III, 2 - La Turdétanie

Carte Spruner (1865)

1. Au-dessus de la côte que nous venons de décrire et qui se trouve située en deçà de l'Anas, s'étend la Turdétanie ou contrée arrosée par le Baetis. La Turdétanie a pour limites, à l'O. et au N., le cours de l'Anas ; à l'E., une portion détachée du territoire carpétan et toute l'Orétanie, enfin, au S., cette bande étroite de littoral comprise entre Calpé et Gadira, qu'occupe une partie de la nation bastétane, puis la mer elle même jusqu'à l'Anas. Encore peut-on rattacher à la Turdétanie les Bastétans, dont nous venons de parler, ainsi que les Celtici d'au delà de l'Anas et mainte autre population limitrophe. L'étendue de cette contrée, tant en longueur qu'en largeur, ne dépasse pas 2000 stades, et cependant les villes y sont extrêmement nombreuses : on en compte, dit-on, jusqu'à 200. Les plus connues naturellement à cause de leurs relations de commerce sont les villes des rives du fleuve et des mstuaires, ainsi que les villes du littoral. Mais il en est deux dans le nombre qui se sont singulièrement accrues en gloire et en puissance, à savoir Corduba, fondation de Marcellus, et la cité des Gaditans, celle-ci par ses entreprises maritimes et son attachement à l'alliance romaine, celle-là par la fertilité et l'étendue de son territoire, et aussi par sa situation sur le Baetis, qui n'a pas peu contribué en effet à sa prospérité, sans compter que sa population primitive, composée de Romains et d'indigènes, n'avait compris que des hommes de choix, car c'était la première colonie que les Romains envoyaient dans le pays. Après cette ville et Gadira, il faut citer encore, comme ayant joui d'un certain renom, Hispalis, autre colonie romaine, dont l'importance commerciale subsiste même aujourd'hui, mais qui s'est vu récemment éclipser par [Asidigis], quand cette ville, jusque-là humble et de peu d'apparence, eut l'honneur de recevoir dans ses murs une colonie d'anciens soldats de César.

2. Aux villes que nous venons de nommer succèdent Italica et Ilipa sur le Baetis même, Astigis moins près du fleuve, Carmon, Obulcon, puis, dans les environs du champ de bataille où fut détruite l'armée des fils de Pompée, Munda, Ategua, Urson, Tuccis, Ulia, Aegua, toutes peu éloignées de Corduba. Munda est en quelque sorte la métropole du canton, elle est située à 1400 stades de Carteia, où Cneus se réfugia après sa défaite, mais pour s'y embarquer aussitôt et gagner de là un autre point de la côte défendu par de hautes montagnes, dans lesquelles il se jeta, et ne tarda pas à trouver la mort. Quant à son frère Sextus, après s'être sauvé de Corduba et avoir guerroyé quelque temps encore en Ibérie, il réussit à soulever la Sicile, mais il s'en vit chasser également, et, ayant passé en Asie, il finit par tomber aux mains des lieutenants d'Antoine, et, sur un ordre d'eux, subit le dernier supplice à Midaeum. Dans le pays des Celtici, maintenant, la ville la plus connue est Conistorgis ; de même, la plus connue de celles qui bordent les lagunes ou estuaires est Asta, où les Gaditans tiennent habituellement leurs assemblées, parce qu'elle n'est pas à plus de 100 stades au-dessus du port de leur île.

3. Les rives du Baetis sont de toute la contrée la partie la plus peuplée : ce fleuve peut être remonté jusqu'à une distance de 1200 stades environ de la mer, c'est-à-dire jusqu'à Corduba, et même un peu plus haut ; les campagnes qui le bordent sont cultivées avec un soin extrême, ainsi que les petites îles qu'il renferme ; et, pour comble d'agrément, la vue s'y repose partout sur des bois et des plantations de toute sorte admirablement entretenues. Les transports d'un fort tonnage peuvent remonter jusqu'à Hispalis, c'est-à-dire l'espace de 500 stades ou peu s'en faut, et les navires plus faibles encore plus haut, jusqu'à Ilipa ; mais, pour atteindre Corduba, il faut se servir de barques, de ces barques de rivière qui, faites anciennement d'un seul tronc d'arbre, le sont aujourd'hui de plusieurs pièces assemblées. Au-dessus de Corduba, vers Castlon, le fleuve cesse d'être navigable. Plusieurs rangées de montagnes parallèles entre elles suivent sa rive septentrionale, en s'en rapprochant tantôt plus, tantôt moins : elles contiennent beaucoup de gîtes métallifères. L'argent notamment est très abondant aux environs d'Ilipa et de Sisapon, du Nouveau comme du Vieux-Sisapon ; près de Cotines, on trouve de l'or associé au cuivre. On a donc ces montagnes à gauche quand on remonte le fleuve. A droite, maintenant, s'étend une plaine élevée, très vaste et très fertile, couverte de beaux arbres et riche en pâturages. L'Anas, comme le Battis, peut être remonté, mais il ne peut l'être par des navires d'un aussi fort tonnage, ni aussi avant. Sa rive septentrionale est également bordée de montagnes qui contiennent des gîtes métallifères, et se prolongent jusqu'au Tage. La nature des terrains métallifères, on le sait, est d'être âpre et stérile, tel est en effet l'aspect que présente le pays aux abords de la Carpétanie, et plus encore vers la frontière de la Celtibérie. Tel est aussi l'aspect de la Baeturie, dont les plaines sèches et arides bordent le cours de l'Anas.

4. La Turdétanie, au contraire, jouit d'une merveilleuse fertilité, non seulement tout y vient et en grande abondance, mais ces avantages naturels sont en quelque sorte doublés par les facilités qu'elle a pour l'exportation de ses produits. Le superflu de ses récoltes, en effet, se vend et s'enlève aisément vu le grand nombre de bâtiments de commerce qui la sillonnent grâce à ses beaux fleuves et à la disposition de ses estuaires, lesquels ressemblent, avons-nous dit, à des fleuves, et peuvent être, comme ceux-ci, remontés depuis la mer non seulement par les petites embarcations, mais même par de grands bâtiments, et peuvent l'être jusqu'aux villes de l'intérieur. On sait qu'au-dessus de la côte comprise entre le Promontoire Sacré et les Colonnes d'Hercule tout le pays n'est à proprement parler qu'une plaine : or, cette plaine sur beaucoup de points est entamée par des combes ou ravins, qui, semblables à des vallées de moyenne grandeur, ou tout au moins aux lits encaissés des fleuves, partent de la mer et pénètrent dans l'intérieur des terres à plusieurs centaines de stades de distance, et, comme, à la marée haute, les eaux de la mer y font irruption et les remplissent, les embarcations peuvent les remonter ni plus ni moins qu'ils remontent les fleuves, voire même plus facilement, car la navigation y ressemble à la descente d'une rivière, nul obstacle ne la gêne et le mouvement ascendant de la marée la favorise comme pourrait le faire le courant de la rivière. Ajoutons que sur cette côte le flot a plus de force qu'ailleurs : poussé en effet des espaces libres et ouverts de la mer Extérieure vers l'étroit canal que la Maurusie forme en s'avançant à la rencontre de l'Ibérie, le flot rebondit en quelque sorte et pénètre aisément les parties peu résistantes de la côte. Quelques-unes de ces combes ou tranchées naturelles se vident complètement avec le reflux, d'autres ne sont jamais entièrement à sec. Il y en a aussi qui contiennent des îles. Tel est l'aspect particulier que donnent aux estuaires compris entre le Promontoire Sacré et les Colonnes d'Hercule l'élévation et la force exceptionnelles des marées. Sans doute, cette élévation procure certains avantages à la navigation : elle est cause, par exemple, que ces estuaires sont ici et plus nombreux et plus étendus, ce qui permet aux bâtiments de commerce, sur certains points, de remonter par cette voie jusqu'à 8[00] stades dans l'intérieur, et le pays, rendu en quelque sorte navigable dans tous les sens, offre ainsi à l'importation comme à l'exportation des marchandises de grandes facilités. Mais il en résulte aussi des inconvénients graves : ainsi, dans les fleuves, la navigation, soit en montant soit en descendant, est rendue extrêmement dangereuse par cette force du flot et par la résistance plus grande qu'il oppose au courant ; dans les estuaires, au contraire, c'est le reflux qui est particulièrement à craindre ; comme son mouvement a en effet une rapidité proportionnée à celle du flot, il n'est pas rare de voir des bâtiments, surpris par cette rapidité du reflux, demeurer à sec. Il est arrivé aussi que des bestiaux, en passant dans les îles qui bordent les rivages de ces estuaires, aient été engloutis, ou que, se voyant cernés dans ces îles, ils aient tenté de revenir et se soient noyés dans le trajet. Les gens du pays cependant prétendent que les vaches, pour avoir souvent observé le fait, attendent maintenant que la mer se soit tout à fait retirée avant d'essayer de regagner la côte.

5. Après s'être familiarisées avec la nature des lieux et avoir reconnu que les estuaires pouvaient servir aux mêmes usages que les fleuves, les populations bâtirent sur leurs bords, comme sur les rives des fleuves, des villes et des établissements de tout genre : ainsi furent fondées Asta et Nabrissa, Onoba, [Os]sonoba, Maenoba et maintes autres villes encore. On a en outre sur différents points la ressource de canaux qui ont été creusés par suite des progrès de la circulation et de la multiplicité des transports à effectuer tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. A défaut de canaux, on utilise même les confluents ou communications temporaires qui s'établissent entre les fleuves et les aestuaires, lors des grandes crues et des débordements, quand les isthmes qui les séparent habituellement sont couverts par les eaux et rendus navigables, les bâtiments passant alors directement des fleuves dans les lagunes et des lagunes dans les fleuves. Tout le commerce de cette contrée se fait avec l'Italie et avec Rome : or, jusqu'aux Colonnes d'Hercule (si l'on excepte toutefois le passage du détroit qui offre quelque difficulté), les conditions de la navigation sont bonnes ; celles de la traversée de notre mer Intérieure le sont également. A la hauteur, en effet, où se tiennent les bâtiments, la mer, surtout au large, est habituellement calme, ce qui est un grand avantage pour les lourds transports du commerce, sans compter que les vents du large sont réguliers. Enfin, la paix dont on jouit aujourd'hui, grâce à la destruction des pirates, ajoute encore à la sûreté de la navigation. Il y a pourtant un inconvénient dans cette traversée d'Ibérie, et Posidonius le signale pour l'avoir éprouvé, c'est qu'en ces parages jusqu'au golfe de Sardaigne les eurus, ou vents d'est, sont des vents étésiens : ainsi s'explique qu'il ait mis trois mois pour atteindre l'Italie, et encore à grand'peine, après s'être vu à plusieurs reprises jeté hors de sa route et ballotté des îles Gymnesiae aux côtes de la Sardaigne, et de ces îles aux côtes de la Libye qui leur font face.

6. On exporte de la Turdétanie du blé, du vin en grande quantité, beaucoup d'huile aussi, et qui plus est, de l'huile excellente ; puis de la cire, du miel, de la poix, beaucoup de graine de kermès et du cinabre, qui vaut pour la qualité la terre de Sinope. En outre, les Turdétans n'emploient pour leurs constructions navales que des bois de leur pays. Un autre avantage, c'est qu'ils ont chez eux du sel fossile et beaucoup de rivières aux eaux salées ; de là cette grande quantité de salaisons, d'aussi bonne qualité pour le moins que celles du Pont, qu'on tire non seulement de leur pays, mais de tout le reste de la côte située en dehors des Colonnes d'Hercule. Il nous venait aussi anciennement beaucoup de leurs tissus, de leurs étoffes. Aujourd'hui leurs laines elles-mêmes sont plus demandées que les laines coraxiennes : il est de fait qu'il n'y a rien de plus beau, et l'on s'explique en les voyant qu'un bélier reproducteur de Turdétanie se paye un talent. La même supériorité se remarque dans les tissus légers que fabriquent les Salaciètes. Ajoutons que l'abondance du bétail de toute espèce et du gibier est quelque chose de prodigieux en ce pays. Quant aux animaux nuisibles, ils y sont rares, et l'on ne peut guère donner ce nom qu'à une espèce particulière de petits lièvres, dits lébérides, qui se terrent et gâtent en effet les arbres et les plantes en rongeant leurs racines. Ce fléau, commun du reste à presque toute l'Ibérie, étend ses ravages jusqu'à Massalia et infeste même les îles. C'est au point qu'on raconte que les habitants des îles Gymnesiae députèrent naguère à Rome pour demander qu'on leur assignât d'autres terres, sous prétexte qu'ils étaient chassés de leurs îles par ces animaux destructeurs devenus si nombreux, qu'il n'y avait plus à songer à leur résister. Peut-être bien faut-il, quand le fléau dépasse ainsi ses proportions habituelles, et qu'il se déchaîne avec la violence de la peste, semblable à ces invasions de serpents et de rats qui ont affligé certains pays, peut-être bien faut-il recourir à ce moyen extrême ; mais en temps ordinaire on emploie pour le combattre divers genres de chasse, notamment la chasse au chat sauvage. Cet animal, originaire de la Libye, est dressé tout exprès ; après l'avoir muselé, on le lâche dans le terrier du lièvre, s'il l'attrape, il le traîne dehors avec ses griffes, autrement il le force à fuir et à reparaître à la surface de la terre, où les chasseurs qui guettent sa sortie le prennent aisément. Ce qui peut du reste donner l'idée de l'importance des exportations de la Turdétanie, c'est le fort tonnage et le grand nombre des bâtiments turdétans : de tous les bâtiments de commerce, en effet, que l'on voit, soit à Dicaearchie, soit dans le port d'Ostie, arsenal maritime de Rome, les plus gros viennent de la Turdétanie et leur nombre n'est guère inférieur à celui des bâtiments qui viennent de Libye.

7. Mais si riche que soit l'intérieur de la Turdétanie par les productions de son sol, on peut dire que le littoral n'a rien à lui envier par les richesses qu'il tire de la mer. En général, les différentes espèces d'huîtres et de coquillages qu'on recueille sur les côtes de la mer Extérieure dépassent, tant pour la quantité que pour la grosseur, les proportions ordinaires ; ici la disproportion est encore plus forte, ce qui tient vraisemblablement à l'élévation exceptionnelle des marées sur ce point ; car on conçoit que, plus exercés par la violence des flots, ces animaux pullulent et grossissent davantage. Il en est de même, au reste, pour les différentes espèces de cétacés, pour les orques, les baleines et pour les souffleurs : on sait que le nom de ces derniers vient de ce que, quand ils soufflent ou respirent, ils semblent à qui les voit de loin lancer en l'air une colonne de vapeur. Les congres acquièrent également dans ces parages un développement monstrueux et dépassent infiniment en grosseur ceux de nos côtes, tel est le cas aussi des murènes et en général de tous les poissons de même espèce. Les buccins et les murex qu'on ramasse près de Carteia ont, à ce qu'on prétend, une contenance de dix cotyles, et, plus près de la mer Extérieure, il n'est pas rare de pêcher des murènes et des congres pesant plus de quatre-vingts mines, des poulpes du poids d'un talent, des calmars de deux coudées de long et le reste à l'avenant. On a remarqué aussi que les thons, qui des différents points du littoral de la mer Extérieure affluent vers cette côte, sont singulièrement gros et gras : cela tient à ce qu'ils trouvent à s'y nourrir du gland d'un chêne qui croît au fond de la mer, et qui, bas et écrasé de sa nature, n'en porte pas moins de très gros fruits. Cet arbre croît du reste avec la même abondance dans l'intérieur des terres en Ibérie, et il a cela de particulier que ses racines n'ont pas moins de profondeur que celles du chêne ordinaire quand il a atteint sa pleine croissance, et qu'en même temps son tronc est moins élevé que celui du chêne nain. Or, telle est l'abondance des fruits de ce chêne sous-marin, qu'une fois l'époque de la maturité venue on voit tout le rivage, en dedans comme en dehors des Colonnes d'Hercule, couvert de glands que le flux y a rejetés. Notons seulement qu'en deçà du détroit le gland va toujours diminuant de grosseur. Suivant Polybe, la mer porte ces glands des rivages de l'Ibérie à ceux du Latium ; mais il se pourrait, ajoute-t-il, que cette espèce de chêne crût aussi en Sardaigne et dans les îles voisines. Les thons, de leur côté, à mesure qu'ils se rapprochent du détroit des Colonnes en venant de la mer Extérieure, maigrissent sensiblement, faute de rencontrer dans ces parages la même abondance de nourriture. C'est ce qui fait dire encore à Polybe qu'on pourrait donner au thon le nom de cochon marin, à voir comme cet animal est friand de gland et quelle propriété merveilleuse a le gland de l'engraisser. On a remarqué enfin, suivant lui, que, quand le gland foisonne, les thons foisonnent aussi.

8. Qu'à tant de richesses, maintenant, dont la Turdétanie est pourvue, la nature ait encore ajouté la richesse minérale, ce n'est pas là, disons-le, un mince sujet d'étonnement, mais bien un fait insolite qu'on ne saurait trop admirer. Car, si toutes les parties de l'Ibérie abondent en mines, toutes n'ont pas en même temps une fertilité égale, une égaie richesse de productions, elles sont même moins fertiles à proportion qu'elles sont plus riches en mines, et il est très rare qu'un pays possède au même degré l'un et l'autre avantages, très rare aussi que, dans les limites étroites d'un même canton, les différentes espèces de métaux se trouvent réunies. La Turdétanie cependant, comme aussi le pays qui y touche, jouit de ce double privilège et à un degré tel qu'il n'y a pas d'expression admirative qui ne demeure bien au-dessous de la réalité. Nulle part, jusqu'à ce jour, on n'a trouvé l'or, l'argent, le cuivre, et le fer à l'état natif dans de telles conditions d'abondance et de pureté. Pour ce qui est de l'or, on ne l'y extrait pas seulement des mines, mais aussi du lit des rivières au moyen de la drague. Il y a en effet une espèce de sable aurifère que charrient les torrents et les fleuves, mais qui se trouve également dans maints endroits dépourvus d'eau : seulement, dans ces endroits, l'or échappe à la vue, tandis qu'aux lieux arrosés d'eau vive on voit de prime abord reluire la paillette d'or. Au surplus, dans ce cas-là, on n'a qu'à faire apporter de l'eau et à en inonder ces terrains secs et arides, pour qu'aussitôt l'or reluise aux yeux. Cela fait, soit en creusant des puits, soit par tout autre moyen, on se procure le sable aurifère, on le lave ensuite et l'or est mis à nu. Actuellement les lavages d'or sont plus nombreux dans le pays que les mines d'or proprement dites. A entendre les Galates ou Gaulois, leurs mines du mont Cemmène et celles qu'ils possèdent au pied du mont Pyréné, sont bien supérieures à celles d'Ibérie ; mais de fait les métaux d'Ibérie sont généralement préférés. Il arrive quelquefois, dit-on, qu'on rencontre parmi les paillettes d'or, ce qu'on appelle des pales, c'est-à-dire des pépites du poids d'une demi-livre et qui ont à peine besoin d'être purifiées. On parle aussi de pépites plus petites et de forme mamelonnée qu'on trouve en fendant la roche. Ces pépites soumises à une première cuisson et purifiées au moyen d'un mélange de terre alumineuse donnent une scorie qui n'est autre chose que l'electrum. Cette scorie d'or mêlé d'argent est cuite de nouveau, l'argent alors est brûlé et l'or seul demeure : l'or est en effet de sa nature fusible [et mou, tandis que l'argent a quelque chose de résistant] et de lithoïde ou de terreux. C'est ce qui explique que le feu de paille convienne mieux pour faire fondre l'or ; car cette flamme, un peu molle, est proportionnée en quelque sorte à la nature tendre et fusible de l'or, tandis qu'il se perd beaucoup de substance avec un feu de charbon, qui, plus fort et plus âcre, liquéfie trop le métal et le vaporise. - Pour l'exploitation des rivières à paillettes, on se sert de la drague, et le sable qu'elle extrait est lavé près de là dans des auges ou sébiles, ou bien l'on creuse un puits sur la rive, et la terre qu'on en retire est soumise au lavage. On donne en général ici une grande élévation aux fourneaux à argent, pour que la fumée, qui se dégage du minerai et qui de sa nature est lourde et délétère, se dissipe plus aisément en s'échappant plus haut dans l'air. Quant aux mines de cuivre qu'on exploite dans le pays, elles portent, quelques-unes du moins, le nom même qu'on donne aux mines d'or, et les gens du pays en concluent qu'effectivement dans les anciens temps on extrayait de l'or de ces mines.

9. Posidonius célèbre l'abondance et la supériorité des métaux de l'Ibérie et, dans ce passage, non seulement il ne s'abstient pas des figures de rhétorique qui lui sont familières, mais il se laisse aller, on peut dire, à toutes les hyperboles du lyrisme. Ecoutez-le : il croit ce que raconte la fable, qu'anciennement, après un vaste embrasement des forêts, la terre, précieux composé d'argent et d'or, fut liquéfiée, et vomit ces métaux à sa surface, il le croit, «d'autant qu'aujourd'hui encore, chaque montagne, chaque colline de l'Ibérie semble un amas de matières à monnayer préparé des mains mêmes de la prodigue Fortune. En somme, ajoute-t-il, qui voit ces lieux peut croire qu'il a sous les yeux le trésor intarissable de la nature ou l'inépuisable réserve d'un souverain. Cette terre en effet (c'est toujours lui qui parle) n'est pas riche seulement par ce qu'elle montre, elle l'est plus encore par ce qu'elle cache, et l'on peut dire en vérité que pour les Ibères ce n'est pas le Dieu des enfers, mais bien le Dieu des richesses, que ce n'est pas Pluton, mais bien Plutus qui occupe les profondeurs souterraines». Voilà dans quel langage fleuri Posidonius a parlé des mines de l'Ibérie, comme si lui aussi avait à son service une mine inépuisable de mots et d'images. Plus loin, voulant donner l'idée du zèle des mineurs turdétans, il rappelle le mot du Phaléréen sur les mines d'argent de l'Attique : «à voir ces hommes creuser la terre avec autant d'ardeur, ne dirait-on pas qu'ils espèrent en extraire Pluton lui-même ?» A cette ardeur il compare l'industrie et l'activité que déploient les Turdétans soit pour creuser leurs profondes et sinueuses syringes, soit pour épuiser à l'aide de la limace égyptienne l'eau des fleuves souterrains qui de temps à autre leur barrent le passage. Seulement, le travail des mineurs turdétans est autrement récompensé que ne l'est celui des mineurs de l'Attique. Tandis que ceux-ci, en effet, semblent réaliser la fameuse énigme : «Ils n'ont pas eu ce qu'ils comptaient avoir et ont perdu ce qu'ils avaient», les Turdétans, eux, retirent d'énormes profits de leurs mines : dans celles de cuivre, par exemple, le cuivre pur représente le quart de la masse de terre extraite et il est telle mine d'argent qui rapporte à son propriétaire en trois jours la valeur d'un talent euboïque. Pour ce qui est de l'étain, Posidonius nie qu'on le recueille à la surface du sol, ainsi que les historiens se plaisent à le répéter, et, suivant lui, c'est uniquement des mines qu'on l'extrait, ce sont des mines d'étain, par exemple, qui se trouvent dans le pays de ces Barbares au-dessus de la Lusitanie et dans les îles Cassitérides, ainsi que dans les autres îles Britanniques, d'où Massalia tire aussi beaucoup d'étain. Lui-même pourtant nous signale chez les Artabres, à l'extrémité nord-ouest de la Lusitanie, la présence superficielle de minerais d'argent, d'étain et d'or blanc ou d'or mêlé d'argent ; il ajoute que le sable des rivières en est aussi chargé et que, pour l'extraire, les femmes ratissent soigneusement ce sable et le lavent ensuite dans des espèces de sas ou de tamis tressés à la façon des paniers. Ici s'arrête ce qu'a dit Posidonius des mines de l'Ibérie.

10. Polybe, à son tour, nous parle, en décrivant Carthage-la-Neuve, de mines d'argent, très considérables, situées à 20 stades environ de cette ville et mesurant 400 stades de circuit : ces mines, qui occupaient de son temps, et cela tout le long de l'année, une population de 40 000 ouvriers, rapportaient à la République romaine 25 000 drachmes par jour. Sans entrer dans tous les détails métallurgiques que donne Polybe (ce qui nous mènerait trop loin), nous rappellerons seulement ce qu'il dit de la pépite argentifère que roulent les eaux des rivières : après l'avoir pilée, on la passait au crible sur l'eau ; le sédiment était pilé de nouveau et lavé encore à grande eau ; puis l'on recommençait à piler le sédiment de la seconde opération et ainsi de suite ; enfin, à la cinquième, on faisait fondre le sédiment, le plomb se séparait sous l'action de la chaleur et dégarnit en même temps l'argent complètement purifié. Les mines d'argent des environs de Carthage-la-Neuve sont aujourd'hui encore en pleine exploitation ; mais, comme toutes les autres mines d'argent situées en Ibérie, elles ont cessé d'appartenir à l'Etat pour passer aux mains de particuliers ; les mines d'or seules sont demeurées pour la plupart propriétés de l'Etat. Nous ajouterons qu'il existe à Castlon et en d'autres lieux des mines de plomb d'une nature particulière, dont les filons cachés à une grande profondeur contiennent aussi de l'argent, en trop petite quantité toutefois pour qu'il y ait profit à le séparer du plomb par l'affinage.

11. Enfin, non loin de Castlon, s'élève une montagne (la même d'où l'on fait descendre le Baetis) qui a reçu le nom de mont Argyrûs à cause des mines d'argent qui s'y trouvent. Polybe fait venir le Baetis comme l'Anas de la Celtibérie, bien que ces deux fleuves soient séparés l'un de l'autre par un intervalle de 900 stades environ, mais c'est que, par suite de l'accroissement de leur puissance, les Celtibères avaient fini par étendre leur nom de proche en proche à tout le pays environnant. Anciennement, à ce qu'il semble, on désignait le Baetis sous le nom de Tartessos, et Gadira, avec le groupe d'îles qui l'avoisinent, sous le nom d'Erythea, et on explique ainsi comment Stésichore, en parlant du pasteur Géryon, a pu dire qu'il était né

«Presque en face de l'illustre Erythie, non loin des sources profondes du Tartesse,
de ce fleuve à tête d'argent, né dans les sombres entrailles d'un rocher».

On croit aussi que, comme le Baetis a une double embouchure et qu'il laisse un grand espace de terrain entre ses deux branches, les anciens avaient bâti là dans l'intervalle une ville nommée Tartessos ainsi que le fleuve lui-même, et qui avait donné à toute la contrée occupée aujourd'hui par les Turdules le nom de Tartesside. Eratosthène, il est vrai, prétend qu'on appelait Tartesside uniquement le canton adjacent au mont Calpé et que le nom d'Erythea désignait l'une des îles Fortunées. Mais Artémidore contredit formellement cette assertion, et, à l'entendre, Eratosthène s'est grossièrement trompé sur ce point, tout comme il s'est trompé en affirmant que de Gadira au Promontoire Sacré on compte cinq journées de navigation quand la distance réelle n'excède pas 1700 stades ; - que le phénomène des marées ne se fait pas sentir au delà dudit promontoire, quand il est constant qu'il se produit sur toute la circonférence de la terre habitée ; - que, pour le vaisseau qui fait voile vers la Celtique, la navigation de l'Océan est plus facile et plus sûre le long des côtes septentrionales [que le long des côtes méridionales] de l'Ibérie ; - et comme en général il s'est trompé toutes les fois qu'il s'est laissé prendre à l'aplomb impudent de ce Pythéas.

12. Les fictions d'Homère, à considérer aussi bien celles qu'il a pu composer d'après de fausses données que celles qui reposent sur des notions plus exactes et plus vraies, nous fournissent plus d'un indice que ce poète, le curieux, le chercheur par excellence, avait déjà une certaine connaissance de ces lieux. Ainsi, c'était sans doute une donnée fausse que cette situation attribuée anciennement à Tartessos aux derniers confins de l'occident, c'est-à-dire aux lieux mêmes où, pour nous servir des expressions du poète, disparaît dans l'Océan «l'étincelant flambeau du soleil traînant après soi la nuit noire sur la terre au sein fécond». Mais, comme la nuit, par son nom sinistre, donne à tous l'idée d'un lieu proche des enfers, et que les enfers à leur tour confinent au Tartare, on peut supposer qu'Homère, sur ce qu'on lui avait dit de Tartessos, s'est servi de ce nom en le dénaturant et en a tiré celui du Tartare, pour l'appliquer ensuite à la partie la plus reculée des régions souterraines, non sans l'embellir de mainte fiction, conformément à l'usage des poètes. N'est-ce pas là ce qu'il a fait pour les Cimmériens ? Sur ce qu'il avait appris de la position de ces peuples au nord et au couchant du Bosphore, il les a transportés au seuil même des enfers, obéissant peut-être bien aussi en cela à la haine commune des Ioniens pour cette nation qu'on prétend avoir, du vivant d'Homère ou peu de temps avant lui, envahi l'Asie jusqu'à l'Eolide et à l'Ionie. N'est-ce pas par le même procédé encore qu'il a imaginé ses Planctae ou roches errantes à l'instar des Cyanées, tirant toujours ses fables de quelque fait réel parvenu à sa connaissance ? Comme les Cyanées sont des écueils dangereux, si dangereux même qu'on les appelle quelquefois aussi les roches Symplégades, c'est sous les mêmes couleurs qu'il a représenté les Planctae dans son poème, imaginant pour plus de ressemblance cette navigation périlleuse de Jason au milieu des îles errantes. Ajoutons que le détroit des Colonnes et le détroit de Sicile lui suggéraient aussi tout naturellement ce mythe des Planctae. Ainsi de la fiction du Tartare, fondée pourtant sur une donnée fausse, on peut déjà conclure qu'Homère connaissait la Tartesside et qu'il y a fait allusion.

13. Mais la chose ressort mieux encore [de l'emploi qu'il a fait de certaines notions positives] que nous allons rappeler : l'expédition d'Hercule, par exemple, en ces contrées lointaines et celles des Phéniciens aux mêmes lieux lui donnaient des vaincus l'idée d'un peuple riche et amolli ; et il est de fait que l'assujettissement de cette partie de l'Ibérie aux Phéniciens a été si complet, qu'aujourd'hui encore, dans la plupart des villes de la Turdétanie et des campagnes environnantes, le fond de la population est d'origine phénicienne. Il me paraît certain aussi qu'Ulysse avait poussé jusqu'ici ses courses guerrières, et qu'Homère, qui avait dû rechercher dans l'histoire tout ce qui se rapportait à son héros, l'a su et en a tiré prétexte pour transporter l'Odyssée, comme il avait fait l'Iliade, du domaine de la réalité pure dans celui de la poésie et des mythes ou fictions familières aux poètes.Il est constant, en effet, que ce n'est pas seulement sur les côtes d'Italie et de Sicile et dans les parages environnants qu'on peut relever les vestiges de toute cette histoire, et l'Ibérie elle-même nous montre aujourd'hui une vile du nom d'Odyssea, un temple de Minerve et mille autres traces des erreurs du héros et de ceux qui, comme lui, survécurent à la guerre de Troie, à cette guerre aussi funeste, on peut dire, aux vainqueurs qu'aux vaincus, les premiers n'ayant remporté qu'une victoire cadméenne. Cette victoire, on le sait, avait coûté à chacun des chefs grecs la ruine de sa maison et ne lui avait rapporté en échange qu'une bien faible part des dépouilles de l'ennemi, de sorte qu'à l'imitation des chefs Troyens qui avaient échappé à la mort et à l'esclavage ils s'étaient tournés vers la piraterie, faisant par honte ce que ceux-ci avaient fait par dénument, car chacun s'était dit

«Qu'il est humiliant de rester si longtemps»

loin des siens, humiliant surtout

«De revenir auprès d'eux les mains vides».

Et c'est ainsi qu'à côté des erreurs d'Enée, d'Anténor et des Hénètes, l'histoire a enregistré celles de Diomède, de Ménélas, de Ménesthée et de maint autre héros grec. Or, instruit par la voix de l'histoire de toutes ces expéditions guerrières aux côtes méridionales de l'Ibérie, instruit aussi de la richesse de cette contrée et des biens de toute sorte qu'elle possède et que les Phéniciens avaient fait connaître, Homère a eu l'idée d'y placer la demeure des Ames pieuses et ce champ Elyséen, où, suivant la prédiction de Protée, Ménélas devait habiter un jour :

«Quant à vous, Ménélas, les immortels vous conduiront vers le champ Elyséen, aux bornes mêmes de la terre :
c'est là que siège le bond Rhadamanthe, là aussi que les humains goûtent la vie la plus facile à l'abri de la neige,
des frimas et de la pluie et qu'au sein de l'Océan s'élève sans cesse le souffle harmonieux et rafraîchissant du zéphyr».

La pureté de l'air et la douce influence du zéphyr sont bien en effet des caractères propres à cette partie de l'Ibérie, qui, tournée toute du côté de l'occident, possède un climat vraiment tempéré. Il se trouve en outre qu'elle est située juste aux derniers confins de la ferre habitée, c'est-à-dire aux lieux mêmes où la fable, avons-nous dit, a placé les enfers, car la mention de Rhadamanthe dans les vers qui précèdent implique le voisinage de Minos, et l'on sait ce qu'il est dit de Minos dans Homère : «Là j'ai vu Minos, au visage rayonnant, Minos, le fils de Jupiter, qui, son sceptre d'or dans la main, rendait la justice aux morts». D'autres poètes maintenant, venus après Homère, ont enchéri sur ce qu'il avait fait en imaginant à leur tour et l'enlèvement par Hercule des troupeaux de Géryon, et l'expédition du même héros à la conquête des pommes d'or du jardin des Hespérides, et ces îles des Bienheureux, dans lesquelles nous reconnaissons aujourd'hui quelques-unes des îles situées non loin de l'extrémité de la Maurusie qui fait face à Gadira.

14. Mais, je le répète, les premiers renseignements étaient dus aux Phéniciens, qui, maîtres de la meilleure partie de l'Ibérie et de la Libye, dès avant l'époque d'Homère, demeurèrent en possession de ces contrées jusqu'à la destruction de leur empire par les armes romaines. Quant à la richesse de l'Ibérie, elle nous est attestée encore par ce que disent certains historiens, que les Carthaginois, dans une expédition que commandait Barca, trouvèrent les peuples de la Turdétanie se servant de crèches d'argent et de tonneaux d'argent ; on se demande même à ce propos si ce ne serait pas l'extrême félicité de ces peuples qui aurait donné lieu à la réputation de longévité qu'on leur a faite, qu'on a faite surtout à leurs rois, et qu'Anacréon rappelle dans ce passage : «Je ne souhaite pour moi ni la corne d'Amalthée ni un siècle et demi de règne sur l'heureuse Tartesse» ; ce qui expliquerait, pour le dire en passant, comment Hérodote nous a conservé le nom d'Arganthonius, l'un de ces rois.

15. A l'avantage de posséder un pays aussi riche se joint, pour les Turdétans, l'avantage de moeurs douces et policées, qui s'observent, du reste, par le fait du voisinage, si ce n'est même de la parenté, comme le croit Polybe, chez les Celtici pareillement, bien qu'à un degré moindre, puisque, en général, les Celtici vivent dispersés dans des bourgades. Les Turdétans, et surtout ceux des rives du Baetis, ne s'en sont pas moins entièrement convertis à la manière de vivre des Romains, jusqu'à renoncer à l'usage de leur idiome national ; et comme, en outre, beaucoup d'entre eux ont été gratifiés du jus Latii et qu'ils ont reçu dans leurs villes à plusieurs reprises des colonies romaines, il ne s'en faut guère aujourd'hui que tous soient devenus Romains. L'existence de colonies, telles que Pax Augusta chez les Celtici, Augusta Emerita chez les Turdules, Caesaraugusta chez les Celtibères et autres semblables, montre assez en effet le changement qui s'est opéré dans la constitution politique du pays. En général, on désigne sous le nom de togati tous les peuples d'Ibérie qui ont adopté ce nouveau genre de vie et les Celtibères eux-mêmes sont aujourd'hui du nombre, bien qu'ils aient été longtemps réputés les plus féroces de tous. Voilà ce que nous avions à dire de la Turdétanie.


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