IV, 5 - La Bretagne

Carte Spruner (1865)

1. La Bretagne [qui s'offre à nous ensuite] est de forme triangulaire : de ses trois côtés, le plus grand est opposé à la Celtique et se trouve avoir en longueur juste la même dimension que le côté correspondant de cette contrée, c'est-à-dire 4300 ou 4400 stades, à prendre ledit côté depuis les bouches du Rhin jusqu'à l'extrémité septentrionale ou aquitanique du mont Pyréné, et le côté opposé depuis le cap Cantium, qui fait face aux bouches du Rhin, représentant ainsi le point le plus oriental de l'île, jusqu'à cet autre cap qui, situé juste en face de la limite extrême de l'Aquitaine et du mont Pyréné, en forme la pointe la plus occidentale. Notons que nous prenons là le minimum de distance entre le mont Pyréné et le Rhin, car, ainsi qu'on l'a vu plus haut, la plus grande distance entre ces deux limites est de 5000 stades, mais il y a lieu de croire que le fleuve s'écarte par degrés de sa direction première (laquelle est exactement parallèle à celle de la chaîne de montagnes), les deux lignes inclinant sensiblement l'une vers l'autre par celles de leurs extrémités qui aboutissent à l'Océan.

2. Il y a quatre points sur le continent d'où s'effectue habituellement la traversée dans l'île de Bretagne, ce sont les bouches du Rhin, du Sequanas, du Liger et du Garounas. Toutefois, quand on part des provinces rhénanes, ce n'est pas aux bouches mêmes du Rhin qu'on s'embarque, mais sur la côte de Morinie attenante au pays des Ménapes : c'est là, en effet, que se trouve Itium, ce port dont le divin César fit le rendez-vous de sa flotte, quand il fut pour passer en Bretagne. Il s'y embarqua de nuit, et le lendemain, vers la quatrième heure, il abordait dans l'île, ayant franchi la distance de 320 stades [que mesure le détroit], et trouvait le blé encore sur pied dans les champs. L'île de Bretagne est presque toute en plaines et en bois ; dans maints endroits pourtant le sol s'y élève sensiblement. Elle produit du blé, du bétail, de l'or, de l'argent, du fer, et ce sont là ses principaux articles d'exportation joints à des cuirs, à des esclaves et à d'excellents chiens de chasse, que les Celtes utilisent également pour la guerre, comme ils font leurs races indigènes. Les Bretons sont plus grands que les Celtes et moins blonds, mais plus mous de tempérament. Veut-on se faire une idée de leur haute taille ? Nous en avons vu de nos yeux à Rome, qui, à peine sortis de l'enfance, dépassaient d'un demi-pied les hommes les plus grands qu'il y eût dans la ville ; il faut dire qu'avec cela ils avaient les jambes cagneuses et le corps généralement mal proportionné. Les moeurs de ces peuples, identiques à peu près à celles des Gaulois, sont pourtant encore plus simples et plus barbares ; c'est au point qu'en certains cantons, où les habitants ont du lait en abondance, ils n'en font pas de fromage faute de savoir s'y prendre, et ne sont guère plus expérimentés en fait de jardinage et d'agriculture. Les différents peuples de la Bretagne sont soumis à des rois. A la guerre, ils se servent surtout de chars, comme quelques-uns des peuples de la Gaule. Pour villes, ils ont leurs bois : ils s'y retranchent dans de vastes clairières circulaires au moyen de grands abatis d'arbres et élèvent là, mais toujours temporairement, de simples cahutes pour eux-mêmes à côté des étables de leurs troupeaux. Le climat de la Bretagne est plutôt pluvieux que neigeux : même par les temps clairs, le brouillard y dure assez pour ne laisser voir le soleil en tout que les trois ou quatre heures du milieu du jour. C'est du reste aussi ce qui arrive en Gaule chez les Morins, les Ménapes et les peuples voisins.

3. Le divin César opéra deux descentes en Bretagne, mais, les deux fois, il dut revenir précipitamment et sans avoir rien fait de grand, sans avoir pu même pénétrer fort avant dans l'intérieur de l'île, à cause des agitations survenues en Gaule tant parmi les barbares que parmi ses propres soldats, et aussi parce qu'il avait perdu une bonne partie de sa flotte dans une de ces hautes marées de l'Océan qui accompagnent toujours la pleine lune. Il ne laissait pas cependant que d'avoir remporté deux ou trois victoires sur les Bretons, bien qu'il n'eût fait passer le détroit qu'à deux de ses légions, et ramenait avec lui beaucoup d'otages et d'esclaves, sans compter le reste du butin. Malgré ce souvenir, nous avons vu quelques-uns des rois du pays rechercher par des ambassades et des soins de toute sorte l'amitié de César Auguste, lui dédier dans le Capitole de pieuses offrandes et livrer leur patrie pour ainsi dire en toute propriété aux Romains. Présentement, les Bretons n'ont à payer que des droits très peu lourds tant sur les marchandises qu'ils exportent de leur pays que sur celles qu'ils importent de Gaule en Bretagne et qui consistent en phalènes, en colliers d'ivoire, en vases d'electrum, en verreries et autres menus articles ou bimbeloteries de ce genre, il n'y a donc pas lieu d'occuper militairement leur pays. Mais, si l'on avait à tirer d'eux un tribut fixe, il faudrait y avoir une légion au moins avec quelque cavalerie. Or, les frais d'entretien de ces troupes égaleraient à coup sûr le montant des impôts perçus, d'autant que l'établissement d'un tribut fixe entraîne nécessairement une diminution des droits sur les marchandises. Ajoutons qu'on s'expose toujours à certains risques quand on a recours à la violence.

4. Il y a dans le voisinage de la Bretagne d'autres îles encore, mais de peu d'étendue ; une seule entre toutes est considérable, c'est l'île d'Ierné, située juste au N. de la Bretagne. Cette île se trouve avoir plus d'étendue en longueur qu'en largeur. Nous n'avons, du reste, rien de certain à en dire, si ce n'est que ses habitants sont encore plus sauvages que ceux de la Bretagne, car ils sont anthropophages en même temps qu'herbivores et croient bien faire en mangeant les corps de leurs pères et en ayant publiquement commerce avec toute espèce de femmes, voire avec leurs mères et leurs soeurs. A dire vrai, ce que nous avançons là repose sur des témoignages peu sûrs ; rappelons pourtant, en ce qui concerne l'anthropophagie, que la même coutume paraît se retrouver chez les Scythes, et que l'histoire nous montre, plus d'une fois, dans les nécessités d'un siège, les Celtes, les Ibères et maint autre peuple barbare réduits à une semblable extrémité.

5. Sur l'île de Thulé, nos renseignements sont encore moins sûrs, vu l'extrême éloignement de cette contrée, qu'on nous représente comme la plus septentrionale de toutes les terres connues. On ne peut guère douter, notamment, que tout ce que Pythéas a publié de cette contrée et de celles qui l'avoisinent ne soit une pure invention, à voir comme il a parlé des contrées qui nous sont aujourd'hui familières : comme il n'a guère parlé de celles-ci, en effet, que pour mentir, ainsi que nous l'avons démontré ci-dessus, il est évident qu'il a dû mentir encore davantage en parlant des extrémités mêmes de la terre. Disons pourtant qu'il a su accommoder ses fictions avec assez de vraisemblance aux données de l'astronomie et de la géographie mathématique, [car on conçoit à la rigueur que, comme il le dit,] les peuples voisins de la zone glaciale ne connaissent, en fait de plantes et de fruits, aucune de nos espèces cultivées, qu'en fait d'animaux domestiques ils manquent absolument des uns, et ne possèdent qu'un très petit nombre des autres ; qu'ils se nourrissent de miel et de légumes, de fruits et de racines sauvages ; que ceux qui ont du blé et du miel en tirent aussi leur boisson habituelle, et que, faute de jamais jouir d'un soleil sans nuages, ils portent leur blé dans de grands bâtiments couverts pour l'y battre, les pluies et le manque de soleil les empêchant naturellement de se servir, comme nous, d'aires découvertes.


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