XXXVII - Lutte entre l'esprit ancien et l'esprit nouveau

Chapitre précédent Sommaire Chapitre suivant

I - LA REACTION ; CATON

Toutes les nouveautés que nous avons montrées irritaient les partisans de l'ordre ancien, et jamais le passé ne disparaît sans combat, Caton se fit le chef de la résistance.

Tusculum

Il était né à Tusculum en 233. Son teint roux, ses yeux gris et perçants, son air farouche, n'annonçaient point un compagnon commode, et une parole incisive, au service d'un esprit avisé qui savait dans toute discussion trouver le point faible et en toute affaire arriver au succès, obligeait de compter avec lui. Une épigramme qui courut à sa mort disait que Pluton n'avait pas voulu aux enfers « de l'homme toujours prêt à mordre ». Il n'avait de complaisance pour personne. Quand Eumène vint à Rome, il refusa de le voir. « Mais c'est un homme de bien, lui disait-on, un ami de Rome. - Soit, mais un roi est, de sa nature, un animal carnassier ». Il ne traitait guère mieux le peuple. Un jour que la foule demandait une distribution de blé, il s'y opposa, et son discours commençait par ces mots : « Citoyens, il est difficile de parler à un ventre qui n'a point d'oreilles ». Un tribun soupçonné d'empoisonnement proposait une mauvaise loi : « Jeune homme, lui dit-il, je ne sais lequel est le pire, ou de boire tes mixtures, ou de ratifier tes décrets ».

Il avait hérité de son père une petite propriété dans le pays des Sabins. Là les moeurs étaient encore antiques, et au bout de son champ il voyait la chaumière et les 7 arpents qui avaient formé tout le patrimoine de Curius Dentatus. Caton s'inspira de ce grand exemple de vie laborieuse et frugale. Il disait, avec vérité : « L'oisiveté tue plus d'hommes que le travail ». Aussi tout le jour il travaillait avec ses esclaves, mangeant et buvant avec eux : l'hiver, couvert d'une simple tunique ; l'été, nu sous le plus brûlant soleil. Quand les travaux cessaient, il allait plaider dans les villes voisines, s'exerçant déjà à ces luttes qui devaient remplir sa vie.

Econome pour lui-même comme pour l'Etat, il disait qu'une chose dont on peut se passer, ne valût-elle qu'une obole, est toujours trop chère, et, tant qu'il fut à la tête des légions, il ne prit, dans les greniers publics, pour lui et sa suite, que 3 médimnes de blé par mois. Durant son consulat, jamais son dîner ne lui coûta plus de 30 as et, avant de quitter l'Espagne, il vendit son cheval de guerre, pour épargner à la république les frais du transport. Il est vrai qu'il envoyait au marché ses esclaves malades ou devenus vieux. « Moi, dit Plutarque, je n'aurais pas le coeur de vendre mon vieux boeuf qui aurait usé ses forces à labourer mon champ ». Mais Caton ne comprenait rien à ces délicatesses. Sa raison droite et calme manquait d'élévation et de vraie grandeur. Le Romain est avant tout un homme d'affaires, et Caton a été plus romain qu'aucun de ses compatriotes. L'élégance de l'esprit et des manières, l'amour des arts, lui semblaient des goûts coupables ; il n'aimait que l'utile, jusqu'à lui sacrifier l'honnête. Retenons pourtant la belle définition qu'il donna de l'orateur : L'homme de bien expert en beau langage.

Les grands de Rome cherchaient encore à mettre en lumière et à pousser aux fonctions publiques de jeunes plébéiens qui annonçaient d'heureuses dispositions. Ce patronage était utile à l'Etat et à ceux qui l'exerçaient, car il assurait à la république de bons serviteurs et à l'aristocratie des clients dévoués. La noblesse d'Angleterre agit de même à son grand avantage. Le protégé trompait parfois les espérances du protecteur : ainsi Marius deviendra le mortel ennemi de Metellus, qui lui avait ouvert la carrière ; mais Caton, parvenu aux suprêmes honneurs, resta l'ami du patricien qui avait commencé sa fortune. Ce patricien était le plus noble personnage de Rome, Valérius Flaccus. Témoin des rudes vertus et des talents de Caton, il le fit venir à Rome, où il l'appuya de son crédit ; et Caton, bien qu'il fût homme nouveau, put arriver avant trente ans au tribunat légionnaire. Plus tard il fut envoyé en Sicile, comme questeur de Scipion. En attendant que ses préparatifs fussent achevés, Scipion, à Syracuse, se faisait initier à la brillante littérature des Grecs et vivait au milieu des livres, du faste et des plaisirs. On eût dit Alcibiade à Athènes. Caton, qui n'aimait pas les Grecs, s'irrita de cette mollesse et de ces dépenses ; il fit des représentations : le général y répondit avec hauteur. « Il allait dans la guerre à pleines voiles, disait-il, et c'était de ses victoires qu'il avait à rendre compte aux Romains, lion de quelques sesterces. Au reste, il n'avait pas besoin d'un questeur si exact » ; et il le renvoya. Caton retourna à Rome grossir, auprès de Fabius Cunctator, son ancien général, le nombre des ennemis de Scipion. Telle fut, selon Plutarque, l'origine de cette haine dont Caton poursuivit l'Africain jusqu'au tombeau. Mais Tite-Live ne parle pas de cette rupture ; il montre, au contraire Scipion partageant entre Loelius et Caton le commandement de l'aile gauche de sa flotte, dans la traversée de Sicile en Afrique. Cette haine résultait trop bien de la diversité des caractères et des moeurs de ces deux hommes illustres, pour qu'il soit nécessaire de supposer entre eux de mutuels outrages. Scipion, qui avait tous les besoins d'un esprit supérieur et d'une âme délicate, aurait voulu qu'aux travaux de la politique et de la guerre les Romains joignissent ceux de l'intelligence. Il avait appris à aimer les studieux loisirs, et les grands poètes, les artistes de la Grèce, avaient ouvert à son esprit ces larges horizons où les objets particuliers s'effacent, où la cité elle-même disparaît. Scipion, gâté par les succès et par son génie, oublia qu'il était citoyen d'une république dont la première loi était l'égalité. Son ancien questeur devait l'en faire cruellement souvenir.

Après avoir exercé l'édilité plébéienne, Caton obtint la préture de Sardaigne et signala dans ce gouvernement sa dureté et son désintéressement. Il bannit de l'île tous les usuriers et refusa l'argent que la province voulait lui allouer, suivant l'usage, pour frais de représentation. Cette conduite, la sévérité de ses moeurs, qui était déjà une singularité dans une ville corrompue, et sa rude éloquence attirèrent sur lui tous les regards. Le peuple aimait encore ce censeur sévère. Sans lui obéir, il l'applaudissait ; et Caton, traversant le Forum nu-pieds, avec une méchante toge, ou bien gourmandant la foule du haut de la tribune et faisant rejeter une distribution gratuite, était plus respecté, plus écouté que les flatteurs habituels du peuple. Dès l'année 195, les comices l'élevèrent au consulat, avec son ami Valérius Flaccus.

La Grèce n'était pas encore pacifiée, Antiochos menaçait, Annibal n'avait pas quitté Carthage ; l'Espagne et la Cisalpine s'étaient soulevées, mais on oubliait et l'Espagne et la Gaule, et Annibal et le roi de Syrie. Il s'agissait bien de tous ces rois ou peuples : une seule chose occupait le sénat, les consuls, les tribuns, et divisait la ville : les matrones pourront-elles avoir dans leur parure plus d'une demi once d'or, porter des vêtements de couleurs variées et se servir de chars dans Rome ? Telle était la grave question qui soulevait d'aussi bruyants débats. Ces défenses avaient été faites par la loi Oppia, au plus fort de la seconde guerre Punique, et n'avaient guère réussi, si l'on en juge par le luxe que déployait la femme de l'Africain. « Quand elle sortait pour se rendre au temple, dit un ami de sa maison, elle montait sur un char brillant, vêtue elle-même avec une extrême recherche. Devant elle on portait en pompe solennelle les vases d'or et d'argent nécessaires au sacrifice et un nombreux cortège de servantes et d'esclaves l'accompagnait ». Deux tribuns proposaient l'abrogation de cette loi somptuaire. Le Capitole était rempli d'une foule d'hommes partagés en deux camps ; les matrones elles-mêmes assiégeaient toutes les avenues du forum et fatiguaient les magistrats de leurs tumultueuses sollicitations. Mais elles trouvèrent dans le consul Porcius Caton un adversaire inflexible. « Romains, dit-il, si nous avions conservé nos droits et notre dignité d'époux, nous n'aurions pas affaire aujourd'hui à toutes ces femmes. Pour n'avoir pas su leur résister à chacune en particulier, nous les voyons toutes réunies contre nous... Lâchez la bride aux caprices et aux passions de ce sexe indomptable, et flattez-vous ensuite de le voir, à défaut de vous-mêmes, mettre des bornes à ses emportements !... Vous m'avez souvent entendu répéter que deux vices contraires, le luxe et l'avarice, minaient la république. Ce sont ces fléaux qui ont causé la ruine de tous les grands empires. Aussi, plus notre situation devient heureuse et florissante, et plus je les redoute. Déjà nous avons pénétré dans la Grèce et l'Asie, contrées si pleines de dangereuses séductions ; déjà nous tenons les trésors des rois. Ne dois-je pas craindre qu'au lieu d'être les maîtres de ces richesses, nous n'en devenions les esclaves ? C'est pour le malheur de Rome, vous pouvez m'en croire, qu'on a introduit dans ses murs les chefs-d'oeuvre de Syracuse. Je n'entends que trop de gens vanter les frises d'Athènes ou les statues de Corinthe et se moquer des images d'argile de nos dieux. Pour moi, je préfère ces dieux qui nous ont protégés et qui nous protégerons encore, je l'espère, si nous les laissons à leur place ».

Matrone de Resina

Plaute aussi venait de tracer au théâtre une mordante satire du luxe des matrones, les montrant qui marchaient par les rues, fundis exornatae, comme du Bellay dira plus tard des courtisans de François Ier qu'ils portaient leurs moulins, leurs forêts et leurs prés sur leurs épaules. Mais le poète et le consul échouèrent : la loi fut abrogée, et devait l'être. Les moeurs nouvelles nées de la victoire étaient plus fortes que ce règlement somptuaire édicté en un temps de péril et de misère publique.

Caton partit aussitôt pour l'Espagne. A son arrivée, il renvoya tous les fournisseurs : « La guerre nourrira la guerre », dit-il. Scipion, content d'avoir l'amour de ses soldats et sûr de les retrouver, les jours de bataille, dociles et braves, fermait souvent les yeux sur leurs plaisirs et leurs excès. Caton, dur aux autres comme à lui-même, n'était pas homme à capituler avec la discipline. De continuels exercices, une infatigable vigilance rendirent à son armée l'aspect des vieilles légions. Cette campagne, que Caton écrivit, fit beaucoup d'honneur à ses talents militaires et lui valut le triomphe ; sa conduite à la bataille des Thermopyles accrut encore sa réputation.

Cependant chaque jour l'opposition contre Scipion grossissait dans le sénat et dans le peuple. Depuis cette apothéose qu'il avait refusée le lendemain de son triomphe, l'envie ne cessait de mordre sur lui ; et Caton, qui n'osait encore le braver en face, encourageait dans leurs vives attaques Naevius et Plaute, les deux poètes populaires. Naevius surtout, vieux soldat de la première guerre Punique, qu'il chanta dans le rythme national, en vers saturnins, poursuivait les grands de ses amères railleries. « Ah ! plus que l'or j'aime la liberté ! - Souffrez donc, le peuple souffre bien ; - savez-vous qui perdra bien vite votre belle république ? » Un jour, il osa railler les Metellus : « C'est le sort, non leurs services, qui les fait consuls ». Ils répondirent par un vers sur la même mesure : « Les Metellus porteront malheur à Naevius le poète ». Ils tinrent parole : Naevius fut jeté en prison de par la loi des Douze Tables contre l'auteur de vers diffamants. Plaute, son ami, plaida pour lui au théâtre, en montrant un comique effroi du supplice infligé au poète qu'il avait vu attaché à une colonne, les fers aux pieds, nuit et jour. Naevius fit amende honorable : il composa deux pièces pour désavouer ses pétulantes attaques. A ce prix il obtint des tribuns sa liberté. Mais bientôt il recommença, et cette fois il ne craignit pas d'attaquer la royauté de Scipion : « Quoi ! ce que j'applaudis au théâtre, on n'osera en blesser l'oreille d'un de nos rois ? Ah ! la servitude ici étouffe la liberté ; mais aux jeux de Bacchus nous parlerons d'une voix libre ». Un autre jour, il déchira cette réputation de chasteté que le demi-dieu avait habilement conquise. « Cet homme qui a mené à fin tant de glorieuses entreprises, dont les exploits sont immortels, qui seul commande le respect aux nations, un jour son père l'emmena de chez son amie : il n'avait qu'un manteau ». Scipion s'irrita, et le poète incorrigible fut exilé ; il se retira à Utique.

Plaute, averti, n'osa plus nommer personne, bien qu'il ait peu de pièces où il ne déplore la perte de l'ancienne simplicité et où il n'attaque les moeurs nouvelles. Voyez le portrait qu'il fait des philosophes et des rhéteurs, ces grands amis de Scipion : « Ces Grecs qui, sous leurs longs manteaux, farcis de livres et des provisions qu'ils ont mendiées, s'assemblent, confèrent et marchent tout hérissés de sentences. A toute heure aussi tu les verras campés au thermo... pole, s'y enivrant à longs traits. Ont-ils dérobé quelque chose, vite ils courent, la tête voilée, le boire tout chaud, puis reviennent gravement et tâchant de s'affermir sur leurs jambes avinées ». Et ailleurs, parlant d'un esclave qui méditait une friponnerie : « Voilà, dit-il, qu'il est en train de philosopher ».

Mais Plaute n'ose s'aventurer bien loin sur le terrain brûlant des allusions politiques. Il aime mieux peindre les moeurs des basses classes, Ies valets fripons, les vieillards débauchés et bafoués, l'usurier du Forum, le parasite qui pantagruélise, et la jeune esclave inévitablement reconnue libre au dénouement. A cette réserve, Plaute ne gagna que d'être oublié des grands. Quant à leur faveur, ceux-ci la gardaient pour Ennius, pour Andronicus et Térence, élégants copistes de la Grèce, et souples adorateurs de la fortune : Ennius fut enseveli avec les Scipions ; Térence vécut dans leur intimité. Quant aux poètes du peuple, Naevius mourut dans son exil ; et si Plaute ne fut pas réduit, comme dans sa jeunesse, à tourner, pour vivre, la meule d'un moulin, il ne semble pas que sa faveur auprès du peuple lui ait jamais valu celle des grands.

Le parti des vieux Romains était battu dans ses poètes, Caton allait le venger.

Dans une république, qui cesse de monter commence à descendre. Scipion ne pouvait se tenir à la hauteur où la victoire de Zama l'avait placé. Il eut beau obtenir les titres de prince du sénat et de censeur, montrer dans cette charge une extrême indulgence, accuser un concussionnaire, L. Cotta, et se faire envoyer en Afrique pour apaiser, entre Carthage et Masinissa, des différends qu'il n'apaisa point : la popularité le quittait. Flamininus, Caton même, étaient les héros du jour. Pour réveiller l'attention du peuple, il demanda en 194 un second consulat : c'était une faute, car ce consulat fut obscur, et il blessa le peuple, en assignant aux sénateurs des places particulières au théâtre. Aussi, quand il sollicita le consulat, en 192, pour son gendre Scipion Nasica et pour son ami Laelius, il éprouva un double refus. Son frère cependant fut élu deux ans après et chargé de la guerre d'Asie, où l'Africain l'accompagna ; mais cette campagne, plus brillante que difficile, n'ajouta rien à sa gloire, et lui coûta le repos de sa vieillesse. Dès lors Caton ne cessa, selon l'énergique expression de Tite-Live, d'aboyer contre ce grand citoyen. Cependant il avait été son questeur ; mais Caton, coeur dur et sec, n'avait pas accepté ces sentiments de respect et de piété filiale que, dans l'opinion des Romains, le questeur devait toujours conserver pour son général. Aux Thermopyles, Acilius, exagérant ses services, avait déclaré devant toute l'armée qu'il lui devait la victoire ; quand ce consul brigua la censure, Caton oublia sa noble conduite, se fit son compétiteur, et, pour l'écarter plus sûrement, appuya contre lui une accusation de détournement des deniers publics. Pour un homme qui se piquait de moeurs antiques, ce n'était pas là suivre les exemples des temps anciens, ou du moins les vertus que tous et lui-même y plaçaient.

A son instigation, les tribuns Petilius sommèrent L. Scipion de rendre compte de l'emploi des trésors livrés par Antiochus. Lorsqu'il eut fait apporter les registres, son frère s'en saisissant : « Les comptes sont là, dit-il, mais on ne les verra pas », et il les déchira ; « il ne sera pas dit que j'aurai subi l'affront de répondre à une pareille accusation ; qu'il m'aura fallu rendre raison de 4 millions de sesterces, quand j'en ai fait entrer 200 millions dans le trésor ».

Le sénat n'avait aucun moyen de coercition contre Scipion, et les affaires de finance ne regardaient pas l'assemblée populaire. Mais, au-dessus de cette constitution qui n'était point écrite, planait l'idée de la souveraineté du peuple, du droit, par conséquent, pour les comices par tribus, d'intervenir, quand les pouvoirs établis restaient impuissants. C'est en vertu de ce droit que Ies tribuns deviendront si redoutables, le jour où ils se sépareront du sénat : ce jour-là, la république aura vécu.

Les Petilius présentèrent aux tribus une rogation que Caton appuya par un discours violent : plaise au peuple d'ordonner que le sénat institue une commission judiciaire pour examiner si l'or d'Antiochus a été détourné du trésor. Il se peut que des irrégularités financières aient eu lieu dans l'expédition d'Asie. Mais Manlius Vulso avait certainement commis bien d'autres gaspillages ou dilapidations. Un des dix commissaires qui lui avaient été adjoints s'efforça de le faire comprendre dans le procès. Caton, pressé par la haine, ne voulut qu'un seul accusé, pour que sa vengeance fût plus sûre. Les sénateurs durent obéir au plébiscite. Un tribunal constitué sous la présidence du préteur Terentius Culleo déclara L. Scipion, son questeur et un de ses lieutenants, A. Hostilius, coupables de péculat. La restitution fut fixée à 4 millions de deniers. « S'ils ne sont pas versés au trésor, dit le préteur, ou si des cautions ne sont pas fournies pour pareille somme, L. Scipion sera conduit en prison ». Un des tribuns, Gracchus, opposa son veto. « Je jure, s'écria-t-il, que, depuis longtemps ennemi des Scipions, je le suis encore, et que je ne cherche pas à me faire, en ce moment, un mérite auprès d'eux. Mais la prison où j'ai vu l'Africain conduire des rois et des généraux ennemis ne se fermera pas sur son frère ». Et il ordonna qu'il fût mis en liberté. C'est alors sans doute que l'Africain lui donna sa fille, la fameuse Cornélie, la mère des Gracques. L. Scipion laissa saisir et vendre ses biens dont le produit ne put couvrir l'amende. Sa pauvreté prouvait son innocence. Ses parents, ses amis, voulaient lui rendre plus qu'il n'avait perdu. Il n'accepta que quelques objets de première nécessité.

Envoyé l'an d'après en Asie pour terminer des contestations entre les rois de Pergame et de Syrie, il reçut de ces princes et des villes alliées assez de présents pour célébrer au retour, avec une grande magnificence, des jeux qui durèrent dix jours et où Rome vit tout ce que l'Asie et l'Afrique pouvaient offrir de curiosités : combats d'athlètes, chasses de lions et de panthères, représentations scéniques. Le condamné de Caton redevenait le favori du peuple.

Mais le rude paysan de la Sabine était tenace dans sa haine ; l'Asiatique lui échappant, il intenta un procès criminel à l'Africain, par-devant les tribus. « Il faut, disait-il, ramener sous le niveau de l'égalité républicaine cet orgueilleux citoyen dont l'exemple encourage le mépris des lois et des magistrats, le dédain pour les moeurs et les institutions de son pays ». Le tribun Naevius accusa Scipion d'avoir vendu la paix au roi de Syrie.

Au jour marqué, l'Africain parut entouré d'un nombreux cortège d'amis et de clients. « Tribuns et vous Romains, dit-il avec une magnifique insolence, c'est à pareil jour que j'ai vaincu Annibal et les Carthaginois. Comme il convient dans une telle journée de surseoir aux procès, je vais de ce pas au Capitole rendre hommage aux dieux. Venez avec moi les prier de vous donner toujours des chefs qui me ressemblent, car si vos honneurs ont devancé mes années, c'est que mes services avaient prévenu vos récompenses ». Et, descendant de la tribune, il monta au Capitole. Le peuple entier suivit ses pas, laissant les tribuns seuls avec leurs esclaves et le héraut qui citait vainement l'accusé du haut de la tribune. Scipion parcourut ainsi tous les temples. Ce fut comme un nouveau triomphe, plus glorieux que celui où parurent Scyphax et les Carthaginois, car c'était des tribuns et du peuple même qu'il triomphait.

Un autre jour, il s'écria : « Je n'ai rapporté qu'un nom de l'Afrique ». Toutefois, prévoyant de nouvelles attaques de la jalousie et de continuels débats avec les tribuns, il se retira à Liternum pour ne point comparaître. Le jour de l'assignation venu, l'accusé fit défaut. L. Scipion rejeta son absence sur la maladie. Les deux tribuns ne voulurent pas accepter cette excuse, et ils allaient se porter à quelque mesure violente, quand Sempronius Gracchus intervint encore. « Tant que P. Scipion ne sera pas de retour à Rome, dit-il, je ne souffrirai pas qu'il soit mis en cause. Eh quoi ! ni les services ni les honneurs mérités n'assureront donc jamais aux grands hommes un asile inviolable et sacré où, sinon entourés d'hommages, du moins respectés, ils puissent reposer leur vieillesse ? » L'affaire fut abandonnée, et le sénat en corps remercia Gracchus d'avoir sacrifié ses inimitiés personnelles à l'intérêt général.

Retiré à Liternum, dans une villa dont n'aurait pas voulu le plus obscur des contemporains de Sénèque, Scipion y acheva sa vie dans le culte des Muses. Souvent Ennius venait lui lire ses vers et chercher auprès du vainqueur d'Annibal des inspirations pour son poème sur la seconde guerre Punique. Un monument consacra le souvenir de cette amitié du héros et du poète. Les Scipions placèrent la statue d'Ennius entre celles de l'Africain et de l'Asiatique sur le cénotaphe qu'ils élevèrent près de la porte Capène. La tradition racontait aussi que dans cette solitude de Liternum, un jour, débarquèrent des pirates venus de pays lointains ; Scipion fit armer ses esclaves. Mais les brigands, apprenant que cette maison était sa demeure, jetèrent leurs armes, et, s'approchant du seuil, y déposèrent des dons pareils à ceux qu'on offrait aux dieux. Polybe place sa mort en la même année que celle de Philopoemen et d'Annibal. On croit voir encore aujourd'hui à Patrica, l'antique Liternum, son tombeau et le second mot de cette inscription qu'il y avait fait graver : Ingrate patrie, tu n'auras pas mes cendres.

Ennius lui en avait composé une autre : Ici est enfermé un homme dont les exploits n'ont jamais pu être dignement payés ; et il faisait dire au héros : « Depuis les lieux où le soleil se lève, par delà le marais Méotide, il n'est personne qui puisse égaler ses exploits aux miens. S'il est permis à un homme de monter dans la région que les dieux habitent, c'est pour moi que s'ouvre la vaste porte du ciel ». Ces paroles ne sont point modestes : mais il était permis au poète de les mettre dans la bouche du héros. La modestie d'ailleurs ne fut jamais une vertu romaine, et l'on passerait volontiers au sauveur de Rome de ne l'avoir pas eue.

Ruines du tombeau des Cornelii sur la via Appia