni d'en sortir. Lorsque les vagues sont soulevées par les vents, elles se brisent contre cet écueil et font retentir au loin leurs mugissements. Les bords de cette baie sont habités par les Banizomènes ; ils vivent de la chasse et se nourrissent de la chair d'animaux terrestres. On trouve dans cet endroit un temple vénéré de tous les Arabes. Plus loin, en face de la côte dont nous venons de parler, sont trois îles qui ont plusieurs ports. La première est, dit-on, tout à fait déserte, et consacrée à Isis. On y voit des fondements en pierre d'anciens édifices et des colonnes chargées d'inscriptions en caractères barbares. Les autres îles sont également désertes. Toutes ces îles sont couvertes d'oliviers, différents des nôtres. Au delà de ces îles, la côte est escarpée et inaccessible aux navires dans une étendue de plus de mille stades ; car il n'y a ni port ni rade où les matelots puissent jeter l'ancre ; il n'y a même pas une langue de terre où les voyageurs fatigués puissent trouver un asile. C'est là que se trouve une montagne au sommet de laquelle s'élèvent des rochers taillés à pic et d'une hauteur prodigieuse. La racine de cette montagne est garnie d'écueils aigus qui s'avancent dans la mer, et qui forment derrière elle des gouffres sinueux. Comme ces récifs sont très rapprochés les uns des autres et que la mer y est très profonde, les brisants, par leur arrivée et leur retrait alternatifs, font entendre un bruit semblable à un fort mugissement. Une partie des vagues, lancées contre ces immenses rochers, s'élèvent et se résolvent en écume ; une autre partie, s'engloutissant dans des gouffres, forme des tournants épouvantables ; de telle sorte que ceux qui passent auprès de cette montagne meurent presque de frayeur. Cette côte est habitée par les Arabes Thamudéniens. De là on arrive à une baie assez vaste, remplie d'îles qui présentent l'aspect des Echinades. Les bords de cette baie se composent de monceaux de sable noir d'une étendue et d'une épaisseur prodigieuses. Plus loin, on découvre une presqu'île ; c'est là qu'est le port appelé Charmuthas, le plus beau de tous ceux qui nous sont connus par les relations des historiens. Car une langue de terre, située à l'occident, sert à former une baie non seulement d'un très bel aspect, mais encore qui surpasse toutes les autres en commodité. Elle est dominée par une montagne couverte d'arbres et qui a cent stades de tour. Son entrée est large de deux plethres. Ce port peut contenir deux mille navires à l'abri de tous les vents. En outre, on y trouve de l'eau douce en abondance, car un grand fleuve se décharge dans ce port. Il y a au milieu une île bien arrosée, susceptible de recevoir des plantations. En un mot, ce port est tout à fait semblable au port de Carthage, appelé Cothon, dont nous parlerons en temps et lieu. Le grand calme qui y règne et les eaux douces qui y affluent attirent de la haute mer une quantité infinie de poissons.

XLV. En poursuivant sa route, le navigateur découvre cinq montagnes, distantes les unes des autres, qui s'élèvent et se terminent en forme de mamelon, et présentent un aspect semblable à celui des pyramides d'Egypte. Il trouve ensuite un golfe environné d'immenses promontoires ; au centre s'élève un monticule en forme de table. Là, on a bâti trois temples d'une hauteur prodigieuse et consacrés à des divinités inconnues aux Grecs, mais qui sont en grande vénération auprès des indigènes. Plus loin, s'étend une côte pourvue de ruisseaux d'eau douce. C'est là qu'est le mont Chabinus, couvert de bois touffus. Le terrain dépendant de cette montagne est habité par les Arabes Dèbes. Ils élèvent des chameaux qui leur servent à tous les besoins de la vie ; ils en font usage pour la guerre aussi bien que pour le transport de leurs marchandises. Ils en boivent le lait, en mangent la chair, et parcourent rapidement tout le pays montés sur leurs chameaux dromadaires. Cette contrée est traversée dans son milieu par un fleuve qui charrie du sable d'or en si grande abondance, que ce sable brille dans le limon qui se dépose à l'embouchure. Les habitants sont tout à fait inexpérimentés dans l'art de travailler l'or. Ils refusent l'hospitalité à tous les étrangers, excepté aux habitants de la Béotie et du Péloponèse, parce que, selon la tradition du pays, Hercule avait contracté jadis un commerce intime avec eux. La contrée qui suit est habitée par les Arabes Aliléens et les Gasandes. Celle-là n'est point brûlée par la chaleur du soleil comme les contrées voisines, et elle en est ordinairement garantie par d'épais nuages. Il y tombe de la neige et des pluies bienfaisantes qui tempèrent les chaleurs de l'été. Le terrain est d'une excellente qualité ; il produirait des fruits de toutes espèces, si les habitants avaient soin de le cultiver. Ils retirent beaucoup d'or des entrailles de la terre ; cet or n'a pas besoin d'être extrait du minerai par la fusion, car il y est à l'état natif, ce qui lui a fait donner le nom d'apyre. Les plus petits morceaux qu'on y trouve sont de la grosseur d'une amande, et les plus gros du volume d'une noix. Ils font des bracelets et des colliers de ces morceaux d'or enfilés et entremêlés de pierres précieuses. Mais comme ils n'ont ni cuivre ni fer, ils achètent ces métaux à des marchands étrangers contre un poids égal d'or.

XLVI. Après ce peuple viennent les Carbes et ensuite les Sabéens, qui sont la plus nombreuse des tribus arabes. Ils occupeut l'Arabie appelée Heureuse, où croissent la plupart de nos produits, et qui nourrit un nombre prodigieux de toutes sortes de bestiaux. Un parfum continuel s'exhale de la terre qui engendre, sans interruption, à peu près tous les aromates. Sur le littoral croît le baume, la casie et une graminée d'une espèce particulière. Celle-ci, fraîchement cueillie, réjouit on ne peut plus la vue, mais elle se fane rapidement. Dans l'intérieur du pays, on trouve des forêts épaisses où croissent les arbres qui portent l'encens et la myrrhe, sans parler du palmier, du roseau et du cinnamome et d'autres plantes odoriférantes. Il est impossible de distinguer chacune des odeurs particulières à ces végétaux, à cause de leur nombre inexprimable. Une chose, en quelque sorte divine, et qu'aucun langage ne saurait rendre, ce sont ces émanations suaves qui viennent frapper, même an loin, les sens du navigateur. Les vents de terre, qui s'élèvent au priniemps, apportent les exhalaisons délicieuses de ces végétaux aromatiques jusque dans les endroits voisins de la mer. Ce ne sont pas là ces faibles parfums conservés dans des vases, mais c'est l'émanation de l'essence même de la fleur dans toute sa vigueur, et qui s'insinue dans les parties les plus subtiles des sens. Ces émanations de parfums naturels sont aussi délicieuses que salubres pour les navigateurs qui longent ces côtes. Ces parfums ne sont pas faibles comme ceux d'un fruit tombé et qui a perdu sa force, ni comme ceux qu'on conserve dans des vases, mais ils émanent de la fleur arrivée à son point de maturité, et dont la tige n'a rien perdu de sa nature divine. Aussi, ceux qui ont respiré ces parfums croient-ils avoir savouré l'ambroisie de la fable, et ils ne trouvent point d'autre terme pour exprimer leur sensation.

XLVII. Cependant la fortune n'a point accordé aux hommes cette félicité sans aucun mélange d'amertume ; elle y a mêlé quelque chose de malfaisant comme un avertissement salutaire pour ceux qui, dans le bonheur, pourraient oublier les dieux. Ces forêts odoriférantes sont pleines de serpents de couleur pourpre, de la longueur d'un spithame, et dont la morsure est incurable. Ils s'élancent sur l'homme et le couvrent de sang par leurs morsures. De plus, les habitants de ce pays sont sujets à une maladie singulière et fort grave. La nature incisive de ces parfums pénétrant le corps, relâche toutes les fibres, et amène une décomposition totale des tissus que rien ne peut prévenir. Ils combattent cette maladie par les contraires, en faisant brûler du bitume et des poils de bouc ; car les meilleures choses ne sont utiles et agréables à l'homme que lorsqu'il en use avec une certaine modération en harmonie avec sa nature.

La ville de Saba, bâtie sur une montagne, est la capitale de tout ce pays. La royauté est héréditaire ; les rois reçoivent du peuple de grands honneurs, mais leur condition est un mélange de bien et de mal. Ces rois paraissent heureux en ce qu'ils commandent à tout le monde, sans rendre à personne compte de leurs actes ; mais ils sont estimés malheureux en ce qu'il leur est défendu de sortir de leur palais, sous peine d'être lapidés par le peuple, selon l'ordre d'un ancien oracle. Cette nation surpasse en richesses non seulement les Arabes du voisinage, mais encore toutes les autres nations. Dans les échanges et les achats, ils mettent les moindres marchandises à un très haut prix, et ne trafiquent que pour l'argent. De plus, comme leur situation éloignée les a toujours mis à l'abri du pillage, ils ont des monceaux d'or et d'argent, particulièrement à Saba, qui est la résidence des rois. Ils ont des vases et des coupes en or et en argent ciselés ; des lits et des trépieds en argent, et beaucoup d'autres meubles de même métal. On y voit des péristyles de hautes colonnes, les unes dorées, les autres ornées à leurs chapiteaux de figures d'argent ; des plafonds et des portes revêtus de plaques d'or et de pierres précieuses ; des édifices d'une magnificence prodigieuse dans tous leurs détails, et des ameublements en argent, en or, en ivoire, en pierres précieuses et en d'autres matières auxquelles l'homme attache le plus grand prix. Les habitants ont conservé cette félicité pendant des siècles, parce qu'à la différence de la plupart des hommes, ils ne cherchent point à s'enrichir aux dépens d'autrui. La mer, auprès de leurs côtes, paraît blanche, phénomène singulier dont il est difficile d'assigner la cause. Dans le voisinage se trouvent les îles Fortunées ; les villes n'y sont pas ceintes de murailles ; les bestiaux sont tous blancs, et les femelles n'ont point de cornes. De tout côté les marchands abordent dans ces îles, ils s'y rendent surtout de Potana, qu'Alexandre fit construire au bord du fleuve Indus, pour avoir une station navale dans l'océan Indien. Voilà ce que nous avions à dire de cette contrée et de ses habitants.

XLVIII. Il ne faut point passer sous silence les phénomènes qui s'observent dans le ciel de ces contrées. Le plus merveilleux, et qui met le plus souvent les navigateurs dans l'embarras, se rapporte à la constellation de l'Ourse. On n'y voit, dit-on, aucune des sept étoiles qui la composent, avant l'heure de la première garde, dans le mois que les Athéniens appellent mémacterion, et avant l'heure de la seconde, dans le mois de posidion ; et, dans les mois suivants, le moment de leur lever retarde successivement pour les navigateurs. On n'y découvre jamais non plus aucun des astres qu'on appelle planètes ; les uns sont plus grands que dans nos climats, et leur lever et leur coucher sont différents ; enfin, le lever du soleil ne s'annonce pas, comme chez nous, par le reflet de la lumière qui le précède, mais cet astre se montre tout à coup, sortant des ténèbres de la nuit, de manière que dans ces climats il ne fait jour qu'à l'instant où on voit le soleil. On dit encore que le soleil semble sortir de la mer comme un charbon ardent qui jette de grandes étincelles ; qu'il ne se montre point, comme à nous, sous la forme d'un disque, mais qu'il s'élève sur l'horizon comme une colonne dont le chapiteau est un peu écrasé. D'ailleurs, il ne jette ni éclat ni rayons pendant la première heure ; il ressemble seulement à un feu allumé au milieu de l'obscurité. A la seconde heure, il prend la forme d'un bouclier, et répand une lumière très vive et réchauffante. Tout le contraire arrive à son coucher ; car, après avoir disparu, il semble éclairer le monde de nouveaux rayons pendant au moins deux heures, ou même pendant trois, s'il faut en croire Agatharchide de Cnide ; et c'est pour ces peuples le temps le plus agréable de la journée, parce que la chaleur du soleil est affaiblie. Les vents appelés zéphyre, lips, argeste, eurus soufflent là comme ailleurs ; mais dans toute l'Ethiopie on ne connaît pas les vents du midi. Cependant, dans la Troglodytique et dans l'Arabie, les vents sont si chauds qu'ils embrasent les forêts, épuisent les habitants, lors même qu'ils se sont réfugiés dans l'ombre de leurs cabanes ; c'est pourquoi ils regardent le vent du nord comme le meilleur de tous les vents, parce qu'il traverse toute la terre sans rien perdre de sa fraîcheur.

XLIX. Après ces récits, il ne sera pas hors de propos de dire un mot des Libyens qui habitent près de l'Egypte, et de parcourir la contrée limitrophe. La Cyrénaïque, les Syrtes, et l'intérieur des régions adjacentes, sont habités par quatre races de Libyens. Les Nasamons sont au midi ; les Auchises au cou-chant; les Marmarides occupent cette lisière de terre située entre l'Egypte et la Cyrénaïque, et qui touche aux côtes de la mer ; enfin, les Maces, qui sont les plus nombreux, habitent dans les environs des Syrtes. Parmi ces Libyens, ceux qui possèdent des terres propres à produire des fruits, se livrent à l'agriculture ; les Nomades sont pasteurs et vivent de leurs troupeaux. Ces deux races ont des rois. Elles ne sont pas tout à fait sauvages ni étrangères à la civilisation. Mais il y a une troisième race de Libyens qui ne reconnaissent aucun roi, n'ont point la notion du juste, et ne vivent que de brigandages. Ils sortent à l'improviste de leurs solitudes, enlèvent ce qui leur tombe sous la main, et retournent aussitôt dans leurs retraites. Tous ces Libyens mènent une vie sauvage, couchent en plein air, et n'ont que des instincts de brutes. Ils sont sauvages dans leur manière de vivre et dans leurs vêtements : ils ne s'habillent que de peaux de chèvre. Leurs chefs ne possèdent pas de villes, mais ils ont quelques tours assises au bord de l'eau, dans lesquelles ils conservent le restant de leurs vivres. Ils font annuellement prêter à leurs sujets serment de fidélité. Ils soignent comme leurs compagnons d'armes ceux qui leur sont soumis ; mais ils condamnent à la mort ceux qui ne reconnaissent pas leur domination et les poursuivent comme leurs ennemis. Leurs armes sont appropriées à leur pays et à leurs habitudes ; en effet, légers de corps et habitant une contrée en général plate, ils vont aux combats avec trois lances et quelques pierres dans des sacs de cuir. Ils ne portent ni épée, ni casque, ni aucune autre arme. Ils ne songent qu'à surpasser l'ennemi en légèreté, dans la poursuite ou dans la retraite. Aussi sont-ils fort habiles à la course, à lancer des pierres, et fortifient par l'exercice et par l'habitude les dispositions naturelles. Ils n'observent aucune justice, ni aucune foi à l'égard des étrangers.

L. Le territoire limitrophe de la Cyrénaïque est excellent, et produit quantité de fruits; car il est non seulement fertile en blés, mais il produit aussi des vignes, des oliviers et toutes sortes d'arbres sauvages. Il est arrosé par des fleuves qui sont d'une grande utilité pour les habitants. La région qui s'étend vers le midi et où s'engendre le nitre, est stérile et manque d'eau. Dénuée de tout paysage accidenté, elle ressemble à une mer ; elle est limitée par le désert, où il est difficile de pénétrer. Aussi n'aperçoit-on jamais d'oiseaux dans l'air, et ou n'y voit d'autre quadrupède que la gazelle et le boeuf ; aucun végétal, rien n'y repose la vue ; et, dans l'intérieur du pays, on ne voit la terre couverte que d'immenses amas de sable. Mais autant ce pays est dépourvu de toutes les choses nécessaires à la vie, autant il est rempli de serpents de toutes espèces et de toute grandeur, et surtout de cérastes, dont les morsures sont mortelles. Comme leur couleur approche de celle du sol, il est très difficile de distinguer ces reptiles ; et la plupart des voyageurs, en marchant sur eux, s'attirent une mort imprévue. On raconte que l'Egypte fut jadis infestée par une si grande quantité de ces serpents, qu'elle en devint en partie inhabitable.

Il se passe un phénomène extraordinaire dans cette région et dans la partie de la Libye au delà de la Syrte. A certaines époques, mais surtout pendant les calmes, l'air y est rempli d'images de toutes sortes d'animaux ; les unes sont immobiles, et les autres flottantes. Tantôt elles paraissent fuir, tantôt elles semblent poursuivre ; elles sont toutes d'une grandeur démesurée, et ce spectacle remplit de terreur et d'épouvante ceux qui n'y sont pas habitués. Quand ces figures atteignent les passants qu'elles poursuivent, elles leur entourent le corps, froides et tremblotantes. Les étrangers, qui ne sont point accoutumés à cet étrange phénomène, sont saisis de frayeur ; mais les habitants du pays, qui y sont souvent exposés, ne s'en mettent point en peine.

LI. Quelques physiciens essaient d'expliquer les véritables causes de ce phénomène, qui semble extraordinaire et fabuleux. Il ne souffle, disent-ils, point de vent dans ce pays ; ou, s'il en souflle, ce ne peut être qu'un vent faible et léger ; c'est pourquoi l'air est presque toujours calme et tranquille. Comme il n'y a dans les environs ni bois, ni collines, ni vallons ombragés, que cette région manque de rivières, et que tout le voisinage, en raison de sa stérilité, ne produit aucune exhalaison, les vents sont absolument privés des principes d'où ils proviennent. Les masses d'air condensées, environnant la terre, produisent en Libye ce que produisent chez nous, quelquefois, les nuages dans les jours de pluie, savoir, des images de toute forme qui surgissent de tout côté dans l'air. Ces couches d'air, suspendues par des brises légères, se confondent avec d'autres couches en exécutant des mouvements oscillatoires très rapides ; tandis que le calme se fait, elles s'abaissent sur le sol par leur poids et en conservant leurs figures qu'elles tenaient du hasard ; si aucune cause ne les disperse, elles s'appliquent spontanément sur les premiers animaux qui se présentent. Les mouvements qu'elles paraissent avoir ne sont pas l'effet d'une volonté ; car il est impossible qu'un être inanimé puisse marcher en avant ou reculer. Mais ce sont les êtres animés qui, à leur insu, produisent ces mouvements de vibration ; car en s'avançant ils font violemment reculer les imagos qui semblent fuir devant eux. Par une raison inverse, ceux qui reculent paraissent, en produisant un vide et un relâchement dans les couches d'air, être poursuivis par des spectres aériens. Les fuyards, lorsqu'ils se retournent ou qu'ils s'arrêtent, sont probablement atteints par la matière de ces images, qui se brise sur eux, et produit, au moment du choc, la sensation du froid.

LII. Après cet exposé, nous allons reprendre notre récit des Amazones d'Afrique qui habitèrent jadis la Libye : car ceux-là se trompent qui croient qu'il n'y a point eu d'autres Amazones que celles qui ont demeuré dans le Pont, sur les bords du fleuve Thermodon. Il est certain, au contraire, que les Amazones de Libye sont plus anciennes que les autres, et ont accompli de grands exploits. Nous n'ignorons pas que leur histoire paraîtra nouvelle et tout à fait étrange à beaucoup de lecteurs ; car cette race d'Amazones a entièrement disparu plusieurs générations avant la guerre de Troie ; au lieu que les Amazones du fleuve Thermodon florissaient encore un peu avant cette époque. Il n'est donc pas étonnant que ces dernières, venues plus tard, soient plus connues, et aient hérité de la gloire des premières, que le temps a fait presque oublier. A l'exemple de beaucoup de poètes et d'historiens anciens, et même d'autres écrivains plus récents qui ont fait mention des Amazones, nous essaierons aussi d'en parler sommairement, en prenant pour guide Dionysius qui a écrit l'histoire des Argonautes, de Bacchus et de toutes les choses les plus mémorables de l'antiquité. Or, il y a eu en Libye plusieurs races de femmes guerrières d'une bravoure prodigieuse. On sait par tradition que la race des Gorgones, contre lesquelles Persée combattit, a été extrêmement courageuse ; ce qui prouverait la valeur et la puissance de ces femmes, c'est que ce fils de Jupiter, de son temps le plus vaillant des Grecs, regarda cette expédition comme un grand exploit. Mais les Amazones dont nous allons parler paraîtront bien supérieures aux Gorgones.

LIII. On rapporte qu'aux confins de la terre et à l'occident de la Libye habite une nation gouvernée par des femmes, dont les moeurs sont toutes différentes des nôtres. Il y est de coutume que les femmes font le service de guerre pendant un temps déterminé, en conservant leur virginité. Quand le terme du service militaire est passé, elles approchent des hommes pour en avoir des enfants ; elles remplissent les magistratures et toutes les fonctions publiques. Les hommes passent toute leur vie à la maison, comme chez nous les ménagères, et ils ne se livrent qu'à des occupations domestiques ; ils sont tenus éloignés de l'armée, de la magistrature et de toute autre fonction publique qui pourrait leur inspirer l'idée de se dérober au joug des femmes. Après leur accouchement, les Amazones remettent le nouveau-né entre les mains des hommes, qui le nourrissent de lait et d'autres aliments convenables à son âge. Si l'enfant est une fille, on lui brûle les mamelles, afin d'empêcher ces organes de se développer par suite de l'âge : car des mamelles saillantes seraient incommodes pour l'exercice guerrier ; c'est ce qui explique le nom d'Amazones que les Grecs leur ont donné. Selon la tradition, les Amazones habitaient une île appelée Hespéra, et située à l'occident, dans le lac Tritonis. Ce lac, qui est près de l'Océan, qui environne la terre, tire son nom du fleuve Triton, qui s'y jette. Le lac Tritonis se trouve dans le voisinage de l'Ethiopie au pied de la plus haute montagne de ce pays-là, que les Grecs appellent Atlas, et qui touche à l'Océan. L'île Hespéra est assez spacieuse, et pleine d'arbres fruitiers de toutes espèces, qui fournissent aux besoins des habitants. Ces derniers se nourrissent aussi du lait et de la chair de leurs chèvres et de leurs brebis, dont ils entretiennent de grands troupeaux ; mais ils n'ont pas encore appris l'usage du blé. Entraînées par leurs instincts guerriers, les Amazones soumirent d'abord par leurs armes toutes les villes de cette île, excepté une seule nommée Méné, qu'on regardait comme sacrée. Cette ville était habitée par des Ethiopiens ichthyophages ; on y voyait des exhalaisons enflammées, et on y trouvait quantité de pierres précieuses, du genre de celles que les Grecs appellent escarboucles, sardoines et émeraudes. Après cela, les Amazones subjuguèrent dans les environs, beaucoup de tribus de Libyens nomades et bâtirent, dans le lac Tritonis, une ville qu'elles appelèrent Cherconèse d'après son aspect.

LIV. Encouragées par ces succès, les Amazones parcoururent plusieurs parties du monde. Les premiers hommes qu'elles attaquèrent furent, dit-on, les Atlantes, le peuple le plus civilisé de ces contrées, et habitant un pays riche et contenant de grandes villes. C'est chez les Atlantes, et dans le pays voisin de l'Océan, que, selon la mythologie, les dieux ont pris naissance ; et cela s'accorde assez avec ce que les mythologues grecs en racontent ; nous en parlerons plus bas en détail. Myrina, reine des Amazones, assembla, dit-on, une armée de trentre mille femmes d'infanterie, et de vingt mille de cavalerie ; elles s'appliquaient plus particulièrement à l'exercice du cheval, à cause de son utilité dans la guerre. Elles portaient pour armes défensives des peaux de serpent, car la Libye produit des reptiles énormes. Leurs armes offensives étaient des épées, des lances et des arcs. Elles se servaient fort adroitement de ces dernières armes, non seulement pour l'attaque, mais encore pour repousser ceux qui les poursuivaient dans leur fuite. Après avoir envahi le territoire des Atlantes, elles défirent d'abord en bataille rangée les habitants de Cerné, et poursuivirent les fuyards, jusqu'en dedans des murs. Elles s'emparèrent de la ville et maltraitèrent les captifs, afin de répandre la terreur chez les peuples voisins. Elles passèrent au fil de l'épée tous les hommes pubères, réduisirent en esclavage les femmes et les enfants, et démolirent la ville. Le bruit du désastre des Cernéens s'étant répandu dans tout le pays, le reste des Atlantes en fut si épouvanté que tous, d'un commun accord, rendirent leurs villes, et promirent de faire ce qu'on leur ordonnerait. La reine Myrina les traita avec douceur, leur accorda son amitié et, à la place de la ville détruite, elle fonda une autre ville à laquelle elle donna son nom. Elle la peupla des prisonniers qu'elle avait faits de tous les indigènes qui voulaient y demeurer. Après cela, les Atlantes lui donnèrent des présents magnifiques et lui décernèrent publiquement de grands honneurs ; elle accueillit ces marques de leur affection, et leur promit de les protéger. Comme les Atlantes étaient souvent attaqués par les Gorgones, établies dans le voisinage, et qui de tout temps étaient leurs ennemies, la reine Myrina alla combattre les Gorgones dans leur pays, à la prière des Atlantes. Les Gorgones se rangèrent en bataille ; le combat fut acharné ; mais enfin les Amazones l'emportèrent, tuèrent un grand nombre de leurs ennemies, et ne firent pas moins de trois mille prisonnières. Le reste s'étant sauvé dans les bois, Myrina, voulant entièrement détruire cette nation, y mit le feu ; n'ayant pas réussi dans ce dessein, elle se retira sur les frontières du pays.

LV. Comme une nuit les Amazones, enflées de ce succès, faisaient la garde avec négligence, les Gorgones, leurs prisonnières, se saisirent de leurs épées et en égorgèrent un grand nombre. Mais étant bientôt entourées par les Amazones et accablées par le nombre, elles furent toutes tuées après une résistance vigoureuse. Myrina fit brûler sur trois bûchers les corps de ses compagnes tuées, et elle fit élever avec de la terre trois grands tombeaux qui s'appellent encore aujourd'hui les tombeaux des Amazones. Les Gorgones s'étant multipliées dans la suite, furent aussi attaquées par Persée, fils de Jupiter ; Méduse était alors leur reine. Enfin, les Gorgones ainsi que la race des Amazones furent exterminées par Hercule, lorsque, dans son expédition de l'Occident, il posa une colonne dans la Libye, ne pouvant souffrir, qu'après tant de bienfaits dont il avait comblé le genre humain, il y eût une nation gouvernée par des femmes. On rapporte que le lac Tritonis a entièrement disparu par suite des tremblements de terre qui ont fait rompre les digues du côté de l'Océan. Myrina, après avoir parcouru avec son armée une grande partie de la Libye, entra dans l'Egypte où elle se lia d'amitié avec Horus, fils d'Isis, qui était alors roi du pays. De là, elle alla faire la guerre aux Arabes, et en extermina un très grand nombre. Ensuite, elle subjugua toute la Syrie ; les Ciliciens allèrent à sa rencontre en lui offrant, des présents, et lui promettant de se soumettre volontairement à ses ordres. Myrina leur laissa la liberté, parce qu'ils étaient venus se rendre spontanément. C'est pour cela qu'on les appelle encore à présent Eleuthero-Ciliciens. Après avoir fait la guerre aux peuples qui habitent le mont Taurus, et qui sont remarquables par leur force, elle entra dans la grande Phrygie, située près de la mer, et ayant parcouru avec son armée plusieurs contrées maritimes, elle termina son expédition au bord du fleuve Caïcus. Dans le pays conquis, elle choisit les lieux les plus propres à la fondation des villes ; elle en construisit plusieurs, parmi lesquelles il y en a une qui porte son nom. Elle donna aux autres villes les noms des Amazones qui avaient commandé les principaux corps d'armées ; telles sont les villes de Cyme, de Pitane et de Priène ; celles-ci sont situées au bord de la mer ; elle en fonda plusieurs autres dans l'intérieur du pays. Elle soumit aussi quelques îles, et particulièrement Lesbos, où elle fonda la ville appelée Mitylene, du nom de sa soeur qui avait pris part à l'expédition. Pendant qu'elle allait subjuguer d'autres îles, son vaisseau fut assailli par une tempête ; et, implorant pour son salut la mère des dieux, elle fut jetée dans une île déserte ; suivant un avertissement qu'elle avait eu en songe, elle consacra cette île à la déesse invoquée, elle lui dressa des autels et lui institua des sacrifices. Elle donna à cette île le nom de Samothrace, qui, traduit en grec, signifie île sainte. Quelques historiens soutiennent que cette île s'appelait d'abord Samos et que depuis elle fut appelée Samothrace par les Thraces qui l'habitèrent. Quoi qu'il en soit, lorsque, selon la tradition, les Amazones eurent gagné le continent, la mère des dieux transporta dans cette île, qui lui plaisait, des colons pour la peupler, et entr'autres ses fils, les Corybantes, dont le père n'est révélé qu'aux initiés dans les mystères. Cette déesse leur enseigna les mystères qui se célèbrent encore aujourd'hui dans cette île, et y consacra un temple inviolable. A cette époque, Mopsus de Thrace, banni de sa patrie par Lycurgue qui en était roi, envahit le pays des Amazones avec une armée. Sipylus, Scythe de nation, banni de même de sa patrie, la Scythie, limitrophe de la Thrace, se joignit à l'expédition de Mopsus. Une bataille eut lieu ; les troupes de Mopsus et de Sipylus remportèrent la victoire. Myrina, la reine des Amazones, et la plupart de ses compagnes furent massacrées. Il y eut par la suite plusieurs autres combats dans lesquels les Thraces demeurèrent vainqueurs ; et ce qui resta de l'armée des Amazones se retira dans la Libye. Telle fut, selon la mythologie, la fin de l'expédition des Amazones.

LVI. Comme nous avons fait mention des Atlantes, nous pensons qu'il ne sera pas hors de propos de rapporter ici ce qu'ils racontent de la naissance des dieux ; leurs traditions ne sont pas, à cet égard, fort éloignées de celles des Grecs. Les Atlantes habitent le littoral de l'Océan, et un pays très fertile. Ils semblent se distinguer de leurs voisins par leur piété et par leur hospitalité. Ils prétendent que leur pays est le berceau des dieux ; et le plus célèbre de tous les poètes de la Grèce paraît partager cette opinion, lorsqu'il fait dire à Junon : «Je pars pour visiter les limites de la Terre, l'Océan, père des dieux, et Téthys, leur mère». Or, selon la tradition mythologique des Atlantes, leur premier roi fut Uranus. Ce prince rassembla dans l'enceinte d'une ville les hommes qui avant lui étaient répandus dans les campagnes. Il retira ses sujets de la vie sauvage ; il leur enseigna l'usage des fruits et la manière de les conserver, et leur communiqua plusieurs autres inventions utiles. Son empire s'étendait presque sur toute la terre, mais principalement du côté de l'occident et du nord. Exact observateur des astres, il prédit plusieurs événements qui devaient arriver dans le monde, et apprit aux nations à mesurer l'année par le cours du soleil, et les mois par celui de la lune ; et il divisa l'année en saisons. Le vulgaire, qui ignorait l'ordre éternel du mouvement des astres, admirait ces prédictions, et regardait celui qui les avait faites comme un être surnaturel. Après sa mort, les peuples lui décernèrent les honneurs divins, en souvenir des bienfaits qu'ils avaient reçus de lui. Ils donnèrent son nom à l'univers ; tant parce qu'ils lui attribuaient la connaissance du lever et du coucher des astres et d'autres phénomènes naturels, que pour témoigner leur reconnaissance par les honneurs éminents qu'ils lui rendaient : ils l'appelèrent enfin roi éternel de toutes choses.

LVII. Selon ces mêmes traditions, Uranus eut quarante-cinq enfants de plusieurs femmes ; il en eut dix-huit de Titéa. Ces derniers, ayant chacun un nom particulier, furent en commun appelés Titans du nom de leur mère. Titéa, connue pour sa sagesse et ses bienfaits, fut, après sa mort, mise au rang des dieux par ceux qu'elle avait comblés de biens, et son nom fut changé en celui de Terre. Uranus eut aussi plusieurs filles dont les deux aînées furent les plus célèbres, Basiléa et Rhéa, que quelques-uns nomment aussi Pandore. Basiléa, la plus âgée et en même temps la plus sage et la plus intelligente, éleva tous ses frères, et leur prodigua les soins d'une mère. Aussi fut-elle surnommée la Grande mère. Lorsque son père fut élevé au rang des dieux, elle monta sur le trône avec l'agrément des peuples et de ses frères. Elle était encore vierge, et par un excès de sagesse elle ne voulait pas se marier. Plus tard, pour avoir des enfants qui pussent lui succéder dans la royauté, elle épousa Hypérion, celui de ses frères qu'elle aimait le plus. Elle en eut deux enfants, Hélius et Séléné, tous deux admirables de beauté et de sagesse. Ce bonheur attira à Basiléa la jalousie de ses frères, qui craignant qu'Hypérion ne s'emparât de la royauté, conçurent un dessein exécrable. D'après un complot arrêté entre eux, ils égorgèrent Hypérion et noyèrent dans l'Eridan son fils Hélius, qui n'était encore qu'un enfant. Ce malheur s'étant découvert, Séléné, qui aimait beaucoup son frère, se précipita du haut du palais. Pendant que Basiléa cherchait le long du fleuve le corps de son fils Hélius, elle s'endormit de lassitude ; elle vit en songe Hélius qui la consola en lui recommandant de ne point s'affliger de la mort de ses enfants ; il ajouta que les Titans recevraient le châtiment mérité ; que sa soeur et lui allaient être transformés en êtres immortels par l'ordre d'une providence divine ; que ce qui s'appelait autrefois dans le ciel le feu sacré serait désigné par les hommes sous le nom d'Hélius (Soleil), et que l'ancien nom de Méné serait changé en celui de Séléné (Lune). A son réveil, elle raconta au peuple le songe qu'elle avait eu, et ses infortunes. Elle ordonna ensuite d'accorder à ses enfants des honneurs divins, et défendit que personne ne touchât son corps. Après cela, elle tomba dans une espèce de manie. Saisissant les jouets de sa fille, instruments bruyants, elle errait par tout le pays, les cheveux épars, dansant comme au son des tympanons et des cymbales, et devint ainsi pour ceux qui la voyaient un objet de surprise. Tout le monde eut pitié d'elle ; quelques-uns voulurent l'arrêter, lorsqu'il tomba une grande pluie, accompagnée de coups de tonnerre continuels. Dans ce moment, Basiléa disparut. Le peuple, admirant cet événement, plaça Hélius et Séléné parmi les astres. On éleva des autels en l'honneur de leur mère, et on lui offrit des sacrifices ainsi que d'autres honneurs, au bruit des tympanons et des cymbales, à l'imitation de ce qu'on lui avait vu faire.

LVIII. Les Phrygiens racontent autrement la naissance de cette déesse. D'après leur tradition, Méon régnait autrefois sur la Phrygie et la Lydie ; il épousa Dindyme et en eut une fille. Ne voulant pas l'élever, il l'exposa sur le mont Cybélus. Là, protégée des dieux, l'enfant fut nourrie du lait de panthères et d'autres animaux féroces. Quelques femmes, menant paître leurs troupeaux sur la montagne, furent témoins de ce fait miraculeux ; elles emportèrent l'enfant, et l'appelèrent Cybèle, du nom de l'endroit où elles l'avaient trouvée. Cette fille, en grandissant, se fit remarquer par sa beauté, son intelligence et son esprit. Elle inventa la première flûte à plusieurs tuyaux, et elle introduisit dans les jeux et la danse les cymbales et les tympanons. Elle composa des remèdes purifiants pour les bestiaux malades et les nouveau-nés ; et, comme par des chants magiques elle guérissait beaucoup d'enfants qu'elle tenait dans ses bras, elle reçut pour ces bienfaits le nom de Mère de la montagne. Le plus intime de ses amis était, dit-on, Marsyas le Phrygien, homme admiré pour son esprit et sa sagesse. Marsyas donna une preuve de son esprit lorsqu'il inventa la flûte simple, imitant seule tous les sons de la flûte à plusieurs tuyaux ; et on jugera de sa chasteté, lorsqu'on saura qu'il est mort sans avoir connu les plaisirs vénériens. Cependant, arrivée à l'âge de puberté, Cybèle aima un jeune homme du pays, appelé d'abord Attis et ensuite Papas. Elle eut avec lui un commerce intime et devint enceinte au moment où elle fut reconnue par ses parents.

LIX. Ramenée dans le palais du roi, elle fut d'abord reçue comme une vierge par le père et la mère. Sa faute ayant été ensuite découverte, le père fit tuer les bergères qui l'avaient nourrie ainsi qu'Attis, et laissa leurs corps sans sépulture. Transportée d'amour pour ce jeune homme et affligée du sort de ses nourrices, Cybèle devint folle ; elle parcourut le pays, les cheveux épars, en gémissant et en battant du tambour. Marsyas, saisi de commisération, se mit à la suivre volontairement, en souvenir de l'amitié qu'il lui avait autrefois portée. Ils arrivèrent ainsi ensemble chez Bacchus à Nyse, et ils y rencontrèrent Apollon, alors célèbre par le jeu de la cithare. On prétend que Mercure a été l'inventeur de cet instrument ; mais qu'Apollon est le premier qui s'en soit servi avec méthode. Marsyas étant entré en lutte avec Apollon pour l'art de la musique, ils choisirent les Nysiens pour juges. Apollon joua le premier sur la cithare, sans accompagnement de chant ; mais Marsyas, prenant sa flûte, frappa davantage les auditeurs par la nouveauté du son et par la mélodie de son jeu, et il parut l'emporter de beaucoup sur son rival. I1s convinrent de recommencer la lutte et de donner aux juges une nouvelle preuve de leur habileté ; Apollon succéda à son antagoniste, et, mêlant le chant au jeu de la cithare, il surpassa de beaucoup le jeu primitif de la flûte seule. Marsyas, indigné, représenta à ses auditeurs qu'il était frustré contre toute justice ; puisque c'était de l'exécution instrumentale et non de la voix qu'il fallait juger, et qu'il ne s'agissait que de savoir laquelle de la cithare ou de la flûte l'emportait pour l'harmonie et la mélodie du son ; en un mot, qu'il était injuste d'employer deux arts contre un. Apollon répondit, suivant ce que disent les mythologues, qu'il n'avait pris aucun avantage sur lui ; qu'il avait fait comme Marsyas soufflant dans sa flûte, et que, pour que la lutte fût égale, il fallait qu'aucun des antagonistes ne se servit de la bouche dans l'exercice de son art, ou qu'ils ne se servissent tous deux que de leurs doigts. Les auditeurs trouvèrent qu'Apollon avait raisonné juste, et ils ordonnèrent une nouvelle épreuve. Marsyas fut encore vaincu, et Apollon, que cette lutte avait aigri, l'écorcha tout vif. Apollon s'en repentit cependant peu de temps après ; et, contristé de ce qu'il avait fait, il brisa les cordes de sa cithare, et fit disparaître le mode d'harmonie dont il était l'inventeur. Les Muses retrouvèrent depuis la Mésé, Linus, la Lichanos, Orphée et Thamyris, l'Hypaté et la Parypaté. Apollon déposa dans la grotte de Bacchus sa cithare et les flûtes de Marsyas, devint amoureux de Cybèle et l'accompagna dans ses courses jusque chez les Hyperboréens. A cette époque, les Phrygiens étaient affligés par une maladie, et la terre était stérile. Dans leur détresse, les habitants s'adressèrent à l'oracle, qui leur ordonna d'enterrer le corps d'Attis et d'honorer Cybèle comme une déesse. Mais comme le corps d'Attis avait été entièrement consumé par le temps, les Phrygiens le représentèrent par la figure d'un jeune homme, devant laquelle ils faisaient de grandes lamentations, pour apaiser la colère de celui qui avait été injustement mis à mort ; cette cérémonie a été conservée jusqu'à présent. Ils font aussi en l'honneur de Cybèle des sacrifices annuels sur leurs anciens autels. Enfin ils lui construisirent un temple magnifique à Pisinunte, en Phrygie, et ils établirent des fêtes à la solennité desquelles le roi Midas contribua beaucoup. La statue de Cybèle est entourée de lions et de panthères, parce qu'on croit que cette déesse fut allaitée par ces animaux. Voilà ce que les phrygiens et les Atlantes, habitant les bords de l'Océan, racontent de la mère des dieux.

LX. Après la mort d'Hypérion, les enfants d'Uranus se partagèrent le royaume. Les plus célèbres furent Atlas et Saturne. Les contrées littorales étant échues par le sort à Atlas, celui-ci donna son nom aux Atlantes ses sujets, et à la plus haute montagne de son pays. Atlas excellait dans l'astrologie ; et le premier il représenta le monde par une sphère. De là vient la fable, d'après laquelle Atlas porte le monde sur ses épaules. Atlas eut plusieurs enfants ; mais Hespérus se distingua seul par sa piété, par sa justice et sa douceur. Monté sur le sommet de l'Atlas pour observer les astres, Hespérus fut subitement emporté par un vent impétueux. Le peuple, touché de son sort, et se rappelant ses vertus, lui décerna les honneurs divins, et consacra son nom au plus brillant des astres. Atlas fut aussi père de sept filles qui furent, d'après le nom de leur père, appelées Atlantides ; les noms de chacune d'elles sont Maïa, Electra, Taygète, Astérope, Mérope, Alcyone et Céléno. Unies aux plus nobles des héros et des dieux, elles en eurent des enfants qui furent les chefs de bien des peuples, et qui devinrent dans la suite aussi fameux que leurs pères. Maïa, l'aînée de toutes, eut de Jupiter un fils appelé Mercure (Hermès), qui fut l'inventeur de plusieurs arts utiles aux hommes. Les autres Atlantides eurent aussi des enfants célèbres ; car les uns donnèrent naissance à plusieurs nations, et les autres fondèrent des villes. C'est pourquoi non seulement quelques Barbares, mais encore les Grecs, font descendre des Atlantides la plupart de leurs plus anciens héros. Ces femmes étaient d'une sagesse remarquable ; après leur mort, elles furent vénérées comme des divinités et placées dans le ciel, sous le nom de Pléiades. Les Atlantides furent aussi appelées Nymphes, parce que dans leur pays on nommait ainsi toutes les femmes.

LXI. Suivant le récit des mythologues, Saturne, fière d'Atlas, se fit, au contraire, remarquer par son impiété et son avarice. Il épousa sa soeur Rhéa, et en eut Jupiter, surnommé par la suite l'Olympien. Il y a eu un autre Jupiter, frère d'Uranus et roi de Crète, mais il fut inférieur en gloire à celui qui naquit plus tard, car le dernier fut maître du monde entier. Jupiter, roi de Crète, eut dix enfants nommés Curètes ; il appela l'île de Crète Idéa, du nom de sa femme ; il y fut enterré, et on montre encore aujourd'hui le lieu de son tombeau. Cependant les Crétois racontent ces choses différemment ; nous y reviendrons en parlant de l'histoire de la Crète. Saturne régna sur la Sicile, la Libye, et même l'Italie ; en un mot, il étendit son empire sur tous les pays de l'Occident. Il construisit dans ces pays des forteresses confiées à des gardes, en même temps qu'il fortifia tons les points élevés. C'est pourquoi on appelle encore aujourd'hui Saturniens les lieux élevés qu'on voit en Sicile et dans les pays occidentaux. Jupiter, fils de Saturne, mena une vie tout opposée à celle de son père ; il se montra doux et bienveillant envers les hommes. C'est pourquoi les peuples lui donnèrent le nom de Père. Il succéda à l'empire, soit que Saturne le lui eût cédé volontairement, soit qu'il y eût été contraint par ses sujets, auxquels il était odieux. Jupiter vainquit son père, qui était venu l'attaquer avec les Titans, et demeura maître du trône. Il parcourut ensuite toute la terre pour répandre ses bienfaits sur la race des hommes. Doué d'une grande force ainsi que de beaucoup d'autres qualités, il devint bientôt le maître du monde entier. Il s'efforçait de rendre ses sujets heureux ; et il punissait sévèrement les impies et les méchants. Aussi, après sa mort, les hommes lui donnèrent le nom de Zeus, parce qu'il leur avait enseigné à bien vivre. Ils le placèrent par reconnaissance dans le ciel, et lui décernèrent le titre de dieu et de maître éternel de tout l'univers. Telles sont en abrégé les traditions des Atlantes, relatives à l'origine des dieux.

LXII. Dans notre histoire des Egyptiens, nous avons rapporté les traditions de cette nation sur la naissance et les exploits de Bacchus ; nous croyons devoir placer ici ce que les Grecs racontent de ce dieu. Comme les anciens mythologues et les poètes diffèrent entre eux au sujet de Bacchus, et mêlent à leurs récits beaucoup de merveilleux, il est fort difficile de démêler la vérité de l'origine et des actions de Bacchus. Les uns ne reconnaissent qu'un seul Bacchus ; d'autres en admettent trois. Quelques-uns même soutiennent que ce Dieu n'a jamais apparu sous forme humaine, et que par le nom de Bacchus il faut entendre le vin. Nous rapporterons succinctement les différentes opinions émises à ce sujet. Ceux qui parlent de ce dieu en physiciens, et qui nomment Bacchus le fruit de la vigne, soutiennent que la terre, entre antres fruits, produisit d'elle-même primitivement la vigne, qui n'a point été découverte. Ils en donnent comme preuve, qu'on trouve encore aujourd'hui, dans beaucoup d'endroits, des vignes sauvages, portant des fruits semblables à ceux de la vigne cultivée. Ils ajoutent que Bacchus a été nommé Déméter par les anciens, comptant pour une première naissance le moment de la germination de la plante, et regardant comme une seconde naissance l'époque où la vigne perte des grappes ; de cette manière Bacchus aurait eu deux naissances, l'une en sortant du sein de la terre, l'autre en produisant le fruit de la vigne. Quelques mythologues lui attribuent encore une troisième naissance : ils racontent que Bacchus, né de Jupiter et de Cérès, fut déchiré par les enfants de la terre, qui le mirent en pièces et le firent bouillir ; mais que Cérès ramassa ses membres et lui rendit la vie. On donne une interprétation physique de ce mythe, en disant que Bacchus, fils de Jupiter et de Cérès, signifie que la vigne s'accroît, et que son fruit, qui fournit le vin, mûrit par le moyen de la terre (Cérès), et par la pluie (Jupiter). Bacchus, déchiré dans sa jeunesse par les enfants de la terre, signifierait la vendange que font les cultivateurs ; car les hommes considèrent Cérès comme la terre. Les membres qu'on a fait bouillir indiqueraient l'usage assez général de faire cuire le vin pour le rendre meilleur et lui donner un fumet plus suave. Les membres déchirés par les enfants de la terre et remis dans leur premier état par les soins de Cérès, expriment qu'après qu'on a dépouillé la vigne de son fruit, et qu'on l'a taillée, la terre la met à même de germer de nouveau selon la saison de l'année. En général, les anciens poètes et les mythologues appellent la terre, en tant que mère, du nom de Cérès, (Déméter). Tout cela est conforme à ce qu'en disent les chants d'Orphée, et aux cérémonies introduites dans les mystères dont il n'est pas permis de parler à ceux qui n'y sont pas initiés. C'est aussi par des raisons physiques que d'autres expliquent comment Bacchus est fils de Sémélé ; car ils disent que la terre fut nommée par les anciens Thyoné ; qu'on lui avait donné le nom de Sémélé à cause de la vénération qu'on avait pour cette déesse, et Thyoné, à cause des sacrifices qu'on faisait en son honneur. Selon la tradition, Bacchus naquit deux fois de Jupiter, parce que le déluge de Deucalion ayant fait périr la vigne, celle-ci reparut bientôt après la pluie. Bacchus s'étant montré ainsi aux hommes une seconde fois, avait été, selon le mythe, gardé dans la cuisse de Jupiter. Telles sont les opinions de ceux qui n'entendent par Bacchus que l'usage et la découverte du vin.

LXIII. Les mythologues qui reconnaissent un Bacchus de forme humaine, lui attribuent d'un commun accord la découverte de la culture des vignes et de tout ce qui concerne la fabrication du vin. Mais ils ne s'accordent pas s'il y a eu plusieurs Bacchus ou s'il n'y en a eu qu'un seul. Les uns disent qu'il n'y a eu qu'un seul Bacchus qui enseigna aux hommes à faire du vin, et à recueillir les fruits des arbres ; qui fit une expédition dans toute la terre, et qui institua les mystères sacrés et les Bacchanales. Les autres, comme je l'ai déjà dit, prétendent qu'il y a eu trois Bacchus ayant vécu à des époques différentes, et ils attribuent à chacun d'eux des actions particulières. Ils assurent que le plus ancien était Indien de nation, que son pays produisant spontanément la vigne, il s'avisa le premier d'écraser des grappes de raisin et d'inventer ainsi l'usage du vin. Il eut également soin de cultiver les figuiers et d'autres arbres à fruit ; enfin il fut l'inventeur de tout ce qui concerne la récolte. C'est pourquoi il fut appelé Lénéus. On lui donne aussi le nom de Catapogon, parce que les Indiens ont la coutume de laisser croître leur barbe jusqu'à la fin de leur vie. Ce même Bacchus parcourut toute la terre à la tête d'une armée, et enseigna l'art de planter la vigne et de presser le raisin, ce qui lui fit donner le nom de Lénéus. Enfin, après avoir communiqué aux hommes plusieurs autres découvertes, il fut mis, après sa mort, au rang des immortels par ceux qu'il avait comblés de ses bienfaits. Les Indiens montrent encore aujourd'hui l'endroit de sa naissance, et ils ont plusieurs villes qui portent dans leur langue le nom de ce dieu. Il nous reste encore beaucoup d'autres monuments remarquables qui attestent que Bacchus est né chez les Indiens : nais il serait trop long de nous y arrêter.

LXIV. Selon ces mêmes mythologues, le second Bacchus naquit de Jupiter et de Proserpine ; quelques-uns disent de Cérès. Ce fut lui qui le premier attela des boeufs à la charrue ; car auparavant les hommes travaillaient la terre avec leurs mains. Il inventa plusieurs autres choses utiles à l'agriculture, et qui soulagèrent beaucoup les laboureurs de leurs fatigues. C'est pourquoi les hommes, n'oubliant point ces bienfaits, lui décernèrent les honneurs divins et lui offrirent des sacrifices. Les peintres ou les sculpteurs représentent ce Bacchus avec des cornes, tant pour le distinguer de l'autre que pour indiquer de quelle utilité a été aux hommes l'invention de faire servir le boeuf au labourage. Le troisième Bacchus naquit, selon la tradition, à Thèbes, en Béotie, de Jupiter et de Sémélé, fille de Cadmus. Epris de Sémélé, qui était très belle, Jupiter eut avec elle des rapports fréquents. Junon en devint jalouse, et, voulant se venger de sa rivale, elle prit la figure d'une des confidentes de Sémélé et lui dressa un piège. Sous ce déguisement, elle lui persuada qu'il serait plus convenable, que Jupiter vînt la trouver avec la même pompe que lorsqu'il allait voir Junon. S'étant ainsi laissé séduire, Sémélé exigea de Jupiter les mêmes honneurs qu'il rendait à Junon. Jupiter se présenta donc armé de la foudre et du tonnerre ; Sémélé, qui ne put soutenir l'éclat de cette apparition, accoucha avant terme et mourut. Jupiter cacha aussitôt le foetus dans sa cuisse, et, lorsque ce foetus eut pris tout le développement d'un enfant à terme, il le porta à Nyse, en Arabie. Là, cet enfant fut élevé par les Nymphes, et appelé Dionysus, nom composé de celui de son père et de celui du lieu où il avait été nourri. Il était d'une beauté remarquable, et passa sa jeunesse parmi des femmes, en festins, en danses et en toutes sortes de réjouissances. Composant ensuite une armée avec ces femmes, auxquelles il donna des thyrses pour armes, il parcourut toute la terre. Il institua les mystères, et n'initia dans les cérémonies que des hommes pieux et d'une vie irréprochable. Il établit partout des fêtes publiques et des luttes musicales. Il apaisa les différends qui divisaient les nations et les villes, et substitua aux troubles et à la guerre l'ordre et une paix durable.

LXV. La renommée avant partout annoncé la présence du dieu, divulgué les bienfaits de la civilisation qu'il apportait, tout le monde courait au-devant de lui ; on le recevait partout avec de grandes marques de joie. Un petit nombre d'hommes le méprisaient par orgueil ou par impiété. Ils disaient que c'était par incontinence qu'il menait les Bacchantes avec lui, et qu'il n'avait inventé les mystères et les initiations que pour corrompre les femmes d'autrui. Mais Bacchus s'en vengea immédiatement ; car quelquefois il se servait de son pouvoir surnaturel pour rendre ces impies tantôt insensés, tantôt pour les faire déchirer par les mains des femmes qui le suivaient. Quelquefois il usait d'un stratagème pour se défaire de ses ennemis : au lieu de thyrses, il donna à ses Bacchantes des lances dont la pointe acérée était cachée sous les feuilles de lierre. Les rois, ignorant ce stratagème, méprisaient ces troupes de femmes, et, n'étant protégés par aucune arme défensive, ils étaient blessés contre leur attente. Les plus célèbres de ceux qui furent ainsi punis, sont : Penthée, chez les Grecs, Myrrhanus, roi chez les Indiens, et Lycurgue, chez les Thraces. Au sujet de celui-ci, la tradition rapporte que Bacchus, voulant conduire son armée d'Asie en Europe, contracta une alliance avec Lycurgue, roi de la Thrace sur l'Hellespont. Il avait déjà fait entrer l'avant-garde des Bacchantes dans ce pays allié, lorsque Lycurgue commanda à ses soldats de faire une attaque nocturne, et de tuer Bacchus et toutes les Ménades. Averti de cette trahison par un Thrace appelé Tharops, Bacchus fut terrifié, parce que son armée était encore sur l'autre rive, et qu'il n'avait passé la mer qu'accompagné d'un très petit nombre d'amis. C'est pourquoi il repassa secrètement la mer pour aller rejoindre ses troupes. Lycurgue attaqua les Ménades dans un lieu appelé Nysium, et les tua toutes. Mais Bacchus, franchissant l'Hellespont avec son armée, défit les Thraces en bataille rangée, et fit prisonnier Lycurgue, auquel il fit crever les yeux ; et, après lui avoir fait subir toutes sortes de tourments, il le fit enfin mettre en croix. Ensuite, pour témoigner à Tharops sa reconnaissance, il lui donna le royaume des Thraces, et lui enseigna les mystères Orgiaques. Oeagre, fils de Tharops, succéda à son père, et apprit de lui les mystères, auxquels il initia plus lard son fils Orphée. Surpassant tous ses contemporains par son génie et son instruction, Orphée changea plusieurs choses dans les Orgies. C'est pourquoi on appelle Orphiques les mystères de Bacchus. Quelques poètes, au nombre desquels est Antimaque, disent que Lycurgue était roi, non de la Thrace, mais de l'Arabie ; et que ce fut à Nyse, en Arabie, qu'il avait attaqué Bacchus et les Bacchantes. Châtiant ainsi les impies et accueillant avec douceur les autres hommes, Bacchus revint des Indes à Thèbes, où il fit son entrée sur un éléphant. Il employa en tout trois ans à cette expédition ; c'est pourquoi les Grecs appellent Triétérides les fêtes Dionysiaques. Les mythologues prétendent encore que Bacchus, chargé des dépouilles qu'il avait recueillies dans une si grande expédition, conduisit le premier triomphe en revenant dans sa patrie.

LXVI. Telles sont les origines de Bacchus sur lesquelles on est le plus d'accord chez les anciens. Mais beaucoup de villes grecques se disputent l'honneur d'avoir donné le jour à Bacchus. Les Eliens, les Naxiens, les habitants d'Eleuthère, les Teïens, et beaucoup d'autres encore essaient de prouver que Bacchus est né chez eux. Les Teïens donnent pour preuve une source qui, à des époques fixes, laisse couler naturellement un vin d'un parfum exquis. Les uns allèguent que leur pays est consacré à Bacchus ; d'autres appuient leur prétention sur les temples, et les enceintes sacrées, qui sont de temps immémorial dédiées à ce dieu. En général, comme Bacchus a laissé, en beaucoup d'endroits de la terre, des marques de sa présence bienfaisante, il n'est pas étonnant que tant de villes et de contrées le réclament. Le poète confirme notre récit, lorsque, dans ses hymnes, il parle ainsi des villes qui se disputent la naissance de Bacchus ; et en même temps, il le fait naître à Nyse, en Arabie : «Les Dracaniens, les habitants d'Icare exposés aux tempêtes, les Naxiens, la race divine des Iraphiotes, ceux qui habitent les rives de l'Alphée aux tournants profonds, les Thébains, réclament, ô Seigneur, ta naissance. Ils se trompent. Tu naquis du père des dieux et des hommes, loin des mortels et à l'insu de Junon aux bras blancs. [Tu reçus le jour] à Nyse, sur une montagne élevée, couverte de bois fleuri, loin de la Phénicie, et près des ondes de l'Egyptus». Je n'ignore pas que les Libyens, qui habitent les bords de l'Océan, revendiquent aussi la naissance de Bacchus. Ils prétendent que la plupart des choses que les mythes racontent de ce dieu, se sont passées dans leur pays ; ils ont même une ville appelée Nyse, et citent beaucoup d'autres vestiges qui, à ce qu'on dit, s'y voient encore aujourd'hui. De plus, ils s'appuient sur ce que beaucoup d'anciens mythologues et poètes de la Grèce, et même quelques écrivains plus récents, ont adopté cette opinion. Aussi, pour ne rien omettre relativement à l'histoire de Bacchus, rapporterons-nous succinctement les traditions des Libyens, conformes à celles que racontent les historiens grecs, et surtout Dionysius, qui a mis en ordre les anciens mythes. Cet auteur a rassemblé tout ce qui concerne Bacchus, les Amazones, les Argonautes, la guerre de Troie et plusieurs autres choses ; il y a joint les chants des anciens mythologues ou poètes.

LXVII. Conformément au récit de Dionysius, Linus inventa le premier, chez les Grecs, le rythme et la mélodie ; de plus, après que Cadmus eut apporté de la Phénicie les lettres, Linus les appliqua le premier à la langue grecque, donna à chacune son nom, et fixa leur forme. Ses lettres furent appelées, d'une dénomination générale, phéniciennes, parce qu'elles avaient été apportées de la Phénicie en Grèce ; elles portaient plus particulièrement le nom de pélasgiennes, parce que les Pélasgiens se sont les premiers servis de ces caractères transportés. Linus, admiré pour sa poésie et son chant, eut un grand nombre de disciples, dont trois très célèbres, Hercule, Thamyris et Orphée. D'une intelligence lente, Hercule ne fit point de progrès dans l'art de jouer de la lyre, qu'il apprenait ; son maître s'avisa alors de le frapper. Hercule, transporté de colère, tua Linus d'un coup de sa lyre. Thamyris avait des dispositions plus heureuses. Il se livra à la musique ; mais la perfection où il parvint lui inspira la prétention de mieux chanter que les Muses. Ces déesses, irritées, le privèrent de son talent pour la musique, et lui ôtèrent la vue, ainsi qu'Homère le témoigne, lorsqu'il dit : «C'est ici que les Muses, irritées, firent taire le chant de Thamyris le Thrace». Il dit encore : «Les déesses, irritées, l'aveuglèrent. Elles le privèrent de sa voix et lui firent perdre la mémoire du jeu de la lyre». Quant à Orphée, troisième disciple de Linus, nous en parlerons en détail, en racontant les aventures de sa vie. On rapporte que Linus écrivit en lettres pélasgiennes l'histoire du premier Bacchus, et plusieurs autres mythes, qu'il a laissés dans ses commentaires. Orphée et Pronapidès maître d'Homère, doués l'un et l'autre de grands talents pour la composition du chant, se sont également servis des lettres pélasgiennes. Enfin Thymoetès, fils de Thymoetès, descendant de Laomédon, qui vivait du temps d'Orphée, parcourut une grande partie du monde, et arriva vers les côtes occidentales de la Libye ; il y vit la ville de Nyse, où, selon la tradition des habitants, fut élevé Bacchus. Les Nyséens lui apprirent en détail l'histoire de ce dieu. Thymoetès composa ensuite un poème surnommé Phrygien, écrit en langue et en caractères antiques.

LXVIII. Selon le récit de cet écrivain, Ammon, roi d'une partie de la Libye, épousa Rhéa, fille d'Uranus, soeur de Saturne et des autres Titans. En visitant son royaume, Ammon trouva, près des monts Cérauniens, une fille singulièrement belle, qui s'appelait Amalthée. Il en devint amoureux, et en eut un enfant d'une beauté et d'une force admirables. Il donna à Amalthée la souveraineté de la contrée voisine, dont la configuration rappelle la corne d'un boeuf, et qu'on appelait la corne d'Hespérus. Cette contrée, en raison de la fertilité de son sol, produit non seulement beaucoup de vignes, mais encore toutes sortes d'arbres fruitiers. Amalthée prit donc le gouvernement de cette contrée, à laquelle elle laissa le nom de corne d'Amalthée, et on a depuis lors appelé Amalthées tous les pays fertiles. Craignant la jalousie de Rhéa, Ammon cacha avec soin cet enfant, et le fit transporter secrètement dans la ville de Nyse, qui était fort éloignée de là. Cette ville est située dans une île environnée par le fleuve Triton ; elle est très escarpée, et l'on ne peut y entrer que par un passage étroit qu'on nomme les portes Nyséennes. L'île est formée d'une terre très fertile, garnie de prairies charmantes, de jardins cultivés, et arrosée de sources abondantes ; elle est couverte d'arbres fruitiers de toute espèce, et de vignes sauvages, la plupart sous forme d'arbrisseaux. Toute cette région est bien exposée aux vents et extrêmement saine ; aussi ceux qui l'habitent vivent-ils beaucoup plus longtemps que leurs voisins. L'entrée de cette île se présente d'abord sous la forme d'une vallée, ombragée d'arbres élevés et touffus, qui laissent à peine y pénétrer un faible rayon du soleil.

LXIX. Partout les bords des chemins sont arrosés par de sources d'une eau excellente et qui invite les passants à s'y reposer. En avançant, on rencontre une grotte arrondie d'une grandeur et d'une beauté extraordinaires. Cette grotte est surmontée d'un rocher escarpé d'une hauteur prodigieuse, et dont les pierres brillent des couleurs les plus éclatantes, semblables à la pourpre marine, à l'azur et autres nuances resplendissantes ; enfin ou ne pourrait imaginer aucune couleur qui ne se trouvât pas là. A l'entrée de cette grotte, il y a des arbres énormes dont les uns portent des fruits ; les autres, toujours verts, semblent n'avoir été produits par la nature que pour réjouir la vue. Là nichent des oiseaux de toute espèce, remarquables par la beauté de leur plumage et par la douceur de leur chant ; aussi ce lieu est-il fait non seulement pour les jouissances de la vue, mais encore pour celles de l'oreille, ravie par les sons des chanteurs naturels qui surpassent la mélodie même des artistes. Derrière l'entrée, la grotte est entièrement découverte et reçoit les rayons du soleil. Il y croît des plantes de toute espèce, mais surtout la casie et d'autres végétaux dont l'odeur se conserve pendant des années. On voit aussi dans cette grotte plusieurs lits de Nymphes, formés de toutes sortes de fleurs, oeuvre non pas de l'homme, mais de la nature. Tout à l'entour, on n'aperçoit point de fleurs flétries ni de feuilles tombées. C'est pourquoi, outre le plaisir que procure la vue, on a encore celui de l'odorat.

LXX. Ce fut dans cette grotte qu'Ammon déposa son fils, et qu'il le donna à nourrir à Nysa, fille d'Aristée. Il désigna, pour surveiller l'éducation de cet enfant, Aristée, homme remarquable par son esprit, par sa sagesse, et par son instruction variée. Afin de le garantir contre les embûches de Rhéa, sa marâtre, Ammon en confia la garde à Minerve, qui venait de naître de la Terre, sur les rives du fleuve Triton, d'où elle fut surnommée Tritonis. Selon le récit des mythologues, cette déesse fit voeu de garder une virginité perpétuelle, et à tant de sagesse, elle joignit un esprit si pénétrant, qu'elle inventa un grand nombre d'arts. Robuste et très courageuse, elle s'adonna aussi au métier des armes, et elle fit beaucoup d'exploits mémorables. Elle tua l'Aegide, monstre terrible et tout à fait indomptable ; il était né de la Terre et vomissait de sa gueule une masse de flammes. Ce monstre parut d'abord dans la Phrygie, et brûla toute la contrée qui, encore aujourd'hui, s'appelle la Phrygie brûlée. Il infesta ensuite le mont Taurus, et incendia toutes les forêts jusqu'à l'Inde. Après cela, retournant vers la mer, il entra dans la Phénicie, et mit en feu les forêts du Liban. Ayant ensuite traversé l'Egypte et parcouru les régions occidentales de la Libye, il tomba, comme la foudre, sur les forêts des monts Cérauniens. Il mettait en feu toute la contrée, faisant périr les habitants, ou les forçant à s'expatrier, lorsque parut Minerve qui, surpassant les hommes en prudence et en courage, tua ce monstre. Depuis lors elle porta toujours la peau de l'Aegide sur sa poitrine, soit comme une arme défensive, soit comme un souvenir de sa valeur et de sa juste renommée. La Terre, mère de ce monstre, en fut irritée : elle enfanta les géants qui furent plus tard vaincus par Jupiter avec le secours de Minerve, de Bacchus et des autres dieux. Ainsi donc, Bacchus ayant été nourri à Nyse et instruit dans les plus belles sciences, était non seulement d'une force et d'une beauté remarquables, mais il aimait les arts et inventa plusieurs choses utiles. Etant encore enfant, il découvrit la nature et l'usage du vin, en écrasant des raisins de vignes sauvages. Il trouva aussi qu'on pouvait faire sécher les fruits mûrs, et les conserver utilement. Il inventa ensuite la culture la plus convenable à chaque plante. Il résolut de faire part aux hommes de ces découvertes, espérant qu'ils lui accorderaient, en mémoire de ces grands bienfaits, les honneurs divins.

LXXI. La renommée de Bacchus s'étant ainsi répandue, Rhéa, irritée contre Ammon, résolut de s'emparer de Bacchus. Mais, ne réussissant pas dans son entreprise, elle quitta Ammon, et, retournant auprès des Titans, ses frères, elle épousa son frère Saturne. Celui-ci, à l'instigation de Rhéa, marcha contre Ammon et le défit en bataille rangée. Pressé par la famine, Ammon se réfugia en Crète. Là il épousa Créta, l'une des filles des Curètes, alors régnant, et il fut reconnu roi de cette île, qui, nommée auparavant Idéa, reçut le nom de Crète, du nom de la femme du roi. Saturne s'empara des pays d'Ammon, y régna avec cruauté, et marcha à la tête d'une nombreuse armée contre Nyse et Bacchus. Mais Bacchus, instruit de la défaite de son père, et de la marche des Titans, leva des troupes dans Nyse. Au nombre de ces guerriers étaient deux cents jeunes gens, tous élevés avec lui, d'une bravoure et d'un attachement à toute épreuve ; il fit venir des contrées voisines les Libyens et les Amazones qui, comme nous l'avons dit, célèbres par leur courage, avaient les premières entrepris une expédition lointaine, et soumis par leurs armes une grande partie de la terre. Ce fut à l'instigation de Minerve, animée des mêmes goûts guerriers, que les Amazones devinrent les auxiliaires de Bacchus. Comme ces femmes, elle s'était vouée au métier des armes et à la virginité. L'armée se partagea en deux corps ; Bacchus commanda les hommes, et Minerve les femmes ; ils attaquèrent ainsi la troupe des Titans. Le combat fut sanglant, et il tomba beaucoup de monde de part et d'autre ; enfin Saturne fut blessé, et Bacchus remporta la victoire. Les Titans s'enfuirent dans les pays jadis occupés par Ammon ; Bacchus revint à Nyse avec un grand nombre de prisonniers. Là, entourant les captifs avec toute son armée sous les armes, il reprocha aux Titans leur conduite, et leur fit croire qu'il allait les faire périr ; mais il leur fit grâce, et les laissa libres de partir ou de l'accompagner à la guerre. Ils devinrent tous ses compagnons d'armes ; et en reconnaissance de leur salut inespéré, ils l'adorèrent comme un dieu. Bacchus, appelant les prisonniers l'un après l'autre, et leur offrant une coupe de vin pour faire une libation, leur fit jurer de servir fidèlement, et de combattre courageusement pour lui jusqu'à la fin de leur vie. Ces soldats ainsi engagés furent nommés Hypospondes ; de là on appela plus tard, en mémoire de ce fait, Spondes, les trèves conclues avec l'ennemi.

LXXII. Au moment où Bacchus allait marcher contre Saturne, et faire sortir ses troupes de Nyse, Aristée, son précepteur, lui offrit un sacrifice, et fut ainsi le premier homme qui rendit à Bacchus des honneurs divins. Les plus distingués des Nyséens prirent part à cette expédition. On les appelait Silènes, du nom de Silénus, premier roi de Nyse, et dont l'origine antique est inconnue. Ce Silénus avait une queue au bas du dos, et ses descendants, participant de la même nature, portaient tous ce signe distinctif. Bacchus se mit en route à la tête de son armée, et après avoir traversé beaucoup de pays privés d'eau, et d'autres qui étaient déserts et incultes, il s'établit devant la ville libyenne Zabirna. Là, il tua un monstre, né de la Terre ; ce monstre s'appelait Campé, et avait dévoré beaucoup d'habitants. Cet exploit lui acquit une grande réputation auprès des indigènes. Pour y perpétuer sa mémoire, il fit élever, sur le corps de ce monstre, un tertre énorme, monument qui a subsisté jusqu'à des temps assez récents. Bacchus se porta ensuite à la rencontre des Titans. Dans sa marche, il maintint parmi les troupes une discipline sévère, et se montra doux et humain envers les habitants. Enfin il déclara qu'il n'avait entrepris cette expédition que pour châtier les impies et répandre ses bienfaits sur le genre humain. Les Libyens, admirant la discipline de ses troupes et sa magnanimité, fournirent abondamment des vivres aux soldats et les suivirent avec joie. Lorsque l'armée de Bacchus se fut approchée de la ville des Ammoniens, Saturne lui livra bataille en dehors des murs ; ayant été vaincu, il fit, pendant la nuit, incendier la ville, afin de détruire le palais paternel de Bacchus. Emmenant avec lui Rhéa, sa femme, et quelques-uns de ses amis, il abandonna la ville clandestinement. Cependant Bacchus eut une conduite toute différente ; car, ayant fait prisonniers Saturne et Rhéa, non seulement il leur pardonna, en considération des liens de parenté, mais il les pria même de le regarder à l'avenir comme leur fils, et de le laisser vivre avec eux, en les honorant. Rhéa l'aima toute sa vie comme un fils ; mais Saturne ne lui fut jamais sincèrement attaché. A cette même époque, Saturne eut un fils appelé Jupiter, que Bacchus honorait beaucoup, et qui devint, par la suite, roi de l'univers.

LXXIII. Avant le combat, les Libyens avaient raconté à Bacchus qu'à l'époque où Ammon fut chassé de son royaume, il avait été prédit aux habitants du pays, que, dans un temps déterminé, viendrait son fils, pour prendre possession du trône de son père, et que, maître de toute la terre, il serait considéré connue un dieu. Bacchus ajouta foi à cette prédiction, et institua un oracle en honneur de son père, fonda une ville, lui décerna les hoimeurs divins et établit des prêtres pour l'oracle qu'il avait institué. Ammon y est représenté avec une tête de bélier, insigne que ce roi portait sur son casque, dans la guerre. Quelques mythologues prétendent qu'il avait naturellement une véritable corne sur chaque côté des tempes, et que son fils Bacchus avait le même aspect. C'est ce qui accrédita la tradition que Bacchus était né cornu. Après la fondation de la ville et l'établissement de l'oracle d'Ammon, Bacchus fut, dit-on, le premier qui consulta l'oracle de son père ; et il obtint pour réponse qu'il acquerrait l'immortalité par ses bienfaits envers les hommes. C'est pourquoi, rempli d'espérance, il envahit d'abord avec son armée l'Egypte, et y établit pour roi Jupiter, fils de Saturne et de Rhéa. Comme celui-ci était encore fort jeune, il lui donna Olympus pour gouverneur. Nommé ainsi dans la vertu, par les préceptes de son maître, Jupiter fut surnommé Olympien. Bacchus enseigna aux Egyptiens la culture et l'usage de la vigne, la conservation du vin, du fruit des arbres, et d'autres produits. Sa réputation s'étant répandue partout, personne n'osa lui résister ; tous les hommes se soumirent volontairement, et vénérèrent Bacchus comme un dieu par des louanges et des sacrifices. Bacchus parcourut ainsi toute la terre, plantant la vigne, et comblant les nations de ses bienfaits, dont le souvenir est éternel. Aussi ces hommes, qui n'accordent pas également les mêmes honneurs aux autres divinités, sont presque tous unanimes sur le culte de Bacchus. Car ce dieu a répandu ses biens sur les Grecs aussi bien que sur les Barbares. Et il a même appris à ceux qui habitent des contrées sauvages et peu propres à la culture de la vigne, à composer, avec de l'orge, une boisson qui, pour le goût, ne le cède guère au vin. On raconte que Bacchus, revenant de l'Inde, descendit vers la côte de la Méditerranée, et fut obligé de combattre les Titans, dont les troupes réunies avaient pénétré dans l'île de Crète pour attaquer Ammon. Jupiter envoya des soldats égyptiens au secours d'Ammon, et la guerre s'allumant dans cette île, Bacchus, Minerve, et quelques autres dieux, y accoururent. Il se livra une grande bataille ; Bacchus resta vainqueur, et tous les Titans furent tués. Après cela, Amnon et Bacchus échangèrent le séjour terrestre contre la demeure des immortels. Jupiter régna, selon la tradition, sur tout l'univers ; car, après le châtiment des Titans, personne ne fut assez sacrilège pour lui disputer l'empire.

LXXIV. Telle est, d'après la tradition des Libyens, l'histoire du premier Bacchus, fils d'Ammon et d'Amalthée. Quant au second, qui était fils de Jupiter et d'Io, fille d'Inachus, il fut roi d'Egypte, et enseigna les mystères sacrés. Enfin, le troisième, né de Jupiter et de Sémélé, fut, chez les Grecs, l'émule des deux précédents, imitant les deux premiers, il parcourut tonte la terre à la tête d'une armée ; il éleva plusieurs colonnes pour marquer les termes de son expédition ; il répandit la culture de la terre ; il menait avec lui des femmes armées, comme l'ancien Bacchus avait à sa suite les Amazones. Il s'occupa beaucoup des Orgies, perfectionna quelques cérémonies, et en inventa de nouvelles. Ce dernier Bacchus recueillit ainsi la gloire des deux premiers, que la longueur du temps avait presque effacés de la mémoire des hommes. La même chose est arrivée non seulement à Bacchus, mais encore à Hercule. En effet, il y a eu plusieurs héros de ce nom. Hercule, le plus ancien, est, selon la tradition, d'origine égyptienne ; après avoir subjugué une grande partie de la terre, il éleva une colonne sur la côte de la Libye. Le second, originaire de la Crète, l'un des Dactyles idéens, se livra à la magie et à l'art de la guerre, et institua les jeux olympiques. Enfin, le dernier Hercule, né de Jupiter et d'Alcmène, peu de temps avant la guerre de Troie, parcourut, obéissant aux ordres d'Eurysthée, une grande partie de la terre. Après avoir heureusement achevé ses travaux, il érigea en Europe la colonne qui porte son nom. A cause de la ressemblance de nom et de moeurs, on attribua à ce dernier les actions des deux Hercule plus anciens ; confondant les temps, de trois, on n'en fit qu'un. Parmi les diverses preuves qu'on allègue pour démontrer qu'il y a eu plusieurs Bacchus, il y en a une qu'on tire de la guerre des Titans. Tout le monde est d'accord que Bacchus fut l'auxiliaire de Jupiter, dans la guerre contre les Titans. Or, il est absurde de placer la race des Titans dans le temps où vivait Sémélé, et de faire Cadmus, fils d'Agénor, plus ancien que les dieux de l'Olympe. Telles sont les traditions mythologiques des Libyens au sujet de Bacchus. Nous terminons ici le troisième livre, d'après le plan que nous nous étions tracé au commencement.