LXXXI - Antonin et Marc-Aurèle (138-180)

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III - STOICIENS ET CHRETIENS

Une autre faute pèse sur sa mémoire, la persécution des chrétiens. Alors eut lieu le premier grand choc du christianisme et de l'empire. Nous ne pouvons omettre cette page sanglante de son règne, car il s'y trouve un problème historique qui s'est présenté souvent, qui reviendra toujours, et qui fait, bien plus que les batailles, la grandeur dramatique de l'histoire : pourquoi le passé qui s'en va ne veut-il jamais comprendre l'avenir qui approche, et qui demain sera le présent ?

La guerre qui avait brisé l'étroite enceinte de la cité romaine avait aussi brisé l'enveloppe étroite des systèmes ; les idées s'étaient agrandies comme l'Etat. La métaphysique avait peu gagné. Détournés par les tendances pratiques de leur génie des arguties où s'égarait l'esprit subtil des Grecs, race disputeuse à qui suffisait maintenant le cliquetis des mots, les Romains avaient laissé de côté les discussions théoriques pour aller droit aux conséquences individuelles et sociales. Leurs philosophes n'avaient été que des moralistes ; et ils l'avaient été avec un caractère particulier. Une paix deux fois séculaire, telle que le monde n'en avait jamais connu, avait détendu les ressorts violents de la nature humaine, adouci les passions farouches que surexcitait la perpétuité des guerres, et ouvert la source, jusqu'alors fermée, des sentiments affectueux de chacun pour tous. La morale de Zénon et de Cléanthe, qui se proposait moins de régler la nature humaine que de la dompter par l'orgueil de l'âme et par l'insensibilité du corps, perdit peu à peu sa rudesse. L'esprit de charité l'assouplit ; elle s'échauffa d'une tendresse expansive, et sa fierté dédaigneuse se changea en sympathique douceur. L'idée de l'humanité entrevue dans la Grèce se précisa, et ce fut un empereur qui écrivit : «L'Athénien disait : O cité bien-aimée de Cécrops ! Et toi, ne peux-tu dire du monde : O cité bien-aimée de Jupiter !» La pensée de Marc-Aurèle va même plus loin que l'humanité, elle embrasse la nature entière et Dieu. Le monde est pour lui un cosmos divin : «O monde, tout ce qui te convient m'accommode ! O nature, tout ce que tes saisons m'apportent est un fruit toujours mûr !» etc. Une nouvelle conception morale s'ajoutait donc au trésor des idées généreuses dont l'homme était en possession. L'ancien stoïcisme n'avait que les deux principes négatifs, sustine et abstine, supporte et abstiens-toi ; le nouveau en avait trouvé un troisième, le principe d'action nécessaire pour féconder les deux autres : adjuva, aime les hommes et assiste-les. Par ce mot, les stoïciens rentraient dans la société d'où leur orgueilleuse vertu les avait fait sortir.

Mais si l'humanité devenait une grande famille, il fallait, dans l'ordre naturel, regarder les hommes comme des frères et des égaux qui, ayant le même sang, avaient droit aux mêmes égards. Dès le temps de Néron, Sénèque écrivait : Tous les hommes sont nobles, même l'esclave ; tous sont frères, car ils sont tous fils de Dieu.

En même temps désabusés de leurs dieux de bois et de pierre, représentants inertes des forces aveugles de la nature, les sages du paganisme, stoïciens adoucis ou sectateurs du platonisme renouvelé, s'efforçaient de pénétrer les secrets du monde invisible. D'aucuns s'arrêtaient à la conception de l'âme universelle de la nature, cause première par laquelle tout vivait ; plusieurs cherchaient, par delà le monde physique, cette cause universelle qu'il ne renferme pas ; mais les uns et les autres trouvaient un reflet de la pensée divine dans la conscience individuelle par laquelle tout devait se régler.

Ainsi, d'Aristote à Marc-Aurèle, la philosophie n'avait cessé de développer les idées d'humanité, de bienveillance mutuelle, d'égalité morale ; elle finissait par arriver à la Providence divine, qui était, pour le philosophe impérial, ce qu'elle doit être pour tous, la concordance nécessaire des causes et des effets : Va droit, dit-il, selon la loi et suis Dieu, qui est le guide et le terme de ta route. Cléanthe avait déjà chanté, dans un hymne magnifique, la loi commune de tous les êtres. La philosophie, qui avait d'abord été un cri de révolte, était donc devenue le sentiment du devoir, car ce qui en faisait alors l'idée dominante, c'était la soumission à la loi que chacun peut découvrir par l'étude persévérante de soi-même.

Si les apologistes du second siècle et tant de docteurs trouvaient des chrétiens avant le Christ, nul ne le fut, dans son coeur, autant que Marc-Aurèle, puisque jamais homme n'a porté plus loin le désir du perfectionnement intérieur et l'amour de l'humanité. Aussi est-il resté la plus haute expression de ce stoïcisme épuré qui confinait au christianisme sans y entrer et sans lui rien prendre. Après sa mort, on découvrit dans une cassette dix fascicules de tablettes, écrites pour lui seul, sans plan, sans ordre, selon la pensée du jour ; que nul oeil n'avait vues, que nul peut-être ne devait voir ; et ce dialogue avec son âme, ces méditations solitaires, ont fait un livre de morale sublime. Pour lui, l'être vertueux est un prêtre du Dieu intérieur, c'est-à-dire de la conscience. «Que le Dieu qui est en toi, dit-il en s'adressant à lui-même, gouverne un homme vraiment homme, un citoyen, un Romain, un empereur». Mais ce Romain, cet empereur, il le veut doux, compatissant, ami des hommes. «Pense que les hommes sont tes frères, et tu les aimeras. - Peux-tu dire : Jamais je n'ai fait tort à personne, ni en actions ni en paroles ? Si tu le peux, tu as rempli ta tâche. - Dans un instant tu ne seras que cendre et poussière ; en attendant que ce moment arrive, que te faut-il ? Honorer les dieux et faire du bien aux hommes. Mais en quoi consiste le bien ? A agir selon la droite raison, orthos logos, qui est une émanation de la raison universelle, et conformément à la volonté divine, qui est la souveraine justice. - Ainsi l'humanité nous commande d'aimer comme nos frères ceux mêmes qui nous ont offensés ; et une seule vengeance est permise, ne pas imiter ceux dont nous avons à nous plaindre. - Ce n'est pas assez de faire le bien, il faut le faire pour lui-même, sans aucune pensée de retour. Tu te plains d'avoir obligé un ingrat et tu aurais voulu être récompensé de ta peine, comme si l'oeil demandait son salaire parce qu'il voit, ou les pieds parce qu'ils marchent. Le cheval qui a couru, le chien qui a chassé, l'abeille qui a fait son miel, l'homme qui a fait du bien, ne le crient pas par le monde, mais passent à un autre acte de même nature, comme fait la vigne qui donne d'autres raisins lorsque revient la saison nouvelle». S'abstenir même de la pensée du mal, en façonnant son âme à l'image de la divinité ; supporter avec résignation les injures ; aimer des hommes ; sacrifier jusqu'à ce qu'on a de plus cher à l'accomplissement du devoir, voilà tout Marc-Aurèle. Et il croyait que cette virile religion du devoir pouvait suffire à l'humanité. Erreur d'un noble esprit, dans laquelle il est beau d'être tombé et qui, Dieu merci, dure encore pour quelques âmes héroïques ! Mais quand deviendra-t-elle la foi et la règle de la multitude ?

Cette philosophie simplifiait la vie, en ne parlant pas de la mort ; ou du moins, en ne s'inquiétant pas de ce qui peut se trouver par delà le tombeau, elle se désintéressait des questions qui ont le plus troublé l'âme humaine. D'abord elle avait célébré la sortie raisonnable, eulogos exagôgê, par laquelle l'homme rend de lui-même à la nature les éléments qu'elle lui avait un instant prêtés ; et l'on a vu, de Tibère à Vespasien, une véritable épidémie de suicide. Marc-Aurèle, l'homme de la loi, condamne la mort volontaire comme une défaillance : «Celui, dit-il, qui arrache son âme de la société des êtres raisonnables, transgresse la loi ; le serviteur qui s'enfuit est un déserteur». Aussi réprouve-t-il ce qu'il appelle l'opiniâtreté des chrétiens cherchant la mort avec un faste tragique. Mais il accepte l'arrêt de la nature, sans emportement, fierté, ni dédain, puisque la mort est une conséquence nécessaire des lois du monde. «Plusieurs grains d'encens, dit-il, sont destinés à brûler sur le même autel ; que l'un tombe dans le feu plus tôt, l'autre plus tard, où est la différence ?» Et encore : «Il faut quitter la vie comme l'olive mûre tombe en bénissant la terre, sa nourrice, et en rendant grâce à l'arbre qui l'a portée». Sa vertu n'était pas un marché fait avec le ciel, il avait trouvé en elle sa récompense et il n'attendait rien des dieux ; le silence éternel des espaces infinis ne l'effrayait pas.

Cependant cette pensée l'obsède plus qu'il ne l'avoue. «Qu'importe, dit-il, l'être ou le néant au sortir de ce monde ? Ou je ne serai plus rien ou je serai mieux». Et il ne sera mieux qu'à la condition d'avoir obéi à la raison, au devoir, c'est-à-dire à la loi divine. Le philosophe pratique échappait ainsi aux contradictions de son système qui renferme la destinée de l'homme en ce monde, et il sauvait la morale qui, après tout, est la grande affaire, puisque la morale n'est que la loi de Dieu découverte par la raison pure et fidèlement observée.

Dans le livre des Pensées, la méthode, c'est-à-dire l'étude persévérante de soi-même, et l'exquise pureté des sentiments sont de Marc-Aurèle, mais le fond des idées appartient à son temps. Il suffirait, pour s'en convaincre, de lire les premiers chapitres où il rend à chacun de ses maîtres, de ses proches et de ses amis ce qu'il en a reçu. Par la doctrine du logos qui réunit l'homme à Dieu et les hommes entre eux, les nouveaux stoïciens avaient dégagé ce principe, fondement de la société humaine et de la cité divine, qu'il faut honorer le génie divin qui est en nous, par la pureté morale, et celui qui est dans nos semblables par la charité. Or l'histoire nous a montré ces idées sortant de l'école pour pénétrer dans la loi civile, qu'elles changent, et jusque dans l'administration, qu'elles modifient. Des jurisconsultes, tels que le monde n'en a pas revu, se succédant durant deux siècles sans interruption, avaient fait du vieux droit quiritaire, d'abord adouci par le droit des gens, puis par le droit naturel, cette législation qu'on a appelée la raison écrite ou, comme dit Ulpien, la très sainte sagesse civile. Celsus, un ami d'Hadrien, définissait le droit la science du bien et du juste ; et Justinien faisait placer en tête de ses Pandectes ces trois sentences d'Ulpien : Les préceptes du droit sont : vivre honnêtement, ne léser personne, accorder à chacun ce qui lui est dû. Le droit devenait une religion, celle de la justice, et les prudents s'en disaient avec fierté les pontifes. L'esprit d'équité, que les jurisconsultes faisaient entrer dans la loi, entrait aussi dans le gouvernement : Rome impériale communiqua ses droits civils et politiques à ceux que Rome républicaine avait appelés l'étranger, l'ennemi, et on a vu les Antonins adoucir la condition de la femme, du fils, de l'esclave ; donner l'assistance à l'enfant pauvre, un médecin au malade, des funérailles au malheureux qui n'avait pu se payer un bûcher ou un tombeau.

Tandis que Marc-Aurèle, dans ses veillées anxieuses au pays des Quades, écrivait ce livre des Pensées dont un cardinal a dit : «Mon âme devient plus rouge que ma pourpre au spectacle des vertus de ce gentil», au fond des grandes cités, des hommes, souvent en haillons, se réunissaient dans l'ombre pour chercher aussi le monde invisible. Or voici les paroles qu'ils entendaient : «Si vous aimez ceux qui vous aiment, que faites-vous de nouveau ? Les gens de mauvaise vie le font aussi. Mais moi je vous dis : Priez pour vos ennemis, aimez ceux qui vous haïssent et bénissez ceux qui vous maudissent. - Vous savez qu'il a été dit : Tu ne tueras point ; mais moi je vous dis que celui qui se mettra en colère contre son frère méritera d'être condamné par le conseil. Si donc, quand vous apportez votre offrande à l'autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez lit votre don et courez vous réconcilier avec lui ; vous viendrez ensuite, présenter votre offrande. - Vous savez qu'il a été dit : Oeil pour oeil, dent pour dent ; et moi je vous dis : Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la joue gauche. Si quelqu'un veut plaider contre vous pour avoir votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau.

Une autre fois, Jésus leur disait : Quand le Fils de l'homme viendra sur les nues, accompagné de tous ses anges, il s'assiéra sur le trône de sa gloire, et toutes les nations étant assemblées devant lui, il les séparera les unes d'avec les autres, comme un berger sépare les brebis d'avec les boucs. Et il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui avez été bénis par mon Père ; possédez le royaume du ciel : car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'étais nu, et vous m'avez vêtu ; j'étais malade, et vous m'avez soigné ; j'étais en prison, et vous m'avez visité. - Les justes diront : Quand est-ce, Seigneur, que vous avez eu faim et que nous vous avons donné à manger, ou soif et que nous vous avons donné à boire ? Et le roi leur répondra : autant de fois vous avez fait cela à l'égard d'un des plus petits de mes frères, c'est à moi-même que vous l'avez fait».

Ainsi le ciel depuis si longtemps fermé s'ouvrait ; l'âme, comme dit Platon, retrouvait des ailes. Les plus sages parmi les païens bornaient fièrement leurs espérances à cette vie, l'Evangile étendant les siennes à l'éternité. Notre séjour ici-bas, au lieu d'être la fin, n'était qu'un temps d'épreuves, un voyage dans un lieu d'exil ; la richesse et les honneurs devenaient un danger, la pauvreté et la souffrance une promesse, la mort une délivrance. Jusqu'alors la religion avait été un culte de terreur ou de plaisir : elle se présentait comme le culte de l'amour. Elle avait parlé aux sens et à l'imagination, elle parla au coeur. Quand l'apôtre Jean, n'ayant qu'un souffle de vie, se faisait porter au milieu des fidèles, il leur disait ces seuls mots : Aimez-vous les uns les autres, c'est toute la loi. Comment s'étonner que les pauvres, les infirmes, les esclaves, tous les réprouvés de la société païenne, tous ceux qui, souffrant du corps ou de l'âme, avaient besoin d'amour et d'espérance, que les femmes surtout, soient accourus à la Bonne nouvelle, et que tant de communautés chrétiennes se soient rapidement formées ?

Ainsi, le dogme mis à part, l'humanité murmurait alors les mêmes paroles sous les lambris dorés et dans la hutte des misérables, par la bouche du prince et par celle de l'esclave. Ceux donc qui pensaient comme Marc-Aurèle ou qui méditaient le Manuel d'Epictète, dont un saint fit plus tard la règle de ses moines, étaient faits pour s'entendre avec ceux qui lisaient le sermon sur la montagne ou les paraboles de Jésus. Et pourtant entre eux se trouva un abîme, ou plutôt une masse encore impénétrable de passions, d'intérêts et de superstitions, que protégeaient l'ancien ordre social et ses lois meurtrières.

Jupiter Ammon
aux cornes de bélier

Le vieux culte, que rien ne soutenait, croulait de toutes parts. Les oracles s'étaient tus, accusés par les païens eux-mêmes d'imposture. Les temples restaient déserts, et Lucien, qui écrivait au temps de Marc-Aurèle, poursuivait impunément les dieux du fouet de son impitoyable satire. Les anciens maîtres de l'Olympe ne lui inspiraient pas plus de respect qu'à Sénèque, et les nouveaux venus l'irritaient. «D'où sont tombés au milieu de nous, fait-il dire à Momus, cet Atys, ce Corybas, ce Sabazios ? Quel est ce Mède Mithra, coiffé de la tiare ? Il ne comprend pas le grec et ne sait ce qu'on lui veut quand on lui porte une santé. Les Scythes et les Gètes, voyant combien il est facile de faire des immortels, se sont cru le droit d'inscrire sur nos registres leur Zamolxis, un esclave qui se trouve ici, je ne sais pourquoi. Encore si nous n'avions pas l'Anubis à tête de chien et le taureau de Memphis ! Mais ils ont des prêtres et rendent des oracles. Et toi, grand Jupiter, comment trouves-tu ces cornes de bélier qu'on t'a plantées sur le front ?»

Voilà les sentiments des lettrés, et ce mépris pour le polythéisme traditionnel les conduisait, comme Marc-Aurèle, Apulée et tant d'autres, à la conception d'un Dieu unique. Mais, dans la foule ignorante, on comblait le vide que laissait au fond des âmes la ruine du culte officiel par des dévotions étranges ; l'Orient débordait sur l'Occident avec ses mille superstitions. Après une longue éclipse, l'esprit grec s'était réveillé, non plus limpide comme aux beaux jours de la civilisation hellénique, mais mêlé d'éléments impurs, confus, inquiet, courant après l'impossible, jusqu'aux folies des mystiques. Devant lui reculait le simple génie de Rome et des nations transalpines. Les prêtres de la Perse, de l'Egypte, de la Syrie, les astrologues, les nécromanciens, les sibylles, les prophètes, ces chercheurs de l'avenir à qui l'avenir échappe toujours, mais qui, à certaines époques, se saisissent du présent, inondaient les cités et attiraient la foule. Apulée, un contemporain de Marc-Aurèle, nous montre, par la terreur qu'inspirait la magie, l'importance qu'avaient alors les magiciens : ils prétendaient posséder quatre-vingts moyens assurés de contraindre le Destin à leur répondre. Ainsi en arrive-t-il chaque fois qu'une forte croyance s'alanguit ou chancelle : à la fin du moyen âge, les sorciers pullulèrent ; à la fin des temps modernes, les illuminés.

Pour ces exploiteurs, habiles ou convaincus, de la crédulité populaire, pour les philosophes qui voulaient, comme avaient dit Epicure et Lucrèce, délivrer le monde des chaînes de la superstition, les chrétiens étaient des ennemis naturels. D'autres leur prêtaient tous les crimes : ils mangeaient des enfants, accusation que les chrétiens répéteront contre les juifs, au moyen âge ; ils célébraient tour à tour l'union incestueuse d'Oedipe et le festin abominable de Thyeste. Ou bien l'on transformait leurs espérances du ciel en appétits tout terrestres, et l'on voyait dans leurs doctrines un péril social qui certainement s'y trouvait, puisque l'Eglise ne pouvait triompher que par la ruine de l'ordre établi. Et nous ne parlons pas des hérésies qui voilaient aux yeux des païens la figure du Christ sous des additions étranges et parfois monstrueuses. Aussi, pour ceux qui, regardant de loin et mal, confondaient tout, le christianisme paraissait une révolte non seulement contre l'empire, mais contre toutes les lois humaines.

Lisez ce que raconte l'auteur d'un dialogue mis dans les oeuvres de Lucien. Ne dirait-on pas un conservateur effaré tombant au milieu d'un club démagogique ?

«Je m'en allais par la grande rue, quand j'aperçus une multitude de gens qui se parlaient tout bas. Je m'approche et je vois un petit vieillard tout cassé, qui, après avoir bien toussé et craché, se mit à dire d'une voix grêle : «Oui, il abolira les arrérages des tributs ; il payera les dettes publiques ou privées et recevra tout le monde sans s'inquiéter de la profession», et mille sottises pareilles que la foule écoutait avidement. Survient un autre frère, sans chapeau ni souliers, et couvert d'un manteau en loques : «J'ai vu, dit-il, un homme mal vêtu, les cheveux rasés, qui arrivait des montagnes. Il m'a montré le nom du libérateur écrit en signes : il couvrira d'or la grande rue. - Ah ! m'écriai-je enfin, vous me faites l'effet d'avoir beaucoup dormi et longtemps rêvé ; vos dettes s'augmenteront au lieu de diminuer, et tel qui compte sur beaucoup d'or perdra jusqu'à sa dernière obole». Cependant un des assistants me persuade de me trouver au rendez-vous de ces fourbes. Je monte au haut d'un escalier tortueux et j'entre, non dans la salle de Ménélas, toute brillante d'or, d'ivoire et de la beauté d'Hélène, mais dans un méchant galetas, on je vois des gens pâles, défaits, courbés contre terre. Dés qu'ils m'aperçoivent, ils me demandent tout joyeux quelles mauvaises nouvelles je leur apporte ! «Mais tout va bien dans la ville, leur répondis-je, et l'on s'y réjouit fort». Eux, fronçant le sourcil et secouant la tête : «Non pas, disent-ils, la ville est grosse de malheurs». Alors, comme des gens sûrs de leur fait, ils commencent à débiter mille folies : que le monde va changer de face ; que la ville sera en proie aux dissensions ; que nos armées seront vaincues. Ne pouvant plus me contenir, je m'écrie : «Misérables ! Cessez vos indignes propos, et que les malheurs où vous voulez voir votre patrie plongée retombent sur vos têtes !»

Et Critias s'en va, maugréant contre ces hommes qui marchent dans les airs et qui lui semblent haïr le beau, se réjouir du mal, parce qu'il n'a rien compris à leurs espérances. Eux et lui parlent, avec le même idiome, deux langues étrangères, et ils habitent dans la même cité deux patries différentes. Ainsi en est-il souvent des idées qui germent dans l'ombre et qui, longtemps méconnues, sont bafouées ou proscrites avant de s'imposer.

Marc-Aurèle avait-il lu les Apologies présentées à ses deux prédécesseurs et à lui-même ? On ne saurait le dire. S'il les connaissait, le Logos de saint Justin avait dû lui plaire. Mais, d'accord avec les chrétiens par le sentiment, il ne l'était plus par la doctrine théologique, qui, si souvent, a empêché des âmes soeurs de s'entendre. Avec ses idées stoïciennes sur l'âme du monde, dont les différents dieux étaient la manifestation extérieure, il ne pouvait comprendre le dogme chrétien de la Trinité, ni ce Dieu fait homme au sein d'une vierge. Et comme il ne comptait, pour sa récompense, que sur la satisfaction trouvée dans l'accomplissement du devoir, comme il ne demandait rien aux espérances d'une vie future, il estimait misérable qu'on propageât parmi les simples cette croyance à la résurrection glorieuse de la chair et de l'esprit, que les sages n'avaient point découverte au fond de leur raison. Ces deux doctrines, dont l'une sacrifiait le ciel à la terre, l'autre la terre au ciel, étaient nécessairement ennemies. Dans l'annonce du règne de Dieu, attendu par les fidèles, Marc-Aurèle voyait, en outre, une menace pour l'empire, et dans la prophétie de la sibylle sur la prochaine destruction de Rome, une impiété sacrilège.

Marc Aurèle sacrifiant devant le temple de Jupiter

Enfin, s'il rejetait les scandaleuses histoires de l'Olympe, il observait religieusement les rites en l'honneur de ces dieux que son esprit avait épurés et doctrinalement rattachés à la cause première. Il n'était donc pas, comme Hadrien, un sceptique, par conséquent un tolérant ; la philosophie avait fait de lui un païen d'une espèce particulière, un païen qui restait convaincu et très dévot ; de plus, il était prince, et le fond de sa morale étant la soumission absolue de l'individu aux lois de la raison, le fond de sa politique fut la soumission absolue du citoyen aux lois de l'Etat. Aussi, quand, aux premiers jours de son règne, la populace, affolée de terreur par la famine et les inondations, s'ameuta contre les fidèles et demanda leur supplice pour apaiser ses dieux, il laissa le préfet de Rome, Junius Rusticus, son ancien maître, appliquer les lois. Parmi les condamnés se trouva saint Justin, qui semble être allé au-devant du supplice par la généreuse véhémence de sa seconde Apologie. Il n'y eut cependant pas de rescrit du prince, car Tertullien, qui vivait du temps de Marc-Aurèle, assure qu'il n'en promulgua point ; mais des victimes furent frappées par les édits particuliers de quelques gouverneurs, ce qui, au témoignage de saint Méliton, ne s'était jamais vu : ainsi périrent deux évêques de l'Asie proconsulaire, à Smyrne et dans Laodicée. Vers la fin de ce règne, en 177, il y eut, à Lyon, une grande exécution causée par une émeute populaire. Eusèbe nous a conservé une lettre dans laquelle les chrétiens de cette ville racontent à leurs frères d'Asie les douleurs de la naissante Eglise. C'est donc un document contemporain où l'on voit en action les violences du peuple, la crédulité du juge et la foi ardente que donnait l'espérance de l'immortalité.

«D'abord on nous chassa des bains, des places publiques et de tous les lieux ouverts aux citoyens ; puis nous eûmes à souffrir les outrages, les coups, les violences d'une multitude en fureur». Voilà le premier acte : la foule s'irrite contre des hommes qui, par le fait seul d'être chrétiens, insultent à tout ce qu'elle croit et à tout ce qu'elle aime, à sa religion et à ses plaisirs. La persécution commence par une émeute.

Le second acte est marqué par l'intervention de l'autorité. Chargé de maintenir la paix dans la ville, le magistrat rend les chrétiens responsables du désordre dont ils ont été l'occasion. Un tribun et ses soldats les mènent au forum ; sur leur aveu qu'ils sont chrétiens, les duumvirs leur appliquent la loi de Trajan : ils sont saisis et enfermés dans une prison, jusqu'au retour du gouverneur. Celui-ci, revenu, les interroge du haut de son tribunal, près duquel est accourue une foule que les soldats contiennent avec peine. Cependant la procédure est lente et les formes sont observées. L'aveu public de christianiser suffisait pour la condamnation, mais le juge a entendu parler d'autres crimes, il veut les connaître et ordonne une enquête.

Dans ce drame terrible et toujours le même des émeutes produites par la surexcitation populaire, l'excès de la crédulité égale l'audace du mensonge inconscient ; dans tous les temps et en tout pays, la passion, la peur, fournissent aux imaginations troublées des accusations qu'elles acceptent avec avidité. «On fit venir les serviteurs païens des athlètes du Christ, à qui la crainte des tortures et les sollicitations des soldats firent avouer que nous commettions toutes les abominations. Lorsque ces calomnies furent répandues dans le public, on conçut une telle colère contre nous, que nos proches mêmes partagèrent la fureur du gouverneur, des soldats et du peuple».

Cependant un citoyen romain, riche et influent dans la ville, Vettius Epagathus, sortit de la foule et dit au gouverneur : «Je demande à défendre ces hommes et je m'engage à prouver qu'ils n'ont commis aucun des crimes qu'on leur reproche. - Tu es donc chrétien toi-même, que tu veuilles prendre en main leur cause ? - Je le suis». Aussitôt on le saisit et on le plaça parmi les accusés sous l'inculpation d'être l'avocat des chrétiens.

Plus de dix d'entre eux, vaincus par les menaces, renièrent leur foi et promirent de sacrifier aux dieux ; mais les autres confondirent les bourreaux par leur sérénité. Une jeune esclave, Blandine, faible et maladive, trouva des forces dans le supplice. Du matin au soir, on la tortura ; son corps ne formait qu'une plaie, ses os étaient comme brisés, ses articulations disjointes ; mais un seul cri s'échappait de sa poitrine : Je suis chrétienne ; on ne fait point de mal parmi nous ! L'exaltation de la foi rendait la chair insensible.

Les tourments étant inutiles, on chargea les victimes de chaînes, qui leur servaient d'ornement, comme les franges d'or à la robe d'une jeune mariée, et on les jeta dans un cachot infect où beaucoup périrent. Pothin avait alors quatre-vingt-dix ans. «Son âme, dit Eusèbe, n'habitait plus son corps que pour rendre un dernier témoignage au triomphe du Christ. Quel est le Dieu des chrétiens ? lui demanda le juge. - Tu le connaîtras quand tu en seras digne», répondit-il. On le mena à la prison au milieu des insultes de la foule ; il y mourut le troisième jour.

Quatre des captifs furent d'abord condamnés : Attale, comme citoyen, à avoir la tête tranchée ; Sanctus et Maturus, comme provinciaux, Blandine, comme esclave, à être jetés aux bêtes. La lettre des fidèles de Lyon exprime avec une grâce naïve ce mélange de toutes les conditions. Les martyrs offraient à Dieu une couronne nuancée de diverses couleurs, où toutes sortes de fleurs brillaient assorties. On avait décrété tout exprès un jour de fête pour leur exécution. La veille, les condamnés firent en public leur dernier souper, et le lendemain ceux qui étaient destinés aux bêtes furent amenés dans l'arène. Attale, qui ne pouvait être exécuté sans un ordre de l'empereur, avait été retenu dans la prison. Lorsque la foule vit qu'il manquait à ses plaisirs, elle le demanda à grands cris. On l'amena, et il fit le tour de l'amphithéâtre avec cet écriteau sur la poitrine : Voici Attale le chrétien. La foule rugissait de férocité ; elle se dédommagea sur les autres martyrs. Des bêtes les eussent tués d'un coup de dent. On ne fit pas venir les bêtes, mais ce fut à qui imaginerait une torture nouvelle, un supplice oublié. Des cris partis de tous les bancs de l'amphithéâtre excitaient les bourreaux. Maintenant les coins, les tenailles, les lames de cuivre ardentes ; déchire, mais ne tue pas ! Quand il n'y eut plus sur ces pauvres corps une place où la torture n'eût passé, on les mit sur une chaise de fer rougie au feu, puis un coup d'épée leur ôta le dernier reste de vie. Blandine avait tout vu, attachée nue à un poteau au milieu de l'amphithéâtre ; on lâcha les bêtes contre elle, mais elles ne la touchèrent pas, et le peuple, lassé, remit sa mort à une autre fête. Ce jour-là il n'y eut pas de gladiateurs, les combattants du Christ avaient assouvi les joies féroces de la multitude.

La persécution porta aussitôt ses fruits ; les autres captifs se sentirent affermis, et les apostats revinrent, à leur foi, appelant les supplices pour prouver la sincérité de leur retour : «Les membres vivants de l'Eglise avaient ressuscité les membres morts». Marc-Aurèle, consulté au sujet des accusés qui étaient citoyens, avait répondu qu'il fallait suivre la loi : décapiter ceux qui persisteraient, renvoyer ceux qui nieraient. Lyon allait célébrer, le 1er août, la fête de toute la Gaule ; on reprit le procès et on le fit marcher rapidement ; il fallait être prêt pour les jeux.

C'est l'honneur de la nature humaine que l'injustice la révolte, l'exalte et fasse naître cette contagion du dévouement qui a donné des martyrs à toutes les grandes causes, parfois à de mauvaises. Pendant les nouveaux interrogatoires, un homme qui se trouvait parmi les spectateurs fut touché du courage des victimes et leur montra une pitié dont la foule s'irrita. On le dénonce aussitôt au gouverneur. «Qui es-tu ? lui demande celui-ci. - Chrétien», répond-il, et il va s'asseoir au milieu des martyrs. Le jour des fêtes arriva. Dix-huit confesseurs avaient déjà succombé à leurs souffrances dans la prison ; deux avaient péri dans l'amphithéâtre ; vingt-huit restaient réservés à la mort, les uns par le fer comme étant citoyens, les autres par les bêtes.

Deux Grecs, venus de bien loin pour trouver la commune patrie, inaugurèrent les jeux : Attale de Pergame et Alexandre de Phrygie. Ils passèrent par toutes les tortures accoutumées : Attale, sur la chaise ardente, montrant la fumée de sa chair brûlée, qui se répandait sur l'amphithéâtre, dit seulement : «En vérité, c'est manger des hommes que de faire ce que vous faites ; mais nous, nous n'en mangeons pas». Manger des enfants ! Voilà l'accusation qui avait provoqué l'émeute, par suite le procès et les supplices.

Blandine et Ponticus avaient assisté dans une loge au sinistre spectacle. On les réservait pour le dernier jour des fêtes. Quand on les amena, la foule eut un moment de pitié. Ils étaient si jeunes ! Ponticus avait à peine quinze ans. Jurez par les dieux, leur crièrent mille voix. Blandine raffermit le courage de son compagnon, et il souffrit tous les tourments jusqu'à ce qu'il rendît l'esprit. Pour elle, elle allait à la mort comme si elle fût allée à un festin de noces. On épuisa tout contre elle. Après les coups de fouet, les morsures des bêtes, la chaise ardente ; elle fut enveloppée dans un filet, et on lança sur elle un taureau furieux. «Ainsi, dit Eusèbe, la bienheureuse Blandine partit la dernière, pareille à une mère courageuse qui, après avoir soutenu ses enfants pendant le combat, les envoie en avant vers le roi, pour lui annoncer la victoire». Quel renversement d'idées ! Quelle révolution dans les relations sociales ! Lyon, chrétien, allait vénérer et mettre à la place d'honneur la pauvre esclave que la vieille société méprisait et tenait sous ses pieds.

Les autres condamnés étaient tous Romains : douze hommes et autant de femmes. Ce dernier chiffre montre avec quel succès la foi nouvelle avait parlé au coeur de celles que Dieu a faites pour aimer. On les avait décapités près de l'autel d'Auguste. Leurs corps furent donnés aux chiens ou brûlés et les cendres jetées dans le Rhône. On voulait qu'il ne restât pas d'eux un débris, afin de ruiner, par ce complet anéantissement du corps, l'espérance de la résurrection de la chair. Voyons maintenant, disaient les païens, s'ils ressusciteront.

Cette exécution retentissante excita le zèle païen de quelques gouverneurs, celui surtout du proconsul d'Afrique, qui envoya au supplice Namphamo et ses compagnons, les premiers martyrs africains. On peut regarder aussi les Scillitains mis à mort le 17 juillet 180 comme des victimes de la détestable politique inaugurée par Marc-Aurèle.

Quand l'Eglise triomphante se fut attribué la décision souveraine de ce qu'il faut croire et de ce qu'il faut faire, elle envoya, à son tour, des victimes au supplice. Trajan et Marc-Aurèle frappaient des hommes qui refusaient d'obéir à certaines lois de l'Etat ; les inquisiteurs brûlèrent des gens qui ne pensaient pas comme eux sur les choses du ciel. Les premiers croyaient défendre la société ; les seconds croyaient défendre la religion ; les uns et les autres se trompaient. D'un rude soldat comme Trajan l'erreur n'étonne pas ; elle surprend de la part de Marc-Aurèle, qui aurait dû comprendre que son devoir de philosophe et d'homme était de regarder au fond de ces doctrines pour les juger, et son devoir de prince de peser ces accusations pour les confondre. Mais il n'aimait ni les livres, ni les sciences, ni l'histoire, qui lui aurait donné une vertu qu'elle communique, la tolérance, et il ne se plaisait qu'à la spéculation pure, qui, comme un vin trop généreux, souvent enivre et aveugle. Toute faute politique traîne après elle son châtiment ; cette société qui riait aux souffrances des chrétiens est encore sous la malédiction de l'Eglise, qu'elle ne mérite pas en tout ; et les exécutions ordonnées ou permises par Marc-Aurèle ont laissé une tache sur le nom le plus pur de l'antiquité.

Il faut dire aussi que, séduite par cette pureté, l'histoire fait à cet empereur une place trop grande. Dans ce règne de dix-neuf ans, on ne trouve ni institutions nouvelles, ni bonne guerre, ni bonne paix ; seulement un grand livre. C'est assez pour le penseur, c'est trop peu pour le chef d'empire. Mettons-le donc au nombre des hommes à qui nous devons le plus de respect ; mais ne le mettons pas au rang des princes qui ont le mieux mérité de leur pays. Platon disait, et Marc-Aurèle répète avec lui : Heureux les peuples, si les philosophes étaient rois ou si les rois philosophaient ! A chacun son oeuvre : le philosophe à l'école, et le prince aux affaires.

Je ne voudrais pas finir en paraissant jeter une ombre trop forte sur cette belle figure. Il est deux sortes de politiques : ceux qui se préoccupent surtout de l'utile et ceux qui songent davantage à l'honnête. Les uns mènent les hommes par leurs intérêts ; les autres essayent de les prendre et de les conduire par les sentiments élevés de leur nature. Ces derniers échouent souvent, mais ils s'honorent toujours. Marc-Aurèle était de ce nombre. Aussi lorsque, sur la place du Capitole, on contemple sa statue équestre, oeuvre magnifique et vivante d'un artiste inconnu, on trouve juste que l'image du prince qui fut, par sa haute moralité, l'expression la plus pure de l'autorité impériale, soit restée seule intacte et debout au-dessus des ruines de la cité des Césars.

Statue équestre de Marc Aurèle - Place du Capitole