I. Je serais grièvement blessé, M. Tullius, et je supporterais impatiemment tes outrages, si je pouvais les attribuer plutôt à une opinion réfléchie qu'à un travers d'esprit. Toutefois, ne voyant en toi ni pudeur ni retenue, je romprai le silence et changerai en amertume tes douceurs que tu as pu trouver à m'accabler d'injures. Mais devant qui porterais-je mes plaintes ? à gui pourrais-je dire que la république est déchirée, et qu'elle est à la merci des plus ambitieux ? Sera-ce au peuple romain ? corrompu par des largesses, il a mis à l'encan sa personne et ses biens. Sera-ce à vous, pères conscrits, à vous dont l'autorité est devenue le jouet de tout ce ou'il y a de scélérats et de pervers, depuis qu'un Tullius, s'arrogeant le titre de défenseur des lois et des décrets du peuple romain, s'est constitué le chef de votre ordre, comme s'il était le dernier rejeton de la famille la plus illustre, d'un Scipion l'Africain, et non un sorti du néant, qui a usurpé le droit de cité, et ne s'est élevé qu'à force de ramper ?

Penses-tu, M. Tullius, que tes turpitudes soient couvertes d'un voile impénétrable ? N'as-tu pas vécu de telle sorte, depuis ton enfance, qu'il ne t'a jamais semblé que satisfaire la passion d'autrui fût pour toi une action infâme ? Crois-tu que l'on ne sache pas à quelles complaisances honteuses tu dois cette faconde effrénée dont M. Pison t'a donné les premières leçons ? Faut-il, après cela, s'étonner du trafic odieux que tu fais d'un art que tu as acquis par le déshonneur ? Mais serait-ce l'éclat intérieur de ta maison qui cause ton orgueil ? Je n'y vois qu'une épouse sacrilège qui a vieilli dans le parjure, une fille pour laquelle ta tendresse passe les bornes de celle d'un père, une fille dont la condescendance pour toi n'est point celle qu'un père doit attendre de sa fille. Et cette maison elle-même, si funeste à toi et aux tiens, n'est-ce pas à la violence et à la rapine que tu la dois ? 0 le plus méchant des hommes ! tu ne pouvais nous offrir une preuve plus complète du bouleversement général qu'en habitant une maison qui a jadis appartenu à un illustre consulaire, à P. Crassus.

II. Quoi qu'il en soit, Cicéron ne s'en vante pas moins d'avoir assisté au conseil des dieux immortels, et d'avoir été envoyé par eux dans cette ville pour être le sauveur des Romains, lui qui met sa plus grande gloire à en être le bourreau ! comme si ton consulat, ô Cicéron ! n'avait pas été l'unique cause de la conjuration de Catilina ; comme si la république, dans ce temps-là même, n'avait pas été dans une perpétuelle agitation pour avoir été confiée à ta garde. Mais, à mon avis, ce qui te rend encore plus glorieux, c'est sans doute d'avoir, après ton consulat, et à l'aide de ta femme Terentia, sauvé la république, lorsque, rendant chez vous des arrêts fondés sur la loi Plautia, vous condamniez les conjurés, les uns à des amendes, les autres à la mort, lorsque vous exigiez que tel vous fît bâtir une villa à Tusculum ou à Pompéies, que tel autre vous donnât un palais. Malheur à quiconque se trouvait dans l'impuissance de te satisfaire ! Livré aux tribunaux, il avait assiégé ta maison ou conspiré contre le sénat ; tu avais au besoin et à l'instant même des preuves toutes prêtes. Si mes allégations sont fausses, rends-nous tes comptes ; dis-nous de quel patrimoine tu as hérité, de combien il s'est accru par les procès que tu as eus, avec quel argent tu as acheté ta maison, et fait construire de si beaux palais à Tusculum et à Pompéies ? Si tu gardes le silence, qui pourra douter que ton immense fortune ne soit le prix du sang et des dépouilles de tes concitoyens ? Mais, si je ne me trompe, l'homme nouveau d'Arpinum, cet allié de la famille de Marius, imitant les vertus de ses ancêtres, se rit de la haine des grands, ne se laisse emporter ni par la crainte ni par la faveur, et n'a d'affection que pour le peuple romain ; il ne connaît que l'amitié et la vertu. Non, il n'en est point ainsi : c'est l'homme le plus léger, souple devant ses ennemis, fier devant ses amis, tantôt d'un parti, tantôt d'un autre, infidèle à chacun ; sénateur sans dignité, avocat mercenaire, n'ayant aucune partie de son corps qui ne soit souillée : sa langue est l'organe du mensonge, ses mains sont rapaces, ses pieds fugitifs, sa bouche insatiable, et, ce qu'on ne peut honnêtement nommer, extrêmement malhonnête.

III. Et toutefois c'est lui qui a le front de s'écrier :

O Rome fortunée, en mon consulat née !

Quoi ! Cicéron, Rome fut heureuse sous ton consulat ? Jamais elle ne fut plus malheureuse, plus digne de pitié : elle a vu, toi consul, ses habitants proscrits, lorsqu'au milieu du trouble universel tu contraignais les hommes paisibles, abattus par la terreur, à se soumettre à tes ordres barbares ; lorsque la justice et la loi étaient entre tes mains une arme à deux tranchants, et qu'après avoir abrogé la loi Porcia tu nous ravissais la liberté en faisant dépendre de toi seul la vie ou la mort de tes concitoyens. Il ne te suffit pas de jouir impunément du fruit de tes forfaits ; il faut encore qu'en nous les rappelant tu en fasses le monument de notre honte, afin qu'il ne nous soit plus permis d'oublier la servitude dans laquelle tu nous avais plongés. Cicéron, tu as entrepris et consommé ta grande oeuvre au gré de tes désirs ; sois satisfait de nous avoir trouvés si patients. Jusques à quand fatigueras-tu nos oreilles des accents de ta haine ? Jusques à quand nous répéteras-tu sans cesse â tout propos ces mots qui nous offensent :

Que les armes le cèdent à la toge, et les lauriers à l'éloquence !

comme si c'était en toge, et non sous les armes, que tu as exécuté les hauts faits dont tu te glorifies, et comme si entre ta tyrannie et celle du dictateur Sylla il y avait eu d'autre différence que le nom.

Que me reste-t-il donc à dire encore de l'insolence d'un homme auquel Minerve elle-même a enseigné tous les arts, d'un homme que Jupiter a reçu dans l'assemblée des dieux, et que l'Italie entière, au retour de l'exil, a porté sur ses épaules ?

Dis-nous, je t'en conjure, Romulus d'Arpinum, toi qui surpasses en génie les Paul, les Scipion, les Fabius, quelle est la place que tu occupes enfin dans cette cité, quel parti tu as embrassé, qui tu as pour ami ou pour ennemi ? N'es-tu pas l'esclave de celui contre lequel tu as conspiré dans cette ville même ? Comment, depuis ton exil à Dyrrachium, es-tu devenu son protégé ? Tu favorises aujourd'hui l'ambition de ceux que tu nommais naguère des tyrans ; tu traites de factieux et d'insensés ceux qui te semblaient hier les premiers de l'Etat ; tu plaides la cause de Vatinius, et Sextius a perdu ton estime ; tu lances sur Bibulus les traits les plus mordants, et tu fais le panégyrique de César ; tu es le plus zélé partisan de celui que tu méprisais le plus. Ta manière de voir varie selon que tu es assis ou debout ; tu médis de celui-ci, tu accables celui-là de ton mépris ; transfuge inconstant, tu trahis tantôt un parti, tantôt un autre.