XIV, 2 - Rhodes et la Carie

Carte Spruner (1865)

1. La contrée au delà du Méandre qui nous reste maintenant à décrire pour compléter notre périple appartient toute à la Carie ; en d'autres termes, la population y est compacte et exclusivement carienne, sans mélange d'éléments lydiens, si ce n'est dans une petite portion du littoral que Milet et Myûs ont détachée de la Carie et se sont appropriée. La Carie maritime s'étend depuis la Pérée rhodienne jusqu'au cap Posidium, dépendance du territoire milésien, et la Carie intérieure ou méditerranée depuis l'extrémité du Taurus jusqu'au cours du Méandre. Généralement, on fait commencer le Taurus aux montagnes situées en arrière des îles Chélidoniennes, lesquelles correspondent juste au point de la côte d'où part la frontière commune de la Pamphylie et de la Lycie (et il est notoire, en effet, que c'est là que le Taurus commence à s'élever d'une manière sensible), mais la vérité est que le versant méridional ou extérieur du Taurus enserre déjà toute la Lycie depuis Cibyra jusqu'à la Pérée rhodienne ; que, le long de la Pérée même, la chaîne de montagnes se continue sans interruption ; qu'elle s'abaisse seulement beaucoup, et qu'alors on ne la considère plus comme faisant partie du Taurus, qu'on ne s'en sert plus surtout pour diviser le pays en régions citérieure et ultérieure, les sommets et les dépressions s'y trouvant épars en quelque sorte et disposés sans ordre, tantôt dans le sens longitudinal, tantôt transversalement, au lieu de se succéder régulièrement comme les créneaux d'un rempart. - Le périple de la côte de Carie, quand on tient compte des golfes et autres sinuosités, mesure en tout 4900 stades ; le périple partiel de la Pérée rhodienne est de près de 1500 stades.

2. Daedala, petite localité appartenant aux Rhodiens, marque le commencement de cette portion du littoral carien, comme le mont Phoenix en marque la fin. Comprise encore dans les possessions rhodiennes de terre ferme, cette montagne a juste en face d'elle l'île d'Elaeüssa, distante de Rhodes de 120 stades. Le premier point intermédiaire que l'on rencontre, quand, à partir de Daedala, on navigue vers l'ouest directement, dans le sens de la côte cilicienne, pamphylienne et lycienne, est le golfe de Glaucus, dans l'intérieur duquel s'ouvrent plusieurs bons ports ; puis on relève successivement le cap et le temple d'Artémisium, un Lêtôon (avec la ville de Calyndas située juste au-dessus, à 60 stades de la côte) ; après le Lêtôon, Caunus, et, non loin de Caunus, avec Pisilis entre deux, l'embouchure du Calbis, laquelle est assez profonde pour que les vaisseaux y puissent pénétrer.

3. La ville de Caunus possède un arsenal maritime et un port fermé ; elle est dominée de très haut par le fort d'Imbrus. Bien que le pays aux alentours soit d'une extrême fertilité, tout le monde convient que le séjour de la ville est malsain, non seulement en été à cause de la chaleur, mais en automne aussi à cause de la trop grande abondance des fruits. On a même fait à ce propos plusieurs bons contes qu'on se plaît à répéter, celui-ci entre autres, que le cithariste Stratonicus, frappé du teint jaune des Cariens, se serait écrié : «Ah ! que le poète a donc eu raison de comparer les hommes à des feuilles ! (Il. VI, 146)

«Et, comme on voit les feuilles remplacer les feuilles, ainsi se succèdent entre elles les générations des hommes».

Là-dessus de vifs reproches de cette allusion ironique à l'insalubrité de leur ville. - Et lui de reprendre aussitôt : «Qui moi ! j'aurais eu le front de qualifier d'insalubre une ville où je vois se promener dans les rues jusqu'à des cadavres !» Les Cauniens naguère avaient prétendu se séparer des Rhodiens, mais un jugement des Romains remit les Rhodiens en possession de Caunus. Il existe un Discours de Molon prononcé à cette occasion contre les Cauniens. Bien que ce peuple parle une langue identique au carien, on assure qu'il est venu de Crète et qu'il se gouverne d'après des lois particulières.

4. Physcus, qu'on rencontre ensuite, est une petite place qui possède port et Lêtôon ; puis viennent les falaises de Loryma, et, plus loin, le mont Phoenix, le point le plus élevé de toute cette côte, que couronne une citadelle de même nom. Juste en face, à 4 stades de la côte, est l'île d'Elaeüssa, qui peut avoir 8 stades de tour.

5. Bâtie à la pointe orientale de l'île [dont elle porte le nom], la ville de Rhodes par ses ports, ses rues, ses murs et son aspect général, forme une cité tellement à part, qu'il n'y a pas de ville, à ma connaissance, qui puisse lui être, je ne dis pas préférée, mais égalée seulement. J'ajouterai qu'on ne peut admirer assez l'excellence de ses lois et le soin qu'elle a toujours apporté aux diverses branches de l'administration et à la marine en particulier, ce qui lui a assuré pendant longtemps l'empire de la mer et donné les moyens de détruire la piraterie et de mériter ainsi l'alliance du peuple romain et de ses amis les rois grecs d'Asie. Or, grâce à ces alliés, elle a pu maintenir son indépendance, en même temps qu'elle se voyait décorer par eux d'une foule de monuments ou d'objets d'art, dont la plus grande partie est aujourd'hui dans le Dionysium et dans le Gymnase, tandis que le reste est dispersé dans les différents quartiers de la ville. De tous ces monuments le plus remarquable sans contredit est la statue colossale du Soleil, oeuvre de Charès, de Charès de Lindos, comme nous l'apprend l'iambographe, auteur de l'inscription :

«De sept fois dix coudées Charès Lindien l'a faite».

Par malheur le colosse gît maintenant étendu sur le sol ; renversé par un tremblement de terre, il s'est brisé en tombant à partir des genoux, et les Rhodiens, pour obéir à je ne sais quel oracle, ne l'ont point relevé. Outre ce monument, qui surpasse, avons-nous dit, tous les autres (on s'accorde en effet universellement à le ranger parmi les sept merveilles du monde), il convient de citer aussi les deux tableaux de Protogène, l'Ialysus et le Satyre à la colonne. Dans ce dernier figurait d'abord une perdrix posée au haut de la colonne ; il paraît même qu'à la vue de cette perdrix, lors de la première exhibition du tableau, la foule dans son ébahissement n'avait eu d'admiration que pour elle, et que la figure du Satyre, si merveilleusement réussie cependant, avait passé presque inaperçue. Les éleveurs de perdrix ajoutèrent encore à la surprise générale en apportant avec eux, pour les mettre en face du tableau, des perdrix apprivoisées qui, dès qu'elles apercevaient la perdrix peinte, se mettaient tout de suite à chanter, à la grande joie des oisifs attroupés. Que fit Protogène en voyant que la figure principale de son tableau en était devenue l'accessoire ? Il demanda aux intendants du temple la permission de venir effacer sa perdrix, et l'effaça bel et bien. Les Rhodiens se montrent très soucieux du bien-être du peuple, bien que leur république ne soit pas à proprement parler démocratique : ils espèrent par là pouvoir contenir la classe si nombreuse des pauvres. Indépendamment des distributions périodiques du blé qui leur sont faites au nom de l'Etat, les indigents reçoivent des riches des secours de toute nature ; c'est là une coutume traditionnelle à laquelle les riches se conforment toujours. Souvent aussi l'assistance des riches a le caractère d'une liturgie, d'une fonction ou prestation publique : tout un approvisionnement, toute une fourniture de vivres est mise à la charge de tel ou tel citoyen riche, de sorte que le pauvre est toujours assuré de sa subsistance et qu'en même temps l'Etat ne risque jamais de manquer de bras pour les différents services publics et en particulier pour les besoins de sa flotte. Ajoutons que de tout temps certains arsenaux ont été tenus cachés et que le public en a ignoré l'existence ; chercher à les découvrir, vouloir y pénétrer eût été regardé comme un crime d'Etat, et ce crime puni de mort sans rémission. Ici du reste, comme à Massalia, comme à Cyzique, tout ce qui est chantier de construction navale, fabrique de machines de guerre, dépôt d'armes et établissement du même genre, est l'objet de soins particuliers ; on peut même dire qu'ici l'organisation est encore meilleure que dans les deux autres villes.

6. Les Rhodiens sont d'origine dorienne comme les habitants d'Halicarnasse, de Cnide et de Cos. On sait, en effet, que des Doriens qui, après la mort de Codrus, fondèrent Mégare une partie seulement demeura dans la Nouvelle Ville, tandis que les autres ou se mêlèrent aux colons que l'argien Althaeménès emmenait en Crète, ou se partagèrent entre Rhodes et les différentes villes que nous venons de nommer. Mais ces migrations sont postérieures aux événements que raconte Homère : au temps de la guerre de Troie, Cnide et Halicarnasse n'existaient même pas encore ; quant aux îles de Rhodes et de Cos, sans doute elles existaient, mais toutes deux étaient au pouvoir de chefs héraclides. Tlépolème avait à peine atteint l'âge viril que

«Par un coup du sort, il devient le meurtrier de Licymnius, un vieillard, l'oncle maternel de son père.
Aussitôt il construit une flotte, rassemble de nombreux compagnons et s'enfuit à travers les mers» (
Il. II, 662).

Puis, ajoute le poète,

«Il arrive à Rhodes ayant longtemps erré ; là ses compagnons s'établissent et se divisent en trois tribus».

Homère nomme les trois villes connues pour exister alors,

«Et Lindos et Ialyse et la crayeuse Camire»,

et naturellement il ne dit rien de la cité des Rhodiens, qui n'était pas encore fondée. Mais on voit que dans ce passage il ne donne nulle part le nom de Doriens [aux compagnons de Tlépolème], il se borne à indiquer qu'ils devaient être Aeoliens et Béotiens, puisque Hercule et Licymnius avaient la Béotie pour demeure habituelle. D'autres auteurs, maintenant, font partir Tlépolème et ses compagnons d'Argos et de Tirynthe, sans que pour cela la colonie conduite par Tlépolème en puisse passer davantage pour une colonie dorienne, son établissement dans l'île de Rhodes ayant précédé le Retour des Héraclides. Même observation pour les habitants de Cos, car, de ce qu'Homère leur donne pour chefs Philippe et Antiphus, fils tous deux de l'héraclide Thessalus (Il. II, 678), on peut inférer qu'ils étaient eux aussi Aeoliens d'origine plutôt que Doriens.

7. Les premiers noms que Rhodes ait portés sont ceux d'Ophiusse et de Stadie, puis elle fut appelée Telchinis du nom des Telchines, ses habitants, qu'on nous présente tantôt comme une race d'enchanteurs et de sorciers, qui, en arrosant [les champs] d'un mélange de soufre et d'eau du Styx, empoisonnaient les animaux et les plantes ; tantôt, au contraire, comme une race éminemment industrieuse, victime seulement des calomnies de rivaux qui avaient trouvé leur compte à la noircir auprès des autres peuples, race originaire de Crète, venue dans l'île de Cypre d'abord, puis de là à Rhodes, et qui la première aurait réussi à travailler le fer et le cuivre, puisque la tradition fait de la faux de Saturne un ouvrage telchine. Nous avons déjà parlé précédemment des Telchines, mais nous sommes bien forcé, en raison de la diversité des légendes de la Fable, de revenir sur les mêmes sujets pour suppléer à ce que nous avons pu omettre.

8. Aux Telchines les mythographes font succéder les Héliades comme conquérants de l'île de Rhodes, et, dans les trois fils nés des amours de Cercaphus, l'un de ces Héliades, et de Cydippé, ils veulent voir les héros éponymes par qui furent fondées les trois villes de Lindos, d'Ialysos et de Camiros «au sol crayeux» (Il. II, 656) ; mais, au dire de certains auteurs, c'est Tlépolème qui fonda ces trois villes, et les noms qu'il leur donna étaient ceux de trois des filles de Danaüs.

9. La ville de Rhodes actuelle fut bâtie, à l'époque de la guerre du Péloponnèse, par le même architecte, dit-on, qui déjà avait bâti le Pirée. Seulement, le Pirée n'existe plus, ayant eu cruellement à souffrir du fait des Lacédémoniens, d'abord, lorsque ceux-ci détruisirent ses skêles ou longs murs, et, plus tard, du fait de Sylla, le général romain.

10. L'histoire nous apprend encore cette particularité curieuse au sujet des Rhodiens, que leur prépondérance maritime ne date pas seulement de la fondation de leur ville actuelle, mais que, bien des années avant l'institution des jeux Olympiques, ils entreprenaient déjà, pour opérer le sauvetage des naufragés, des navigations lointaines : témoin ce voyage d'Ibérie pendant lequel ils fondèrent la ville de Rhodé, devenue plus tard possession massaliote ; témoin encore la double expédition pendant laquelle ils bâtirent Parthénopé chez les Opiques, et, en compagnie d'habitants de Cos, Elpies chez les Dauniens. Quelques auteurs prétendent même que, postérieurement au Retour de Troie, les îles Gymnésies auraient reçu un établissement rhodien. Timée range, sous le rapport de l'étendue, la plus grande des îles Gymnésies tout de suite après les sept îles de Sardaigne, de Sicile, de Cypre, de Crète, d'Eubée, de Cyrnos et de Lesbos, mais ce qu'il dit là n'est pas vrai : on connaît d'autres îles beaucoup plus grandes. Des colons rhodiens vinrent aussi s'établir en Chônie aux environs de Sybaris. Ajoutons qu'Homère lui-même semble attester l'antique prospérité des Rhodiens et la faire remonter au lendemain de la fondation des trois villes, lorsqu'il dit (Il. II, 668) :

«Les peuples vivaient là répartis en trois cités d'après le nombre de leurs tribus, et ils étaient chéris de Jupiter,
qui règne à la fois sur les dieux et sur les hommes. Et le fils de Saturne aimait à répandre sur eux l'inépuisable richesse».

Ramènant ce dernier vers à une forme mythique, quelques auteurs l'entendent d'une pluie d'or qui serait tombée sur l'île de Rhodes, le jour où, pour parler comme Pindare (Olymp. VII, 61), Minerve naquit du cerveau de Jupiter. - L'île de Rhodes a 920 stades de tour.

11. Le premier point qu'on relève à partir de la ville de Rhodes, quand on gouverne de manière à avoir toujours la côte de l'île à sa droite, est la ville de Lindos, qui est bâtie tout au haut d'une montagne et tournée au plein midi juste dans la direction d'Alexandrie. Il s'y trouve un temple célèbre dédié à Athéné Lindienne par la piété des Danaïdes. Dans le principe, avons-nous dit, les Lindiens formaient un Etat séparé, comme les Gamiréens et les Ialysiens, mais plus tard les trois peuples se réunirent et vinrent se fondre dans Rhodes en une seule cité. Cléobule, l'un des sept Sages, était de Lindos.

12. A Lindos succèdent Ixia, localité sans importance, Mnasyrium et l'Atabyris, point culminant de l'île consacré à Zeus Atabyrius. Vient ensuite Camiros, et, après Camiros, Ialysos, simple bourg, dominé par une citadelle ou acropole qu'on nomme l'Ochyrôme. Après quoi, un dernier trajet de 80 stades environ nous ramène devant Rhodes. Dans ce trajet, le seul point intermédiaire à remarquer est la falaise de Thoantium, qui se trouve avoir juste en face d'elle ce groupe de Chalcia, dépendant des Sporades, dont nous avons parlé précédemment.

13. Rhodes a vu naître beaucoup d'hommes de guerre et d'athlètes célèbres, notamment les ancêtres du philosophe Panétius ; beaucoup d'hommes d'Etat aussi ou de politiques, beaucoup d'orateurs enfin et de philosophes, à commencer par Panétius lui-même, à qui l'on peut joindre et Stratoclès et Andronic le péripatéticien et le stoïcien Léonide et les noms plus anciens de Praxiphane, d'Hiéronyme et d'Eudème. Toute la carrière active de Posidonius, comme homme politique et comme philosophe enseignant, s'est passée à Rhodes, mais c'est à Apamee de Syrie qu'il avait vu le jour. Apollonius dit Malacus et Molon, disciples tous deux de l'orateur Ménéclès, étaient dans le même cas, étant nés à Alabanda, et non à Rhodes. C'est Apollonius qui, le premier des deux, vint s'établir à Rhodes ; Molon ne s'y rendit que plus tard et il y fut salué à son arrivée par ces mots d'Apollonius : opsè molôn, «Tard-Venu, [mon cher] !» En revanche, le poète Pisandre, auteur de l'Héraclée, était né à Rhodes même, ainsi que Simmias le grammairien et Aristoclès, un de nos contemporains. Enfin Denys le Thrace et Apollonius, l'auteur des Argonautiques, bien qu'Alexandrins de naissance, sont généralement qualifiés de Rhodiens. - Mais nous nous sommes suffisamment étendu au sujet de l'île de Rhodes.

14. Reprenons maintenant la côte de Carie qui fait suite à Rhodes, à partir d'Elaeus et de Loryma, et signalons le coude très marqué qu'elle décrit en cet endroit dans la direction du nord, direction qu'elle garde invariablement jusqu'à la Propontide, si bien que la navigation en ligne droite le long de cette côte, sur un espace de 5000 stades ou peu s'en faut, figure exactement un méridien, celui sous lequel se trouvent, avec le reste de la côte de Carie, l'Ionie, l'Aeolide, Troie, Cyzique et Byzance. Tout de suite après Loryma se présentent Cynossêma et l'île Symé.

15. Puis on arrive à Cnide. Cette ville possède deux ports, dont un facile à bien fermer et capable de recevoir et de contenir des trirèmes. Elle possède en outre un naustathme ou arsenal muni de cales pour vingt navires. En avant de Cnide est une île de 7 stades de tour environ, qui s'élève en amphithéâtre, et qui, reliée par un double môle au continent, se trouve faire de Cnide en quelque sorte deux villes distinctes, d'autant qu'une bonne partie de la population est allée se loger dans cette île, abri naturel des deux ports. Ajoutons qu'à une petite distance de la même île, mais alors plus au large, se trouve l'île de Nisyrus. Parmi les personnages célèbres nés à Cnide, nous citerons, en premier lieu, le mathématicien Eudoxe, l'un des disciples favoris de Platon ; après Eudoxe, Agatharchide, qui, sorti de l'école péripatéticienne, s'est fait un nom comme historien, et deux de nos contemporains, à savoir Théopompe, l'un des amis du divin César qui eurent le plus d'ascendant sur lui, et le fils de Théopompe, Artémidore. Ctésias, le médecin d'Artaxerce et l'auteur des Assyriques et des Persiques, était lui aussi natif de Cnide. - Passé Cnide, on relève, mais en arrière de la côte, les petites places de Ceramus et de Bargasa.

16. Puis vient Halicarnasse, capitale des anciens dynastes de Carie, qui primitivement s'appelait Zephyria. C'est ici, à Halicarnasse, que s'élève le tombeau de Mausole, monument rangé au nombre des sept merveilles du monde et qui fut érigé par Artémise en l'honneur de son époux, ici aussi que se trouve la source ou fontaine de Salmacis, que la voix publique, je ne sais sur quel fondement, accuse d'énerver ceux qui s'y abreuvent. L'intempérance humaine, à ce qu'il semble, s'en prend volontiers aux airs et aux eaux des fautes qu'elle commet ; mais là n'est pas la vraie cause de la mollesse des hommes, elle est toute dans la richesse et dans l'abus des plaisirs. Halicarnasse a au-dessus d'elle une acropole et juste en face une île, Arconnèse. Entre autres archégètes ayant contribué à la fondation de cette cité, il convient de nommer Anthès, chef d'une colonie trézénienne. Ajoutons qu'elle a donné naissance à plusieurs personnages illustres, à Hérodote entre autres, Hérodote l'historien, qu'on n'appela plus que le Thurien après qu'il fut venu, comme colon, s'établir à Thurium, puis au poète Héraclite, grand ami de Callimaque, et à l'historien Denys, notre contemporain.

17. Halicarnasse ne connut pas que d'heureux jours ; elle eut beaucoup à souffrir, notamment après qu'elle eut été prise d'assaut par Alexandre. Hécatomne, roi de Carie, avait trois fils, Mausole, Hidriée, Pixodar, et deux filles. L'aînée des filles, Artémise, épousa Mausole, son frère aîné ; le second des fils, Hidriée, fut marié à leur autre soeur, Ada. Mausole régna [après son père], mais, étant mort sans enfant, il laissa le trône à sa femme qui lui éleva le tombeau dont nous avons parlé. Elle-même mourut d'une maladie de langueur causée par la douleur de la perte de son époux, et Hidriée monta sur le trône. Une maladie l'ayant emporté à son tour, le pouvoir passa aux mains d'Ada, qui bientôt se vit détrôner par Pixodar le dernier des fils d'Hécatomne. Partisan déclaré des Perses, Pixodar invita un satrape à venir partager son autorité, et, comme la mort le surprit lui aussi, ce satrape demeura seul maître d'Halicarnasse : il avait épousé Ada, fille que Pixodar avait eue d'une femme cappadocienne, nommée Aphnéis. Le même satrape, attaqué par Alexandre, se défendit avec énergie. C'est alors qu'Ada, fille d'Hécatomne, détrônée jadis par Pixodar, vient trouver Alexandre et par ses prières le persuade de la rétablir sur le trône qui lui a été enlevé ; elle lui promettait en retour de l'aider à se mettre en possession des quelques forteresses de la Carie qui refusaient encore de faire leur soumission, et la chose devait lui être d'autant plus facile, disait-elle, que ceux qui les détenaient étaient tous ses parents. Elle fait plus et commence par lui livrer sa propre résidence, Alinda. Alexandre agrée ses offres et la proclame reine d'Halicarnasse, comme il venait justement de prendre la ville ; mais la citadelle tenait encore (on sait qu'elle est à double enceinte), et Alexandre laisse à Ada le soin d'en continuer le siège. Or ce siège ne fut pas long, la colère et la haine des nouveaux assiégeants avaient imprimé aux opérations un redoublement d'ardeur, et la citadelle tombe à son tour.

18. Halicarnasse précède, sur la côte, le cap Termerium, lequel dépend du territoire des Myndiens. La pointe Scandaria que projette l'île de Cos est située juste vis-à-vis, à 40 stades du continent. Il y a aussi en arrière de ce même cap Termerium une petite localité habitée du nom de Termerum.

19. La ville de Cos s'appelait anciennement Astypalée, et elle occupait, mais toujours au bord de la mer, un autre emplacement. C'est à la suite de discordes intestines qu'une partie de la population se transporta dans le voisinage du cap Scandarium et y fonda la ville actuelle en lui donnant, pour la distinguer de l'ancienne, le nom même de l'île. La ville de Cos n'est pas grande, mais il n'y en a pas de mieux bâtie, et, vue de la mer, elle est d'un aspect enchanteur. Quant à l'île elle-même, elle peut avoir 550 stades d'étendue ; le sol y est partout d'une extrême fertilité, mais, comme à Chios et à Lesbos, favorable surtout d la vigne. Ses points les plus remarquables sont, au midi, le cap Lacéter, qui n'est séparé de l'île Nisyrus que par un trajet de 60 stades, et, tout à côté du Lacéter, la petite place d'Halisarna ; puis, à l'ouest, le cap Drecanum, avec un bourg nommé Stomalimné. La distance par mer du Drecanum à la ville de Cos est de 200 stades environ ; prise du Lacéter, cette distance est de 35 stades plus longue. C'est dans le faubourg de Cos qu'est bâti l'Asclépiéum, temple qui jouit d'une très grande célébrité et qui renferme, à titre de pieuses offrandes, beaucoup de chefs-d'oeuvre artistiques, l'Antigone d'Apelle, par exemple. On y voyait aussi naguère la Vénus Anadyomène,qui est actuellement à Rome exposée comme un hommage à la mémoire du divin César. L'idée est d'Auguste, qui voulut dédier à son père l'image de l'archégète ou auteur de leur race. On raconte même, à ce propos, que, pour indemniser Cos de la belle peinture qu'il lui enlevait, Auguste fit remise à ses habitants de 100 talents sur le tribut qui leur avait été imposé. Si ce qu'on dit, maintenant, d'Hippocrate est vrai, c'est surtout par l'étude des différentes cures dont la relation était affichée ici dans le temple qu'il se serait exercé à la partie diététique de son art. Hippocrate figure naturellement au premier rang des personnages célèbres que Cos a vus naître, mais après lui nous nommerons encore Simus le médecin, Philétas qui s'illustra à la fois comme poète et comme critique, et plusieurs de nos contemporains : Nicias d'abord, qui, entre autres titres de gloire, eut l'honneur de régner comme tyran sur ses concitoyens ; puis Ariston, disciple et successeur du péripatéticien de même nom ; et enfin Théomneste, qui, déjà célèbre comme musicien, s'acquit un nouveau lustre comme antagoniste politique de Nicias.

20. La partie de la côte du continent adjacente au territoire de Myndus nous présente la pointe d'Astypalée et le cap Zephyrium ; puis, tout de suite après, la ville même de Myndus, laquelle possède un port. Bargylies qui fait suite à Myndus mérite aussi le nom de ville. Entre deux on rencontre le port de Caryande, avec une île de même nom où les Caryandéens dès longtemps se sont plu à bâtir. Scylax, l'ancien historien, était originaire de Caryande. Tout près de Bargylies est le temple d'Artémis Cindyas, qui, au dire des gens du pays, ne reçoit jamais une goutte de pluie, même quand il pleut tout autour. Il existait aussi naguère une localité appelée Cindyé. Protarque, philosophe célèbre de la secte d'Epicure, qui eut pour disciple et pour successeur Démétrius dit Lacôn, était né à Bargylies.

21. Iasus qui vient ensuite est bâtie dans une île, mais on la croirait sur le continent, tant le bras de mer qui l'en sépare est resserré. Elle possède un port, et ses habitants tirent leur subsistance presque exclusivement de la mer, car, autant les parages ici autour sont poissonneux, autant le sol de l'île est pauvre et maigre. On raconte à ce sujet quelques bonnes histoires, celle-ci, par exemple. Un citharède en renom se faisait entendre un jour devant les Iasiens assemblés, et on l'écoutait religieusement ; tout à coup on sonne la cloche annonçant l'ouverture du marché au poisson, tous à l'instant quittent la place pour courir au marché, un seul tient bon...il était sourd. Le citharède s'approche et lui dit : «Je vous sais un gré infini, citoyen, de l'honneur que vous me faites et de votre goût pour la musique. Voyez, tous mes auditeurs, au bruit de la cloche, déguerpissent. - Hein ! s'écrie le sourd, que dites-vous là ? On a déjà sonné la cloche ? - Sans doute, reprend le chanteur. - Grand bien vous souhaite alors», dit le sourd en se levant, et le voilà qui détale comme les autres. - Iasus a vu naître le dialecticien Diodore, plus connu sous le nom de Cronos, nom qui lui fut d'abord donné indûment, puisqu'il appartenait déjà à Apollonius son maître, mais qui, vu le peu de célébrité du vrai Cronos, a fini par lui rester.

22. Au delà d'Iasus, on atteint vite le cap Posidium, dépendance du territoire milésien. Mais quittons la côte, dans l'intérieur nous avons à signaler trois villes considérables, Mylasa, Stratonicée et Alabanda, plus un certain nombre de localités de moindre importance, formant en quelque sorte la banlieue de ces villes ou de celles du littoral, notamment Amyzo, Héraclée, Euromus et Chalcétor.

23. Mylasa est bâtie dans une plaine extrêmement fertile, au-dessous d'une montagne qui s'élève à pic à une très grande hauteur et qui renferme une carrière de très beau marbre blanc. Or, ce n'est pas un mince avantage pour une ville d'avoir à sa portée et en si grande quantité les matériaux réputés les plus précieux pour la construction des édifices publics, et principalement des édifices religieux. Et par le fait il n'y a pas de ville qui soit plus magnifiquement décorée que Mylasa de portiques et de temples. En revanche, il y a lieu de s'étonner que ceux qui ont fondé Mylasa lui aient choisi une position aussi absurde au pied d'un rocher à pic qui la surplombe et qui l'écrase, circonstance qui faisait dire à l'un des gouverneurs de la province, confondu de ce qu'il voyait : «La honte, à défaut de la peur, n'aurait-elle pas dû arrêter le malheureux qui a fondé cette ville !» Les Mylasiens possèdent deux temples de Jupiter, celui de Zeus Osogos, bâti dans la ville même, et celui de Zeus Labraundène, ainsi nommé du village de Labraunda, lequel est situé dans la montagne, à une assez grande distance de la ville et tout près du col où passe la route qui va d'Alabanda à Mylasa. Le temple qui s'élève en ce lieu est fort ancien et contient la statue en bois de Zeus Stratios, objet de vénération pour les populations circonvoisines, comme pour les Mylasiens ; il est relié à la ville par une chaussée de près de 60 stades, qu'on nomme la voie sacrée et qui sert aux pompes ou processions. Le grand-prêtre est invariablement choisi parmi les plus illustres citoyens de Mylasa et toujours nommé a vie. Ces deux temples sont la propriété particulière des Mylasiens. Mais il en existe un troisième, dédié à Zeus Carios, qui appartient en commun à toutes les populations cariennes, lesquelles y admettent même les Lydiens et les Mysiens à titre de frères. Au rapport des historiens, Mylasa n'aurait été dans le principe qu'un simple bourg, mais le roi de Carie Hécatomne y était né et naturellement il en avait fait sa capitale ou résidence ordinaire Comme le point de la côte le plus rapproché est Physeus, les Mylasiens ont fait de Physcus leur arsenal maritime.

24. Deux Mylasiens, Euthydème et Hybréas, ont, par leur éloquence et leur ascendant politique, joué de nos jours un rôle considérable dans leur patrie. Euthydème, à qui ses ancêtres avaient transmis une grande fortune avec un nom déjà glorieux, ajouta à ces avantages un vrai talent de parole qui n'assura pas seulement sa prépondérance politique à Mylasa, mais qui lui permit de prétendre à la première dignité de la province. Hybréas, au contraire, comme il l'a raconté lui-même mainte fois à ses disciples et comme tout le monde en convient à Mylasa, avait reçu pour tout patrimoine un mulet et son muletier, un mulet servant à porter le bois dont le travail, pendant quelque temps, fut son unique ressource. Il put suivre ainsi l'école de Diotréphès d'Antioche, après quoi, il revint dans sa patrie et se mit à plaider au tribunal de l'arjoranonle. Ayant gagné quelque argent à cet infime métier, il put prendre son essor et commença à s'occuper de politique, en même temps qu'il assistait et se mêlait aux luttes judiciaires. Sa position grandit en peu de temps et on le vit avec admiration, du vivant même d'Euthydème, mais surtout après la mort de celui-ci, devenir le maître de la ville. On sait quel ascendant Euthydème exerçait de son vivant, il le devait à ses talents et aux services réels qu'il rendait chaque jour à la chose publique : peut-être bien y avait-il dans ses façons d'agir quelque chose de trop tyrannique, mais cet inconvénient était racheté amplement par les résultats utiles de sa politique. Et c'est ce qui faisait dire à Hybréas dans la péroraison d'un de ses discours qui a été souvent citée : «0 Euthydème ! tu es pour cette ville aujourd'hui un mal nécessaire, car nous ne pouvons vivre ni avec toi ni sans toi». Hybréas était parvenu à son tour au faîte de la puissance, et tous ses compatriotes le reconnaissaient comme le type du bon citoyen et de l'orateur politique, quand il voulut entrer en lutte avec Labiénus et éprouva un rude échec. En voyant Labiénus s'avancer à la tête d'une armée romaine que renforçaient encore des auxiliaires parthes (on sait que les Parthes détenaient alors en maîtres la province d'Asie), tous les autres chefs de républiques, par impuissance et par amour de la paix, n'avaient rien eu de plus pressé que de se soumettre. Zénon de Laodicée et Hybréas, simples orateurs tous deux, furent seuls à ne pas vouloir céder, et on les vit, chacun de son côté, pousser leurs concitoyens à la résistance. Hybréas fit plus et par un mot imprudent il excita encore l'humeur irritable du jeune et présomptueux Labiénus. Labiénus venait de se proclamer Parthicus imperator ; en l'apprenant Hybréas s'écria : «Eh bien ! moi, je serai Caricus imperator, et je m'en décerne à moi-même le titre». Il n'en fallut pas davantage pour que Labiénus marchât sur Mylasa, à la tête. des légions 1 qu'il avait pu former avec ce qu'il y avait de Romains dans la province d'Asie : il n'y trouva plus Hybréas, qui s'était réfugié à Rhodes, mais il dévasta son habitation et mit au pillage le mobilier magnifique qu'elle contenait, sans plus épargner le reste de la ville. Seulement à peine eut-il quitté l'Asie qu'Hybréas revint, et il eut bientôt fait de réparer le dommage fait à lui-même et à sa patrie. - Nous n'en dirons pas davantage au sujet de Mylasa.

25. Stratonicée doit son origine à une colonie macédonienne. Ajoutons que les Rois l'ont à l'envi décorée de somptueux édifices. Il existe dans les limites de son territoire deux temples, un à Lagina, consacré à Hécate et très célèbre par les grandes panégyries ou assemblées qui s'y tiennent chaque année, et l'autre aux portes de la ville. Ce dernier, dédié à Zeus Chrysaorée, est commun à toutes les populations cariennes, qui s'y réunissent pour assister aux sacrifices solennels et pour délibérer sur les intérêts généraux du pays. De là une ligue dite Chrysaoréenne et qui comprend tous les cômae ou bourgs de la Carie. Les peuples qui y sont représentés par le plus grand nombre de cômae, comme voilà les Céramiètes, ont aussi dans les délibérations une voix prépondérante. Les Stratonicéens, sans être de race carienne, font partie de la confédération, mais c'est qu'ils possèdent un certain nombre de bourgs engagés dans la ligue chrysaorique. La même ville de Stratonicée a vu naître Ménippe dit Catocas, orateur justement célèbre, qui florissait du temps de nos pères, et que Cicéron met au-dessus de tous les autres orateurs qu'il lui avait été donné d'entendre en Asie : Cicéron le déclare en termes exprès dans un de ses traités (Brut. 91), en le comparant à Xénoclès et à d'autres orateurs contemporains. - Il ne faut pas confondre Stratonicée avec une autre petite ville de même nom, bâtie au pied du Taurus et dite à cause de cela Stratonicée du Taurus.

26. Alabanda est bâtie dans une situation analogue, au pied de deux collines ; mais ces collines sont disposées de telle sorte, qu'elles la font ressembler à un âne chargé de ses deux paniers, ce qui faisait dire plaisamment à Apollonius Malacus, choqué à la fois de cette particularité et de la quantité de scorpions qui infestent la ville : «[Ne me parlez pas d']Alabanda, cette bourrique lestée de scorpions !» Le fait est qu'à Alabanda, de même qu'à Mylasa et dans toute la montagne entre deux, les scorpions pullulent. Alabanda n'en est pas moins devenue le rendez-vous de tous les voluptueux, de tous les débauchés de la province, grâce à la présence de nombreuses courtisanes, toutes excellentes musiciennes. Mais la ville a produit aussi quelques grands hommes, deux orateurs, notamment, deux frères, à savoir ce Ménéclès de qui nous parlions un peu plus haut, et Hiéroclès, puis Apollonius et Molon, qui l'un et l'autre ont quitté Alabanda pour venir se fixer à Rhodes.

27. On a beaucoup disserté au sujet des Cariens, voici l'opinion généralement adoptée. Ils figuraient au nombre des nations soumises au roi Minos, portaient alors le nom de Lélèges et habitaient les îles. Plus tard, ils passent sur le continent, s'y emparent, tant le long de la c8te que dans l'intérieur, d'une étendue de pays considérable, et prennent la place des anciens habitants, Lélèges aussi et Pélasges pour la plupart ; mais, à leur tour, ils se voient enlever une partie de leurs conquêtes par les Hellènes, Ioniens et Doriens. Leur passion pour les occupations guerrières est attestée par cette circonstance, que les anses des boucliers, ainsi que les devises ou figures qui les décorent et les aigrettes des casques, sont qualifiées d'inventions cartques. Anacréon dira, par exemple :

«Allons ! le moment est venu de passer son bras dans la courroie que l'ingénieux Carien,
le premier, sut ajouter au bouclier» ;

et Alcée de son côté :

«Agitant l'aigrette carienne dont son casque est ombragé».

28. Reste la difficulté contenue dans ce passage d'Homère (Il. II, 867) :«Masthlès venait ensuite à la tête des Cariens barbarophones»,

car on ne voit pas qu'on ait bien compris jusqu'ici pourquoi le Poète, qui connaissait tant de nations barbares, a donné aux seuls Cariens cette épithète de barbarophones et n'a appliqué à aucun peuple [pas plus aux Cariens qu'aux autres] la dénomination même de barbares. L'explication de Thucydide (I, 3), notamment, n'est rien moins que satisfaisante, et, quand il prétend qu'Homère ne s'est pas servi de cette dénomination de barbares, faute d'avoir pu lui opposer le nom d'hellènes, qui, en tant que dénomination générale et collective, n'existait pas encore, il se trompe manifestement, et ses derniers mots «n'existait pas encore» sont réfutés par le Poète lui-même : témoin ce passage de l'Odyssée (I, 344) :

«Lui, dont la gloire s'est répandue par toute la Hellade et a pénétré jusqu'au coeur d'Argos» ;

témoin celui-ci aussi :

«Mais, si tu veux séjourner en pleine Hellade, et au coeur même d'Argos» (Od. XV, 80).

Supposons d'ailleurs que ce nom de barbares ne fût pas encore usité, comment admettre qu'Homère ait employé un mot, tel que barbarophones, que personne n'eût pu comprendre ? L'explication de Thucydide n'est donc pas heureuse. Disons tout de suite que celle du grammairien Apollodore ne l'est pas davantage : elle consiste à prétendre que d'une dénomination générale les Hellènes, et surtout les Ioniens à cause de leur haine pour un peuple rival avec qui ils étaient perpétuellement en guerre, avaient fait une qualification particulière et injurieuse à l'adresse des Cariens. Mais, à ce compte, c'est barbares et non barbarophones que le Poète aurait dû dire. Quant à la question spéciale qui nous occupe, «pourquoi Homère a employé le mot barbarophones et pas une fois le nom de barbares», voici comme y répond Apollodore : «Le pluriel de ce mot, dit-il, ne pouvait entrer dans son vers, et c'est pour cela qu'Homère nulle part n'a employé le mot barbarous. - Oui, certes, à ce cas-là, le mot ne pouvait trouver place dans le vers d'Homère, mais le cas direct barbaroi ne diffère en rien de Dardanoi, mot qu'Homère a bel et bien employé (Il. XI, 286) : Trôes kai Lukioi kai Dardanoi, il ne diffère pas non plus de Trôioi, et Homère a dit (Il. V, 222) : Oioi Trôioi ippoi.

On ne saurait enfin accepter davantage cette autre explication, que la langue carienne était la plus dure des langues ; car, loin de mériter ce reproche, ladite langue est mélangée de mots grecs dans une proportion très considérable, ainsi que le marque Philippe dans son traité des Antiquités cariques. Ce que je crois, moi, c'est que le mot barbare, dans le principe, a été formé par onomatopée, à l'instar des mots battarizein, traulizein, psellizein, pour exprimer toute prononciation embarrassée, dure, rauque. Par une disposition très heureuse de notre nature, les imitations que nous faisons des différents sons de la voix humaine deviennent, grâce à leur ressemblance saisissante, les noms mêmes de ces sons ou inflexions imitées ; on peut même dire que c'est dans cet ordre d'idées que les onomatopées chez nous se sont le plus multipliées, exemples : kelaruzein, klaggê, psophos, boê, krotos, [simples imitations des sons de la voix à l'origine,] devenues à présent pour la plupart des dénominations précises et des termes parfaitement définis. Or, une fdis l'habitude prise de qualifier ainsi de barbares tous les gens à prononciation lourde et empâtée, les idiomes étrangers, j'entends ceux des peuples non grecs, ayant paru autant de prononciations vicieuses, on appliqua à ceux qui les parlaient cette même qualification de barbares, d'abord comme un sobriquet injurieux équivalant aux épithètes de pachystomes et de trachystomes, puis abusivement comme un véritable ethnique pouvant dans sa généralité être opposé au nom d'Hellènes. On avait reconnu, en effet, à mesure que les barbares s'étaient mêlés davantage aux Grecs et avaient noué avec eux des relations plus intimes, que les sons étranges qu'on entendait sortir de leur bouche ne tenaient pas à un embarras de la langue ou à quelque autre vice des organes de la voix, mais bien à la nature particulière de leur idiome. Autre chose, maintenant, est le parler vicieux et l'espèce de barbarostomie qui, dès longtemps, s'est fait jour dans notre propre langue : il arrive souvent qu'une personne sachant le grec parle incorrectement et défigure les mots ni plus ni moins que les barbares que l'on veut initier à la connaissance du grec et qui ne parviennent pas à se faire comprendre, pas plus, du reste, que nous n'y parvenons nous-mêmes, quand nous voulons parler les langues étrangères. On a pu vérifier le fait, surtout chez les Cariens ; car à une époque où les autres peuples n'avaient encore noué aucune relation avec les Grecs, et où, à l'exception de rares individus que le hasard avait mis en rapport avec quelques Grecs isolés, personne chez eux ne manifestait la moindre velléité d'adopter le genre de vie des Grecs ou d'apprendre notre langue, les Cariens couraient déjà toute la Grèce à la suite des armées dans lesquelles ils servaient comme mercenaires : naturellement leurs expéditions guerrières en Grèce donnèrent occasion de leur appliquer fréquemment ce nom de barbarophones ; mais l'application s'en étendit encore bien davantage plus tard, puisqu'il leur fallut vivre dans les îles côte à côte avec les Grecs et qu'en Asie même, où ils s'étaient réfugiés après avoir été expulsés des îles, ils ne purent se soustraire à ce contact, n'y ayant précédé que de peu les migrations ionienne et dorienne. Le mot barbarizein n'a pas non plus d'autre origine, et nous l'appliquons d'ordinaire à ceux qui écorchent le grec, non à ceux qui parlent carien. Il nous faut donc prendre aussi barbarophônein et barbarophônous dans le même sens, c'est-à-dire les entendre de gens parlant mal le grec. Ajoutons que le mot karizein est évidemment ce qui a donné l'idée d'introduire dans nos grammaires grecques les expressions barbarizein et soloikizein, que l'on fasse venir ce dernier mot du nom de la ville de Soli ou qu'on lui attribue toute autre étymologie.

29. Au rapport d'Artémidore, la route qui part de Physcus, dans la Pérée rhodienne, pour aboutir à Ephèse, compte jusqu'à Lagina 850 stades, 250 stades de plus jusqu'à Alabanda, et 160 stades d'Alabanda à Tralles. Mais pour arriver jusqu'à Tralles il faut à moitié chemin, juste à l'endroit où finit la Carie, passer le Méandre. En tout, de Physcus au Méandre, le trajet sur cette route d'Ephèse mesure 1180 stades. Si maintenant, immédiatement à partir du Méandre, et en suivant toujours la même route, on mesure l'Ionie dans le sens de sa longueur, on trouve une première distance de 80 stades jusqu'à Tralles, puis 140 stades jusqu'à Magnésie, 120 jusqu'à Ephèse, 320 jusqu'à Smyrne et une dernière distance de moins de 200 stades de Smyrne à Phocée et à la frontière de l'Ionie : ce qui, au calcul d'Artémidore, représente pour la longueur en ligne droite de l'Ionie un peu plus de 800 stades. Mais, comme il existe une autre grande route à partir d'Ephèse pour l'usage de ceux qui ont à voyager dans l'Est, Artémidore en donne aussi la description. Jusqu'à la station de Carura, point extrême de la Carie du côté de la Phrygie, la route passe par Magnésie, Tralles, Nysa et Antioche, et mesure 740 stades. Elle traverse ensuite la Phrygie, en passant par Laodicée, Apamée, Métropolis et Chélidonie, et mesure environ 920 stades depuis Carura jusqu'à Holmi au seuil de la Parorée. Puis, pour atteindre Tyriaeum, limite extrême de la Parorée du côté de la Lycaonie, elle franchit, en passant par Philomélium, un peu plus de 500 stades. A son tour, la traversée de la Lycaonie, par Laodicée Catakékaumène, représente jusqu'à Coropassus un trajet de 840 stades ; un autre trajet de 120 stades mène de Coropassus en Lycaonie à Garsaoura, petite place de Cappadoce située juste sur la frontière. Pour gagner de là Mazaca, chef-lieu ou capitale de la Cappadoce, la route passe par Soandus et par Sadacora, et mesure 680 stades. Puis, de Mazaca, elle se dirige vers l'Euphrate, et, par la petite ville d'Herphae, gagne une localité de la Sophène appelée Tomisa, ayant parcouru jusque-là un nouveau trajet de 1440 stades. Quant à la dernière partie de la route, laquelle forme le prolongement direct des précédents tronçons, et ne s'arrête qu'à l'Inde, elle se trouve décrite par Artémidore absolument de la même façon que par Eratosthène. Polybe dit aussi que, pour toute cette région, c'est Eratosthène qui est le vrai guide à suivre. Or c'est à Samosate, ville située, comme on sait, dans la Commagène, non loin du passage et zeugma de l'Euphrate, que commence l'itinéraire tracé par Eratosthène. Et jusqu'à Samosate, en suivant une route qui part de la frontière cappadocienne, aux environs de Tomisa, et qui franchit un des cols du Taurus, Eratosthène compte 450 stades.


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