III, 3 - Le Tage et la Lusitanie

Carte Spruner (1865)

1. Qu'on remonte maintenant, en partant toujours du promontoire Sacré, l'autre partie de la côte, celle qui se dirige vers le Tage, on la voit d'abord qui se creuse en forme de golfe ; puis vient le promontoire Barbarium, suivi immédiatement des bouches du Tage : la traversée [dudit golfe] en ligne directe jusqu'aux bouches du Tage est de [1000] stades. Des estuaires se remarquent également sur cette partie de la côte ; nous en signalerons un notamment qui, partant du [promontoire] nommé ci-dessus, pénètre à plus de 400 stades dans l'intérieur et [peut amener les bâtiments jusqu'à Salacia]. Le Tage, large de 20 stades environ à son embouchure, se trouve avoir en même temps assez de profondeur pour que les plus gros transports du commerce le puissent remonter ; et comme, à la marée haute, il forme, en se répandant sur les campagnes qui le bordent, deux espèces de mers intérieures d'une étendue de 150 stades, toute cette portion de la plaine se trouve par le fait acquise à la navigation. De ces deux lacs ou estuaires [que forme le Tage], celui qui est situé le plus haut contient une petite île longue de 30 stades environ et large à peu près d'autant, qui se fait remarquer par la beauté de ses [oliviers] et de ses vignes. Cette île se voit à la hauteur de Moron, ville heureusement située sur une montagne, tout près du fleuve, et à la distance de 500 stades environ de la mer, avec de riches campagnes autour d'elle et de grandes facilités de communication par la voie du fleuve, puisque les plus forts bâtiments peuvent remonter celui-ci dans une bonne partie de son cours, et que dans le reste, c'est-à-dire encore plus loin au-dessus de Moron qu'il n'y a de Moron à la mer, il demeure navigable aux barques ou embarcations de rivière. C'est de cette ville que Brutus, surnommé le Callaïque, avait fait sa base d'opérations dans sa campagne contre les Lusitans, laquelle se termina, comme on sait, par la défaite de ces peuples. Il avait en outre fortifié Oliosipon, qui par sa position est comme la [clef] du fleuve, de façon à être maître de son cours et à être toujours libre de faire arriver par cette voie jusqu'à son armée les approvisionnements nécessaires : ces deux villes naturellement sont les plus fortes de toutes celles qui bordent le Tage. Ce fleuve, déjà très poissonneux, abonde aussi en coquillages. Il prend sa source chez les Celtibères et traverse successivement le pays des Vettons, et ceux des Carpétane et des Lusitans, en se dirigeant au couchant équinoxial. Jusqu'à un certain point de son cours, il coule parallèlement à l'Anas et au Baetis ; mais, plus loin, sa direction s'écarte de la leur, ces deux fleuves se détournant alors vers la côte méridionale.

2. Des peuples dont nous avons parlé plus haut comme habitant au-dessus des montagnes, les plus méridionaux sont les Orétans, qui s'avancent même jusqu'à la côte dans la partie de l'Ibérie comprise en dedans des Colonnes d'Hercule. Au N. de ceux-ci, maintenant, on rencontre les Carpétans, et plus loin les Vettons et les Vaccéens, dont le territoire est traversé par le Durius : c'est à Acoutea en effet, ville des Vaccéens, qu'on passe habituellement ce fleuve. Viennent enfin les Callaïques, qui occupent une grande partie des montagnes, et qui, ayant été pour cette raison plus difficiles à vaincre, ont mérité de donner leur nom au vainqueur des Disions et ont fini même aujourd'hui par l'étendre et l'imposer à la plupart des peuples de la Lusitanie. Les villes principales de l'0rétanie sont Castalon et Oria.

3. Au N. du Tage, s'étend la Lusitanie, qu'habite la plus puissante des nations ibériennes, celle de toutes qui a le plus longtemps arrêté les armes romaines. Cette contrée a pour bornes, au midi le Tage, à l'ouest et au nord l'Océan, et à l'est les possessions des Carpétans, des Vettons, des Vaccéens et des Callaïques, pour ne parler que des peuples connus, car il y en a d'autres qui ne méritent pas d'être nommés, vu leur peu d'importance et leur obscurité. Contrairement à ce que nous venons de dire, quelques auteurs modernes comprennent parmi les peuples lusitans ces tribus limitrophes elles-mêmes. Ajoutons alors que ces tribus confinent, du côté de l'est, les callaïques à la nation des Astures et à celle des Celtibères, et toutes les autres à la Celtibérie. La longueur de la Lusitanie [jusqu'au cap Nerium] est de 3000 stades ; quant à la largeur, laquelle se mesure de la limite orientale à la côte qui lui fait face, elle est beaucoup moindre. Toute la partie orientale est élevée et âpre, mais, au-dessous jusqu'à la mer, le pays ne forme plus qu'une plaine à peine interrompue par quelques montagnes de médiocre hauteur. Aussi Posidonius désapprouve-t-il Aristote d'avoir attribué le phénomène des marées à la disposition de cette côte et de celle de la Maurusie, comme si le reflux de la mer était dû à l'élévation et à la nature rocailleuse de ces extrémités de la terre habitée, qui recevant le flot durement, devraient naturellement le renvoyer de même : les côtes d'Ibérie en effet, et Posidonius le fait remarquer avec raison, n'offrent presque partout que des dunes fort basses.

4. La contrée que nous décrivons est riche et fertile ; des cours d'eau, grands et petits, l'arrosent, qui viennent tous de l'est et coulent parallèlement au Tage ; la plupart peuvent être remontés, et charrient des paillettes d'or en très grande quantité. Les plus connus de ces cours d'eau à partir du Tage sont le Mundas et la Vacua, qui ne peuvent être l'un et l'autre remontés qu'à une faible distance. Vient ensuite le Durius, dont la source est très éloignée, et qui baigne Numance ou Nomantia et mainte autre place appartenant soit aux Celtibères soit aux Vaccéens ; les gros bâtiments eux-mêmes peuvent le remonter l'espace de 800 stades environ. On franchit encore d'autres cours d'eau, puis l'on atteint le Léthé. Ce fleuve que les auteurs appellent aussi tantôt le Limeas, et tantôt l'Oblivio, descend également de la Celtibérie et du pays des Vaccéens. Il en est de même du Baenis qui lui succède : le Baenis, ou Minius, comme on l'appelle quelquefois, est de tous les fleuves de la Lusitanie le plus grand de beaucoup et il peut être, comme le Durius, remonté l'espace de 800 stades. Posidonius, lui, le fait venir, ainsi que le Durios, du pays des Cantabres. Son embouchure est commandée par une île et protégée par une double jetée, à l'abri de laquelle les vaisseaux peuvent mouiller. Notons ici une disposition naturelle très heureuse, c'est que le lit de tous ces cours d'eau est si profondément encaissé qu'il suffit même à contenir les flots de la marée montante, ce qui prévient les débordements et empêche que les plaines environnantes soient jamais inondées. Le Baenis fut le terme des opérations de Brutus ; mais on trouverait plus loin encore d'autres cours d'eau coulant parallèlement aux précédents.

5. Les derniers peuples de la Lusitanie sont les Artabres, qui habitent près du cap Nerium. Dans le voisinage du même cap, qui forme l'extrémité à la fois du côté occidental et du côté septentrional de l'Ibérie, habitent les Celtici, proches parents de ceux des bords de l'Anas. On raconte en effet qu'une bande de ces derniers, qui avait entrepris naguère une expédition en compagnie des Turdules contre les peuples de cette partie de l'Ibérie, s'étant brouillée avec ses alliés dès la rive ultérieure du Limaeas, et, ayant perdu en même temps, pour comble de malheur, le chef qui la commandait, se répandit dans le pays et se décida à y demeurer, ce qui fit donner au Limaeas cette dénomination de fleuve du Léthé ou de l'Oubli. Les villes des Artabres sont agglomérées autour d'un golfe connu des marins qui pratiquent ces parages sous le nom de port des Artabres. Aujourd'hui pourtant on donne aux Artabres plus volontiers le nom d'Arotrebes. - Trente peuples différents habitent la contrée comprise entre le Tage et la frontière des Artabres ; mais, bien que cette contrée soit naturellement riche en fruits et en bétail, ainsi qu'en or, en argent et en autres métaux, la plupart de ces peuples ont renoncé à tirer partie de ces richesses naturelles pour vivre de brigandage ; de tout temps, en effet, ils ont vécu en guerres soit entre eux, soit avec leurs voisins d'au delà du Tage, jusqu'à ce que les Romains aient mis fin à cet état de choses en faisant descendre les peuples de la montagne dans la plaine et en réduisant la plupart de leurs villes à n'être plus que de simples bourgs, en même temps qu'ils fondaient quelques colonies au milieu d'eux. C'étaient les montagnards, comme on peut croire, qui avaient commencé le désordre : habitant un pays triste et sauvage, et possédant à peine le nécessaire, ils en étaient venus à convoiter le bien de leurs voisins. Ceux-ci, de leur côté, avaient dû, pour les repousser, abandonner leurs propres travaux, et, comme ils s'étaient mis eux-mêmes à guerroyer, au lieu de cultiver la terre, leur pays, faute de soins, avait cessé de rien produire, voire même les fruits qui lui étaient naturels, pour devenir un vrai repaire de brigands.

6. Les Lusitans, à ce qu'on dit, excellent à dresser des embuscades et à éclairer une piste ; ils sont agiles, lestes et souples. Le bouclier dont ils se servent est petit, n'ayant que deux pieds de diamètre, la partie antérieure en est concave, et ils le portent suspendu à leur cou par des courroies, on n'en voit pas qui ait d'anse ou d'agrafes. Ils sont armés en outre d'un poignard ou coutelas ; la plupart ont des cuirasses de lin, d'autres, mais en petit nombre, portent la cotte de mailles et le casque à triple cimier ; généralement leurs casques sont de cuir. Les fantassins ont aussi des cnémides, et tiennent à la main chacun plusieurs javelines ; quelques-uns se servent de lances à pointe d'airain. On ajoute que, parmi les peuples riverains du Durios, il en est qui vivent à la façon des Lacédémoniens, se frottant d'huile et se servant d'étrilles et d'étuves chauffées à l'aide de pierres rougies au feu, puis se baignant dans l'eau froide et ne faisant jamais qu'un seul repas, très proprement apprêté, il est vrai, mais d'une extrême frugalité. Les Lusitans font de fréquents sacrifices aux dieux, et examinent les entrailles, sans les arracher du corps de la victime, ils observent aussi les veines de la poitrine, et tirent en outre certaines indications du simple toucher. Ils consultent même dans certains cas les entrailles humaines, se servant à cet effet de leurs prisonniers de guerre, qu'ils revêtent au préalable de saies pour le sacrifice, et, quand la victime tombe éventrée de la main de l'haruspice, ils tirent un premier avertissement de la chute même du corps. Souvent aussi ils coupent la main droite à leurs captifs et en font offrande aux dieux.

7. Tous ces montagnards sont sobres, ne boivent que de l'eau et couchent sur la dure ; ils portent les cheveux longs et flottants à la manière des femmes, mais, pour combattre, ils se ceignent le front d'un bandeau. Ils se nourrissent surtout de la chair du bouc, Dans leurs sacrifices au dieu Mars, ils immolent aussi des boucs, ainsi que des prisonniers de guerre et des chevaux. Ils font en outre des hécatombes de chaque espèce de victime, à la façon des Grecs. Ils célèbrent des jeux gymniques, hoplitiques et hippiques, dans lesquels ils s'exercent au pugilat et à la course, et simulent des escarmouches et des batailles rangées. Les trois quarts de l'année, on ne se nourrit dans la montagne que de glands de chêne, qui, séchés, concassés et broyés, servent à faire du pain. Ce pain peut se garder longtemps. Une espèce de bière faite avec de l'orge y est la boisson ordinaire ; quant au vin, il est rare, et le peu qu'on en fait est bientôt consommé dans ces grands banquets de famille si fréquents chez ces peuples. Le beurre y tient lieu d'huile. On mange assis ; il y a pour cela des stalles en pierre, qui règnent tout autour des murs et où les convives prennent place suivant l'âge et le rang. Les mets circulent de main en main. Tout en buvant, les hommes se mettent à danser, tantôt formant des choeurs au son de la flûte et de la trompette, tantôt bondissant un à un à qui sautera le plus haut en l'air et retombera le plus gracieusement à genoux. Dans la Bastétanie, les femmes dansent aussi mêlées aux hommes, chacune ayant son danseur vis-à-vis, à qui elle donne de temps en temps les mains. Tous les hommes sont habillés de noir, ils ne quittent pas à proprement parler leurs saies, s'en servant même en guise de couvertures sur leurs lits de paille sèche : ces manteaux, comme ceux des Celtes, sont faits de laine grossière ou de poil de chèvre. Quant aux femmes, elles ne portent que des manteaux et des robes de couleur faites d'étoffes brochées. Dans l'intérieur des terres, on ne connaît, à défaut de monnaies, que le commerce d'échange, ou bien on découpe dans des lames d'argent de petits morceaux qu'on donne en payement de ce qu'on achète. Les criminels condamnés à mort sont précipités ; mais les parricides sont lapidés hors du territoire, par delà la frontière la plus reculée. Les cérémonies du mariage sont les mêmes qu'en Grèce. Les malades, comme cela se pratiquait anciennement chez les Assyriens, sont exposés dans les rues pour provoquer ainsi les conseils de ceux qui ont été atteints des mêmes maux. Antérieurement à l'expédition de Brutus, ces peuples ne se servaient que de bateaux de cuir pour traverser les estuaires et étangs de leur pays ; aujourd'hui ils commencent aussi à avoir des canots creusés dans un seul tronc d'arbre, mais l'usage en est encore peu répandu. Le sel qu'ils recueillent est rouge pourpre, seulement il devient blanc quand il est écrasé. Tel est le genre de vie de tous les montagnards, et, comme je l'ai déjà dit, je comprends sous cette dénomination les différents peuples qui bordent le côté oriental de l'Ibérie jusqu'au pays des Vascons et au Mont Pyréné, à savoir les Callaïques, les Astures et les Cantabres, qui ont tous en effet une manière de vivre uniforme : je pourrais sans doute faire la liste de ces peuples plus longue, mais je n'en ai pas le courage et je recule, je l'avoue, devant l'ennui d'une transcription pareille, n'imaginant pas d'ailleurs que personne puisse trouver du plaisir à entendre des noms comme ceux des Pleutaures, des Bardyètes, des Allobriges et d'autres moins harmonieux et moins connus encore.

8. Au surplus, ce n'est pas seulement la guerre qui a engendré chez ces peuples ces moeurs rudes et sauvages, elles tiennent aussi à l'extrême éloignement où leur pays se trouve des autres contrées, car pour y arriver soit par terre, soit par mer, il faut toujours faire un chemin très long, et naturellement, cette difficulté de communication leur a fait perdre toute sociabilité et toute humanité. Il faut dire pourtant qu'aujourd'hui le mal est moins grand par suite du rétablissement de la paix et des fréquents voyages que les Romains font dans leurs montagnes. Restent quelques tribus qui ont jusqu'ici moins participé que les autres à ce double avantage, celles-là ont conservé un caractère plus farouche, plus brutal, sans compter que chez la plupart d'entre elles cette disposition naturelle a pu se trouver augmentée encore par l'âpreté des lieux et la rigueur du climat. Mais, je le répète, toutes les guerres se trouvent aujourd'hui terminées ; les Cantabres eux-mêmes, qui de tous ces peuples étaient les plus attachés à leurs habitudes de brigandage, ont été réduits par César-Auguste, ainsi que les tribus qui les avoisinent, et, au lieu de dévaster comme par le passé les terres des alliés du peuple romain, ils portent maintenant les armes pour les Romains mêmes : tel est le cas aussi des Coniaci, [des Aruaci], qui habitent [la ville de Segida], aux sources de l'Ebre, [des Belli et des Tytthi]. De plus, Tibère a, sur l'indication d'Auguste, son prédécesseur, envoyé dans ces contrées un corps de trois légions, dont la présence se trouve avoir beaucoup fait déjà, non seulement pour pacifier, mais encore pour civiliser une partie de ces peuples.


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