XLVIII - Pompée, Lépide et Sertorius (79-70)

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II - POMPEE

Les dix années que dura la constitution cornélienne furent une des plus désastreuses époques que la république ait traversées, celle où chacun fut le moins assuré d'un lendemain.

La haine du peuple et des Italiens, les ressentiments de l'ordre équestre et quatre guerres dangereuses : telle était la succession de Sylla. Qui allait recueillir ce difficile héritage ? Un sénat où les proscriptions des deux partis n'avaient pas laissé une seule tête qui dépassât le niveau commun de la médiocrité : Metellus Pius, général malheureux ; Catulus, en qui se trouvait de quoi faire plusieurs grands hommes, mais qui ne sut pas être, ce qui eût mieux valu pour la république, un grand citoyen ; Hortensius, qui ne vivait que pour le barreau et ses murènes ; Crassus, moins occupé d'affaires publiques que de dénaturer sa fortune mal acquise et d'acheter Rome pièce à pièce ; Philippus, qui avait si bien manoeuvré depuis vingt ans au milieu des écueils et qui, arrivé au faîte des honneurs, s'y reposait ; enfin le plus capable peut-être de tous ces médiocres personnages, Lucullus, élégant épicurien, Romain d'Athènes, resté jusqu'alors en sous-ordre dans les affaires, et sans goût pour le premier rôle. Echappés à de si longues tourmentes, ces sénateurs ne demandaient qu'à jouir en paix de la vie, de leur beau soleil, de leurs villas dévastées et qu'ils restauraient. Mais autour d'eux se pressait une génération plus jeune, plus ardente, plus forte pour le bien comme pour le mal ; Cicéron avait alors vingt-huit ans, César vingt-quatre, Caton dix-sept ; Brutus était plus jeune ; Catilina et Verrès avaient déjà rempli des charges.

Par son âge, Pompée appartenait à cette génération ; mais décoré des noms de Grand, d'Imperator, de Triomphateur, il marchait à part. Et nous sommes si loin de l'égalité, si près de la monarchie, que, sans avoir été régulièrement appelé à aucune fonction, sans être sénateur, sans même pouvoir compter sur un parti politique, Pompée était tout-puissant dans la cité. Ce personnage froid, irrésolu et aussi incapable que Marius d'une conception politique, a été cependant trop maltraité par nos historiens modernes, qui aiment à juger les hommes par les petits côtés, à les peindre par l'anecdote, même apocryphe, à la façon de Plutarque. Un homme ne conserve, durant quarante années, la grande situation que Pompée se fit dès les premiers jours qu'il la condition d'être par quelque côté supérieur à ses concitoyens. Il est vrai que, jusqu'à sa dernière bataille, il mérita mieux que Sylla le surnom de favori de la Fortune. Elle fit beaucoup pour lui : ne fit-il rien pour elle ? S'il rencontra des circonstances propices, il sut aussi en faire naître et tirer d'elles, par audace ou sagesse, les avantages qu'un autre aurait laissé perdre. Ces nuits passées dans les veilles, ces études persévérantes pour préparer et enchaîner d'avance la victoire, ne sont pas d'un homme qui s'abandonne paresseusement à la faveur des dieux.

Sans être Caton, il avait sa frugalité et sa haine des molles coutumes venues de l'Orient, avec moins d'affectation et une dignité contenue qui annonçait l'homme fait pour le commandement. Un jour qu'il était malade et dégoûté de toute nourriture, son médecin lui recommanda de manger une grive ; on en chercha partout, et il ne s'en trouva nulle part à vendre. Quelqu'un assura qu'on en aurait chez Lucullus, qui en nourrissait toute l'année : Eh quoi ! dit Pompée, si Lucullus n'était pas un gourmand, Pompée ne saurait vivre ? Et il refusa. Il était éloquent, car à vingt ans, dans un procès difficile, il sauva la mémoire de son père et conquit son juge, qui, au tribunal même, le prit pour gendre. Il était brave : sa vie presque entière se passa dans les camps ; hardi et entreprenant : au milieu de l'Italie couverte des légions de Carbon, il se déclara pour Sylla et lui donna une armée qui peut-être le sauva. Cette armée, Pompée sut la garder à lui, tout en la faisant servir aux intérêts du parti ; il la conduisit où le dictateur voulut, en Cisalpine, en Sicile, en Afrique ; partout vainqueur et imposant par ses succès à Sylla même, qui crut reconnaître, dans ce jeune homme toujours heureux, cette puissance fatale qu'il aimait à voir respecter en lui.

Le terrible dictateur fut comme subjugué ; pour empêcher que ce bonheur ne devînt rival du sien, il fit entrer Pompée dans sa famille, en lui donnant sa petite-fille Aemilia. Cependant il eut un moment de défiance ; quand Pompée eut vaincu Domitius et Hiarbas, il lui ordonna de licencier ses troupes. Les soldats se révoltaient à la pensée de perdre le plaisir et les profits d'une entrée triomphale dans Rome ; Pompée les apaisa et revint seul. Cette confiance le sauva ; Sylla sortit avec tout le peuple à sa rencontre et le salua du nom de Grand. Mais il voulait le triomphe, un triomphé magnifique, car il avait ramené d'Afrique des éléphants pour les atteler à son char ; et il n'était pas même sénateur ! Sylla refusa. Qu'il prenne donc garde, osa dire le jeune victorieux, que le soleil levant a plus d'adorateurs que le soleil couchant. Autour de lui, tout le monde tremblait ; le dictateur, surpris, pour la première fois céda : Qu'il triomphe, s'écria-t-il à deux reprises, qu'il triomphe ! (81) Le peuple applaudissait à cette audace, et déjà regardait avec complaisance ce général qui ne tremblait pas en face de celui devant qui tout le monde tremblait.

Pompée n'avait encore géré aucune charge. Aux faisceaux consulaires il préférait la position qu'il s'était faite sans élection du peuple ni du sénat. Seul aussi de tous les chefs syllaniens, il n'avait pas trempé dans les proscriptions, du moins dans le pillage des biens des victimes. A Asculum, durant la guerre Sociale, il n'avait pris que quelques livres. C'était encore une singularité heureuse, et comme un reproche pour les vainqueurs, une espérance pour les vaincus. Aimé des soldats, respecté du peuple, il avait un crédit dont il refusa de se servir pour lui-même, parce qu'il n'aurait pas voulu d'un consulat obscurément passé, et qu'il comprenait que les temps n'étaient pas venus de se signaler, dans cette magistrature, par quelque acte mémorable. Agé de vingt-huit ans, il n'aurait pu d'ailleurs la demander qu'en violant la loi ; mais il tint à prouver son influence en appuyant une candidature hostile au sénat. Malgré les grands, il fit élire Lépide, qui ne cachait pas sa haine contre les nouvelles institutions (78). Jeune homme, lui dit Sylla, en le voyant traverser tout fier la place des comices, tu es bien glorieux de ta victoire. En vérité, c'est un bel exploit d'avoir fait arriver au consulat un mauvais citoyen ! Mais veille avec soin, tu t'es donné un adversaire plus fort que toi. Ces mots faillirent être une prophétie. Quand on apprit la mort du dictateur, Lépide voulut empêcher qu'on rendît à sa mémoire des honneurs publics, et déjà il parlait d'abolir ses lois. C'était aller trop vite pour Pompée. Malgré la froideur que Sylla lui avait montrée dans les derniers temps, Pompée se respectait trop lui-même pour trahir sitôt la cause qu'il avait tant servie ; il s'unit à l'autre consul, Catulus, et Sylla mort triompha encore une fois. Mais, au sortir des funérailles, les deux consuls manquèrent en venir aux mains.