Notice de François-Victor Hugo, Pagnerre (1872)

Lorsque Dante et Virgile, après avoir traversé les huit premiers cercles de l'Enfer, parviennent au fond de l'abîme désespéré, à l'entrée du gouffre de Caïn, ils avancent sur un lac de glace qui retient dans ses vagues rigides les plus maudits des damnés. Là frissonnent éternellement les parricides et les fratricides. Ces deux pécheurs, serrés l'un contre l'autre, dont le froid a figé les larmes en les confondant, ce sont les deux frères Alexandre et Napoléon des Alberti qui s'entre-égorgèrent. Près d'eux frémit Focaccia des Cancellieri de Pistoie qui assassina son oncle. Plus loin grelotte Mordrec, qui fut tué par son père en essayant de le tuer. Cet autre, c'est Sassol Mascheroni de Florence qui égorgea son neveu pour lui voler ses biens. Ce spectre, couché sur le dos dans le flot cristallisé, c'est le moine Albéric de Manfredi qui massacra tous ses parents dans un banquet de réconciliation. Ce fantôme gelé, c'est le Génois Branca d'Oria qui assassina Michel Zanche, son beau-père. Laissant derrière eux ces ombres violettes, les deux poètes poursuivent leur marche, et, transis, éperdus, tremblants de froid et d'épouvanté, aperçoivent enfin, à la lueur mourante du crépuscule souterrain, l'ange devenu démon, le sinistre Lucifer qui domine de son buste colossal l'océan glacé où l'a précipité à jamais la colère divine. Aussi hideux maintenant qu'il fut beau jadis, «l'empereur du royaume des douleurs a trois visages que dominent six ailes de chauves-souris et dont les trois bouches broient incessamment trois maudits. Le premier de ces trois maudits s'appelle Judas, le second Brutus, le troisième Cassius». Cette âme là-haut, dit le maître, est Judas Iscariote ; il a la tête dans la bouche de Dite et démène ses jambes en dehors. De ces deux qui ont la tête en bas, celui qui est suspendu au visage noir est Brutus ; vois comme il se tord sans dire un mot ; l'autre, qui paraît si membru, c'est Cassius. Mais la nuit se lève, et il est temps de partir, car nous avons tout vu» (1).

Ainsi, dans le bagne diabolique rêvé par Dante, ceux qui immolèrent Jules César sont punis du même supplice que celui qui sacrifia Jésus-Christ. Le poète vouait à la même damnation le déicide et le régicide. Il associait dans un commun anathème les révoltés contre l'homme fait empereur et le traître envers le Dieu fait homme. Et, en prononçant cette sentence, Dante ne faisait qu'exprimer religieusement la pensée de son temps. Dans leur double foi catholique et gibeline, les générations du moyen âge ne distinguaient pas l'attentat contre le fondateur de l'Empire de l'attentat contre le fondateur de l'Eglise. Le meurtre commis au pied de la statue de Pompée les mettait en deuil autant que le crucifiement du Golgotha. Pour elles, en effet, César représentait sur la terre le même principe d'autorité que le Christ représentait au ciel. César régnait ici-bas comme le Christ là-haut. En vertu du droit divin, l'un et l'autre avaient légué leur autorité imprescriptible à deux dynasties élues qui devaient à jamais régir l'univers. Après tant de siècles écoulés, la majesté de César resplendissait encore sous le diadème du Koenigsstühl, comme la majesté du Christ sous la tiare du Vatican. Et comment le monde chrétien ne se serait-il pas prosterné devant la toute-puissance de César, quand le Christ lui-même s'était incliné devant cette toute-puissance ? En disant : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, Jésus n'avait-il pas assuré à César la monarchie de ce monde ? N'avait-il pas sanctionné pour jamais l'usurpation du conquérant des Gaules, légitimé le passage du Rubicon, absous la violation de la République, donné raison au vainqueur de Pharsale et tort aux vaincus ? C'était dans ce sens que les générations du moyen âge interprétaient le Verbe évangélique. Conséquemment, autant la gloire de César leur était sacrée, autant le renom de ses ennemis leur était odieux. Durant plus de mille ans, elles persécutèrent la mémoire de Brutus des mêmes imprécations fanatiques dont elles poursuivaient le souvenir de Judas.

Cependant l'ère de la vérité et de la justice devait venir avec la renaissance des lettres. Le même siècle qui avait vu la pensée humaine se révolter contre l'autorité de l'Eglise, devait la voir s'élever contre l'autorité de l'Empire. La discussion religieuse entraînait, par une logique inévitable, la contestation politique. Il appartenait à la poésie protestante de donner, dans l'ordre laïque, le même signal d'insurrection que, dans l'ordre ecclésiastique, avait donné la théologie protestante. Pour dénoncer l'usurpation pontificale, la théologie avait invoqué les textes sacrés ; pour dénoncerla tyrannie impériale, la poésie invoqua les textes historiques. La Bible à la main, Luther avait condamné le pape ; Shakespeare condamna César, Plutarque à la main. Ce n'était pas assez pour le libre penseur de condamner César. Interprète de la justice future, il voulut réhabiliter Brutus. Ce meurtrier sur qui pesait la malédiction séculaire du moyen âge, Shakespeare le releva de l'infamante damnation. Par une incantation sublime, il évoqua cette ombre méconnue de l'enfer hideux où Dante l'avait réléguée, et il la replaça, aux acclamations des générations modernes, dans le lumineux Panthéon des héros.

Le critique qui examine Jules César est,tout d'abord frappé d'un contraste entre le titre et la conception de cette oeuvre étonnante. Le personnage qui donne son nom au drame n'y tient qu'une place secondaire. Cette individualité, plus glorieuse que la gloire, qui couvre nos annales de son nom et domine la chronique terrestre de sa légende despotique, est réduite ici à un rôle subalterne. Comme pour rectifier dans son monde idéal l'optique fausse du monde réel, Shakespeare a changé la relation séculaire des faits et des choses ; il a bouleversé, tout en les conservant scrupuleusement, les éléments de l'histoire ; il a interverti la distribution des existences dans la perspective tragique des événements ; par une mise en scène réparatrice, il a placé au premier plan du théâtre ce qui était au second plan de la tradition et relégué au second plan ce qui était au premier. - Arrière, César ! place à Brutus ! Ici la préséance n'est point au dominateur éclatant qui éclipsa Annibal, Alexandre et Cyrus, recula les bornes de l'univers connu, dompta le premier le Rhin et l'Océan, imposa tribut à la Bretagne et à la Germanie, fit trembler les Scythes dans leur impunité polaire, soumit l'Asie et l'Afrique, conquit les Espagnes et les Gaules, triompha de Vercingétorix devant Alexia, de Pharnace devant Zéla, de Ptolémée à Alexandrie, de Scipion et de Juba à Thapsaque, de Pompée à Pharsale, et qui, de victoire en victoire, accula Caton au suicide et l'univers à la servitude. La préséance ici est à l'homme juste et bon, au patriote désintéressé et pur, au républicain stoïque qui sacrifia sa vie et sa mémoire même à l'indépendance du genre humain. Sur la scène de Shakespeare, le despote, si grand qu'il soit, cède le pas au libérateur. Ici, l'intérêt se concentre, non sur le capitaine qui «prit d'assaut ou par force huit cens villes, subjugua trois cens nations, et ayant eu devant soi en bataille trois millions d'hommes armez, en occit un million et prit de prisonniers bien autant" (2), mais sur le citoyen "bien voulu du peuple pour sa vertu, aimé des siens, estimé des gens de bien à cause qu'il estoit homme de douce et bénigne nature à merveilles, magnanime, qui ne se passionnoit jamais d'ire, de volupté, ny d'avarice, ains avoit tousjours la volonté et l'intention droite, sans jamais fleschir ne varier, pour le droit et la justice» (3). Ce qui excite notre admiration dans le drame anglais, ce ne sont pas les exploits retentissants de la force brutale, les cités livrés au glaive et à la flamme, les campagnes ravagées, les rivières et les fleuves encombrés de cadavres, les exterminations de peuples, les consommations d'hommes ; c'est la victoire intime d'une grande âme qui triomphe d'elle-même. Ce magnifique parti-pris se manifeste dès le commencement du drame. - Plutarque raconte, d'une part, dans la Vie de Brutus, que Cassius «enflamma et précipita Brutus» dans la conspiration contre César, et, d'autre part, dans la Vie de César, qu'Antoine offrit la couronne à son général le jour de la fête des Lupercales. Shakespeare a groupé en un même tableau ces deux scènes que séparait l'historien ; mais admirez comment ! Il a relégué derrière le théâtre la comédie pompeuse et splendide où le dictateur, assis sur une chaise d'or, en habit triomphal, affecte de repousser le diadème souhaité, et il a produit sur le proscénium le drame obscur et mystérieux, le colloque des deux républicains qui épanchent dans un murmure leurs pensées les plus secrètes. L'effet est saisissant. Là-bas, perdues dans une rumeur lointaine, les symphonies de la musique sacrée, la fanfare martiale et joyeuse, les clameurs de la plèbe immense. Ici, tout près de nous, rendus distincts par la plus belle poésie, les chuchotements de deux esprits.

Brutus est triste ; il est obsédé par une insurmontable mélancolie dont nul ne sait la cause. Ses manières, si expansives naguère, ont subi depuis peu une singulière altération. Cassius, qui aime Brutus autant qu'Horatio aime Hamlet, s'afflige d'une réserve qu'il attribue à la froideur. Brutus repousse vivement cette interprétation : s'il a le front voilé, c'est que ses regards sont tournés sur lui-même ; il convient qu'il est préoccupé depuis quelque temps, et que cela a pu modifier sa façon d'être, mais il supplie Cassius de ne voir «dans sa négligence qu'une inadvertance du pauvre Brutus qui, en guerre avec lui-même, oublie d'épancher son affection». Cassius accueille cette explication d'autant plus volontiers qu'elle l'autorise à révéler à son frère d'armes «des pensées d'une grande importance». Mais Cassius hésite encore à faire cette confession : pour y préparer Brutus, il lui parle «du joug qui accable les générations» et le conjure d'ouvrir les yeux. «Dans quels dangers voulez-vous m'entraîner ?» demande Brutus qui pressent sous ces vagues paroles quelque redoutable aveu. Cette timide exclamation redouble l'hésitation de Cassius.

L'ami fait un appel suprême à la confiance de l'ami : «Ne vous défiez pas de moi, doux Brutus. Si je suis un farceur, si j'ai coutume de prostituer les sourires d'une affection banale au premier flagorneur venu, si vous me regardez comme un homme qui cajole les gens, les serre dans ses bras, et les déchire ensuite, comme un homme qui dans un banquet fait profession d'aimer toute la table, alors tenez-moi pour dangereux».

C'est alors qu'un bruit extraordinaire coupe la parole à Cassius. La foule, entassée dans le forum au fond du théâtre, a jeté un cri d'enthousiasme. Les deux amis se considèrent avec inquiétude, prêtant l'oreille à ce million de voix.

- Que signifie cette exclamation ? murmure Brutus. Je crains que le peuple ne choisisse César pour son roi.

- Ah ! vous le craignez. Je dois donc croire que vous ne le voudriez pas.

- Je ne le voudrais pas, Cassius, et pourtant j'aime César.

Provoqué par un incident imprévu, Brutus a laissé échapper le secret de son coeur. Le peuple romain lui a arraché un aveu que Cassius n'avait pu obtenir de lui. Nous savons maintenant la cause de cette anxiété qui depuis quelque temps le tourmente : Brutus ne voudrait pas que César fût roi, et pourtant il aime César ! Le républicain est partagé entre son aversion pour la monarchie et son affection pour César. Mais de quelle nature est donc cette affection ? - Ici il faut noter une différence capitale entre le drame et l'histoire. - Plutarque a exposé longuementles raisons qui devaient attacher Brutus à César : César s'était de tout temps montré généreux pour Brutus ; avant la bataille de Pharsale, il avait commandé spécialement à ses troupes de l'épargner ; après la bataille, il lui avait pardonné, lui avait restitué sa faveur, et, en le désignant pour la préture urbaine, avait fait de son protégé le premier magistrat de la cité romaine. Enfin ce n'étaient pas seulement les liens de la reconnaissance qui devaient unir Brutus à César, c'étaient les liens mêmes du sang. Suivant une tradition à laquelle Plutarque ajoute foi, César croyait pouvoir exiger de Brutus un dévouement tout filial : «pour autant que Brutus estoit né environ le temps que son amour avec Servilia estoit en sa plus grande ardeur, il se persuadoit qu'elle l'avoit conçu de lui». - Shakespeare a délibérément passé sous silence tous ces faits, par lesquels l'histoire explique la mystérieuse sympathie qui existait entre les deux illustres Romains. Les motifs de cette omission se devinent. En rappelant un pareil passé le poète aurait craint d'exposer son héros au reproche d'ingratitude. Il n'a pas voulu affaiblir d'avance la portée morale de l'oeuvre que Brutus devait accomplir ; il n'a pas voulu mêler un remords à l'admiration publique ; il n'a pas voulu qu'il fût dit qu'en débarrassant la société d'un despote, Brutus avait égorgé son bienfaiteur, avait assassiné son père (4). Il n'a pas permis que l'ombre d'un crime se projetât sur l'exploit de la délivrance ; il a écarté du haut fait l'alliage du forfait ; il a refusé de confondre le régicide avec le parricide. Voilà pourquoi le Brutus dramatique n'est pas, comme le Brutus historique, lié d'une manière éclatante par la double obligation de la reconnaissance et de la parenté. Il aime César, mais d'une affection qui n'implique aucun engagement, aucune infériorité, d'une affection que la nature n'a pas rendue impérative et dont le devoir, une fois proclamé, le dégagera. Toutefois, si cette affection ne suffit pas à enchaîner Brutus, elle est assez forte, au moment où nous sommes, pour l'embarrasser et le troubler. Il faudra que Cassius déploie toutes les ressources de son éloquence tribunitiennne pour avoir raison des scrupules de Brutus. Cassius, lui, est à son aise pour parler de César ; il n'est pas gêné, ainsi que Brutus, par les réticences de la sympathie. Il déteste cordialement ce maître dont il est cordialement détesté. Brutus ne hait que la tyrannie ; Cassius hait également le tyran. Aussi avec quelle véhémence il dénonce cette arrogante ambition ! Il conteste la supériorité même de César : de quel droit ce César prétend-il commander aux hommes ? N'est-il pas homme comme les autres ? N'est-il pas sujet, comme nous tous, aux défaillances de la créature ? Et Cassius de rappeler qu'un jour il a sauvé la vie au dictateur qui se noyait dans le Tibre : «Et cet homme est aujourd'hui un Dieu ! Et Cassius est une misérable créature qui doit se courber si César lui fait nonchalamment un signe de tête ! Il eut une fièvre quand il était en Espagne ; et, quand l'accès le prenait, j'ai remarqué comme il tremblait. C'est vrai, ce dieu tremblait ! Ses lèvres couardes avaient abandonné leurs couleurs, et cet oeil, dont un mouvement intimide l'univers, avait perdu son lustre. Je l'ai entendu gémir, oui ! Et cette langue qui tient les Romains aux écoutes et dicte toutes ses paroles à leurs annales, hélas ! elle criait : Titinius, donne-moi à boire !»

A ce moment, une seconde salve d'acclamations éclate dans le forum. «Je crois, dit Brutus, qu'on applaudit à de nouveaux honneurs qui accablent César». Cassius profite éloquemment de cette interruption. L'admiration que César a su inspirer aux masses est désormais le péril public. C'est la servile platitude de la foule qui fait la hauteur démesurée de cet homme. César est grand de toute la bassesse du peuple : «Eh ! ami, il enjambe comme un colosse cet étroit univers, et nous autres, chétifs, nous passons entre ses jambes énormes, fouillant le monde à la recherche de tombes déshonorées». Heureusement, à côté du mal, il y a le remède. Cassius n'est pas de ces fatalistes qui croient à la volonté humaine impuissante devant la force des choses. Si violent que soit le flot des événements, il est possible à l'effort individuel de le refouler. «Les hommes à de certains moments sont maîtres de leurs destins. Si nous ne sommes que des subalternes, cher Brutus, la faute en est à nous et non à nos étoiles». Le passé d'ailleurs fait ici la leçon à l'avenir. A l'appui de ses espérances, Cassius peut citer un illustre exemple : il peut, dans la famille même de celui à qui il s'adresse, nommer un homme qui, de sa propre initiative, changea le cours de l'histoire, ce grand Junius qui, en expulsant les Tarquins, substitua brusquement la république à la royauté : «Oh ! nous avons ouï dire, vous et moi, qu'il fut jadis un Brutus qui eût laissé dominer Rome par l'éternel démon aussi volontiers que par un roi !»

Noblesse oblige. Adressé à l'héritier du nom de Brutus, certes l'argument est impérieux. Si l'aïeul a réussi, pourquoi le descendant ne réussirait-il pas ? Faut-il donc plus d'énergie pour empêcher une révolution que pour en accomplir une ? Si Junius a pu chasser la monarchie de Rome, pourquoi Marcus ne pourrait-il pas en prévenir le retour ? Si, par un effort, l'ancêtre a pu fonder la République, pourquoi, par un autre effort, le petit-fils ne la sauverait-il pas ? Telles sont les réflexions que suggère le souvenir si victorieusement rappelé ici. Cassius ne peut mieux terminer sa harangue que par cette prosopopée décisive. Il a évoqué le spectre vénérable du fondateur de la République, et c'est cette ombre paternelle qui maintenant indique le devoir à Brutus. Obéissant à une injonction si auguste, Marcus fera désormais céder les considérations privées aux griefs publics. Il sacrifiera sa sympathie pour César à son culte pour les principes. Comment il combattra la tyrannie, il ne le sait pas encore, mais il le déclare hautement, «il aimerait mieux être un rustre que se regarder comme un fils de Rome aux dures conditions que ces temps vont imposer aux hommes».

Sur ce, les deux amis se rangent pour laisser défiler l'insolent cortège de César qui revient de la place publique. Tout en marchant, le dictateur jette à Cassius un regard oblique et confesse à Antoine les défiances que cet homme lui inspire. - Plutarque raconte qu'un jour quelqu'un accusant de trahison Antoine et Dolabella, César lui répondit : «Je ne me défie pas de ces gras icy, si bien peignez et si en bon point, mais bien plustost de ces maigres, et pasles là, entendant de Brutus et de Cassius». Shakespeare a placé ici ce mot historique, mais en le développant d'une manière bien significative : «Je voudrais près de moi des hommes gras, murmure César, des hommes à face luisante et qui dorment les nuits. Ce Cassius là-bas a l'air maigre et famélique ; il pense trop, il lit beaucoup, il est grand observateur et il voit clairement à travers les actions des hommes. Il n'aime pas les jeux, comme toi, Antoine. Rarement il sourit. Des hommes tels que lui n'ont jamais le coeur à l'aise tant qu'ils voient un plus grand qu'eux-mêmes, et voilà pourquoi ils sont dangereux !» Quelle crilique du despotisme dans ces paroles que Shakespeare prête au dictateur ! En écoutant le vainqueur de Pharsale dénoncer ainsi ceux qui pensent, ne croirait-on pas entendre le vainqueur d'Austerlitz pestant contre les idéologues ? César pressent et redoute dans Cassius la résistance sourde d'une conscience. Le conquérant de la matière s'irrite de cetle indépendance factieuse de l'esprit. Pour le césarisme, penser, c'est être suspect ; penser, c'est être rebelle. Edifiant aveu ! Le césarisme ne triomphera qu'à la condition d'étouffer sous toutes ses formes la pensée humaine. Si jamais l'Empire se fonde, ce sera par l'anéantissement de 1a philosophie, par la dégradation des lettres, par l'abrutissement des générations, par l'extinction des lumières, par l'aveuglement des âmes.

Dès que César a traversé la scène, Casca, ce patricien dont la bonhomie railleuse rappelle la verve bouffonne de Ménénius, raconte en termes satyriques ce qui vient de se passer à la fête des Lupercales. Le complot des prétoriens a avorté : César, après avoir refusé trois fois la couronne qu'Antoine lui a offerte trois fois, est tombé du haut mal sur la place publique. Force a été de remettre au lendemain le coup d'Etat. C'est demain que César sera proclamé roi par le sénat (5). C'est demain que l'immense révolution sera accomplie. Crépuscule solennel. Le soleil qui se couche en ce moment sur la République doit se lever demain pour l'Empire.

- Brutus, songez à l'univers ! s'est écrié Cassius en quittant son ami.

Quelle nuit que la nuit qui précède les Ides de Mars ! Jamais le monde n'a traversé une ombre plus sinistre. Il semble que la nature soit menacée du même cataclysme que la société. D'étonnants phénomènes signalent un bouleversement dans les éléments : un esclave lève la main, et cette main flamboie comme vingt torches sans être entamée par la flamme. Un lion, échappé de je ne sais quel désert, erre farouche aux abords du Capitole. Les tombeaux s'entr'ouvrent et exhalent leurs morts. Des hommes incandescents errent dans les rues. Le ciel se trouble comme la terre. «Dans les rues se heurtent de farouches guerriers de feu, régulièrement formés en bataille par lignes et par carrés, le sang tombe en bruine sur le Capitole, le fracas du combat agite l'air, les chevaux hennissent et les mourants râlent». C'est à la clarté de cette mêlée fulgurante que Brutus médite la délivrance du genre humain. - Mais comment opérer cette délivrance ? Comment soustraire la société à la tyrannie imminente ? César est tout-puissant : il a concentré dans sa dictature toutes les forces publiques ; il dispose du pouvoir législatif par le sénat, du pouvoir exécutif par les consuls. La seule magistrature qui pût lui faire obstacle, cette autorité populaire que nous avons vue naguère briser par son véto l'ambition de Coriolan, le tribunat, a été réduit au silence par la proscription violente des tribuns Marullus et Flavius. César a bâillonné le peuple avec son épée. Il a investi Rome de ses soudards et mis la ville éternelle en état de siège. Les patriotes qui voudraient s'opposer ouvertement à son coup d'Etat, seraient écrasés dans un duel inégal par les légions des Gaules. César a rendu l'insurrection impossible. L'insurrection étant impossible, reste un dernier moyen, l'attentat. C'est dans la personne seule de l'Empereur que l'Empire est vulnérable. Pour atteindre le despotisme, il faut frapper le despote. Atroce nécessité ! Par les précautions même de l'arbitraire, le tyran a réduit ses adversaires à l'assassinat ! Telles sont les réflexions qui tiennent Brutus en éveil depuis son entretien avec Cassius. Brutus nous signifie dans un sombre monologue cette conclusion terrible à laquelle l'amène une inexorable logique. Le césarisme ne peut être prévenu que par la mort de César : «Oui, murmure le républicain, ce doit être par sa mort !... Pour ma part, je n'ai personnellement aucun motif de le frapper que la cause publique. Mais il veut être couronné... En conséquence, regardons-le comme l'embryon d'un serpent qui, à peine éclos, deviendra malfaisant par nature, et tuons-le dans l'oeuf».

Désormais plus d'hésitation. La raison a indiqué le devoir à Brutus, et Brutus n'élude pas le devoir. Brutus doit agir, - il agit.

Et c'est à ce moment critique qu'il faut remarquer la différence entre Brutus et Hamlet. L'homme du Midi et l'homme du Nord sont placés tous deux dans des circonstances analogues. L'un et l'autre ont été investis par l'événement de cet office formidable : renverser un tout-puissant. L'un et l'autre ont une usurpation à châtier. L'un doit frapper Claudius pour venger son père, comme l'autre doit frapper César pour affranchir l'humanité. Mais l'âme du Danois n'est pas à la hauteur de sa mission. Tout en voyant le but, il n'a pas la force de l'atteindre. De là ses tergiversations et ses lenteurs. Il cherche continuellement des excuses à ses défaillances. Sa volonté s'épuise en velléités. Il ne trouve pas dans son initiative une cause suffisante d'action. Il faut qu'un accident le pousse à bout, et il n'accomplit l'ordre de son père mort que quand il est lui-même au pied du mur de la tombe. - Au contraire, à peine le Romain a-t-il reconnu la nécessité d'agir, qu'il subordonne tout à cette urgence. Ce n'est pas qu'il éprouve moins de répulsion que le Danois pour la chose dont il est chargé. Brutus a l'âme aussi généreuse, aussi délicate, aussi sensible qu'Hamlet ; il a tout autant qu'Hamlet l'horreur du sang versé. N'importe. Dès que le devoir parle, il fait taire tous les scrupules, impose silence à toutes les tendresses. Il sacrifie à la conscience la délicatesse de l'homme, la sympathie de l'ami, le bonheur de l'époux. Ces ineffables étreintes, qui enchaîneraient un Othello dans le plus doux farniente, ne sauraient le retenir. Pour courir à l'oeuvre, il se jette à bas du lit nuptial. Il traverse en un instant cet intérim immense «qui sépare l'exécution d'une chose terrible de la conception première». Par l'effort d'une énergie tout exceptionnelle, il secoue ce joug des sentiments qui pèse si puissamment sur toutes les créatures. Il ne lui reste plus au coeur qu'un amour, l'amour du droit. A cet amour abstrait pour l'absolu, Brutus immole toute affection relative. Son âme immortelle, résolue à rester libre, impose le plus impitoyable des actes à la plus tendre des natures. - Sur le théâtre de Shakespeare, Brutus apparaît ainsi comme un personnage à part. Dans une région où la passion règne souveraine, il est le héros de la volonté. Le stoïque récuse la fatalité terrestre. Il ne subit pas sa destinée, il la fait.

Dès que Brutus a donné son assentiment à la conspiration, elle est formée. Les conjurés viennent dans les ténèbres se grouper autour de lui comme autour de leur chef. Tous les caractères se subordonnent à ce grand caractère : «Ce qui, sans lui, aurait paru crime, son prestige, comme la plus riche alchimie, le transforme en vertu et en mérite». Le complot reçoit de lui sa direction, comme il tient de lui sa moralité. Les décisions qu'il prend sont ratifiées d'avance. Tel est l'empire de sa volonté qu'elle domine toute objection. C'est en dépit du prudent Cassius que, du haut de sa magnanimité, il repousse comme injurieuse la précaution mesquine du serment : «Non, pas de serment ! Si la conscience humaine, si la souffrance de nos amis, si les abus du temps, si ce sont là de faibles motifs, brisons vite, et que chacun s'en retourne à son lit désoeuvré, laissons la tyrannie s'avancer tête haute, jusqu'à ce que nos existences soient décimées par le sort. Mais si ces raisons sont assez brûlantes pour enflammer les couards, qu'avons-nous besoin d'autre aiguillon que notre propre cause pour nous stimuler à faire justice ? d'autre lien que ce secret entre Romains qui ont donné leur parole et ne l'éluderont pas ? d'autre serment que l'engagement pris par l'honneur envers l'honneur de faire ceci ou de périr ? laissons jurer les prêtres et les âmes souffreteuses qui caressent l'injure ! Laissons jurer dans de mauvaises causes les créatures dont doutent les hommes, mais ne souillons pas la calme vertu de notre entreprise ou l'indomptable zèle de nos coeurs par cette idée que notre cause ou nos actes exigent un serment. Chaque goutte de sang que porte un Romain dans ses nobles veines est convaincue de bâtardise, s'il enfreint dans le moindre détail une parole échappée à ses lèvres !»

C'est encore en dépit de Cassius qu'au nom de l'humanité souveraine Brutus épargne la vie d'Antoine : «Notre conduite paraîtra trop sanguinaire, Caïus, si, après avoir tranché la tête, nous hachons les membres : car Antoine n'est qu'un membre de César. Soyons des sacrilicateurs, mais non des bouchers ! Nous nous élevons tous contre l'esprit de César, et dans l'esprit des hommes il n'y a pas de sang. Oh ! si nous pouvions atteindre l'esprit de César, sans déchirer César ! Mais, hélas ! pour cela il faut que César saigne ! O doux amis, tuons-le avec fermeté, mais non avec rage ; découpons-le comme un mets digne des dieux, mais ne le mutilons pas comme une carcasse bonne pour les chiens !... Ne pensez plus à Marc-Antoine». Admirable plaidoyer qui consacre à la fois la plus haute vérité morale et la plus grande erreur politique ! Brutus ne voit pas, comme Cassius, la faute de laisser vivre Antoine ; il ne voit qu'un crime à le faire mourir. C'est que Cassius est un homme d'Etat, et que Brutus est un philosophe. L'un a la sagesse relative, l'autre, la sagesse absolue. Le premier a la supériorité politique, le second, la prééminence morale. Pour celui-ci, le souverain, c'est l'utile ; pour celui-là, c'est le juste. Cassius s'asservit au succès ; Brutus ne s'assujettit qu'au devoir. L'un et l'autre représentent deux types impérissables. Cassius, c'est l'homme de l'expédient ; Brutus, c'est l'homme du principe.

Epuré par la pensée de Brutus, dégagé des calculs profanes de la politique, «oeuvre de nécessité et non de haine», l'attentat contre César s'élève désormais à la hauteur d'un acte religieux. Brutus exerce ici le pontificat rigoureux de la conscience ; c'est un sacrificateur, et non un boucher. Le meurtre du tyran n'est pas un assassinat, c'est un holocauste offert par une volonté sainte à la divine Liberté.

Les conjurés se retirent sous l'empire d'une pieuse émotion. Avant de rejoindre ses collègues au palais de César, Brutus confie à Portia le secret formidable de son entreprise. Il est juste en effet que la femme soit avec l'homme dans cette révolte suprême des esprits contre le despotisme. Et pourquoi serait-elle exclue du complot ? N'est-elle pas intéressée, elle aussi, à la fin du tyran ? N'a-t-elle pas une âme, elle aussi ? n'a-t-elle pas sa dignité, elle aussi ? n'a-t-elle pas ses droits, elle aussi ? Il n'y a pas de sexe pour la liberté. - La fille de Caton a raison de réclamer ici sa part de responsabilité : elle n'est pas une concubine, mais une compagne légitime. Ce n'est pas physiquement seulement qu'elle est unie à Brutus, c'est moralement. Elle a droit de s'associer àses inquiétudes comme à ses jouissances, à son insomnie comme à son sommeil, à sa mort comme à sa vie. L'héroïne est la digne affidée du héros. Elle trouvera dans son amour l'énergie de la discrétion. Le même dévouement farouche que lady Macbeth a pour Macbeth dans le complot contre Duncan, Portia l'aura pour Brutus dans la conspiration contre César. Si la noble Ecossaise est de moitié dans le forfait de l'ambition, la patriote romaine peut bien être de moitié dans le forfait de la vertu. Brutus a donc bien fait de tout révéler à Portia et de confondre dans une complicité immortelle l'âme de l'épouse et l'âme de l'époux.

Fort du baiser conjugal, Brutus quitte le toit domestique.

Voici le grand jour. L'action fait halte un moment chez César. Le conquérant, que la tragédie classique nous montre toujours majestueusement revêtu de la toge ou de la chlamyde, apparaît en robe de chambre sur la scène shakespearienne. Le négligé du costume met le coeur à nu. Calphurnia veut empêcher son mari de se rendre au sénat. Pâle d'émotion, elle lui raconte les prodiges de la nuit et lâche de l'effrayer d'un mauvais rêve qu'elle a fait. César rit d'abord de tous ces cauchemars. Dans une sublime fanfaronnade, le glorieux se flatte de faire reculer le péril lui-même : «Le danger sait fort bien que je suis plus dangereux que lui : nous sommes deux lions mis bas le même jour : mais moi, je suis l'aîné et le plus terrible. Et César sortira». Mais César a beau dire : il finit par céder à une inquiétude si suppliante. Pour la première fois peut-être son intrépidité se rétracte ; il défère au voeu de Calphurnia, il ne sortira pas. Cependant voici venir Décius Brutus. Décius, qui est de la conspiration, veut entraîner César au sénat : il se moque des terreurs de Calphurnia, il interprète dans un sens favorable le songe dont elle s'alarme, il menace César de la raillerie publique. Quelles gorges-chaudes ne va-t-on pas faire sur cette pusillanimité d'alcôve ! Entendez-vous quelque mauvais plaisant s'écrier : «Ajournons le sénat jusqu'à ce que la femme de César ait fait de meilleurs rêves !» Ici Décius a touché juste : il a mis en jeu l'amour-propre du maître. César tient trop à son autorité pour compromettre son prestige. Il se déclare honteux d'avoir cédé aux folles frayeurs de Calphurnia, et retrouve tout son courage dans cette crainte suprême, la peur du ridicule.

Le dictateur est sorti de chez lui, escorté par la conjuration. Il arrive au sénat à travers une multitude immense qui encombre les rues. Au moment où il entre dans la salle fatidique, un inconnu fend la foule et lui présente un papier. César n'a qu'à lire ce qui est écrit sur ce papier, et il est sauvé. Mais César, aveuglé par la destinée, rejette avec hauteur l'avis tutélaire : «Ce compagnon est-il fou !» s'écrie-t-il en repoussant le trop sage Artémidore. Bientôt la séance est ouverte. Tous les conjurés entourent la chaise curule où trône le maître. Au moment convenu, Métellus Cimber se jette à ses genoux en demandant la grâce de Publius banni. Mais César a perdu sa générosité première : l'empire imminent l'endurcit déjà. Si jamais supplique mérita d'être entendue, c'est celle d'un frère intercédant pour son frère. Pourtant à peine Mélellus a-t-il dit quelques mots que César lui coupe insolemment la parole : «Ton frère est banni par décret. Tu auras beau te confondre pour lui en prières et en bassesses, je te repousse de mon chemin comme un chien. Sache que César n'a jamais tort et que sans raison il ne se laissera pas fléchir». En vain Brutus lui-même appuie humblement la requête de Métellus. César lui impose brusquement silence. Il semble provoquer par sa rigueur superbe les muets ressentiments qui l'environnent. On dirait qu'il prend à tâche de justifier par son insensibilité l'insensibilité de ses adversaires. L'imprudent ! il ne s'aperçoit pas qu'en bannissant la pitié de son coeur, il la proscrit de tous ces coeurs. C'est lui-même qui, par l'excès de son orgueil, se met hors l'humanité.

«Je pourrais être ému, si j'étais comme vous. Si j'étais capable de prier pour émouvoir, je serais ému par des prières. Mais je suis constant comme l'étoile polaire qui pour la fixité n'a pas de pareille dans le firmament. Les cieux sont enluminés d'innombrables étincelles qui toutes sont de flamme et toutes brillent ; mais il n'y en a qu'une seule qui garde sa place. Ainsi du monde : il est peuplé d'hommes, et ces hommes sont tous de chair et de sang, tous intelligents. Mais, dans le nombre, je n'en connais qu'un seul qui demeure à son rang, inébranlable et inaccessible, et cet homme, c'est moi !... Arrière, voulez-vous soulever l'Olympe ?»

C'en est trop. En repoussant dans de tels termes la grâce de Cimber, César a lui-même prononcé son arrêt. Il va porter la peine de son arrogance sacrilège. Il prétendait être au-dessus des hommes ; vingt-trois coups de couteau lui prouvent qu'il est mortel. Il s'exaltait jusqu'à l'Olympe ; vingt-trois coups de couteau le prosternent contre terre.

A peine le sacrifice,est-il consommé que Brutus se hâte de lui donner sa véritable signification : «Penchez-vous, Romains, penchez-vous ; baignons nos bras jusqu'au coude dans le sang de César, et teignons-en nos épées, puis, marchons jusqu'à la place publique, et, brandissant nos lames rouges au-dessus de nos têtes, crions tous : Paix ! Indépendance ! Liberté !»

Paix ! Indépendance ! Liberté ! telle est la devise sublime que Brutus écrit avec la pointe de son glaive dans le sang du tyran. Il veut que la chute du despote soit la chute du despotisme. La délivrance du monde peut seule justifier un tel forfait. Maître de la dictature, Brutus l'abdique aux mains du people. Il entend restituer le genre humain à lui-même. Un seul homme accaparait les droits de tous, s'arrogeait par un monopole monstrueux les privilèges et les franchises de tous, absorbait dans son omnipotence les volontés de tous : cet homme n'existe plus. Désormais, grâce à Brutus, la société est maîtresse de ses destinées ; elle rentre en possession de son autonomie ; elle reprend cette souveraineté que lui avait enlevée César ; elle recouvre son libre arbitre. Quel usage en va-t-elle faire ?

Ici se place cette incomparable scène du forum que la muse de l'histoire enviera à jamais à la muse tragique. - Plutarque raconte qu'après le meurtre de César, Brutus se réfugia immédiatement au Capitole et ne consentit à se rendre sur la place publique qu'après s'être assuré des dispositions du peuple à son égard. Le héros de Shakespeare dédaigne toutes ces précautions. Sa sûreté personnelle ne le préoccupe pas un moment. Il est tellement fort de sa conscience qu'il affronte sur-le-champ les conséquences de son acte. Il va tout droit au forum et, pour qu'il ne soit pas dit qu'il a redouté le débat contradictoire, il autorise Antoine à lui répliquer. Les habiles, comme Cassius, lui reprochent comme une faute de laisser ainsi la parole au panégyriste du despote. Mais Brutus est avant tout l'homme des principes. La liberté est sa foi. Il a pour la liberté une telle dévotion qu'il la respecte même chez ses adversaires. Le droit de s'exprimer appartient à tous : libre à Antoine d'exercer ce droit. La vérité ne peut que gagner à la discussion.

C'est avec cette magnanime confiance que Brutus monte à la tribune. Pour se justifier, il ne croit pas avoir besoin d'artifices oratoires. Son langage a la précision stricte d'un raisonnement : il est laconique, rigoureux et concluant. C'est le principe devenu verbe : «Romains, eussiez-vous préféré voir César vivant et mourir tous esclaves, plutôt que de voir César mort et de vivre tous libres ? César m'aimait, et je le pleure ; il était fortuné, et je m'en réjouis ; il était vaillant, et je l'en admire ; mais il était ambitieux, et je l'ai tué. Ainsi, pour son amitié, des larmes, pour sa fortune, de la joie pour sa vaillance, de l'admiration, et pour son ambition, la mort ! Quel est ici l'homme assez bas pour vouloir être serf ? S'il en est un, qu'il parle, car c'est lui que j'ai offensé. Quel est ici l'homme assez grossier pour ne vouloir pas être Romain ? S'il en est un, qu'il parle, car c'est lui que j'ai offensé. Quel est ici l'homme assez vil pour ne pas vouloir aimer sa patrie ? S'il en est un, qu'il parle, car c'est lui que j'ai offensé...»

Cette parole, qui défie la contradiction, semble avoir convaincu tous les esprits. Les acclamations retentissent de toutes parts : «Vive, vive Brutus !» Et les uns veulent qu'on lui élève une statue ; les autres demandent qu'on le ramène en triomphe. «Ce César était un tyran», crie celui-là. «Nous sommes bien heureux d'en être débarrassés», exclame celui-ci. L'enthousiasme est tel que la modestie du républicain a peine à se dérober à l'ovation populaire. Ainsi, la liberté triomphe. Le peuple a fait plus que justifier Brutus, il l'a acclamé ; il a sanctionné par sa bruyante adhésion le meurtre de César.

Cependant Antoine succède à Brutus. Moment dramatique. Le soldat parviendra-t-il à réfuter le tribun ? Jamais intérêts plus grands ne furent laissés à la merci d'une parole. Les destinées du genre humain sont attachées à un souffle. Antoine tient suspendue à ses lèvres la fortune du monde. L'oraison funèbre n'est ici que le prétexte. Ce n'est pas la gloire de César qu'il s'agit de défendre en réalité, c'est la cause même du césarisme. La société sera-t-elle libre ou esclave ? Sera-t-elle gouvernée par les principes ou maîtrisée par la force ? Sera-t-elle République ou sera-t-elle Empire ? Voilà la question. Que le peuple donne raison à Brutus, et la République est sauvée. Qu'il donne gain de cause à Antoine, et l'Empire est fait. Le manteau sanglant de César doit être le linceul sinistre de la liberté.

C'est avec un singulier talent que le futur amant de Cléopâtre a composé son rôle. D'avance il a réglé chaque geste, pesé chaque parole, disposé chaque sanglot. Jamais tragédien ne fut plus admirablement grimé. Comment reconnaître à cette face échevelée et blême le débauché «qui fait ripaille toutes les nuits ?» Ces yeux rougis, ces traits décomposés, ce sein gonflé de soupirs n'attestent-ils pas l'ennui le plus sincère ? Antoine sait combien impose à la foule le spectacle de la douleur. La compassion est, de toutes les émotions, la plus contagieuse. Antoine sait cela, et par un merveilleux artifice il va surexciter la pitié du peuple pour l'asservissement du peuple. - Son exorde est un modèle de précaution oratoire. Antoine est venu pour ensevelir César, non pour le louer. Aux dieux ne plaise qu'il fasse l'apologie d'un homme que Brutus a condamné comme un ambitieux ! Mais il cherche où sont les preuves de cette ambition. César faisait-il acte d'ambition en versant dans les caisses publiques les rançons de tant de captifs, en tendant la main au pauvre, en refusant par trois fois la couronne ? Cependant Brutus affirme qu'il était ambitieux, et Antoine ne prétend pas contredire un homme si honorable. Il demande seulementla permission de pleurer le mort. Ici l'orateur s'arrête, comme absorbé par sa douleur, dans une attitude théâtrale. Mais cette interruption savante n'a d'autre but que de sonder la foule.

- Il y a beaucoup de raison dans ce qu'il dit là, chuchote un citoyen.

- Si tu considères bien la chose, murmure le voisin, César a été traité fort injustement.

- Je crains qu'il n'en vienne un pire, hasarde un troisième.

Ainsi l'émotion gagne peu à peu le flot populaire. Antoine le sent déjà onduler et s'agiter sous son souffle fatal. Mais la tâche n'est pas finie encore. Il ne suffit pas d'apitoyer le peuple en faveur du tyran mort, il faut le soulever contre ses défenseurs. Ce n'est pas assez que le peuple pleure l'homme qui a voulu l'asservir, il faut qu'il maudisse les hommes qui l'ont voulu délivrer. Pour accomplir ce chef-d'oeuvre de perfidie politique, Antoine est obligé de mettre en jeu la plus infâme des passions, la cupidité. Le testament de César est le pot-de-vin qu'il va offrir à la palinodie du peuple. Il faut voir avec quelle précaution machiavélique le suborneur déploie devant ces masses besoigneuses l'instrument funèbre de leur corruption. A peine leur a-t-il montré le parchemin que de toutes parts la lecture est réclamée : «Le testament ! le testament ! Nous voulons entendre le testament de César».

Mais Antoine prolonge savamment la tentation : «Ayez patience, chers amis ; je ne dois pas le lire : il n'est pas à propos que vous sachiez combien César vous aimait... Il n'est pas bon que vous sachiez que vous êtes ses héritiers ; car si vous le saviez, oh ! qu'en arriverait-il !... Je me suis laissé aller trop loin en vous parlant. Je crains de faire tort aux hommes honorables dont les poignards ont frappé César, je le crains.

- C'étaient des traîtres ! hurlent des milliers de voix, c'étaient des scélérats, des meurtriers ! Le testament ! le testament !

Vous le voyez, l'artifice a réussi. En faisant de son prétendu respect pour les conspirateurs l'obstacle suprême qui s'oppose à la satisfaction du peuple, Antoine a forcé le peuple à briser cet obstacle. Dès que la foule a traité de scélérats «les hommes honorables qui ont poignardé César», Antoine est libre de s'exprimer ouvertement sur leur compte,il n'est plus tenu à aucune réticence, à aucun ménagement, il peut qualifier ses adversaires au gré de sa passion politique. Alors, - nouveau jeu de scène, - il descend de la tribune, se précipite vers le cercueil où est étendu le corps de César, et, soulevant aux yeux de tous la toge ensanglantée, montre successivement tous les trous faits par les lames régicides : «Regardez ! A cette place a pénétré le poignard de Cassius. Voyez quelle lésion a faite l'envieux Casca. C'est par là que Brutus a frappé, et quand il a arraché la lame maudite, voyez comme le sang de César l'a suivie. On eût dit que le sang s'élançait au dehors pour s'assurer si c'était bien Brutus qui avait frappé ce coup cruel». Cette exhibition funèbre produit l'effet attendu. Surexcitée par la vue du sang, la foule éclate en imprécations contre ces meurtriers qu'elle acclamait tout à l'heure : elle a hâte de venger ce despote dont elle va hériter. C'est alors qu'Antoine lui jette le prix de ses fureurs ; il donne lecture du testament liberticide. César lègue au peuple «ses jardins, ses bosquets réservés, ses vergers récemment plantés en deçà du Tibre». En outre, il lègue à chaque citoyen soixante-quinze drachmes : «C'était là un César ! Quand en viendra-t-il un pareil ?

- Jamais, jamais ! Allons, en marche, en marche ! Nous allons brûler son corps à la place consacrée et avec les tisons incendier les maisons des traîtres ! En avant !»

0 déchéance ! voilà donc où est tombé le peuple qui a banni Coriolan ! Pour soixante-quinze drachmes par tête, ce peuple va aliéner à jamais ses libertés, ses franchises, son indépendance ! Pour soixante-quinze drachmes, ce peuple va vendre sa vertu, sa noblesse, sa fierté, sa grandeur passée, sa grandeur à venir, l'honneur de ses ancêtres, l'honneur de ses enfants ! Pour soixante-quinze drachmes, ce peuple va commettre une série de crimes hideux, promener partout l'incendie et le meurtre, porter la torche dans le sanctuaire des patriotes, courir sus à ses défenseurs et se faire le sbire des tyrans ! Pour soixante-quinze drachmes, le peuple de la grande République va devenir la canaille du Bas-Empire !

Certes, après un tel succès, Antoine peut bien s'écrier avec la joie sauvage de la perversité triomphante : «Mischief, thou art afoot ! Mal, te voilà déchaîné !»

En effet, le mal est bientôt à l'oeuvre. Voici les maisons des conjurés qui brûlent. Voici le poète Cinna qu'on assassine dans la rue. Voici les triumvirs attablés qui dressent en riant la liste funèbre des proscriptions. Lépide fait le sacrifice de son frère, Antoine livre son neveu, Octave abandonne Cicéron. Et bientôt la tête du grand orateur sera clouée à la tribune aux harangues ! Et bientôt Portia désespérée avalera des charbons ardents !

L'heure de l'adversité a sonné. Mais, loin d'abattre les grandes âmes, le malheur ne fait que les grandir. Les plus accablantes calamités qu'un homme puisse subir, la ruine du toit domestique, l'anéantissement de la famille, la perte de la patrie, le veuvage, l'exil ne sauraient dompter le courage de Brutus. L'énergie du stoïque est inflexible comme le principe qu'il sert. Cette volonté unique ne se courbe pas même devant la volonté nationale ; elle ne reconnaît d'autre souveraineté que la souveraineté du droit. Or, pour Brutus, la République, c'est le droit, - droit supérieur à toutes les lois, à toutes les constitutions, à tous les décrets, à tous les sénatus-consultes, - droit imprescriptible contre lequel aucun complot de caserne, aucun caprice de faubourg, aucun suffrage, - pas même le suffrage de tous, - ne saurait prévaloir. C'est au nom de ce droit que Brutus a frappé César. C'est au nom de ce droit qu'il combat Octave. C'est au nom de ce droit qu'il appelle le monde à la rébellion, qu'il soulève la Macédoine, l'Achaïe et l'Asie, et qu'il dresse devant l'Occident la barricade titanique de l'Orient. - Qu'importe à Brutus cet arrêt d'ostracisme que lui jette la cité vendue au coup d'Etat ! Bien différent de ce Coriolan qui ne s'insurge contre la ville éternelle que pour la perdre, Brutus ne se révolte contre Rome que pour la sauver.

C'est ce désintéressement qui fait la grandeur singulière de Brutus. Pas un sentiment personnel, pas une pensée égoïste ne souille cette ambition sublime. L'exquise pureté de cette conscience éclate bientôt dans une scène illustre. Brutus, nous l'avons déjà vu, ne reconnaît pas la raison d'Etat ; il n'admet pas que la fin justifie les moyens ; il n'accepte pas ce sophisme en vertu duquel on peut servir les principes en les violant : voilà pourquoi il condamne avec tant de sévérité la conduite trop peu scrupuleuse de Cassius. Quelque dur qu'il lui paraisse de blâmer un ami, il n'hésite pas à lui parler ouvertement. Avec l'éloquence inexorable de la vertu, il lui reproche de n'avoir pas les mains assez pures pour porter le drapeau de la République : - Souvenez-vous des Ides de Mars ! N'est-ce pas au nom de la justice qu'a coulé le sang du grand Jules ? Parmi ceux qui l'ont poignardé, quel est le scélérat qui a attenté à sa personne autrement que pour la justice ? Quoi ! nous qui avons frappé le premier homme de l'univers pour avoir seulement protégé des brigands, nous irions souiller nos doigts de concussions infâmes et vendre le champ superbe de notre immense gloire pour tout le clinquant qui peut tenir dans cette main crispée. J'aimerais mieux être un chien et aboyer à la lune que d'être un pareil Romain !» La nature fougueuse de Cassius se cabre sous cette réprimande acérée comme une provocation. Le respect qu'il a pour son ami l'empêche pas de s'emporter. C'est à grande-peine qu'il retient sa fureur frémissante : «Ne présumez pas trop de mon affection, je pourrais faire ce que je serais fâché d'avoir fait». Mais Brutus, pour qui la loyauté est un devoir, ne s'inquiète pas de cette menace ; il répète impassible la cruelle vérité : «Par le ciel, j'aimerais mieux monnayer mon coeur et couler mon sang en drachmes que d'arracher de la main calleuse des paysans leur misérable obole par des voies iniques». Cette intrépide franchise maîtrise enfin l'orgueil de Cassius. Dominé par l'évidence, il avoue ses faiblesses, mais, répondant au reproche par un reproche, il blâme l'amitié de Brutus de n'avoir pas su les voiler.

«Les yeux d'un ami ne devraient pas voir ces fautes-là.

- Les yeux d'un flatteur ne les verraient pas», rétorque Brutus.

Que répliquer à cette réponse accablante ? Cassius est au désespoir : il croit avoir perdu l'estime de son Brutus, et cette pensée le navre. Ah ! mieux vaut être tué que méprisé par Brutus. Quelle torture qu'un tel dédain ! Cassius souffre tant qu'il implore comme une faveur le sort de César.

«Voici mon poignard, et voici ma poitrine nue, et dedans un coeur plus précieux que les mines de Plutus, plus riche que l'or. Si tu es un Romain, prends-le. Je te le donne. Frappe, comme tu frappas César.

- Rengainez votre poignard... 0 Cassius ! vous avez pour camarade un agneau. La colère est en lui comme le feu dans le caillou qui, sous un effort violent, jette une étincelle hâtive et se refroidit aussitôt...»

Et Brutus, les larmes aux yeux, se jette dans les bras de Cassius (6).

Qui n'a retrouvé dans la vie cette scène ravissante ? Deux amis, deux frères, deux amoureux ont une discussion ; ils se passionnent et s'échauffent ; la discussion dégénère en contestation ; la contradiction cesse d'être parlementaire et devient injurieuse ; les insultes remplacent les arguments ; les menaces succèdent aux insultes. La dispute s'exaspère et devient conflit. Une collision est imminente ; elle éclate en effets. Les deux amis s'élancent l'un vers l'autre ; ils s'étreignent, mais, rassurez-vous, c'est pour s'embrasser. Le choc final est un baiser ! - Cette scène immortelle forme dans le théâtre anglais un épisode justement célèbre. Mais l'on se tromperait fort, si l'on n'y voyait, comme certains critiques, qu'un délicieux hors-d'oeuvre. Cette scène est essentielle, non à la construction du drame, j'en conviens, mais à son ensemble. Elle marque une halte nécessaire dans la marche rapide de l'action ; elle repose le spectateur en introduisant, au milieu d'une tragédie terrible, le magistral entr'acte d'un incident attendrissant. Nécessaire à l'effet de l'oeuvre, elle ne l'est pas moins au développement du caractère principal. Elle retire à la figure de Brutus l'aspect farouche que lui donnerait une impassibilité absolue. Elle décèle sous cette âpre volonté la plus suave tendresse, et elle ajoute à sa vertu ce complément qui l'achève, la bonté. Si Brutus n'avait pas pardonné à Cassius, sa probité aurait cessé d'être humaine. Nous aurions pu l'admirer davantage, mais il nous eût été moins sympathique. Car il aurait manqué à cet héroïsme sublime ce trait qui fait aimer, - la grâce ! Cependant le moment décisif approche. L'armée des triumvirs, poussée par une brise complice, a traversé l'Adriatique, débarqué en Illyrie et envahi la Macédoine. Brutus, impatient de combattre, veut aller au-devant d'elle et dit adieu à Cassius en lui donnant rendez-vous pour le lendemain : dès le point du jour, les légions républicaines doivent s'ébranler. Déjà la nuit est avancée. Tout dort dans le camp de cette léthargie solennelle qui précède une action suprême. Les aides de camp de Brutus, accablés de fatigue, gisent endormis sur des coussins dans la tente. Un flambeau éclaire de sa clarté vacillante toutes ces formes immobiles. Le général, que la responsabilité du lendemain tient en éveil, cause avec son serviteur favori, Lucius, qui lui répond d'une voix assoupie. Il croit trouver dans la mélodie le délassement de son insomnie, et prie «le cher enfant» de jouer un accord ou deux sur son luth, tout en lui demandant pardon de ce caprice. Lucius veut obéir au désir de son maître et essaye de chanter en s'accompagnant. Mais l'épuisement trahit son zèle ; c'est à peine s'il peut articuler les paroles et faire vibrer les cordes ; sa tête penche, sa voix n'exhale plus qu'un vague murmure ; il s'endort. « Doux être, bonne nuit ! Je ne serai pas assez cruel pour t'éveiller. Mais pour peu que tu chancelles, tu vas briser ton instrument, je vais te l'ôter». Et le grand patriote, s'empressant de servir son petit serviteur, va retirer avec précaution des mains de l'enfant endormi le luth menacé. Après cet acte touchant qui manque à la biographie de Plutarque et que Shakespeare montre ici comme l'adorable haut fait de la grâce, Brutus se rasseoit, prend un livre et se dispose à lire : «Comme ce flambeau brûle mal, s'écrie-t-il !» A peine a-t-il jeté cette exclamation qu'il distingue au fond de la pénombre une forme étrange qui s'avance vers lui. L'effarement de Macbeth apercevant le fantôme de Banquo n'est pas plus grand que l'étonnement de Brutus à l'aspect de cette vision mystérieuse. Mais, plus heureux que le thane écossais, le général romain peut sans remords interroger les ombres : «Es-tu quelque chose ? Es-tu un dieu, un ange ou un démon, toi qui glaces mon sang et fais dresser mes cheveux ? Dis-moi qui tu es !

- Ton mauvais génie, Brutus.

- Pourquoi viens-tu ?

- Pour te dire que tu me verras à Philippes.

- Eh bien, je te reverrai !

- Oui, à Philippes.

- Eh bien, je te verrai à Philippes... Maintenant que j'ai repris courage, tu t'évanouis... Mauvais génie, je voudrais m'entretenir avec toi !...»

Malheur ! malheur ! Ce spectre qui vient de disparaître en menaçant Brutus, c'est le spectre de César. Les conjurés des Ides de Mars n'ont frappé que le corps du tyran, ils n'ont pas atteint son génie. Car ce génie est impérissable ; c'est le génie de l'oppression, de la violence et de la guerre ; c'est le génie qui étend son ombre sur l'humanité et qui maintient le monde dans les ténèbres. Ce génie est sorti furieux de la tombe, il réclame vengeance et il ne s'apaisera que dans le triomphe du despotisme. C'est lui qui va combattre avec l'épée des triumvirs les derniers défenseurs de la République.

Voici la journée suprême. Les armées ennemies se sont enfin rencontrées sur la plage fameuse que longe la route d'Amphipolis en Thrace, entre l'Hellespont et le mont Pangée. Brutus, qui commande l'aile droite de l'armée républicaine, fait face à Octave. Cassius, qui commande l'aile gauche, tient tête à Antoine. Cependant un signe néfaste avertit les patriotes. Cassius montre à Messala un nuage noir qui s'amasse dans le ciel : c'est un essaim de corbeaux, «dais fatal sous lequel s'étend l'armée républicaine, prête à rendre l'âme». N'importe, Brutus l'a voulu : en dépit des pressentiments de Cassius, le combat sera livré. - Chacun connaît les détails de cette mémorable mêlée qui s'appelle la bataille de Philippes. Jamais la destinée, amoureuse du despotisme, ne s'est montrée plus partiale que dans cette lutte décisive; jamais elle n'a accumulé contre ses adversaires de tels accidents ; jamais elle ne les a égarés dans une plus funeste erreur. - La journée s'annonce bien. La jeunesse romaine, qui fait légion autour de Brutus, attaque les prétoriens avec un irrésistible élan ; elle balaye devant elle ces vétérans qui, sous les ordres du grand Jules, ont conquis les Gaules, l'Espagne, l'Egypte et la Libye, et ne s'arrête qu'après avoir pris d'assaut le camp d'Octave. Mais ! hélas ! ce succès est le piège atroce où s'est embusqué le désastre.

Dans l'impétuosité de l'attaque, l'aile droite s'est séparée de l'aile gauche. Funeste lacune. Le génie de César montre à Antoine l'espace vide : Antoine y jette des forces supérieures, enveloppe Cassius et l'accable. Cassius cerné croit Brutus vaincu etla bataille perdue sur toute la ligne ; il dépêche un de ses lieutenants pour s'assurer de la vérité ; le lieutenant tarde à revenir ; un faux rapport le signale comme prisonnier. Nouvelle erreur, qui confirme la première. Egaré par cette double méprise, Cassius renonce à tout espoir et se jette sur son épée. Brutus, averti par Titinius, revient au secours de son frère d'armes ; mais, si vite qu'il accoure, il arrive trop tard, il n'a délivré qu'un cadavre :

«0 Jules César, tu es encore puissant ! Ton esprit erre par le monde et tourne nos épées contre nos propres entrailles... Amis, je dois plus de larmes à ce mort que vous ne m'enverrez verser... Je trouverai le moment, Cassius, je trouverai le moment... Lucilius, venez, venez aussi, jeune Caton ! au champ de bataille ! Il est trois heures ; et, avant la nuit, Romains, il faut que nous tentions la fortune dans un second combat» (7).

Et Brutus retourne à la charge. Mais vainement fait-il des prodiges pour ressaisir dans la mêlée la victoire qu'il tenait naguère. La victoire a déserté et passé aux tyrans. Le second combat est décisif : la bataille de Philippes est perdue. - Resté seul avec une poignée de braves, Brutus a fait retraite sur un rocher qui domine le champ funèbre, et considère cette vaste plaine jonchée de patriotes. Alors une inexprimable mélancolie envahit: son âme : «Le chagrin remplit ce noble vase au point qu'il déborde de ses yeux mêmes». Brutus pleure. Il pleure, ce Brutus qui a pu ne pas pleurer, même après la mort de Portia ! Ces yeux, que la plus grande douleur privée avait laissés secs, ont des larmes pour le grand deuil public. Larmes ineffables arrachées au stoïque par les angoisses du désintéressement ! Adieu l'illusion à laquelle il avait dévoué sa vie ! Adieu la suave vision d'une humanité d'hommes libres et frères ! Adieu la douce utopie d'une société heureuse, indépendante, n'ayant d'autres lois que les lois immuables de la nature et de la raison, exerçant dans la plénitude de ses jouissances la plénitude de ses droits ! Adieu le songe splendide de la République universelle ! Une charge de cavalerie a emporté ce beau rêve.

Un monde voué à l'esclavage a cessé d'être habitable pour une âme libre. Brutus voulait affranchir le genre humain ; le genre humain s'est tourné contre Brutus et s'est prostitué au despotisme par une servitude volontaire. Soit ! mais Brutus ne veut pas subir, lui, ce joug avilissant qui va peser désormais sur les générations. S'il n'a pu soustraire l'univers à la tyrannie, il prétend du moins y soustraire son âme. Les vainqueurs ont beau cerner la retraite du stoïque : ils ne pourront le faire prisonnier. Insensés qui croient traîner un tel captif en triomphe ! Oublieni-ils qu'il reste à Brutus l'issue suprême ? Brutus va chercher dans la mort cette indépendance nécessaire qu'il ne peut plus trouver dans la vie.

«Adieu à vous, et à vous, et à vous !... Compatriotes, je gagnerai à cette désastreuse journée plus de gloire qu'Octave et Marc-Antoine n'en obtiendront par leur infâme triomphe ! Sur ce, adieu à tous ! Car la bouche de Brutus a presque achevé le récit de sa vie. La nuit s'étend sur mes yeux ; mes os veulent reposer... Straton, tu es un digne compagnon : un reflet d'honneur est sur ta vie. Tiens donc mon épée et détourne la face, tandis que je me jetterai dessus. Veux-tu, Straton ?

- Donnez-moi d'abord votre main. Adieu, mon seigneur.

- Adieu, bon Straton... César, apaise-toi ; certes, je ne t'ai pas tué avec autant d'ardeur !»

Et l'affranchi tend le glaive qui va affranchir son maître... A peine Brutus a-t-il expiré que retentit la fanfare joyeuse de l'ennemi. Le rocher a été forcé, et Antoine et Octave viennent chercher leur captif.

«Straton, où est ton maître ? demande Messala qui vient d'être pris.

- Il est délivré de la servitude où vous êtes, Messala. Les vainqueurs ne peuvent faire de lui que des cendres».

Car Brutus n'a été vaincu que par lui-même, et nul autre que lui n'a eu la gloire de sa mort.

Devant ce grand suicide qui frustre leur triomphe, les victorieux s'inclinent. Tel est le prestige de cette probité déchue qu'elle force le succès même à fléchir. En présence des restes sacrés du patriote, les triumvirs sont saisis de respect. Ils se penchent avec une religieuse émotion sur ce corps vénérable d'où vient de s'échapper par une issue désespérée l'âme la plus héroïque qui ait encore animé l'argile terrestre.

«De tous les Romains, s'écrie Antoine, ce fut là le plus noble. Tous les conjurés, excepté lui, n'agirent que par envie contre le grand César. Lui seul pensait loyalement à l'intérêt général et au bien public. Sa vie était paisible, et les éléments si bien combinés en lui que la nature pouvait se lever et dire au monde entier : Voilà un homme !»

Oui, voilà un homme ! Jamais plus mâle figure ne traversa notre scène. Jamais caractère ne réunit dans un plus admirable ensemble les vertus humaines et les vertus viriles, - douceur et énergie, tendresse et fermeté, bonté et courage. Jamais mortel n'exalta plus haut le moi de l'être, ne réclama d'une manière plus éclatante cette initiative qui distingue la volonté de l'instinct, ne revendiqua plus obstinément la possession de l'individu par lui-même, la supériorité de l'esprit sur la matière, la souveraineté de la créature surla création. - La révolte fabuleuse des Titans contre Jupiter n'offre rien de plus grand que cette insurrection d'un homme contre la destinée. Champion de la République, ce n'est pas seulement le génie de César qu'affronte Brutus, c'est la nécessité elle-même. Il a contre lui, non seulement les forces supérieures d'une puissance matérielle, mais cette force suprême d'une puissance invisible, la force des choses. La fatalité pousse le genre humain vers le despotisme ; elle l'entraîne par une série de causes séculaires dans les ténèbres du Bas-Empire ; elle oppose aux efforts de la délivrance la coalition des événements, la lassitude des peuples, le relâchement des moeurs, la complicité des âges et la conjuration même de l'histoire. N'importe ! En dépit de tous ces obstacles, Brutus n'hésite pas : il engage la lutte. Il jette à la tyrannie le défi de la liberté, à la force le défi du droit, à la fatalité le défi d'une volonté. Duel prodigieux où Brutus combat tour à tour avec la dague et avec l'épée, avec le poignard des Ides de Mars et avec le glaive de Phiiippes ! Il succombe enfin, mais il succombe en héros, sans demander grâce au despotisme triomphant, - impénitent comme Prométhée, et frappé, comme lui, pour avoir voulu dérober au ciel le feu sacré de l'idéal.

Hauteville House, 10 avril 1862.


(1) L'Enfer. Dernier chant.
(2) Plutarque, traduit par Amyot, Vie de César.
(3) Vie de Brutus.
(4) Voltaire a, dans la Mort de César, développé cette situation que Shakespeare a si judicieusement évitée. Il a placé Brutus entre l'amour filial et l'amour de la liberté. De là une impression trouble et équivoque dans l'esprit du spectateur. Quand César tombe, la conscience ne sait au juste si Brutus a eu tort ou raison de sauver la société en violant la nature.
(5) Ici Shakespeare a rapproché les dates historiques. En réalité, c'est un intervalle d'nn mois qui sépare la fête des Lupercales des Ides de Mars.
(6) Dryden admirait tellement cette scène qu'il ne put s'empêcher de la copier dans une de ses tragédies (All for love), et cette imitation le rendait plus fier qu'aucune de ses oeuvres originales.
(7) Ici encore le drame raccourcit l'histoire. Ce second combat n'eut lieu en réalité que vingt jours après le premier.