Vase de Décébale - Début du IIe s. apr.JC - © Musée des Arts et Traditions Populaires de Blain



Si le suicide de Décébale a privé Trajan d'un spectacle de choix lors de son triomphe à Rome après la seconde guerre dacique, il n'en reste pas moins que la victoire sur cet adversaire coriace a manifestement été largement diffusée, y compris dans des spectacles donnés pendant et après les célébrations de 107 apr.JC.

En témoignent des productions de poterie sigillée, typiques de l'artisanat de la Gaule romaine et commercialisées non seulement en Gaule mais aussi en Britannia et en Germanie, en particulier à destination des légions romaines. Parmi ces vases plus ou moins bien conservés, deux sont particulièrement intéressants : nous nous concentrerons donc sur eux, en omettant des tessons découverts à Pouzzoles, Strasbourg et Kaiseraugst. La bibliographie en bas de page permettra à l'internaute curieux de compléter.

L'intérêt est ici multiple : la diffusion à grande échelle géographique de vases représentant des scènes que les utilisateurs devaient reconnaître indique que le sujet du suicide de Décébale était connu et à la mode. Et par ailleurs, le cadre très particulier dans lequel ce suicide est représenté tend à suggérer une possible réitération dans des formes de spectacle vivant tout à fait emblématiques de l'esprit romain...



Le vase de Décébale trouvé et conservé à Blain (Loire-Atlantique)



De multiples fragments de ce grand vase hémisphérique de type Drag. 37 ont été découverts à Blain (Loire-Atlantique) en 1868. La trouvaille une fois reconstituée a donné lieu à un certain nombre d'articles savants dès 1870, et à la publication de ses inscriptions au CIL, XIII, 10.013, 39.



Juste sous la frise d'oves, on a pu reconstituer la titulature de Trajan en 116-117, après ses victoires sur les Daces puis les Parthes : ImperaTOR N[erva Trajanus Augustus Ge]RM[anicus] DA[cicus] ET PART[icus].

La lecture du reste, identifiant la scène représentée, est plus difficile, le texte étant très ruiné. A. de Longpérier a pourtant proposé en 1870 dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de France la restitution suivante, largement fondée sur des hypothèses admissibles mais impossibles à vérifier :

Sarmizegetusa, où le seigneur roi Décébale fut vaincu.


Dessin du vase réalisé par A. Vernhet et publié par M. Labrousse, Apulum, 1981


Trois scènes se succèdent effectivement de gauche à droite : la mort au combat ou le suicide de Décébale, ployant sous son bouclier ; au centre deux captifs (homme et femme) chargés de chaînes, probablement au cours de la célébration du triomphe de Trajan au terme de la seconde guerre dacique, et à droite un personnage nu, en posture héroïque, appuyé sur sa lance, probablement Trajan posant le pied sur un Dace vaincu, selon une iconographie très répandue en numismatique et sur les stèles funéraires.



Le vase de la Graufesenque (Vicus Condatomagus)

Dessin du vase Drag.37 de la Graufesenque réalisé par A. Vernhet et repris dans toutes les publications postérieures



Encore bien plus intéressant est le vase signé L. Cosius, découvert en 1979 dans le dépotoir d'un grand four à la Graufesenque près de Millau dans l'Aveyron. Il représente deux scènes en double exemplaire : le suicide de Décébale (identifié par l'inscription DECIBALV) armé d'un glaive et d'un bouclier, et la damnatio ad bestias d'un prisonnier parthe (PARTV) sans aucune protection, livré aux bêtes après la fin de la guerre parthique en 117.



La scène du suicide de Décébale présente un triple intérêt :

  • elle confirme la lecture de la scène de gauche fragmentaire du vase de Blain (ci-dessus) : la posture du personnage est bien la même, celle d'un guerrier qui se tue au cours de son dernier combat. Il est donc possible que les deux vases reproduisent un motif iconographique stéréotypé et répandu en Gaule gallo-romaine chez les créateurs de poteries sigillées.

  • elle est à rapprocher de la scène de la colonne Trajane, mais sans qu'il faille nécessairement envisager que le potier L. Cosius l'ait vue de ses yeux (ne serait-ce que parce que la scène en question se situe très haut sur la colonne...) Par ailleurs, le guerrier qui se suicide sur le vase est intégralement nu, sans aucune marque ethnique distinctive (coiffure, braies) de son appartenance au peuple dace. Simplement la représentation du suicide du roi était devenue un motif iconographique suffisamment répandu pour qu'il soit repris en Gaule par les potiers et correctement identifié par les usagers, y compris dans des contrées plus lointaines où ce genre de vase était commercialisé.

  • mais l'encadrement de ce personnage historique par deux bêtes fauves fonçant sur lui invoque immanquablement le motif très répandu sur les poteries sigillées des scènes de l'amphithéâtre, en l'occurrence les venationes (chasses du matin) et les damnationes ad bestias (mises à mort de midi). Ce mélange d'Histoire et de spectacle rappelle les « charades fatales » étudiées par Katherine M. Coleman dans des articles de 1988-1986 : pour ajouter du piquant à des mises à mort assez répétitives et distraire les spectateurs de l'amphithéâtre lors de la pause méridienne, il arrivait qu'on mît en scène des épisodes mythologiques, mort d'Orphée, mort d'Hercule, accouplement de Pasiphaé avec un taureau, etc, dans des représentations réalistes associant bêtes fauves et condamnés à mort jouant pendant quelques minutes le rôle de personnages connus de la mythologie gréco-romaine. Il est possible que le suicide de Décébale ait été suffisamment diffusé, peut-être d'abord par des peintures lors du triomphe de Trajan, pour être exploité par la suite à plus grande échelle dans ce genre de « divertissement » manifestement très apprécié des spectateurs romains...


Alain Vernhet
Un four de la Graufesenque

M. Labrousse - Les potiers
de la Graufesenque
et la gloire de Trajan

JJ Hatt - Armée romaine
et dieux celtiques

   

 

Kathlyn M. Coleman - Fatal charades
Rroman executions stages as
mythological enactmen

 


Et pour synthétiser

Christer Bruun, The Legend of Decebalus, in L. De Ligt et al. (eds.), Roman Rule and Civic Life: Local and Regional Perspectives (Impact of Empire 4), Amsterdam, 2004, pp. 153-75, 431-33.