[A la poursuite de Pompée]

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XXXVIII. La prise d'Ariminium ouvrit, pour ainsi dire, toutes les portes de la guerre et sur terre et sur mer ; et César, en franchissant les limites de son gouvernement, parut avoir transgressé toutes les lois de Rome. Ce n'était pas seulement, comme dans les autres guerres, des hommes et des femmes qu'on voyait courir éperdus dans toute l'Italie ; les villes elles-mêmes semblaient s'être arrachées de leurs fondements pour prendre la fuite, et se transporter d'un lieu dans un autre ; Rome elle-même se trouva comme inondée d'un déluge de peuples qui s'y réfugiaient de tous les environs ; et dans une agitation, dans une tempête si violente, il n'était plus possible à aucun magistrat de la contenir par la raison ni par l'autorité ; elle fut sur le point de se détruire par ses propres mains. Ce n'était partout que des passions contraires et des ni mouvements convulsifs ; ceux mêmes qui applaudissaient à l'entreprise de César ne pouvaient se tenir tranquilles : comme ils rencontraient à chaque pas des gens qui en étaient affligés et inquiets (ce qui arrive toujours dans une grande ville), ils les insultaient avec fierté, et les menaçaient de l'avenir. Pompée, déjà assez étonné par lui-même, était encore plus troublé par les propos qu'on lui tenait de toutes parts : il était puni avec justice, lui disaient les uns, d'avoir agrandi César contre lui-même et contre la république ; les autres l'accusaient d'avoir rejeté les conditions raisonnables auxquelles César avait consenti de se réduire, et de l'avoir livré aux outrages de Lentulus. Favonius même osa lui dire de frapper enfin du pied la terre, parce qu'un jour Pompée, en parlant de lui-même en plein sénat dans les termes les plus avantageux, avait déclaré aux sénateurs qu'ils ne devaient s'embarrasser de rien, ni s'inquiéter des préparatifs de la guerre ; que dès que César se serait mis en marche, il n'aurait qu'à frapper la terre du pied, et qu'il remplirait de légions toute l'Italie.

XXXIX. Pompée était encore supérieur à César par le nombre de ses troupes ; mais il n'était pas le maître de suivre ses propres sentiments ; les fausses nouvelles qu'on lui apportait, les terreurs qu'on ne cessait de lui inspirer, comme si l'ennemi eût été déjà aux portes de Rome et maître de tout, l'obligèrent enfin de céder au torrent, et de se laisser entraîner à la fuite générale. Il déclara que le tumulte était dans la ville, et il l'abandonna, en ordonnant au sénat de le suivre, et intimant à tous ceux qui préféraient à la tyrannie leur patrie et la liberté, la défense d'y rester. Les consuls quittèrent Rome sans avoir fait les sacrifices qu'il était dans l'usage d'offrir aux dieux lorsqu'ils sortaient de la ville ; la plupart des sénateurs prirent aussi la fuite, saisissant, en quelque sorte, ce qu'ils trouvaient chez eux sous leurs mains, comme s'ils l'eussent enlevé aux ennemis : il y en eut même qui, d'abord très attachés à César, furent tellement troublés par la crainte que sans aucune nécessité ils se laissèrent emporter par le torrent des fuyards.

XL. C'était un spectacle digne de pitié que de voir, dans une si terrible tempête, cette ville abandonnée, et semblable à un vaisseau sans pilote, flotter au hasard dans l'incertitude de son sort. Mais quelque déplorable que fût cette fuite, les Romains regardaient le camp de Pompée comme la patrie, et ils fuyaient Rome comme le camp de César. Labiénius lui-même, un des plus intimes amis de César, son lieutenant dans toute la guerre des Gaules, et qui l'avait toujours servi avec le plus grand zèle, quitta son parti et alla joindre Pompée. Cette désertion n'empêcha pas César de lui renvoyer son argent et ses équipages : il alla camper ensuite devant Corfinium (45), où Domitius commandait pour Pompée. Cet officier, qui désespérait de pouvoir défendre la ville, demanda du poison à un de ses esclaves, qui était médecin, et l'avala dans l'espérance de mourir promptement ; mais ayant bientôt appris avec quelle extrême bonté César traitait ses prisonniers, il déplora son malheur, et la précipitation avec laquelle il avait pris une détermination si violente. Son médecin le rassura, en lui disant que le breuvage qu'il lui avait donné n'était pas un poison mortel, mais un simple narcotique. Content de cette assurance, il se leva sur-le-champ, et alla trouver César, qui le reçut avec beaucoup d'amitié : cependant, peu de temps après, Domitius se rendit au camp de Pompée (46). Ces nouvelles portées à Rome causèrent beaucoup de joie à ceux qui y étaient restés, et plusieurs de ceux qui en avaient fui y retournèrent.

XLI. César prit à sa solde les troupes de Domitius ; et ayant prévenu ceux qui faisaient dans les villes des levées de soldats pour Pompée, il incorpora ces nouvelles recrues dans son armée. Devenu redoutable par ces renforts, il marcha contre Pompée ; mais celui-ci, ne jugeant pas à propos de l'attendre, se retira à Brunduse, d'où il fit d'abord partir les consuls pour Dyrrachium avec des troupes, et y passa lui-même bientôt après l'arrivée de César devant Brunduse (47). J'ai raconté ces faits en détail dans la vie de Pompée. César eût bien voulu le poursuivre ; mais il manquait de vaisseaux ; il s'en retourna donc à Rome, après s'être rendu maître, en soixante jours, de toute l'Italie, sans verser une goutte de sang. Il trouva la ville beaucoup plus calme qu'il ne l'avait espéré ; il parla avec beaucoup de douceur et de popularité à un grand nombre de sénateurs que la confiance y avait ramenés et les exhorta à députer vers Pompée, pour lui porter de sa part des conditions raisonnables. Aucun d'eux ne voulut accepter cette commission, soit qu'ils craignissent Pompée après l'avoir abandonné, soit qu'ils crussent que César ne parlait pas sincèrement, et que ce n'étaient de sa part que des paroles spécieuses. Le tribun Métellus voulut l'empêcher de prendre de l'argent dans le trésor public, et lui allégua des lois qui le défendaient. «Le temps des armes, lui dit César, n'est pas celui des lois : si tu n'approuves pas ce que je veux faire, retire-toi ; la guerre ne souffre pas cette liberté de parler. Quand après l'accommodement fait, j'aurai posé les armes, tu pourras alors haranguer tant que tu voudras. Au reste, ajouta-t-il, quand je parle ainsi, je n'use pas encore de tous mes droits, car vous m'appartenez par le droit de la guerre, toi et tous ceux qui, après vous être déclarés contre moi, êtes tombés entre mes mains». En parlant ainsi à Métellus, il s'avança vers les portes du trésor ; et comme on ne trouvait pas les clefs, il envoya chercher des serruriers, et leur ordonna d'enfoncer les portes. Métellus voulut encore s'y opposer ; et plusieurs personnes louaient sa fermeté. César, prenant un ton plus haut, le menaça de le tuer s'il l'importunait encore. «Et tu sais, jeune homme, ajouta-t-il, qu'il m'est moins facile de le dire que de le faire». Métellus, effrayé de ces dernières paroles, se retira, et tout de suite on fournit à César, sans aucune difficulté, tout l'argent dont il eut besoin pour faire la guerre.

XLII. Il se rendit aussitôt en Espagne avec une armée, pour en chasser les lieutenants de Pompée, Afranius et Varron, et pouvoir, après s'être rendu maître de leurs troupes et de leurs gouvernements, marcher contre Pompée, sans laisser derrière lui aucun ennemi. Dans cette guerre, sa vie fut souvent en danger par les embûches qu'on lui dressa, et son armée manqua de périr par la disette ; mais il n'en fut pas moins ardent à poursuivre les ennemis, à les provoquer au combat, à les environner de tranchées, à ne pas s'arrêter, qu'il n'eût en sa puissance leurs troupes et leurs camps. Les chefs prirent la fuite, et allèrent trouver Pompée. Quand César fut de retour à Rome, Pison, son beau-père, lui conseilla d'envoyer des députés à Pompée, pour traiter d'un accommodement ; mais lsauricus, qui voulait plaire à César, combattit cette proposition. Elu dictateur par le sénat, il rappela les bannis, rétablit dans tous leurs droits les enfants de ceux qui avaient été proscrits par Sylla, et déchargea les débiteurs d'une partie des intérêts de leurs dettes (48). Il fit quelques autres ordonnances semblables, et ne garda la dictature que onze jours ; après ce terme, il déposa cette magistrature, qui tenait de la monarchie, se nomma lui-même consul avec Servilius Isauricus, et ne s'occupa plus que de la guerre.

XLIII. Il fit tant de diligence qu'il laissa derrière lui une grande partie de son armée, et quoiqu'il n'eût que six cents chevaux d'élite et cinq légions (49) ; quoiqu'on fût vers le solstice d'hiver, au commencement de janvier, qui répond au mois Posidéon des Athéniens (50), il s'embarqua, traversa la mer Ionienne, et se rendit maître des villes d'Oricum et d'Apollonie. Il renvoya des vaisseaux de transport à Brunduse (51), pour amener les troupes qui n'avaient pu s'y rendre avant qu'il en partît. Ces troupes, épuisées de fatigue, rebutées de combattre sans relâche contre tant d'ennemis, se plaignaient de César dans leur route : «Où donc, disaient-elles, cet homme veut-il nous mener ? Quel terme mettra-t-il à nos travaux ? Ne cessera-t-il à jamais de nous traîner partout à sa suite, et de se servir de nous comme si nous avions des corps de fer ? Mais le fer même s'use par les coups dont on le frappe, les boucliers et les cuirasses ont de temps en temps besoin de repos. César, en voyant nos blessures, ne doit-il pas songer qu'il commande à des hommes mortels, et que nous souffrons tous les maux attachés à notre condition ? Un dieu lui-même peut-il, sur les mers, forcer la saison de l'hiver, des vents et des tempêtes ? Et cependant c'est dans cette saison qu'il nous expose à tous les périls de la mer ; on dirait, non qu'il poursuit des ennemis, mais qu'il fuit devant eux». Tout occupés de leurs plaintes, ils s'acheminaient lentement vers Brunduse ; et lorsqu'en y arrivant ils trouvèrent César déjà parti, alors, changeant de langage, ils se firent à eux-mêmes les plus vifs reproches, et s'accusèrent d'avoir trahi leur général ; ils s'en prirent à leurs officiers qui n'avaient pas pressé leur marche ; et, assis au haut de la côte, ils portaient leurs regards sur la mer et vers l'Epire, pour voir s'ils apercevraient les vaisseaux qui devaient revenir les chercher.

XLIV. Cependant César se trouvait à Apollonie avec une armée trop faible pour rien entreprendre, parce que les troupes de Brunduse tardaient à arriver. Livré à une incertitude affligeante, il prit enfin la résolution hasardeuse de s'embarquer seul, à l'insu de tout le monde, sur un simple bateau à douze rames, pour se rendre le plus promptement à Brunduse, quoique la mer fût couverte de vaisseaux ennemis. A l'entrée de la nuit, il se déguise en esclave, monte dans le bateau, se jette dans un coin, comme le dernier des passagers, et s'y tient sans rien dire. La barque descendait le fleuve Anius (52), qui la portait vers la mer. L'embouchure de ce fleuve était ordinairement tranquille ; un vent de terre qui se levait tous les matins repoussait les vagues de la mer et les empêchait d'entrer dans la rivière ; mais cette nuit-là il s'éleva tout à coup un vent de mer si violent, qu'il fit tomber le vent de terre. Le fleuve, soulevé par la marée et par la résistance des vagues, qui, poussées avec furie, luttaient contre son courant, devint d'une navigation dangereuse ; ses eaux, repoussées violemment vers leur source par les tourbillons rapides que cette lutte causait, et qui étaient accompagnés d'un affreux mugissement, ne permettaient pas au pilote de gouverner sa barque et de maîtriser les flots. Il ordonna donc à ses matelots de tourner la barque, et de remonter le fleuve. César ayant entendu donner cet ordre, se fait connaître, et prenant la main du pilote, fort étonné de voir là César : «Mon ami, lui dit-il, continue ta route, et risque tout sans rien craindre ; tu conduis César et sa fortune». Les matelots, oubliant la tempête, forcent de rames et emploient tout ce qu'ils ont l'ardeur pour surmonter la violence des vagues ; mais tous leurs efforts sont inutiles. César, qui voit la barque faire eau de toutes parts, et prête à couler à fond dans l'embouchure même du fleuve, permet au pilote, avec bien du regret, de retourner sur ses pas. Il regagnait son camp, lorsque ses soldats, qui étaient sortis en foule au-devant de lui, se plaignirent avec douleur de ce que, désespérant de vaincre avec eux seuls, et se méfiant de ceux qui étaient auprès de lui, il allait, par une inquiétude injurieuse pour eux, s'exposer au plus terrible danger pour chercher les absents.

XLV. Antoine étant arrivé bientôt après avec les troupes de Brunduse (53), César, plein de confiance, présenta le combat à Pompée, qui, placé dans un poste avantageux, tirait abondamment de la terre et de la mer toutes ses provisions, tandis que César, qui n'en avait pas d'abord en abondance, se trouva bientôt réduit à manquer des choses les plus nécessaires (54). Ses soldats, pour se nourrir, pilaient une certaine racine qu'ils détrempaient avec du lait ; quelquefois même ils en faisaient du pain (55) ; et, s'avançant jusqu'aux premiers postes des ennemis, ils jetaient de ces pains dans leurs retranchements, en leur disant que tant que la terre produirait de ces racines, ils ne cesseraient pas de tenir Pompée assiégé. Pompée défendit qu'on rapportât ces discours dans son camp, et qu'on y montrât ces pains ; il craignait l'entier découragement de ses soldats, qu'il voyait redouter déjà la dureté et l'insensibilité farouche de leurs ennemis, qui comme des bêtes sauvages supportaient patiemment les plus grandes privations. Il se faisait chaque jour, près du camp de Pompée, des escarmouches, où César avait toujours l'avantage ; une fois seulement ses troupes furent mises en déroute, et il se vit en danger de perdre son camp.

XLVI. Pompée les ayant attaquées avec vigueur, aucun des corps de César ne tint ferme, ils prirent tous la fuite ; on en fit un si grand carnage, que les tranchées furent couvertes de morts, et ils furent poursuivis jusque dans leurs lignes et leurs retranchements (56). César courut au-devant des fuyards, pour les ramener au combat ; et voyant ses efforts inutiles, il saisit les drapeaux des enseignes, afin de les arrêter ; mais ils les jetaient à terre, et trente-deux tombèrent au pouvoir de l'ennemi. César lui-même manqua d'y périr ; il avait voulu retenir un soldat, grand et robuste, qui fuyait comme les autres, et l'obliger de faire face à l'ennemi : cet homme, troublé par le danger, et hors de lui-même, leva l'épée pour le frapper ; mais l'écuyer de César le prévint, et d'un coup d'épée il lui abattit l'épaule. César croyait déjà tout perdu ; et lorsque Pompée, ou par un excès de précaution, ou par un caprice de la fortune, eut manqué de conduire à son terme un si heureux commencement ; que, satisfait d'avoir obligé les fuyards de se renfermer dans leur camp, il se fut retiré, César, en s'en retournant, dit à ses amis : «La victoire était aujourd'hui assurée aux ennemis, si leur chef avait su vaincre». Après être rentré dans sa tente, il se coucha, et passa la nuit dans la plus cruelle inquiétude, livré à de tristes réflexions ; il se reprochait la faute qu'il avait faite, lorsque, ayant devant lui un pays abondant, et les villes opulentes de la Macédoine et de la Thessalie, au lieu d'attirer la guerre dans ces belles contrées, il s'était campé sur les bords de la mer, dont les ennemis étaient les maîtres, et où il était lui-même bien plus assiégé par la disette, qu'il n'assiégeait Pompée par les armes.

XLVII. Déchiré par ces réflexions, tourmenté du défaut de vivres, et de la situation fâcheuse dans laquelle il se trouvait, il leva son camp, résolu d'aller, dans la Macédoine, combattre Scipion ; il espérait ou attirer Pompée sur ses pas, et l'obliger de combattre dans un pays qui ne lui donnerait pas la facilité de tirer ses provisions par mer, ou opprimer aisément Scipion, si Pompée l'abandonnait. La retraite de César enfla le courage des soldats de Pompée, et surtout des officiers, qui voulaient qu'on le poursuivît sur-le-champ, comme un ennemi déjà vaincu et mis en fuite. Mais Pompée n'était pas assez imprudent pour mettre de si grands intérêts au hasard d'une bataille : abondamment pourvu de tout ce qui lui était nécessaire pour attendre le bénéfice du temps, il croyait plus sage de tirer la guerre en longueur, et de laisser se flétrir le peu de vigueur qui restait encore aux soldats de César. Les plus aguerris d'entre eux avaient beaucoup d'expérience et d'audace dans les combats ; mais quand il fallait faire des marches et des campements, assiéger des places fortes et passer les nuits sous les armes, leur vieillesse les faisait bientôt succomber à ces fatigues ; ils étaient trop pesants pour des travaux si pénibles, et leur courage cédait à la faiblesse de leur corps. On disait d'ailleurs qu'il régnait dans son camp une maladie contagieuse, dont la mauvaise nourriture avait été la première cause ; et ce qui était encore plus fâcheux pour César, il n'avait ni vivres ni argent, et il ne pouvait éviter de se consumer lui-même en peu de temps. Tous ces motifs déterminaient Pompée à refuser le combat. Caton était le seul qui, par le désir d'épargner le sang des citoyens, approuvât sa résolution ; il n'avait pu voir les corps des ennemis tués à la dernière action, au nombre de mille, sans verser des larmes ; et en se retirant, il se couvrit la tête de sa robe, en signe de deuil. Mais tous les autres accusaient Pompée de refuser le combat par lâcheté ; ils cherchaient à le piquer, en l'appelant Agamemnon, et roi des rois, en lui imputant de ne vouloir pas renoncer à cette autorité monarchique dont il était investi, à ce concours de tant de capitaines qui venaient dans sa tente prendre ses ordres, et dont sa vanité était flattée. Pavonius, qui cherchait à imiter la liberté de Caton dans ses paroles, déplorait, d'un ton tragique le malheur qu'on aurait encore cette année de ne pas manger des figues de Tusculum (57), pour ne pas dépouiller Pompée du pouvoir absolu. Afranius, nouvellement arrivé d'Espagne, où il s'était fort mal conduit, et qu'on accusait d'avoir vendu et livré son armée, lui demanda pourquoi il n'allait pas combattre contre ce marchand qui avait acheté de lui ses gouvernements. Tous ces propos ayant forcé Pompée de se déterminer à combattre, il se mit à la poursuite de César.

XLVIII. Celui-ci avait éprouvé les plus grandes difficultés dans les premiers jours de sa marche. Personne ne voulait lui fournir des vivres ; et sa dernière défaite lui attirait un mépris général ; mais lorsqu'il eut pris la ville de Gomphes (58) en Thessalie, il eut des vivres en abondance pour son armée, qui fut guérie même de sa maladie d'une manière fort étrange. Ses soldats ayant trouvé une quantité prodigieuse de vin, en burent avec excès, et, se livrant à la débauche, ils célébrèrent, dans tout le chemin, une espèce de bacchanale. Cette ivresse continuelle chassa la maladie, qui venait d'une cause contraire, et changea entièrement la disposition de leur corps. Quand les deux généraux furent entrés dans la Thessalie, et qu'ils eurent assis leur camp l'un vis-à-vis de l'autre, Pompée revint d'autant plus volontiers à sa première résolution, qu'il était alarmé par des présages sinistres, et par une vision qu'il avait eue pendant son sommeil (59). Il avait cru être à Rome dans le théâtre, où le peuple le recevait avec de grands applaudissements, pendant que lui-même s'était mis à orner la chapelle de Vénus Nicéphore. Cette vision lui donnait d'un côté de la confiance, à cause des applaudissements, du peuple ; mais, d'un autre côté, il craignait que ce songe ne signifiât qu'il relèverait, par ses propres dépouilles, la gloire du descendant de Vénus, à qui César rapportait son origine.


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(45)  C'est aujourd'hui Sulmona, dans le canton des Péligniens, maintenant appelé l'Abruzze, au royaume de Naples.

(46)  César ne parle point de l'aventure de Domitius. Peut-être a-t-il voulu l'épargner.

(47)  Dyrachiim ou Epidamne, aujourd'hui Durazzo, ville de la Turquie européenne, dans l'Albanie, près de la mer. - Brunduse, dans la Grande-Grèce, maintenant Brindes, ville maritime d'Italie, au royaume de Naples, dans la terre d'Otrante. Voyez César, de Bell. civ. lib.I, p. 243 et 244.

(48)  Le terme dont Plutarque se sert ici pour exprimer cette diminution des intérêts des dettes est le même que celui qu'il a employé dans la vie de Solon, pour rendre la même chose.

(49)  César dit lui-même, de Bell. civ. lib.III, p. 306, qu'ayant trouvé peu de navires à Brunduse, il ne put faire passer avec lui que quinze mille hommes de pied et cinq cents chevaux. Et dans la suite il appelle ces quinze mille hommes, non pas cinq légions, comme Plutarque, mais sept ; c'est-à-dire qu'elles n'étaient pas complètes.

(50)  Plutarque, ou plutôt quelque commentateur, s'est trompé ici, en mettant en marge une note qui aura ensuite passé dans le texte ; ce n'est pas au mois de Posidéon que répond le mois de janvier, mais à celui de Gamélion. Posidéon répond à décembre. - Oricum et Apollonie étaient sur la côte d'Epire ; la dernière est actuellement connue sous le nom de Piergo, sur un petit golfe de l'Albanie, au midi de Durazzo.

(51)  Plutarque ne dit pas que César ayant renvoyé ces vaisseaux trop tard, ils perdirent l'occasion du vent, et rencontrèrent Bibulus qui en prit trente, sur lesquels il déchargea sa colère, en les faisant tous brûler avec les matelots et les pilotes, espérant qu'un traitement si cruel intimiderait les autres, liv. III, p. 309.

(52)  Strabon, liv.VII, p. 316, l'appelle Aoüs, et dit qu'il coule à dix stades, une demi-lieue d'Apollonie.

(53)  Antoine amena, sur les vaisseaux échappés à Bibulus, huit cents chevaux et quatre légions, trois vieilles et une nouvelle ; et il renvoya les navires à Brunduse, pour ramener le reste qui n'avait pu s'embarquer.

(54)  Plutarque parle ici de ce qui eut lieu devant Dyrrachium ; mais il passe légèrement sur des choses intéressantes. César assiégeait une armée beaucoup plus forte que la sienne, abondamment pourvue de tout, et qui n'avait reçu aucun échec, tandis qu'il était réduit à une extrême disette. Cette manière de faire la guerre, qu'il a décrite dans le troisième livre de la Guerre civile, p. 329 et suiv. est très instructive pour les gens de l'art.

(55)  César, ibid. p. 334, raconte que, dans cette extrémité, ceux de ses soldats qui avaient été en Sardaigne avec Valérius trouvèrent le moyen de faire du pain avec une racine qu'il nomme chara, et d'autres clara, en la détrempant avec du lait, et qu'ils jetaient de ces pains aux ennemis quand ils leur reprochaient leur disette, afin de leur ôter l'espérance de les réduire par la faim. Pline, liv. XIX, chap. VIII, dit qu'on fait aussi du pain avec du chou sauvage.

(56)  Il s'agit ici de l'affaire que César rapporte, ibid. p. 341.

(57)  Tusculum était à cinq lieues de Rome, en tirant au sud-est. Ce canton était très fertile, et plein de maisons de plaisance ; Cicéron y en avait une, qu'il a rendue célèbre par un de ses meilleurs et de ses plus intéressants ouvrages, les Tusculanes. C'est là qu'est aujourd'hui Frascati, avec cette différence qu'il est au pied de la montagne, et que l'ancien Tusculum était à mi-côte.

(58)  Gomphes est la première ville de Thessalie, en sortant de l'Epire, dit César, liv.III, p. 352. Androsthène, préteur de Thessalie, y commandait ; César, qui vit qu'il fallait l'emporter avant que Pompée ou Scipion pussent la secourir, la fit attaquer en même temps de tous côtés. L'assaut avait commencé à plus de trois heures après midi ; et quoique les murailles en fussent très hautes, il fut maltre de la ville avant le coucher du soleil.

(59)  Tout ce qui suit, jusqu'à la fin de cet article, manque dans le texte : je l'ai suppléé d'après la vie de Pompée, comme Amyot et Dacier l'avaient déjà fait.