LV - L'intérieur de Rome pendant le proconsulat de César (58-49)

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V - EFFORTS DE L'OLIGARCHIE POUR ENLEVER A CESAR SES POUVOIRS

Le deuxième consulat de Pompée en 55 avait été stérile ; la dictature qui venait de lui être accordée, en 52, pour rétablir l'autorité du sénat et ruiner celle de César, n'avait pas relevé l'une et avait consolidé l'autre. L'oligarchie avait bien mal choisi le chef en qui elle espérait un nouveau Sylla. Caton était plus résolu, mais ses amis mêmes se défiaient de cet homme à l'esprit court et violent, qui n'a mérité que par sa mort de vivre dans la mémoire de la postérité. Malgré son nom et malgré son zèle pour la faction des grands, ceux-ci ne le laissèrent point arriver plus haut que la préture. En cette année 52, il avait sollicité le consulat, et on lui avait préféré un Marcellus, qui devait gérer sa charge pour le compte de Pompée et du parti. Le nouveau consul était un de ces nobles qui s'irritaient de n'entendre depuis huit années retentir dans Rome que le nom de César. Ils avaient été réduits longtemps à déplorer en secret ses victoires ; se croyant assurés maintenant de l'appui du conquérant de l'Asie, ils cessaient de se contenir en cessant de craindre. Marcellus commença l'attaque ; il provoqua directement le proconsul des Gaules, afin de l'amener à commettre quelque imprudence qui légitimât une mesure extrême. César avait établi à Novocummum, dans la Transalpine, cinq mille colons ayant le jus Latii.

Marcellus

Ce droit, qui donnait le jus civitatis aux magistrats des villes latines à leur sortie de charge, supprimait pour eux les peines corporelles. Marcellus, afin de montrer en quelle estime il tenait les actes du proconsul, fit battre de verges un édile ou duumvir de Novocummum ; et, comme celui-ci invoquait les droits qu'il tenait de César : «Les coups sont la marque de l'étranger, lui dit le consul ; va montrer à celui qui te protège ton dos déchiré, afin qu'il voie comment je traite les citoyens qu'il a faits». Quelques jours après, il proposa résolument dans le sénat le rappel de César.

Mais Pompée hésitait encore et employait le temps à visiter ses villas. Tandis que son rival achevait en cette campagne sa longue guerre et se donnait la libre disposition de toutes ses forces, lui, il allait près de Tarente soigner sa santé et philosopher avec Cicéron, qui le trouva animé, dit-il, des meilleures et des plus patriotiques intentions. Il voulait s'en aller plus loin encore, en Espagne. Etait-ce ruse pour tromper le crédule consulaire et faire célébrer son désintéressement aussi haut que sa gloire ? Cela est probable ; mais, à ce jeu double, il perdait l'avantage que lui eût donné une ferme décision et une offensive hardie. En demeurant dans l'inaction et le silence, il laissa le sénat s'avancer et saisir le premier rôle ; de sorte qu'au moment de l'explosion la question se trouva posée, non plus entre lui et César, mais entre César et l'aristocratie, dont Pompée ne fut que le général. Il n'en pouvait être autrement : Pompée, ne représentant aucun principe, n'était pas le véritable adversaire de César ; et, puisque le sénat avait seul dans l'Etat gardé de l'autorité, c'était lui qui devait livrer pour la république la dernière bataille.

Les élections pour l'année 50 ne furent déjà plus dans le sens de Pompée : les consuls désignés, Aem. Paullus et un C. Claudius Marcellus, étaient de zélés partisans du sénat. Dans les autres charges, les candidats de cette opinion triomphèrent. La nomination au tribunat du jeune Curion parut encore une victoire aux ennemis de César. Ce Curion était un homme audacieux, prodigue de sa fortune et de son honneur, comme de ceux d'autrui, ingénieux à mal faire, habile à bien dire, mais pour le malheur public. Criblé de dettes, il n'avait, dit Pline, à porter au cens que les espérances qu'il mettait dans les discordes des chefs. César, qui savait utiliser les gens ruinés, acheta secrètement le futur tribun ingenti mercede ; Appien dit plus de 1500 talents, ce qui est une bien grosse somme. Un magistrat ne s'achète pas publiquement comme un domaine. Cicéron, très curieux de ces sortes de ventes, ne sait rien de celle-là, et Velleius en doute ; il ne faut douter que du chiffre.

L'aristocratie, maîtresse dans la ville de toutes les positions, hâtait de ses voeux le jour de la lutte. Un moment elle avait cru que les Bellovaques venaient de la débarrasser de César. En mai 51, on se disait à l'oreille qu'il avait perdu sa cavalerie ; que la septième légion était battue, lui-même coupé de ses troupes et cerné. Lorsqu'on sut la vérité, on ne fut que plus pressé d'amener Pompée à se déclarer ouvertement. Dans une séance du sénat (12 juillet 51), on lui demanda compte d'une légion qu'il avait prêtée à César. Elle est en Gaule, répondit-il ; et il promit de la faire revenir. Mais quand on arriva au principal objet de la délibération, le règlement des provinces, il quitta Rome, afin de n'avoir pas à se prononcer sur le rappel ou le maintien de César. Seulement, pour encourager ses nouveaux amis à avancer sans lui, il avait, au milieu du débat, laissé tomber ces paroles : Chacun doit obéissance au sénat. M. Marcellus, en effet, reprit l'affaire malgré l'absence de Pompée ; mais, soit que les sages avis de l'autre consul, Sulpicius, qui voyait s'avancer la tempête, eussent modéré l'ardeur aveugle des grands, soit que César eût réclamé auprès des sénateurs qu'il avait achetés le prix de ses largesses, chaque fois que la délibération recommença, le sénat ne se trouva plus en nombre, et le 30 septembre la question fut remise au 1er mars de l'année suivante.

Quand les grands accordaient au proconsul cette trêve imprudente, qui lui permettait d'achever en Gaule son ouvrage et de se préparer pour la guerre civile, ils avaient cependant des troupes en Italie. L'armée levée par Pompée pour rétablir l'ordre dans la ville n'avait pas été licenciée. Cantonnée à Ariminum, sur la frontière du gouvernement de César, elle pouvait en quelques marches lui fermer les passages des Alpes. Mais les grandes assemblées ne connaissent point le prix du temps ; comme le peuple d'Athènes qui écoutait ses orateurs quand Philippe passait les Thermopyles, le sénat sera encore à délibérer tandis que César franchira le Rubicon.

Cependant M. Marcellus, qui voyait expirer son année consulaire sans avoir pu réaliser le voeu de l'oligarchie, avait voulu en imposer l'exécution à ses successeurs. La résolution du 30 septembre était conçue en ces termes : Les consuls de la prochaine année mettront en discussion dans le sénat la question du remplacement de César à la séance du 1er mars 50 ; jusqu'à ce que cette question soit réglée, le sénat se réunira tous les jours de comices ; six des sénateurs, juges dans les tribunaux, seront tenus de les quitter pour se rendre à la curie ; nul ne pourra y faire opposition ; ceux qui l'essayeront seront déclarés ennemis publics ; le sénat prendra en considération les services des soldats de l'armée des Gaules pour rendre à la vie civile les vétérans qui ont droit au congé et ceux qui auront des motifs valables pour l'obtenir. La menace était claire : enlever à César son commandement et désorganiser son armée, annuler d'avance le veto des tribuns et placer ceux qui voudraient s'en servir sous le coup de la peine suprême. Trois tribuns s'opposèrent à cette proposition, et le collègue de Marcellus s'y montra contraire ; mais la majorité sénatoriale l'adopta. Cette décision révolutionnaire, où toutes les illégalités sont réunies, était une véritable déclaration de guerre. Le sénat avait eu le courage de la prendre parce qu'il comptait sur Pompée, qui s'était avancé ce jour-là plus qu'il n'avait fait encore : «Que César refuse d'obéir au décret qui sera rendu, avait-il dit, ou qu'un de ses affidés y fasse empêchement, c'est tout un. - Mais s'il prétend être consul et conserver son armée ? lui demanda-t-on. - Mais si mon fils lève le bâton sur moi ?» répondit-il. Pompée revenait au système syllanien : tout par et pour le sénat. S'il ne demande pas la suppression du veto tribunitien qu'il avait fait rétablir, il le traite du moins en vieillerie surannée qui ne doit plus arrêter personne ; la situation se précise, comme il convient à la veille des grandes solutions.

César ne répondit pas à ces provocations. Il voyait clairement et depuis longtemps qu'on voulait l'obliger à déposer le paludamentum avant de revêtir la toge consulaire, pour que l'on pût casser ses actes et se débarrasser par un exil du chef populaire et de ses menaçantes réformes. Mais la difficulté était de lui faire commettre cette imprudence. Les défections qu'on provoquait autour de lui, en offrant des congés à ses soldats, ne se firent point. Ses dix légions, dont il avait doublé la solde et qu'il entretenait en grande partie à ses dépens, lui étaient dévouées comme jamais armée ne l'avait été à son chef. On avait un jour entendu un centurion dire, aux portes du sénat, en mettant la main à la garde de son épée : Ce que vous refusez à César, ceci le lui donnera. Aussi laissait-il ses adversaires délibérer, décréter et menacer en paroles ; il passait même cet hiver au fond de la Gaule, à Nemetocenna, (Arras), et ses agents à Rome ne semblaient occupés que de lui bâtir, auprès du bois de Diane d'Aricie, une délicieuse villa. On se faisait tellement illusion sur ses ressources, qu'Atticus croyait l'embarrasser en lui réclamant une vieille créance de 58 talents. Mais, à ce moment même, César achevait de payer les dettes énormes de Curion et il achetait la défection du consul Paullus au prix de 1500 talents, qu'il lui envoyait, sous forme de prêt, pour terminer sa basilique.

César portant le paludamentum

Enfin, par une habile démarche, il forçait Cicéron au silence. Celui-ci revenait alors avec le titre d'imperator de son gouvernement de Cilicie, où il s'était fait honneur bien plus par une irréprochable conduite que par d'équivoques succès facilement gagnés sur de pauvres montagnards. Il n'en demandait pas moins le triomphe. Sur l'avis de Caton, le sénat le lui refusa. Au moment où les anciens amis de l'orateur infligeaient à sa vanité cette cruelle blessure, il reçut du gouverneur des Gaules une lettre pleine d'admiration et la promesse que, si lui César était consul, il ferait passer la demande. Cette espérance condamnait Cicéron à la neutralité, et César n'en demandait pas davantage.

Le 1er mars 50, la délibération commença. Les pouvoirs du proconsul, prorogés pour cinq ans par la loi Licinia-Pompeia, ne finissaient qu'en 49, les grands ne voulurent pas attendre si longtemps, et le consul C. Marcellus mit aux voix son rappel pour le 13 novembre de la présente année, ce qui aurait donné sept mois à ses accusateurs, bien plus qu'il n'en fallait pour enlever une condamnation. La majorité allait adopter cet avis, malgré le silence de l'autre consul, lorsque Curion se levant loua la sagesse de Marcellus, mais ajouta que la justice et l'intérêt public voulaient que la même mesure fût appliquée à Pompée. Il faut en finir, dit-il, avec les pouvoirs exceptionnels et rentrer dans la constitution, qui n'en permet pas. Si l'on refusait, il opposerait son veto. Ce moyen était habilement choisi. Au milieu des partis, Curion semblait seul penser à la république. Quand il sortit du sénat, le peuple jeta des fleurs sur son passage, pour honorer le courageux athlète qui acceptait cette lutte difficile ; les grands n'osèrent braver son opposition.

Cependant César avait enfin tout terminé en Gaule. Dans l'été de l'année 50 il passa les Alpes sous prétexte de recommander aux municipes et aux colonies des bords du Pô la candidature à l'augurat de son questeur Marc Antoine, mais en réalité pour se rapprocher de Rome, et obtenir des Cisalpins une démonstration en sa faveur qui retentît jusque dans le sénat. Partout, en effet, les populations sortirent à sa rencontre ; et des sacrifices, des fêtes, célébrèrent son arrivée dans chaque ville. Durant cette marche triomphale dans l'Italie même, ses légions se rassemblaient sur le territoire des Trévires ; il retourna en Gaule pour les passer en revue. Sans doute à cette solennité militaire de tacites promesses furent échangées entre le chef et les soldats ; ceux-ci connaissaient les desseins formés contre leur général, et, à défaut même d'affection pour lui, leur intérêt les eût avertis qu'ils partageraient ses malheurs ou sa prospérité. César destitué, condamné, qui payerait leurs services ? Serait-ce celui qui, sans César, n'aurait pu faire donner un pouce de terre à ses légions d'Orient ?

Vers ce temps, Pompée tomba malade à Naples. Quand il guérit, les habitants rendirent aux dieux de solennelles actions de grâces ; de Naples ce mouvement gagna les cités voisines ; Pouzzoles se couronna de fleurs, et dans toute la Campanie on célébra des fêtes pour son retour à la santé. La Campanie, dit Juvénal, lui avait donné une fièvre salutaire. En mourant alors, ajoute Cicéron, il serait mort en pleine gloire et prospérité. Pompée se laissa éblouir par ces banales acclamations qui ont tant de fois trompé les puissants, et sa confiance en augmenta. Pour ranimer le débat au sujet de César et jouer le rôle du plus désintéressé des citoyens, il offrit un jour au sénat de se démettre de ses pouvoirs, bien assuré qu'il était qu'on n'accepterait pas. Lorsque Curion le pressa d'exécuter cette promesse, il trouva des prétextes pour retarder : Que César commence, dit-il ; je suivrai son exemple. Le résultat de cette séance, où il avait apporté de si belles paroles d'abnégation, fut l'ordre envolé à son rival de mettre deux légions à la disposition du sénat. Le décret portait, il est vrai, que chacun des deux proconsuls fournirait une légion pour la Syrie, où l'on redoutait une invasion des Parthes ; mais Pompée en avait prêté une à César, il la redemanda. Le proconsul des Gaules les donna donc toutes deux. Avant le départ, il distribua à chaque soldat 250 deniers : c'étaient autant d'amis qu'il allait avoir dans le camp opposé. On se garda bien de les expédier pour l'Asie : le consul Marcellus les cantonna à Capoue, tout en soupçonnant leur fidélité.

Cette prompte obéissance étonna. On pensa en trouver l'explication dans ce que racontait des dispositions de l'armée entière Appius Claudius, qui avait ramené de la Cisalpine les troupes rappelées. Les soldats de César, disait-il, sont mécontents, fatigués ; ils n'aspirent qu'au repos et à la paix ; comme si le soldat sous un chef glorieux avait jamais assez de guerre ! On crut Appius, et une illusion de plus endormit Pompée.

La lutte devenait cependant imminente. Un observateur clairvoyant, en ce moment à Rome, écrivait à Cicéron : La guerre est inévitable et voici le terrain où vont se heurter les deux puissants du jour. Pompée ne veut pas souffrir que César soit consul avant d'avoir quitté ses légions et ses provinces, et César est persuadé qu'il n'y a de salut pour lui qu'en gardant son armée. Mais en Italie nuls préparatifs, aucune mesure de défense ; et quand on demandait à Pompée quelle force arrêterait l'ennemi, si les césariens passaient les monts, il répondait avec ses souvenirs de jeunesse : En quelque endroit de l'Italie que je frappe du pied la terre, il en sortira des légions. Les consuls partageaient sa quiétude, et Marcellus, le plus animé contre César, était bien résolu à en finir. De quel côté était, je ne dirai pas le droit, mais la stricte légalité ?

César avait en sa faveur trois lois :

  1. Le plébiscite vatinien et le sénatus-consulte de l'année 59 qui lui avaient donné pour cinq ans le gouvernement des deux Gaules.
  2. La loi consulaire Licinia-Pompeia qui, en 55, avait renouvelé son proconsulat pour une égale durée.
  3. Le plébiscite des dix tribuns de l'année 52 qui l'autorisait à briguer absent un second consulat.

Les deux premières lois lui assuraient dix ans de proconsulat, 58-49 ; la troisième, où il est facile de voir une confirmation indirecte des deux premières, lui conférait le droit de conserver ses provinces et son armée jusqu'à l'époque où il pourrait légalement demander un nouveau consulat. Comme il tenait à ce que ses adversaires ne pussent trouver aucun argument de droit contre lui, il n'avait jamais prétendu briguer les faisceaux consulaires avant le milieu de l'année 49, parce qu'une loi cornélienne, au-dessus de laquelle Pompée s'était placé, mais que tout le monde observait, avait exigé qu'il y eût, pour le même sénateur, un intervalle de dix années entre deux magistratures consulaires.

Le sénat n'avait point soulevé la question de la durée des pouvoirs de César tant que l'union avait subsisté entre les triumvirs : en 56, la majorité admettait encore que le proconsulat des Gaules ne finissait qu'en 54. Mais, quand les meneurs eurent gagné Pompée en lui donnant une sorte de dictature, ils prétendirent que la loi Vatinia, votée en 59, marquait le point de départ du gouvernement de César ; par conséquent que, suivant,le principe de droit que toute année commencée est tenue pour achevée, annus coeptus pro pleno habetur, le proconsulat décennal se terminait en 50 : thèse impossible à défendre, puisque, si cette loi eût fait César proconsul dès l'année 59, il aurait eu dans Rome, durant son consulat, l'imperium militaire, ce qui était contraire aux lois ; thèse d'ailleurs soutenue avec des variations de date et, dans Cicéron, avec des affirmations contradictoires qui prouvent que la haine contre César dictait seule l'opinion de ses adversaires. Pompée, par exemple, place le terme des pouvoirs de César au 1er mars 50, puis au 15 novembre de la même année.

Ainsi, à Rome, les grands pensaient, depuis leur réconciliation avec Pompée, que les pouvoirs du proconsul des Gaules expiraient en 50. Lui, au contraire, soutenait que l'année proconsulaire datait du jour où le proconsul entrait dans sa province, et la raison comme les textes obligent d'accepter cette opinion. Or il n'avait franchi la frontière de la Cisalpine qu'à la fin de mars 58 ; il ne devait donc en sortir qu'à la fin de 49, et cela ne faisait doute pour personne dans son armée ni dans toute la Gaule, où l'on disait, vers la fin des opérations militaires de 51, qu'il ne lui restait plus qu'un été à passer au delà des Alpes, celui de 50. Les soins à donner à sa candidature l'obligeaient, en effet, à ne pas quitter la Cisalpine, c'est-à-dire le voisinage de Rome, dans le premier semestre de 49, et il ne prétendait pas conserver son commandement au delà de cette date. Aussi, quand le sénatus-consulte du 7 janvier 49 le déclara ennemi public s'il ne quittait pas sur l'heure ses provinces, il répondit qu'on lui enlevait illégalement six mois d'imperium.

Du reste, les subtils et savants calculs faits à ce propos tombent devant la loi parfaitement claire qui permettait à César de briguer le consulat quoique absent. Cicéron reconnaît qu'en lui accordant ce privilège on l'avait par cela même autorisé à garder son armée jusqu'aux comices consulaires de juillet 49 : quum id datum, illud una datum. Toute la question est dans ces six mots, ou plutôt ces six mots la décident. Aussi, lorsque le consul Marcellus ouvrit dans le sénat la discussion sur la répartition des provinces, il abandonna la thèse que les pouvoirs de César étaient expirés, et, par une manoeuvre peut-être habile, mais assurément peu honnête, il demanda que César fût obligé de venir à Rome solliciter le consulat : La loi, disait-il, ne lui permettait de conserver son armée que pour le temps de son consulat. Mais de la loi de 52 il effaçait le mot essentiel, le droit pour César de briguer absent.

Ce qui donnait au consul cette assurance, c'est qu'à Rome on regardait la position de César comme très critique. On savait qu'il n'avait que cinq mille hommes dans la Cisalpine, que les huit autres légions étaient au fond de la Gaule, où l'on espérait bien qu'au premier ordre de départ il éclaterait un soulèvement qui obligerait de les laisser au delà des Alpes. Si César, abandonnant la conquête qui avait fait sa gloire, appelait à lui toutes ses troupes, les sept légions pompéiennes d'Espagne entraient dans la Gaule et suivaient les césariens en Italie, où Pompée, avec ses nouvelles levées et les deux légions de Capoue, mettrait César entre deux périls, auxquels il n'échapperait pas. Et puis on travaillait son armée, on avait des promesses de défection, et la réputation militaire de Pompée enlevait toute crainte : la confiance était sans bornes.

A la question de Marcellus : Doit-on envoyer un successeur au proconsul des Gaules ? La majorité fut pour l'affirmative. Doit-on retirer à Pompée ses pouvoirs ? Une faible minorité se prononça pour la motion. Mais Curion, au nom de l'intérêt public, changea ces questions en celles-ci : Les généraux doivent-ils abdiquer en même temps ? et trois cent soixante-dix voix contre vingt-deux appuyèrent la proposition : preuve que si la majorité sénatoriale préférait Pompée à César, elle préférait encore à Pompée la république. Au dehors, les plus vifs applaudissements accueillirent le courageux tribun. Curion avait trouvé la vraie solution pour ce mémorable conflit, celle qui sauvegardait la paix et ne compromettait pas l'avenir. César, de retour à Rome sans son armée, mais avec sa gloire, aurait gardé sur Pompée, privé comme lui de ses légions, l'ascendant du génie et, dans l'Etat, une influence qui lui eût permis de faire doucement entrer le gouvernement dans la voie où l'appelaient les besoins de l'empire. Mais les grands voulaient la perte de César, et ils savaient que, si les deux rivaux abdiquaient, César désarmé resterait encore pour eux redoutable. Ils ne pouvaient donc accepter de mesure commune aux deux proconsuls, et Pompée n'en voulait pas. Marcellus rompit l'assemblée en s'écriant : Vous l'emportez ! Vous aurez César pour maître.

Quelques jours après, au commencement de décembre, le bruit se répandit que l'armée des Gaules passait les Alpes ; Marcellus proposa d'appeler les deux légions de Capoue ; Curion soutint, comme il était vrai, qu'aucun mouvement de troupes n'avait eu lieu. Alors Marcellus : «Puisque je suis empêché de délibérer avec le conseil suprême sur les dangers de l'Etat, j'y pourvoirai seul», dit-il ; et traversant la ville, accompagné du consul désigné, Lentulus, et des sénateurs du parti, il se rendit vers Pompée, lui remit son épée, et lui ordonna de prendre, pour la défense de la république, le commandement de toutes les troupes cantonnées en Italie. Pompée accepta, en ajoutant, fidèle jusqu'au dernier moment à son hypocrite modération : Si l'on ne trouve pas d'expédient meilleur.

L'expédient, en effet, était détestable, car le consul se substituait au sénat et au peuple ; de son autorité propre il investissait Pompée de la dictature, en foulant aux pieds les sénatus-consultes aussi bien que les plébiscites. Il n'était pas possible de violer plus ouvertement la constitution ; et c'était une minorité sénatoriale qui commençait l'appel aux armes et la révolution !

Curion traita cette démarche inouïe comme elle méritait de l'être, et s'opposa à la levée des troupes. Mais sa charge finissait, et les grands, entrés enfin dans les voies de la violence, ne comptaient plus se laisser arrêter par un tribun. Avant le 10 décembre 50, il s'enfuit auprès de César, qui, grâce à lui, semblait maintenant une victime de Pompée et de la faction oligarchique. Toutefois deux autres partisans du proconsul, Cassius Longinus et son ancien questeur Marc Antoine, allaient s'asseoir au banc du tribunat. César connaissait trop le pouvoir de cette charge pour n'avoir pas pris soin d'y faire nommer toujours quelques-uns des siens.

Il était alors à Ravenne avec la treizième légion, cinq mille hommes de pied et trois cents chevaux. Curion le pressait d'attaquer. Afin de continuer à se couvrir des apparences légales que son adversaire venait de rejeter, il manda au sénat qu'il consentait à ne garder, jusqu'à son élection au consulat, que la Cisalpine et l'Illyrie avec une légion. Si cette proposition était rejetée, il offrait encore de se démettre de son commandement, pourvu que Pompée renonçât au sien, ajoutant que, dans le cas où l'on n'accepterait pas ces conditions, il serait réduit à venir lui-même à Rome venger ses injures et celles de la patrie. Curion porta cette lettre, et le 1er janvier 49, il la remit en plein sénat aux nouveaux consuls, Corn. Lentulus et C. Claudius Marcellus. Ce Marcellus était frère du consul de 51 et cousin de celui qui avait eu les faisceaux en 50 : trois consulats en trois ans dans la même maison ! Par ses choix exclusifs, l'oligarchie, avant de périr, augmentait elle-même le mal dont elle mourait. Les consuls refusaient de faire connaître la lettre de César ; Cassius et Marc Antoine exigèrent qu'il en fût donné lecture, sans obtenir toutefois qu'il s'établît une délibération régulière. Au milieu d'un débat confus, Lentulus s'emporta jusqu'à dire que, si le sénat persistait dans sa servilité, il était résolu lui et ses amis à agir ; et la majorité, dominée par la peur, se rangea à l'avis de Scipion, le beau-père et l'agent de Pompée : Si, à un jour fixe et prochain, César n'a pas abandonné son armée et ses provinces, il sera traité en ennemi public. Ils oubliaient qu'un autre sénat avait aussi déclaré ennemis publics Cinna, Marius, Sylla et Lépide, et que, de ces quatre proscrits, trois étaient rentrés dans Rome victorieusement. Mais ils voulaient la guerre, dit Cicéron, et ils en avaient besoin pour satisfaire à la fois leur haine et leurs convoitises.

Le veto des tribuns empêcha d'abord que l'avis de Scipion fût rédigé en forme de décret, et la foule du Forum à laquelle ils disaient que César ne demandait qu'à revenir, simple particulier, rendre compte à l'assemblée souveraine de son administration, s'indignait qu'on refusât d'écouter celui qui invoquait la justice du peuple.

Pour faire taire ces propos et cette opposition, Pompée, qui campait aux portes de Rome avec des troupes, envoya quelques cohortes dans la ville ; et, à la séance du 6 janvier, le sénat rendit un décret qui chargeait les consuls de veiller au salut de la république : c'était la déclaration de guerre. Les tribuns persistant dans leur véto, les consuls les engagèrent à sortir de la curie s'ils voulaient éviter quelque outrage. A ces mots, Antoine se leva, et prenant les dieux à témoin de la violence faite aux magistrats populaires : C'est parce qu'ils parlent au nom de la prudence et de l'équité, s'écria-t-il, qu'on les chasse honteusement, ainsi qu'on le ferait de criminels et d'homicides. Puis, comme saisi d'une fureur prophétique, il annonça la guerre, les meurtres, la proscription ; et il appela la vengeance divine sur la tête de ceux qui provoquaient tous ces maux. Mais des soldats pompéiens approchaient ; ils allaient envelopper la curie. Antoine et Cassius se hâtèrent d'en sortir, suivis de Coelius et de Curion ; la nuit suivante, tous quatre, cachés sous des habits d'esclaves, s'enfuirent vers le camp de César. Il avait déjà, aux yeux de beaucoup, la légalité officielle ; avec eux, il parut avoir le droit populaire, et l'oligarchie le mettait dans le cas de légitime défense (7 janvier 49 - 19 nov. 50).

Tandis que les tribuns se dirigeaient en toute hâte sur Ariminum, le sénat votait le décret de proscription et distribuait les provinces au mépris des règles constitutionnelles. Il donna des commandements à des sénateurs qui n'avaient point le droit d'en obtenir, de sorte qu'on vit de simples particuliers se faire précéder dans Rome de licteurs. Scipion et Domitius ne pouvaient être encore proconsuls ; le premier eut la Syrie, le second la Transalpine. D'autres furent envoyés en Sicile, en Sardaigne, en Afrique, en Cilicie : Considius reçut la charge difficile de prendre possession de la Cisalpine ; à Cicéron, on confia la mission plus modeste de veiller sur les côtes de la Campanie que personne ne menaçait. Tous partirent sans titre légal, car l'assemblée curiate ne fut point réunie pour leur conférer l'imperium, et ils ne remplirent aucune des formalités religieuses et militaires, imposées aux magistrats pour leur entrée en charge. Le parti qui prétendait combattre au nom des lois commençait par violer toutes les lois.

Si le tableau qui vient d'être tracé de la situation intérieure de Rome est véridique, l'ambition de César était légitime et sa victoire aussi désirable qu'elle était certaine, car il avait la force pour vaincre, comme il avait le génie pour mettre à profit la victoire et donner le repos dont le monde était affamé. L'humanité avance, selon les temps, par le pouvoir d'un seul aussi bien que par la liberté de tous. Mais il ne s'agissait pas de sacrifier la liberté. Où était-elle dans ces saturnales sanglantes qui, depuis si longtemps, faisaient de la vie du peuple romain la plus tragique des histoires ? Où était-elle pour ce grand corps des nations latines qui, au lieu de marcher vers l'avenir d'un pas assuré et tranquille, s'agitait sur place en convulsions violentes ? Chose étrange ! En notre siècle de démocratie et de coups d'Etat de la rue ou du palais, on est pour la faction des grands contre le chef populaire ; pour les héritiers de Sylla contre le successeur des Gracques ; pour la révolution qui se faisait Rome dans l'intérêt de quelques-uns contre celle qui, au passage du Rubicon, se fit au profit du plus grand nombre. Tout le monde se laisse abuser par la fausse étiquette de république romaine placée sur les monuments et qu'on lira encore sur les enseignes des soldats de Probus. Sans doute, l'homme qui venait de rendre à Rome l'immense service de mettre à ses pieds cette race gauloise si redoutée et de refouler, pour trois siècles, l'invasion germanique, cet homme allait violer la loi qui défendait aux proconsuls de sortir en armes de leurs provinces. Mais n'en violait-on pas à son égard, et, après la déclaration de guerre des consuls, y avait-il encore des lois ? On demande, en vérité, trop à la nature humaine lorsqu'on suppose qu'il était possible au glorieux général, à coup sûr proscrit dans Rome s'il y rentrait sans la protection d'une charge publique, de se remettre à la discrétion de nobles intrigants ou d'Epiménides qui avaient bien longtemps dormi. On ne voit pas que ceux qui prétendaient sauver la liberté n'entendaient sauver que les intérêts oligarchiques.

Deux mots résument la question de légalité : les grands commençaient la guerre pour faire exécuter leur sénatus-consulte illégal du 7 janvier 49 ; et cette guerre, César l'acceptait pour défendre le plébiscite souverain de 52.

Mars portant un trophée