I - Histoire traditionnelle des rois

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VI - SERVIUS TULLIUS (578-534)

Son origine était entourée de mystères. Les uns le disaient fils d'une esclave ou du prince de Corniculum tué dans une guerre contre les Romains ; d'autres contaient qu'un génie était apparu dans la flamme du foyer à Ocrisia, servante de la reine Tanaquil, et qu'au même instant elle avait conçu. Après sa naissance, les dieux lui continuèrent leur faveur, et il grandit dans le palais du roi au milieu des prodiges et des signes manifestes de sa grandeur future. On verra plus loin ce que l'histoire et l'archéologie font de ces traditions qui cachaient une destinée toute différente.

Fragment de la muraille servienne

Devenu roi, Servius fit de grands changements dans la ville et dans ses lois. Il donna à Rome l'étendue qu'elle eut sous la république, en réunissant à la cité le Viminal, l'Esquilin et le Quirinal, par une muraille et une puissante levée de terre (ager) que précédait un fossé large de 100 pieds, profond de 30. Rome eut alors la grandeur d'Athènes : deux lieues et demie de tour. Il la partagea en quatre quartiers ou tribus urbaines, Palatine, Suburane, Colline et Esquiline, chaque quartier ayant son tribun qui dressait les listes pour les contributions et le service militaire. A la naissance de chaque garçon, une pièce d'argent dut être déposée dans le tronc de Juno Lucina, la protectrice des femmes en couches. Le territoire fut divisé en vingt-six cantons nommés aussi tribus, et tout le peuple, patriciens et plébéiens, d'après le cens, c'est-à-dire d'après la fortune, en cinq classes et en cent quatre-vingt-treize centuries dont la dernière était formée par les prolétaires. Ceux-ci furent exclus du service militaire. Servius ne voulait pas confier des armes à des citoyens qui ne possédant rien ne pouvaient prendre intérêt à la chose publique ni donner à l'Etat une garantie de leur fidélité.

Au dehors, Servius conclut avec les trente villes latines un traité dont Denys prétend avoir vu le texte conservé dans le temple de Diane, sur l'Aventin. Pour mieux resserrer les noeuds de cette alliance, on avait, à frais communs, élevé ce temple, où se vit la première statue dressée dans Rome. Quelques peuples sabins y vinrent aussi sacrifier.

Ces ligues qui avaient pour centre le sanctuaire d'une divinité étaient un usage commun aux nations italiotes et rappellent les amphictyonies de la Grèce. Il faut en garder le souvenir, car nous retrouverons ces fédérations religieuses sous l'empire et nous aurons le droit de reprocher aux empereurs de n'avoir pas su utiliser, dans l'intérêt des libertés provinciales, une institution qui aurait pu sauver les provinces et eux-mêmes.

Mais revenons à la légende. Tite Live raconte comment la ruse d'un des prêtres romains attachés au temple de Diane, donna à Rome l'hégémonie sur le Latium. Une génisse d'une beauté extraordinaire était née chez un montagnard de la Sabine. Les devins annoncèrent que celui qui l'immolerait à la Diane de l'Aventin assurerait l'empire à sa patrie. Le Sabin conduisit sa génisse au temple et allait accomplir le sacrifice, quand le prêtre, instruit de la prophétie, l'arrête : Que vas-tu faire ? Offrir un sacrifice à Diane sans t'être purifié ! Mais c'est un sacrilège ! Le Tibre coule au pied de cette colline ; cours y faire les ablutions rituelles. Le paysan descendit au fleuve. Quand il remonta, le prêtre avait immolé la victime. Et Tite Live ajoute : Cette fourberie pieuse fut très agréable au roi et au peuple. Aussi, conserva-t-on durant des siècles, dans le vestibule du temple, les immenses cornes de la génisse prédestinée. L'imagination populaire aime à faire sortir des plus petites choses les plus grands résultats, et certains historiens font comme elle. Si les Latins avaient accepté déjà la suprématie de Rome, c'est que les armes l'avaient établie.

La tradition parlait aussi d'une guerre de Servius contre les Véiens, les Tarquiniens et les habitants de Caeré. Ceux-ci avaient uni leurs armes à celles des Etrusques, malgré leur origine pélasgique qui les rapprochait de Rome, dont ils deviendront plus tard les alliés, et de la Grèce, qui leur livra tant de vases que nous retrouvons dans leurs tombeaux. Cette guerre se serait terminée pour les Romains par un accroissement de territoire ; mais la distribution de ces terres qu'il fit aux pauvres augmenta encore la haine des patriciens, dont il avait, par ses lois, considérablement diminué la puissance. Aussi favorisèrent-ils la conspiration qui se forma contre le roi populaire.

Les deux filles de Servius avaient épousé les deux fils de Tarquin l'Ancien, Lucius et Aruns. Mais l'ambitieuse Tullie avait été fiancée à Aruns, le plus doux des deux frères, et sa soeur à Lucius qui mérita, par son orgueil et sa cruauté, le surnom de Superbe. Tullie et Lucius ne tardèrent pas à se comprendre et à unir leurs criminelles espérances. Tullie se débarrassa par le poison de son mari et de sa soeur, pour épouser Lucius. Accablé de douleur, Servius voulut abdiquer et établir le gouvernerment consulaire. Ce fut le prétexte qu'offrit Lucius aux patriciens pour renverser le roi. Un jour, tandis que le peuple était aux champs pour la moisson, il parut dans le sénat revêtu des insignes de la royauté, précipita le vieux prince du haut des degrés en pierre qui conduisaient à la curie, et le fit huer par ses affidés ; Tullie, accourant pour saluer roi son époux, fit rouler son char sur le corps sanglant de son père. La rue en garda le nom de via Scelerata. Mais le peuple n'oublia pas celui qui avait voulu fonder les libertés plébéiennes, et chaque jour de Nones il fêtait la naissance du bon roi Servius (554).