XIV, 3 - La Lycie

Carte Spruner (1865)

1. Une fois qu'on a dépassé la Pérée rhodienne, dont Daedala marque l'extrême limite, on voit, en gouvernant toujours à l'E., se succéder la Lycie jusqu'à la Pamphylie, la Pamphylie jusqu'à la Cilicie Trachée, et la Cilicie Trachée à son tour jusqu'à l'autre Cilicie, laquelle entoure, comme on sait, le golfe d'Issus ; ce sont là autant de parties de la presqu'île dont l'isthme se trouve représenté, avons-nous dit, par la route d'Issus à Amisus suivant les uns, par la route d'Issus à Sinope suivant les autres ; mais toutes les trois sont situées en dehors du Taurus et forment une même côte qui, très étroite en commençant, c'est-à-dire depuis l'entrée de la Lycie jusqu'aux environs de Soli (la Pompéiopolis actuelle), s'élargit ensuite sensiblement à partir de Soli et de Tarse, et offre même autour du golfe d'Issus des plaines d'une grande étendue. Après que nous aurons parcouru toute cette côte, nous nous trouverons avoir achevé la description méthodique de ladite presqu'île. Nous passerons alors aux autres parties de l'Asie, sises aussi en dehors du Taurus, et, pour finir, nous exposerons la géographie de la Libye.

2. Immédiatement après Daedala, possession rhodienne, s'élève sur le territoire lycien une montagne portant ce même nom de Daedala ; or c'est en face de cette montagne qu'on commence proprement à ranger la côte lycienne. Cette côte mesure une étendue totale de 1720 stades, et offre partout un aspect âpre et menaçant, ce qui n'empêche pas qu'elle ne soit pourvue d'excellents abris, et que sa population n'ait su rester honnête et sage. Elle aurait pu se laisser tenter par l'exemple des Pamphyliens et des Ciliciens trachéotes, car le pays qu'elle habite est par sa nature en tout semblable aux leurs, et ces deux peuples, on le sait, avaient fait de leurs ports autant de repaires, dont ils se servaient, soit pour abriter leurs propres pirates, soit pour faciliter aux pirates étrangers la vente de leur butin et le radoub de leurs embarcations. A Sidé, par exemple, ville pamphylienne, où les Ciliciens avaient leurs chantiers de construction, tout individu enlevé par les pirates, fût-il même reconnu pour homme libre, était vendu aux enchères. Les Lyciens, au contraire, n'ont jamais cessé de vivre d'une manière régulière et conforme aux lois de la civilisation, et, pendant que leurs voisins, grâce au succès de leurs déprédations, avaient fondé une sorte de thalassocratie s'étendant jusqu'aux parages de l'Italie, ils ne se sont, eux, jamais laissé éblouir par l'appât d'un gain déshonnête et ils sont demeurés fidèles à la politique traditionnelle de l'antique confédération lyciaque.

3. Vingt-trois villes dans cette ligue ont droit de suffrage : chacune d'elles envoie des représentants au synédrion ou assemblée générale, laquelle se tient dans la ville qu'on a jugé à propos de choisir. De ces villes les plus considérables ont chacune trois suffrages ; celles de moyenne importance en ont deux et les autres un seul. La contribution que chacune d'elles acquitte, et en général la participation de chacune aux charges communes, est fixée d'après la même proportion. Artémidore énumère, comme étant les six villes les plus considérables, Xanthus, Patara, Pinara, Olympus, Myra et Tlus. Cette dernière se trouve dans le voisinage du col qui mène à Cibyra. Mans le synédrion, on commence par élire le lyciarque ; après quoi, l'on nomme à toutes les autres magistratures fédérales. On y constitue aussi les tribunaux chargés de rendre la justice à tous. Anciennement même on y délibérait sur la guerre, sur la paix, sur les alliances ; mais aujourd'hui naturellement il ne saurait en être ainsi, et le synédrion, à moins d'une autorisation expresse du sénat romain, à moins encore qu'une dérogation à la règle n'ait été jugée utile à la politique romaine, est tenu de laisser toutes ces questions se décider à Rome. Les juges et les différents magistrats ou officiers fédéraux se recrutent également dans chaque ville en nombre proportionnel à la quantité de voix ou de suffrages qu'elle possède. Les Lyciens recueillirent le bénéfice de ces sages institutions : ils obtinrent des Romains la faveur de conserver leur liberté et de disposer librement des biens qu'ils tenaient de leurs pères, tandis que les pirates étaient exterminés sous leurs yeux par Servilius l'Isaurique, d'abord, qui, dans une première expédition, détruisit et rasa la ville d'Isaura ; puis par le grand Pompée, qui, à son tour, brûla plus de treize cents embarcations aux pirates, ruina leurs demeures et établissements, et transporta ceux d'entre eux qui avaient survécu à ces sanglants combats en partie dans la ville de Soli (appelée par lui à cette occasion Pompeiopolis), en partie dans la cité de Dymé, qui, presque dépeuplée alors, se trouve élevée aujourd'hui au rang de colonie romaine. Les poètes, les tragiques surtout, qui confondent volontiers les peuples et que nous avons vus donner le nom de Phrygiens à la fois aux Troyens, aux Mysiens, aux Lydiens, étendent de même le nom de Cariens aux Lyciens.

4. Au delà, mais tout près du Daedala, montagne, avons-nous dit, de la Lycie, se présente Télémessus l'une des plus petites villes de la confédération lycienne, ainsi qu'un promontoire dit Télémessis, lequel abrite un port. Donnée à Eumène par les Romains à l'occasion de leur guerre contre Antiochus, cette place fut restituée aux Lyciens, après que la monarchie [des Attales] se fut éteinte.

5. L'Anti-Cragus, qui succède immédiatement au cap Télémessis, est une montagne à pic et très haute. Près de cette montagne, dans une vallée très resserrée, est la petite place de Carmylessus. Vient ensuite le Cragus, bien reconnaissable à ses huit cimes avec une ville de même nom. C'est ici, dans ces montagnes, que la Fable place la demeure de la Chimère et le théâtre de sa légende. Mais il y a aussi non loin de là une vallée dite de la Chimère : c'est une vallée étroite et sinueuse, qui part du rivage même et remonte dans l'intérieur. Au pied du Cragus, et déjà dans le coeur du pays, est Pinara, l'une des six villes les plus considérables de la Lycie. Le héros Pandarus, à qui l'on rend ici des honneurs particuliers, était probablement parent du Pandarus de la guerre de Troie, puisque la tradition nous représente celui-ci comme Lycien d'origine.

6. Le fleuve Xanthus qui s'offre ensuite portait anciennement le nom de Sirbis. En le remontant sur une embarcation légère l'espace de 10 stades seulement, on atteint le Letoum ou Temple de Latone. A 60 stades, maintenant, au-dessus de ce temple, est la ville de Xanthus, la plus grande de toute la Lycie. La ville de Patara qui vient après celle de Xanthus compte aussi parmi les grandes villes du pays et possède un port, ainsi qu'un temple d'Apollon, pieuse fondation de Patarus. Ptolémée Philadelphe, ayant restauré cette ville, voulut qu'elle fût appelée désormais Arsinoé de Lycie, mais l'ancien nom a prévalu.

7. Suit la ville de Myra qu'on aperçoit à 20 stades au-dessus de la côte, tout au haut d'une colline très élevée ; après quoi, l'on atteint l'embouchure du fleuve Limyrus. En remontant, mais par la route, à 20 stades dans l'intérieur, on arriverait à la petite ville de Limyra. La côte de Lycie, dans la partie que nous venons de parcourir, se trouve bordée de beaucoup de petites îles pourvues de ports, parmi lesquelles on distingue l'île Mégisté qui contient une ville de même nom, et ainsi l'île Cisthène. Parallèlement à cette partie de la côte se succèdent dans l'intérieur de Phellus et Antiphellus, et cette vallée de la Chimère dont nous parlions tout à l'heure.

8. Plus loin se présentent à nous et le promontoire Sacré et les trois îles Chélidoniennes, toutes trois également tristes et âpres d'aspect, toutes trois à peu près de mêmes dimensions, espacées entre elles de 5 stades environ et distantes de7 stades de la côte de terre ferme. L'une d'elles possède un bon mouillage. Suivant l'opinion commune, c'est du Promontoire Sacré que part la chaîne du Taurus : on se fonde sur l'extrême élévation dudit promontoire, sur ce qu'il constitue l'extrémité des montagnes qui courent au-dessus de la Pamphylie et qu'on appelle les Monts de Pisidie, sur la présence enfin de ces trois îles, qui, placées dans la mer juste au-dessous du cap, lui dessinent une sorte de frange ou de bordure, disposition remarquable et bien faite pour servir de repère géographique ; mais la vérité est que, de la Pérée rhodienne aux frontières de Pisidie, les montagnes forment une chaîne continue qui s'appelle déjà le Taurus.

Ajoutons que les îles Chélidoniennes sont situées sous le même méridien pour ainsi dire que Canope, et que le trajet qui les sépare de cette ville est évalué à 4000 stades. Mais reprenons du cap Sacré : pour atteindre Olbia, il nous reste 367 stades à franchir, et, comme points intermédiaires à relever, Crambuse, Olympus, ville considérable qui précède une montagne de même nom appelée quelquefois aussi le Phoenicus, et, pour finir, la plage ou côte de Corycus.

9. Vient ensuite Phasélis, avec son triple port. Cette ville, de grande importance, a dans son voisinage immédiat un lac et juste au-dessus d'elle le mont Solymes et la ville pisidienne de Termesse, qui commande le défilé donnant accès dans la Milyade, si bien qu'Alexandre, qui voulait que ce passage restât ouvert, dut la détruire. Il y a tout près de Phasélis et le long du rivage un autre défilé, par où Alexandre conduisit son armée. En cet endroit le mont Climax domine la mer Pamphylienne de si près, qu'il ne laisse subsister sur la plage qu'un étroit passage, qui demeure à sec, il est vrai, pendant les temps calmes, mais qu'à la moindre agitation de la mer les flots recouvrent entièrement. Comme le passage par la montagne forme un long détour et offre d'ailleurs de grandes difficultés, on prend plus volontiers par la plage, pour peu que le temps soit calme. Mais Alexandre, qui était tombé sur la saison des gros temps, se confia, comme toujours, résolument à la fortune, et, sans vouloir attendre que les flots se fussent retirés, il s'engagea dans le défilé avec ses troupes. Or celles-ci, pour opérer leur passage, durent employer une journée tout entière et marcher dans la mer en ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Phasélis, située, comme elle est, sur les confins de la Pamphylie, est encore proprement une ville lycienne ; toutefois elle ne fait pas partie de la ligue ou confédération lycienne et forme une cité indépendante.

10. Homère a voulu distinguer nettement les Solymes des Lyciens : ce qui le prouve, c'est qu'il nous montre le roi des Lyciens imposant à Bellérophon pour seconde épreuve

«D'aller combattre les illustres Solymes». (Il. VI, 184)

On a prétendu, maintenant, que les Lyciens, appelés primitivement Solymes, avaient reçu postérieurement le nom de Termiles en l'honneur des compagnons crétois de Sarpédon, et plus tard encore celui de Lyciens en l'honneur du fils de Pandion, Lycus, qui, chassé de sa patrie, s'était vu non seulement accueillir, mais même associer au trône par Sarpédon : malheureusement on s'écarte ainsi tout à fait de la tradition homérique, et il vaut beaucoup mieux, suivant nous, reconnaître, comme l'ont fait au surplus certains grammairiens, les Solymes du Poète dans ces montagnards milyens dont nous avons déjà parlé.


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