LX - Le second triumvirat jusqu'à la déposition de Lépide (43-36)

Chapitre précédent Sommaire Chapitre suivant

III - NOUVEAU PARTAGE DU MONDE. ANTOINE ET CLEOPATRE. GUERRE DE PEROUSE (41-40)

Marc Antoine

Les deux vainqueurs firent entre eux un nouveau partage. Octave prit l'Espagne et la Numidie ; Antoine, la Gaule chevelue et l'Afrique. La Cisalpine, trop voisine de Rome, devait cesser d'être province. Quant à Lépide, déjà on l'excluait du partage parce qu'on le croyait d'intelligence avec Sextus Pompée ; plus tard, il eut l'Afrique. La part des chefs arrêtée, restait à faire celle des soldats. Ils entendaient bien qu'on leur payât la victoire. On leur avait promis à chacun un lot de terre et 5000 drachmes ou environ 4500 francs, et ils étaient cent soixante-dix mille, sans compter la cavalerie ! Les triumvirs n'avaient plus rien ; la richesse de l'Asie semblait inépuisable : Antoine se chargea de trouver en ce pays une bonne partie des 200.000 talents nécessaires. Octave, toujours de santé chancelante, prit la tâche, en apparence plus ingrate, de déposséder les habitants de l'Italie, pour distribuer leurs terres aux vétérans. Tandis qu'il s'acheminait vers Rome, où il allait gagner sûrement les troupes en leur donnant ce qu'Antoine se contentait de leur promettre, celui-ci traversait la Grèce, assistait à ses jeux, à ses fêtes, aux leçons de ses rhéteurs, et par cette condescendance à leurs goûts méritait le titre d'ami des Grecs.

Mais en Asie, an milieu de ces voluptueuses cités, le guerrier s'oublia dans les délices. Sur cette terre de la mollesse et des plaisirs, les Romains renonçaient à ce reste de pudeur qu'ils gardaient à Rome. Antoine s'entoura de joueurs de flûte, de baladins et de danseuses. A Ephèse, il entra précédé de femmes vêtues en bacchantes, et de jeunes gens habillés en Pans, en Faunes et en Satyres. Déjà il prenait les attributs de Bacchus dont il s'appliqua à jouer le rôle par de continuelles orgies. Pour suffire à ses profusions, il foulait horriblement les peuples. Depuis Cassius, il restait bien peu d'or dans les temples et dans les trésors des villes ; mais il dépouillait les particuliers. Ses flatteurs obtenaient aisément l'héritage d'un homme vivant ; pour un bon plat, il donna à son cuisinier la maison d'un citoyen de Magnésie ; à un autre, pour une chanson, la place de receveur des impôts de quatre cités.

Quand les députés des villes réclamèrent contre le tribut de dix années dont il les avait frappées, il leur répondit qu'ils devaient s'estimer heureux qu'on ne leur prît point, comme aux Italiens, leurs maisons et leurs terres, mais seulement de l'or, et pas plus qu'ils n'en avaient donné aux assassins de César ; que même il leur accordait deux années pour verser le tout. Cet impôt ne produisant que 40.000 talents, il le doubla et exigea qu'il fût payé en deux termes. «Si tu nous forces à payer le tribut deux fois en un an, osa lui dire, un certain Hybréas, donne-nous donc deux étés et deux automnes. Tu en as sans doute aussi le pouvoir».

Il se souvint pourtant de ceux qui avaient souffert pour lui. Il donna aux Rhodiens de vastes domaines qu'ils ne surent pas administrer, et il exempta d'impôt Tarse, Laodicée de Syrie, la Lycie, où Brutus avait fait tant de ruines et où les voyageurs modernes ont découvert les restes magnifiques ou curieux de tant de cités.

Effrayée par les menaces de Cassius, Cléopâtre lui avait fourni quelques troupes et de l'argent ; Antoine lui demanda raison de cette conduite. Elle vint à Tarse plaider sa cause, ou plutôt essayer sur lui l'empire de ses charmes. Rien ne fut oublié de la stratégie féminine pour faire réussir le complot. Elle remonta le Cydnus dans un navire dont la poupe était d'or, les voiles de pourpre et les avirons d'argent. Le mouvement des rames était cadencé au son des flûtes qui se mariait à celui des lyres. La reine magnifiquement parée et comme les peintres représentent Vénus, était couchée sous un pavillon broché d'or. De jeunes enfants l'entouraient, habillés en Amours, et ses femmes, vêtues en Néréides et en Grâces, tenaient le gouvernail ou les cordages. Les parfums qu'on brûlait sur le navire embaumaient au loin les deux rives. C'est Vénus elle-même ! s'écriaient les habitants éblouis ; elle vient chez Bacchus. Antoine tomba sous le charme, et quand il vit cette femme élégante et lettrée, qui parlait six langues, lui tenir tête dans ses orgies et dans ses propos de soldat, boire comme lui, jurer comme lui, il oublia et Rome et Fulvie et les Parthes, pour la suivre, dompté et docile, à Alexandrie (41). Alors commencèrent les excès de la vie inimitable, les soupers sans fin, les chasses, les courses nocturnes dans la ville, pour battre et insulter les gens, au risque du retour.

Pendant qu'il perdait en d'indignes débauches un temps précieux, sa femme et son frère, en Italie, déclaraient la guerre à Octave.

Le 1er janvier 41, Lucius Antonius et Servilius Isauricus avaient pris possession du consulat. Fulvie, femme ambitieuse et emportée, exerçait sur tous deux une influence qui lui livrait le gouvernement ; l'indolent Lépide était complètement effacé. L'arrivée du jeune César ébranla cette royauté. Il irrita encore Fulvie en lui renvoyant sa fille qu'il n'avait épousée l'année précédente que pour plaire aux soldats.

D'abord elle exigea que les terres qu'il donnerait aux légions d'Antoine leur fussent distribuées par le frère de leur général, afin qu'Octave n'eût pas seul leur reconnaissance ; il céda. Puis, comme il s'éleva contre lui, au sujet de ce partage des terres, un concert de malédictions, elle tâcha d'en profiter, avant besoin de troubles en Italie pour arracher son époux à Cléopâtre. Les vétérans réclamaient les 18 villes qui leur avaient été promises, et les habitants s'emportaient contre l'injustice qui les forçait à payer pour toute l'Italie. En outre, ceux-ci demandaient une indemnité et ceux-là de l'argent pour couvrir les frais de premier établissement. En attendant, les nouveaux colons dépassaient leurs limites, usurpaient les champs voisins, et prenaient tout ce qu'ils trouvaient à leur convenance. Les dépossédés accouraient dans la ville avec leurs femmes et leurs enfants, criant misère, ameutant le peuple, qui, privé de travail par les troubles et de vivres par les croisières de Sextus, insultait les soldats, dévastait les maisons des riches et ne voulait plus de magistrats, pas même de ses tribuns, afin de piller plus à l'aise. Poussé par Fulvie, Lucius survint alors, promit sa protection aux Italiens expropriés, et assura aux soldats que, s'ils n'avaient pas de terres ou s'ils n'en avaient pas assez, son frère saurait bien les dédommager avec les tributs qu'il levait pour eux dans l'Asie.

Les Italiens s'enhardirent dans leur opposition, en la voyant encouragée par un consul, et se résolurent à défendre leurs champs les armes à la main ; sur mille points, des luttes sanglantes éclatèrent. De leur côté, les vétérans récriminaient contre Octave, qui ne tenait pas ses promesses, et ils en vinrent à un tel point d'indiscipline qu'une révolte semblait imminente. Un jour, au théâtre, un d'entre eux s'assit aux bancs des chevaliers ; la foule murmura, et pour apaiser le tumulte, Octave le fit sortir. Mais, après le spectacle, les soldats entourèrent le général avec des cris et des menaces, en l'accusant d'avoir fait tuer cet homme pour complaire à la multitude ; il fallut que le soldat vînt se montrer à ses camarades. Ils s'écrièrent alors qu'on l'avait jeté en prison, et, comme il affirmait qu'il n'en avait rien été, ils se tournèrent contre lui, l'appelant menteur et traître : ils voulaient que l'habit militaire donnât l'inviolabilité. Un autre jour, Octave s'étant fait attendre pour une revue, ils se fâchèrent, et un tribun qui prit sa défense fut accablé de coups ; il réussit à fuir et se jeta dans le Tibre pour échapper à ceux qui le poursuivaient ; mais on l'en tira, il fut égorgé, et ils placèrent son cadavre sur le chemin par où arrivait Octave : il se contenta de leur reprocher doucement cette violence.

Lucius Antonius

Sa situation devenait critique. Tout le monde s'en prenait à lui des maux qu'on souffrait ; une partie même des vétérans, gagnés par les promesses de Fulvie et de Lucius, l'abandonnèrent. Mais ces trésors que Fulvie leur montrait, son époux en ce moment les dissipait en de folles prodigalités. Octave mit en vente le reste des biens des proscrits, emprunta dans les temples, et, faisant argent de tout, ramena par ses largesses quelques-uns de ceux qui l'avaient quitté. Un coup de maître acheva de rétablir ses affaires. Il réunit les vétérans au Capitole, leur fit lire les conventions jadis arrêtées avec Marc Antoine, et leur déclara sa ferme résolution de les exécuter. «Mais Lucius, ajouta-t-il, travaille à renverser le triumvirat et va tout mettre en question par une guerre, l'autorité des chefs, comme les récompenses dues aux soldats. Pour moi, toujours prêt à maintenir l'accord, je prends volontiers le sénat et les vétérans pour juges de ma conduite». Les vétérans acceptèrent ce singulier arbitrage ; ils se constituèrent, à Gabies, en tribunal et invitèrent les deux adversaires à se présenter devant eux. Le jeune César se hâta de comparaître ; Lucius Antonius, peut-être effrayé par une embuscade dressée sur sa route, ne vint pas, et Fulvie, qui, à Préneste, passait des revues l'épée au côté, se moqua bien fort du sénat botté.

Cette scène n'en rendait pas moins à Octave l'appui de presque tous les vétérans. Les Italiens se jetèrent naturellement du côté opposé, qui se trouva le plus nombreux. Lucius réunit dix-sept légions de recrues ; Octave n'en avait que dix, mais de vieux soldats, avec Agrippa pour général. Les choses parurent, d'abord, aller mal pour lui. Lucius s'empara de Rome, que Lépide devait défendre, et, réunissant le peuple, il annonça que son frère renonçait à son autorité triumvirale ; qu'il briguerait selon l'usage le consulat dès qu'il aurait puni Lépide et Octave, et qu'ainsi la république et la liberté se trouveraient rétablies. C'était la contrepartie de la comédie jouée à Gabies, une pièce montée pour gagner le peuple, comme là-bas pour gagner l'armée. Lucius fut naturellement salué imperator, titre dont les soldats étaient prodigues, parce que, en échange, le chef leur devait un donativum.

Mais Agrippa le chassa de Rome sans peine, et le serra de si près qu'il le contraignit à se réfugier dans la forte place de Pérouse, où il l'enferma par d'immenses travaux de contrevallation. Les amis d'Antoine, Asinius Pollion, Calenus, Ventidius, se portaient, comme leurs soldats, mollement à cette guerre, incertains si le triumvir l'approuvait. Fulvie, qui conduisit des secours à son beau-frère, ne put forcer les lignes des assiégeants, et la garnison fut décimée par une disette, restée proverbiale sous le nom de fames Perusina. Des balles de fronde lancées durant ce siège et retrouvées de nos jours en ont gardé le souvenir : Tu meurs de faim, et tu me le caches (esuries, et me celas), disait l'une ; à quoi un traître répondait : Nous sommes sans pain (sine masa). Antonius, contraint de céder aux cris des soldats, se rendit. Pour ne pas donner à Antoine un prétexte de guerre, Octave se contenta de reléguer Lucius en Espagne, où il envoya en même temps un homme énergique, P. Calvinus, qui sut maintenir cette province dans son obéissance. Il épargna aussi les vétérans qu'on trouva dans Pérouse et les enrôla dans ses légions, mais les magistrats de la ville et, dit-on, trois cents chevaliers ou sénateurs furent, aux ides de mars de l'année 40, égorgés au pied d'un autel de César. A chaque prière qu'on lui adressait pour en sauver un, Octave répondait par le mot de Marius : Il faut qu'il meure. La ville avait été abandonnée au pillage ; un citoyen alluma un incendie qui la dévora et se jeta lui-même au milieu des flammes. Afin de punir Junon, leur déesse poliade, qui les avait si mal défendus, et dont Octave emporta l'image à Rome, comme si la déesse eut été sa complice, les habitants, quand ils rebâtirent leur ville, la placèrent sous la protection de Vulcain ; lui du moins avait sauvé son temple de l'incendie.

La destruction de cette antique cité fut le dernier acte de cruauté du triumvir. Cependant on craignait de nouvelles proscriptions. Horace, qui n'était pas encore rallié, en jette un cri de désespoir et conseille aux sages, pour échapper à ce siècle de fer, de fuir aux Iles Fortunées. Tous les amis d'Antoine s'échappèrent sans aller si loin : Pollion se réfugia avec quelques troupes sur les vaisseaux de Domitius Ahenobarbus, qui, tout en agissant de concert avec Sextus, s'était réservé le libre commandement de l'ancienne flotte de Brutus ; la mère d'Antoine gagna la Sicile, où Sextus la reçut avec honneur ; Tiberius Claudius Nero, qui avait commandé un corps d'armée en Campanie, vint aussi chercher dans l'île un refuge ; sa femme Livia Drusilla et son fils Tiberius, âgé de deux ans, fuyaient alors devant celui dont l'une deviendra l'épouse et dont l'autre sera le successeur. Pour Fulvie, accompagnée de Plancus, elle gagna la Grèce avec ses enfants. Octave restait donc maître de l'Italie et de tout l'Occident, car le fils de Calenus, qui, après la mort de son père, avait pris le commandement des légions de la Gaule, lui livra cette province, et l'Espagne lui obéissait. L'incapable Lépide réclamait son lot : il fut envoyé en Afrique avec six légions de soldats mécontents ou trop affectionnés à Antoine. On appela cette lutte d'une année la guerre de Pérouse (41-40).

Ce bruit de guerre fait oublier les calamités qui venaient de fondre sur la péninsule et qu'il faut rappeler pour achever de peindre ces temps abominables. Rien dans l'histoire moderne ne peut donner l'idée des misères et des douleurs causées par cette nouvelle expropriation de la population rurale de l'Italie. La première avait eu lieu aux dépens des vieilles races italiotes que Sylla avait dépouillées pour établir ses cent vingt mille soldats. La seconde, par un juste retour, déposséda ceux qui avaient profité de la première. Les fils des vétérans du dictateur cédèrent la place aux légionnaires des triumvirs. Virgile fut ainsi chassé de son petit patrimoine auprès de Mantoue ; Horace, qui, après sa fuite de Philippes, s'était rendu à Rome, venait de perdre les biens que lui avait laissés son digne père, l'affranchi de Venouse. Tibulle, Properce, eurent le même sort. Protégé par Pollion et Gallus, qui étaient chargés du partage des terres dans la Cisalpine, et qui connaissaient ses premiers vers, Virgile obtint deux fois la restitution de ses champs deux fois envahis. Mais tous les propriétaires dépossédés n'avaient pas de beaux vers pour racheter leurs biens ; les plus heureux restèrent à titre de fermiers sur les domaines qu'ils avaient tenus comme propriétaires. Les autres mendiaient et mouraient par les chemins, ou, contraints d'aller peupler de lointaines colonies, laissaient derrière eux, en des mains étrangères, le foyer paternel et le tombeau des aïeux :

Nos patriae fines et dulcia linquimus arva...
Impius haec tam culta novalia miles habebit,
Barbarus has segetes !

L'Ofellus d'Horace est le portrait de beaucoup d'hommes en ce temps-là, mais tous n'étaient pas capables de dire comme lui : A la fortune contraire répondez par un mâle courage.

Fortiaque adversis opponite pectora rebus.

Depuis quarante ans le droit de propriété n'avait pas existé dans la péninsule : considération qui suffirait seule à prouver la nécessité de l'empire, puisque la fin de la république fut pour l'Italie la fin de maux dont nos guerres les plus terribles ne peuvent donner une idée.