IV, 4 - La Belgique

Carte Spruner (1865)

1. Les derniers peuples que nous ayons encore à mentionner après ceux qui précèdent appartiennent à la Belgique parocéanique ou maritime. De ce nombre sont les Vénètes qui livrèrent à César cette grande bataille navale : ils s'étaient proposé d'empêcher César de passer en Bretagne, l'île de Bretagne étant le principal débouché de leur commerce. Mais César eut facilement raison de leur flotte, bien que ses vaisseaux n'eussent pu faire usage de leurs éperons, le bois des embarcations vénètes ayant trop d'épaisseur : il laissa l'ennemi arriver sur lui à pleines voiles et poussé par le vent, puis, sur son ordre, les Romains, qui s'étaient munis de faux emmanchées au bout de longues piques, se mirent à couper et à arracher les voiles des vaisseaux vénètes, voiles faites en cuir à cause de la violence habituelle du vent dans ces parages, et que les Vénètes tendent, non avec des câbles, mais à l'aide de chaînes. Quant aux vaisseaux mêmes, ils sont très larges de fond, très élevés de la poupe comme de la proue, pour pouvoir mieux résister aux marées de l'Océan, et construits en chêne, vu que le chêne abonde sur ces côtes : seulement, eu égard à la nature de ce bois, on ne rapproche pas les planches de façon à les faire joindre exactement, mais on y laisse des interstices, qu'on bouche ensuite avec des algues marines, pour éviter que, quand le navire est tiré à terre, le bois, faute d'humidité, ne se dessèche ; car, tandis que le bois de chêne est toujours sec et maigre, les algues sont plutôt humides de leur nature. La plupart des peuples Celtes ou Gaulois établis en Italie (les Boiens notamment et les Sénons) étant venus de la Gaule transalpine, je serais assez porté à croire que les Vénètes de l'Adriatique sont une colonie de ces Vénètes de l'Océan, et que c'est uniquement la ressemblance des noms qui les a fait passer pour originaires de Paphlagonie. Je ne donne pas du reste mon opinion pour certaine, mais elle est vraisemblable, et, dans les questions de ce genre, cela suffit. Aux Vénètes succèdent les Osismiens, ou, comme les nomme Pythéas, les [Ostimiens] : ce peuple habite une presqu'île qui avance passablement loin dans l'Océan, pas aussi loin pourtant que le prétend Pythéas et qu'on le répète d'après lui. Quant aux nations comprises entre le Sequanas et le Liger, elles confinent, [avons-nous dit,] les unes aux Séquanes, et les autres aux Arvernes.

2. Tous les peuples appartenant à la race dite gallique ou galatique sont fous de guerre, irritables et prompts à en venir aux mains, du reste simples et point méchants : à la moindre excitation, ils se rassemblent en foule et courent au combat, mais cela ouvertement et sans aucune circonspection, de sorte que la ruse et l'habileté militaires viennent aisément à bout de leurs efforts. On n'a qu'à les provoquer, en effet, quand on veut, où l'on veut et pour le premier prétexte venu, on les trouve toujours prêts à accepter le défi et à braver le danger, sans autre arme même que leur force et leur audace. D'autre part, si on les prend par la persuasion, ils se laissent amener aisément à faire ce qui est utile, témoin l'application qu'ils montrent aujourd'hui même pour l'étude des lettres et de l'éloquence. Cette force dont nous parlions tout à l'heure tient en partie à la nature physique des Gaulois, qui sont tous des hommes de haute taille, mais elle provient aussi de leur grand nombre. Quant à la facilité avec laquelle ils forment ces rassemblements tumultueux, la cause en est dans leur caractère franc et généreux qui fait qu'ils sentent l'injure de leurs voisins comme la leur propre et s'en indignent avec eux. Aujourd'hui, à vrai dire, que ces peuples, asservis aux Romains, sont tenus de prendre en tout les ordres de leurs maîtres, ils vivent entre eux dans une paix profonde ; mais nous pouvons nous représenter ce qu'ils étaient anciennement par ce qu'on raconte des moeurs actuelles des Germains, car, physiquement et politiquement, les deux peuples se ressemblent et peuvent passer pour frères, sans compter qu'ils habitent des contrées limitrophes, séparées uniquement par le Rhin et ayant ensemble presque sous tous les rapports une grande analogie, si ce n'est que la Germanie est plus septentrionale, comme il est facile de le vérifier en comparant ses parties méridionale et septentrionale respectivement avec les parties méridionale et septentrionale de la Gaule. Les migrations lointaines des Gaulois trouvent leur explication précisément dans cette tendance à procéder toujours tumultuairement et par levées en masse, dans cette habitude, surtout, de se déplacer, eux, leurs familles et leurs biens, dès qu'ils se voyaient attaqués sur leurs terres par un ennemi plus fort. Ajoutons que la même cause a rendu la conquête de la Gaule beaucoup moins difficile pour les Romains que celle de l'Ibérie : la guerre d'Ibérie commencée plus tôt finit, on le sait, plus tard, et, dans l'intervalle, les Romains avaient eu le temps de réduire tous les peuples compris entre le Rhin et les monts Pyrénées. Comme les Gaulois attaquent toujours par grandes masses et avec toutes leurs forces, c'est par grandes masses aussi qu'ils succombaient ; les Ibères, au contraire, ménageaient en quelque sorte et morcelaient la guerre, ne combattant jamais tous à la fois, mais par bandes détachées et tantôt sur un point, tantôt sur un autre, à la façon des brigands. Les Gaulois n'en sont pas moins par nature tous d'excellents soldats, supérieurs seulement comme cavaliers à ce qu'ils sont comme fantassins, et, en effet, à l'heure qu'il est, c'est de chez eux que les Romains tirent leur meilleure cavalerie. On remarque aussi qu'ils sont plus belliqueux à proportion qu'ils sont plus avancés vers le Nord et plus voisins de l'Océan.

3. A ce titre, le premier rang, dit-on, appartient aux Belges, confédération de quinze peuples répandus le long de l'Océan entre le Rhin et la Loire, et assez vaillants en effet pour avoir pu à eux seuls arrêter l'invasion germanique, j'entends celle des Cimbres et des Teutons. Parmi les Belges mêmes, les Bellovaques sont réputés les plus braves, et, après les Bellovaques les Suessions. Les Belges sont d'ailleurs extrêmement nombreux, on peut en juger par ce que disent les historiens qu'ils comptaient anciennement jusqu'à 300.000 hommes pouvant porter les armes. On a déjà vu plus haut quelle multitude de soldats pouvaient mettre sur pied la nation des Helvètes et celle des Arvernes avec ses alliés, tout cela ensemble peut donner une idée de la population élevée de la Gaule entière et justifie ce que nous avons déjà dit de l'heureuse fécondité des femmes gauloises et de leur supériorité comme nourrices. Les Gaulois sont habillés de saies, ils laissent croître leurs cheveux et portent des anaxyrides ou braies larges et flottantes, et, au lieu de tuniques, des blouses à manches qui leur descendent jusqu'aux parties et au bas des reins. La laine dont ils se servent pour tisser ces épais sayons appelés laenae est rude, mais très longue de poil. Les Romains réussissent pourtant, et cela dans les parties les plus septentrionales de la Belgique, à obtenir une laine passablement soyeuse en faisant couvrir de peaux les brebis. L'armure des Gaulois est en rapport avec leur haute stature : elle se compose en premier lieu d'un sabre long qu'ils portent pendu à leur flanc droit, puis d'un bouclier de forme allongée, de piques longues à proportion et d'une sorte de dard ou javelot appelé madaris. Quelques-uns se servent en outre d'arcs et de frondes. Ils ont encore une arme de jet, une sorte de haste en bois, semblable à celle des vélites, qu'ils lancent sans amentum ou courroie, et rien qu'avec la main, plus loin qu'une flèche, ce qui fait qu'ils s'en servent de préférence, même pour chasser à l'oiseau. Presque tous les Gaulois, aujourd'hui encore, couchent sur la dure et prennent leurs repas assis sur de la paille. Ils se nourrissent de lait, de viandes de diverses sortes, mais surtout de viande de porc, fraîche ou salée. Les porcs ici n'étant jamais rentrés acquièrent une taille, une vigueur et une vitesse si grandes, qu'il y a du danger à s'en approcher quand on n'en est pas connu et qu'un loup lui-même courrait de grands risques à le faire. Les maisons des Gaulois, bâties en planches et en claies d'osier, sont spacieuses et ont la forme de rotondes ; une épaisse toiture de chaume les recouvre. La grande quantité de bétail, surtout de moutons et de porcs, qu'ils possèdent, explique comment ils peuvent approvisionner si abondamment de saies et de salaisons, non seulement Rome, mais la plupart des autres marchés de l'Italie. La forme de gouvernement la plus répandue autrefois chez les peuples gaulois était la forme aristocratique : en vertu d'un usage immémorial, chacun d'eux tous les ans se choisissait un chef, et, de même, en cas de guerre ; chaque armée élisait son général. Mais aujourd'hui ils relèvent presque tous de l'administration romaine. Il se passe dans leurs assemblées politiques quelque chose de particulier : si l'un des assistants interrompt bruyamment l'orateur ou cause quelque désordre, le licteur ou officier public s'avance l'épée nue à la main, et lui impose silence d'un air menaçant ; s'il continue, le licteur répète deux ou trois fois son ordre et finit par couper au perturbateur un pan de sa saie assez large pour que le reste ne puisse plus servir. Nous ferons remarquer aussi que, chez les Gaulois, les occupations des hommes et des femmes sont distribuées juste à l'inverse de ce qu'elles sont chez nous, mais c'est là une particularité qui leur est commune avec mainte autre nation barbare.

4. Chez tous les peuples gaulois sans exception se retrouvent trois classes d'hommes qui sont l'objet d'honneurs extraordinaires, à savoir les Bardes, les Vatès et les Druides, les Bardes, autrement dits les chantres sacrés, les Vatès, autrement dits les devins qui président aux sacrifices et interrogent la nature, enfin les Druides, qui, indépendamment de la physiologie ou philosophie naturelle, professent l'éthique ou philosophie morale. Ces derniers sont réputés les plus justes des hommes, et, à ce titre, c'est à eux que l'on confie l'arbitrage des contestations soit privées soit publiques : anciennement, les causes des guerres elles-mêmes étaient soumises à leur examen et on les a vus quelquefois arrêter les parties belligérantes comme elles étaient sur le point d'en venir aux mains. Mais ce qui leur appartient spécialement c'est le jugement des crimes de meurtre, et il est à noter que, quand abondent les condamnations pour ce genre de crime, ils y voient un signe d'abondance et de fertilité pour le pays. Les Druides (qui ne sont pas les seuls du reste parmi les barbares) proclament l'immortalité des âmes et celle du monde, ce qui n'empêche pas qu'ils ne croient aussi que le feu et l'eau prévaudront un jour sur tout le reste.

5. A leur franchise, à leur fougue naturelle les Gaulois joignent une grande légèreté et beaucoup de fanfaronnade, ainsi que la passion de la parure, car ils se couvrent de bijoux d'or, portent des colliers d'or autour du cou, des anneaux d'or autour des bras et des poignets, et leurs chefs s'habillent d'étoffes teintes de couleurs éclatantes et brochées d'or. Cette frivolité de caractère fait que la victoire rend les Gaulois insupportables d'orgueil, tandis que la défaite les consterne. Avec leurs habitudes de légèreté, ils ont cependant certaines coutumes qui dénotent quelque chose de féroce et de sauvage dans leur caractère, mais qui se retrouvent, il faut le dire, chez la plupart des nations du Nord. Celle-ci est du nombre : au sortir du combat, ils suspendent au cou de leurs chevaux les têtes des ennemis qu'ils ont tués et les rapportent avec eux pour les clouer, comme autant de trophées, aux portes de leurs maisons. Posidonius dit avoir été souvent témoin de ce spectacle, il avait été long à s'y faire, toutefois l'habitude avait fini par l'y rendre insensible. Les têtes des chefs ou personnages illustres étaient conservées dans de l'huile de cèdre et ils les montraient avec orgueil aux étrangers, refusant de les rendre même quand on voulait les leur racheter au poids de l'or. Les Romains réussirent pourtant à les faire renoncer à cette coutume barbare ainsi qu'à maintes pratiques de leurs sacrificateurs et de leurs devins qui répugnaient trop à nos moeurs : il était d'usage, par exemple, que le malheureux désigné comme victime reçût un coup de sabre [à l'endroit des fausses côtes,] puis l'on prédisait l'avenir d'après la nature de ses convulsions [et cela en présence des Druides], vu que jamais ils n'offraient de sacrifices sans que des Druides y assistassent. On cite encore chez eux d'autres formes de sacrifices humains : tantôt, par exemple, la victime était tuée [lentement] à coups de flèches, tantôt ils la crucifiaient dans leurs temples, ou bien ils construisaient un mannequin colossal avec du bois et du foin, y faisaient entrer des bestiaux et des animaux de toute sorte pêle-mêle avec des hommes, puis y mettant le feu, consommaient l'holocauste.

6. Dans l'Océan, non pas tout à fait en pleine mer, mais juste en face de l'embouchure de la Loire, Posidonius nous signale une île de peu d'étendue, qu'habitent soi-disant les femmes des Namnètes. Ces femmes, possédées de la fureur bachique, cherchent, par des mystères et d'autres cérémonies religieuses, à apaiser, à désarmer le dieu qui les tourmente. Aucun homme ne met le pied dans leur île, et ce sont elles qui passent sur le continent toutes les fois qu'elles sont pour avoir commerce avec leurs maris, après quoi elles regagnent leur île. Elles ont couturne aussi, une fois par an, d'enlever la toiture du temple de Bacchus et de le recouvrir, le tout dans une même journée, avant le coucher du soleil, chacune d'elles apportant sa charge de matériaux. Mais s'il en est une dans le nombre qui en travaillant laisse tomber son fardeau, aussitôt elle est mise en pièces par ses compagnes, qui, aux cris d'évoé, évoé, promènent autour du temple les membres de leur victime, et ne s'arrêtent que quand la crise furieuse qui les possède s'est apaisée d'elle-même. Or ce travail ne s'achève jamais sans que quelqu'une d'entre elles se soit laissée choir et ait subi ce triste sort. L'histoire des corbeaux dont parle Artémidore tient encore plus de la fable : à l'en croire, il existerait sur la côte de l'Océan un port appelé le Port-des-Deux-Corbeaux, parce qu'il s'y trouvait en effet naguère deux de ces oiseaux ä l'aile droite blanchâtre : les personnes ayant ensemble quelque contestation s'y transportaient, plaçaient une planche en un lieu élevé, et, sur cette planche, des gâteaux, chaque partie disposait les siens de manière à ce qu'on ne pût les confondre, puis les corbeaux s'abattaient sur les gâteaux, mangeaient les uns, culbutaient les autres, et celle des deux parties qui avait eu ses gâteaux ainsi culbutés triomphait. Mais, si ce récit d'Artémidore sent trop la fable, il y a moins d'invraisemblance dans ce que le même auteur nous dit au sujet de Cérès et de Proserpine, qu'une des îles situées sur les côtes de Bretagne possède des cérémonies religieuses rappelant tout à fait les rites du culte de Cérès et de Proserpine dans l'île de Samothrace. Le fait suivant est de ceux aussi qu'on peut admettre : il s'agit d'un arbre, assez semblable au figuier, qui vient en Gaule, et dont le fruit est fait à peu près comme un chapiteau corinthien ; si l'on coupe ce fruit, il en découle, dit-on, un suc mortel dans lequel on trempe les flèches. Enfin, s'il faut en croire un bruit très répandu, tous les Gaulois seraient d'humeur querelleuse ; on assure de même qu'ils n'attachent aucune idée de honte à ce que les garçons prostituent la fleur de leur jeunesse. - Dans Ephore, l'étendue de la Celtique est singulièrement exagérée, car il résulte de ce que dit cet auteur que les Celtes auraient peuplé la plus grande partie de la contrée appelée aujourd'hui Ibérie, et que leurs possessions s'y seraient étendues jusqu'à Gadira. Ajoutons qu'il réduit les Celtes à n'être plus que de purs philhellènes, et qu'il leur prête maint détail de moeurs bien peu en rapport avec ce qu'on observe aujourd'hui chez eux, celui-ci entre autres, qu'ils s'étudient à ne pas trop engraisser, à ne pas trop prendre de ventre, et que la loi punit même d'une amende tout jeune garçon dont l'embonpoint excède la ceinture réglementaire. - Nous n'en dirons pas davantage touchant la Celtique ou Gaule transalpine.


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