[Les débuts de Cicéron ; ses études]

Sommaire Chapitres suivants

I. La mère de Cicéron se nommait Helvia ; elle était d'une famille distinguée, et soutint, par sa conduite, la noblesse de son origine. On a sur la condition de son père des opinions très opposées : les uns prétendent qu'il naquit et fut élevé dans la boutique d'un foulon (1) ; les autres font remonter sa maison à ce Tullus Attius qui régna sur les Volsques avec tant de gloire (2). Le premier de cette famille qui eut le surnom de Cicéron fut un homme très estimable ; aussi ses descendants, loin de rejeter ce surnom, se firent un honneur de le porter, quoiqu'il eût été souvent tourné en ridicule. Il vient d'un mot latin qui signifie pois chiche ; et le premier à qui on le donna avait à l'extrémité du nez une excroissance qui ressemblait à un pois chiche (3), et qui lui en fit donner le surnom. Cicéron, celui dont nous écrivons la vie, la première fois qu'il se mit sur les rangs pour briguer une charge, et qu'il s'occupa des affaires publiques, fut sollicité par ses amis de quitter ce surnom et d'en prendre un autre ; mais il leur répondit, avec la présomption d'un jeune homme, qu'il ferait en sorte de rendre le nom de Cicéron plus célèbre que ceux des Scaurus et des Catulus (a). Pendant sa questure en Sicile, il fit aux dieux l'offrande d'un vase d'argent, sur lequel il fit graver en entier ses deux premiers noms, Marcus Tullius ; et au lieu du troisième, il voulut, par plaisanterie, que le graveur mît un pois chiche. Voilà ce qu'on dit de son nom.

II. Sa mère le mit au monde sans travail et sans douleur ; il naquit le trois de janvier, jour auquel maintenant les magistrats de Rome font des voeux et des sacrifices pour la prospérité de l'empereur (4). Il apparut, dit-on, à sa nourrice un fantôme qui lui dit : Que l'enfant qu'elle nourrissait procurerait un jour aux Romains les plus grands avantages. On traite ordinairement de rêves et de folies ces sortes de prédictions ; mais le jeune Cicéron fut à peine en âge de s'appliquer à l'étude, qu'il vérifia celle-ci. L'excellent naturel qu'on vit briller en lui le rendit si célèbre entre ses camarades, que les pères de ces enfants allaient aux écoles pour le voir, pour être témoins eux-mêmes de tout ce qu'on racontait de son grand sens et de la vivacité de sa conception ; les plus grossiers d'entre eux s'emportaient même contre leurs fils, quand ils les voyaient, dans les rues, mettre, par honneur, Cicéron au milieu d'eux. Il avait reçu de la nature un esprit né pour la philosophie et avide d'apprendre, tel que le demande Platon (b) : fait pour embrasser toutes les sciences, il ne dédaignait aucun genre de savoir et de littérature ; mais il se porta d'abord avec plus d'ardeur vers la poésie ; et l'on a de lui un petit poème en vers tétramètres, intitulé Pontius Glaucus (5), qu'il composa dans sa très grande jeunesse. En avançant en âge, il cultiva de plus en plus ce talent, et s'exerça sur divers genres de poésie (6) avec tant de succès, qu'il fut regardé non seulement comme le premier des orateurs romains, mais encore comme le meilleur de leurs poètes (7). La célébrité que lui acquit son éloquence subsiste encore, malgré les changements que la langue latine a éprouvés (8) ; mais le grand nombre de poètes excellents qui sont venus après lui ont entièrement éclipsé sa gloire poétique.

III. Après avoir terminé ses premières études, il prit les leçons de Philon, philosophe de l'Académie (9), celui de tous les disciples de Clitomachus qui avait excité le plus l'admiration des Romains par la beauté de son éloquence, et mérité leur affection par l'honnêteté de ses moeurs. Cicéron étudiait en même temps la jurisprudence sous Mucius Scévola, l'un des plus grands jurisconsultes (c), et le premier entre les sénateurs ; il puisa, dans ses leçons, une connaissance profonde des lois romaines. Il servit quelque temps sous Sylla dans la guerre des Marses (d) ; mais voyant la république agitée par des guerres civiles, et tombée, par ces divisions, sous une monarchie absolue, il se livra à la méditation et à l'étude ; il fréquenta les Grecs les plus instruits, et s'appliqua aux mathématiques, jusqu'à ce qu'enfin Sylla, s'étant emparé du pouvoir suprême, eût donné au gouvernement une sorte de stabilité. Vers ce même temps, Chrysogonus, affranchi de Sylla, ayant acheté, pour la somme de deux mille drachmes, les biens d'un homme que le dictateur avait fait mourir, comme proscrit, Roscius, fils et héritier du mort, indigné de cette vente inique, prouva que ces biens, vendus à si bas prix, valaient deux cent cinquante talents (10). Sylla, qui se voyait convaincu d'une énorme injustice, fut très irrité contre Roscius ; et, à l'instigation de son affranchi, il fit intenter à ce malheureux jeune homme une accusation de parricide. Personne n'osait venir à son secours ; l'effroi qu'inspirait la cruauté de Sylla éloignait tous ceux qui auraient pu le défendre. Le jeune Roscius, abandonné de tout le monde, eut recours à Cicéron, que ses amis pressèrent vivement de se charger d'une affaire qui lui offrait, pour entrer dans la carrière de la gloire, l'occasion la plus brillante qui pût jamais se présenter. Il prit donc la défense de Roscius, et le succès qu'il eut lui attira l'admiration générale ; mais la crainte du ressentiment de Sylla le détermina à voyager en Grèce ; et il donna pour prétexte le besoin de rétablir sa santé (11). Il est vrai qu'il était maigre et décharné, et qu'il avait l'estomac si faible, qu'il ne pouvait manger que fort tard, et ne prenait que peu de nourriture. Ce n'est pas que sa voix ne fût forte et sonore ; mais elle était dure et peu flexible ; et comme il déclamait avec beaucoup de chaleur et de véhémence, en s'élevant toujours aux tons les plus hauts, on craignait que son tempérament n'en fût altéré.

IV. Arrivé à Athènes, il prit les leçons d'Antiochus l'Ascalonite, dont il aimait la douceur et la grâce, quoiqu'il n'approuvât pas les nouvelles opinions qu'il avait établies (12). Antiochus s'était déjà séparé de la nouvelle Académie, et de l'école de Carnéade ; soit qu'il en eût été détaché par l'évidence des choses, et par son adhésion au rapport des sens (13) ; soit, comme d'autres le veulent, que la jalousie et le désir de contester avec les disciples de Clitomachus et de Philon lui eussent fait changer de sentiment, et embrasser la plupart des dogmes du Portique (14). Cicéron aimait beaucoup la philosophie, et s'attachait de plus en plus à son étude (15) ; déjà même il projetait, si jamais il était forcé d'abandonner les affaires et de renoncer au barreau et aux assemblées publiques, de se retirer à Athènes pour y mener une vie tranquille, dans le sein de la philosophie. Lorsqu'il apprit la mort de Sylla, et qu'il sentit que son corps, fortifié par l'exercice, avait repris toute sa vigueur ; que sa voix, bien formée, était devenue plus forte à la fois et plus douce, et assez proportionnée à son tempérament ; pressé d'ailleurs par ses amis de revenir dans sa patrie ; exhorté enfin par Antiochus d'entrer dans l'administration des affaires ; il résolut de retourner à Rome ; mais voulant former encore avec plus de soin son éloquence, comme un instrument qui lui devenait absolument nécessaire, et développer ses facultés politiques, il s'exerçait à la composition, et fréquentait les orateurs les plus estimés.

V. Il passa donc à Rhodes, et de là en Asie, où il suivit les écoles des rhéteurs Xénoclès d'Adrumette, Denys de Magnésie, et Ménippe le Carien (16). A Rhodes, il s'attacha aux philosophes Apollonius Molon (e) et Posidonius. Apollonius, qui ne savait pas la langue latine, pria, dit-on, Cicéron de parler en grec ; ce que Cicéron fit volontiers, assuré que ses fautes seraient mieux corrigées. Un jour qu'il avait déclamé en public, tous ses auditeurs, ravis d'admiration, le comblèrent à l'envi de louanges ; mais Apollonius, en l'écoutant, ne donna aucun signe d'approbation ; et quand le discours fut fini, il demeura longtemps pensif, sans rien dire. Comme Cicéron paraissait affecté de son silence : «Cicéron, lui dit Apollonius, je vous loue, je vous admire ; mais je plains le sort de la Grèce, en voyant que les seuls avantages qui lui restaient, le savoir et l'éloquence, vous allez les transporter aux Romains» (17).


Haut de la page Chapitres suivants

(a)  Deux des plus anciennes et des plus illustres maisons de Rome.

(b)  Voyez Platon, liv. V de la République, et le commencement du VIe.

(c)  Mucius Scévola fut augure et consul l'an six cent cinquante-huit. Cicéron avait aussi étudié la jurisprudence sous un autre Scévola, grand pontife, comme il le dit lui-même, de Amicitia, cap. I.

(d)  On l'appela aussi la guerre sociale. Voyez ce qui en a été dit dans la vie de Sylla, chap. VII. Cicéron y servit à l'âge de dix-huit ans, comme il le dit dans sa douzième Philippique, chap.II.

(e)  Voyez, sur la méprise où est tombé Plutarque au sujet d'Apollonius, la vie de César, chap. III, et note 6.


(1)  Dans le texte, le nom de la mère de Cicéron est Olbia ; mais Scaliger, dans ses Observations sur Eusèbe, au n° MDCCCXI, corrige Helvia, nom d'une famille connue à Rome, et à laquelle appartenaient les Cinna. Quant à la naissance de son père, c'est Furius Calénus qui avait imaginé de lui donner l'état de foulon, dans sa réponse au discours que Cicéron prononça contre Antoine dans le sénat, à l'occasion des brouilleries survenues entre le jeune César et Antoine. Ces deux discours se trouvent dans l'Histoire de Dion : celui de Cicéron finit le quarante-cinquième livre, et celui de Calénus commence le quarante-sixième ; c'est au ch. IV que se trouve cette imputation calomnieuse. Cicéron, dans le second livre des Lois, chap.I, dit que son père M. Tullius, qui était d'une santé faible, avait passé sa vie dans sa maison de campagne d'Arpinum, occupé de l'étude des lettres. M. Tullius Cicéron, l'aïeul de Cicéron, était, suivant le témoignage de notre orateur dans le troisième livre des Lois, chap.XVI, un homme d'une singulière vertu, qui s'était toujours opposé à M. Gratidius, dont il avait épousé la soeur, et qui proposait des lois dangereuses. Peut-on croire que le fils et le petit-fils de ces deux hommes ait été élevé dans la boutique d'un foulon ?

(2)  Il y a dans le grec, Tullius Appius ; mais tous les interprètes ont lu Tullus Attius : c'est ce roi des Volsques auprès duquel Coriolan, banni de sa patrie, se retire l'an trois cent soixante-trois de Rome. Un manuscrit anonyme ajoute à cette phrase ces mots : «et qui fit la guerre aux Romains avec d'assez grandes forces». Amyot et M. Dacier les ont insérés dans leur traduction.

(3)  Les anciens ne sont pas d'accord sur l'origine de ce surnom. Pline, liv. XVIII, chap. III, le fait venir de la culture des pois chiches, comme ceux des Fabius et des Lentulus sont venus de la culture des fèves et des lentilles. C'est le sentiment qu'a suivi Middleton dans la vie de Cicéron. Quintilien, liv.I, chap. IV, pense comme Plutarque, que ce surnom fut donné à un des ancêtres de Cicéron, d'une marque qu'il avait au visage : mais de la manière dont Plutarque s'explique, il n'est pas facile de comprendre quelle était cette marque ; ce qu'il en dit ne convient point à la forme d'un pois ou d'une verrue qu'il aurait eu sur le nez, comme le croient la plupart des interprètes.

(4)  Plutarque dit, le troisième jour des nouvelles calendes ; ce qui répond au troisième jour de janvier. Cette date est attestée par Cicéron lui-même, dans la cinquième lettre du sixième livre de ses Lettres à Atticus.

(5)  Ce Glaucus, si célèbre chez les poètes grecs, était un pêcheur de la ville d'Anthédon, près de l'Euripe en Eubée ; on prétend que l'usage d'une herbe merveilleuse lui procura l'immortalité. Il en avait découvert la vertu, en voyant un lièvre presque mort de fatigue recouvrer toute sa force et son agilité par le contact de cette herbe. Athénée, liv. VII, chap. XII, a rassemblé tout ce qu'on a dit de curieux sur ce Glaucus.

(6)  Il avait traduit en latin, à l'âge de dix-sept ans, le Poème des Phénomènes d'Aratus ; cette traduction nous est parvenue avec beaucoup de lacunes, que Grotius a remplies. Cicéron avait fait un poème sur les exploits de Marius, lequel était si estimé, que Scévola, au rapport de Cicéron lui-même, liv.I des Lois, chap. 1, promettait à cet ouvrage une durée innombrable de siècles : mais sa prédiction ne s'est pas accomplie, car il y a plusieurs siècles qu'il est perdu. Un autre poème en trois livres, que Cicéron avait composé sur son consulat, a eu le même sort.

(7)  Cet éloge doit être borné au temps de Cicéron même, et il ne faut pas l'étendre au delà ; car jamais il n'a été préféré, ni même égalé à Plaute et à Térence. Pour ses contemporains, il faudrait avoir vu ses poèmes pour en juger ; car on ne peut pas décider, par ce qui nous en est parvenu, s'il était meilleur poète que Catulle, Varron et Lucrèce. Il ne nous reste de ces différents poèmes qu'un fragment de quatorze ou quinze vers de celui de Marius, un autre de soixante ou quatre-vingts vers du poème de son consulat, et la plus grande partie de sa traduction d'Aratus ; mais cela ne suffit pas pour fixer notre jugement.

(8)  Ces changements ont été depuis Cicéron de bien en mal ; ainsi, loin d'empêcher que son éloquence ne fût toujours estimée, ils devaient au contraire en relever l'éclat et le mérite par l'opposition de celle qui lui succéda.

(9)  Cicéron, dans son Traité des excellents Orateurs, chap. LXXXIX, dit que Philon était le chef de la secte académique, et que s'étant enfui d'Athènes dans le temps de la guerre de Mithridate, il vint à Rome, où Cicéron l'eut pour maître dans l'étude de la philosophie, à laquelle il s'appliqua tout entier. Philon enseignait tour à tour la philosophie et la rhétorique, comme on le voit dans les Tusculanes de Cicéron, liv. II, chap.III.

(10)  Scaliger avait reproché à Plutarque de s'être trompé dans l'évaluation qu'il avait faite de la somme marquée par Cicéron dans son plaidoyer pour Roscius ; mais Ruauld l'a justifié de cette inculpation dans sa vingt-septième observation critique sur Plutarque, et il a prouvé que la somme énoncée dans Cicéron avait été bien évaluée à deux cent cinquante talents, qui font de notre monnaie environ en million deux cent cinquante mille livres. Les deux talents, prix auquel les biens de Roscius avaient été vendus, valent dix-huit cents livres.

(11)  Il ne paraît point que la crainte ait obligé Cicéron à s'absenter de Rome ; il dit lui-même, dans le Traité des excellents Orateurs, chap. XC et XCI, que la cause de Roscius fut la première qu'il plaida ; qu'il en défendit depuis plusieurs autres, et qu'après avoir consacré deux ans entiers aux exercices du barreau, il était parti de Rome pour aller en Grèce.

(12)  Antiochus s'était rejeté dans les sentiments de la vieille Académie, et avait abandonné Carnéade, qui était fort attaché à la nouvelle, et grand ennemi des stoïciens. On le voit dans un passage de Cicéron, de son premier livre des Académiques, chap. IV.

(13)  Arcésilas, chef de cette nouvelle Académie, qui avait été disciple de Polémon, successeur de Xénocrate dans l'école de Platon, avait, au rapport de Cicéron dans son troisième livre de l'Orateur, chap. XVIII, puisé dans les ouvrages de Platon, et dans les discours de Socrate, cette maxime, qu'il n'y avait rien de certain et qu'on pût voir clairement par les sens ou par l'esprit : en conséquence il rejetait toute espèce de jugement, et il avait pour usage, non de faire connaître ce qu'il pensait, mais de disputer contre les sentiments de tous les autres.

(14)  Les stoïciens avaient, en plusieurs points, les mêmes sentiments que la vieille Académie ; et l'on croyait qu'Antiochus avait embrassé les opinions du Portique par jalousie contre Clitomachus et Philon qui les combattaient.

(15)  Amyot et Dacier ont traduit que Cicéron aimait cette nouvelle Académie, et qu'il s'attachait de plus en plus à ses principes ; j'ai suivi le sens que Xylandre donne à ce passage, sens adopté par M. Barton, et fondé sur ce que Cicéron ne s'attacha à cette nouvelle Académie que dans un âge beaucoup plus avancé, comme le prouve le passage auquel j'ai renvoyé dans la note 12.

(16)  Cicéron, dans son Traité des Orateurs illustres, chap. XCI, parle des différents rhéteurs dont il suivit les écoles en Grèce. Il joint à ceux que Plutarque a nommés, Démétrius le Syrien et Eschyle de Cnide. Il dit que Ménippe était de Stratonice, et non de Carie, et il le regarde comme le plus disert de tous les rhéteurs qu'il y eût alors en Asie.

(17)  Du temps de Cicéron, l'éloquence avait beaucoup dégénéré en Grèce ; et depuis longtemps elle n'avait pas d'orateur qu'on pût comparer à Cicéron : ainsi la prédiction d'Apollonius n'est pas une flatterie pour l'orateur romain, qui la vérifia dans la suite.