[Retour à la vie privée ?]

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LIII. Depuis cette époque, Cicéron voyant la monarchie succéder à l'ancien gouvernement, abandonna les affaires, et donna tout son loisir aux jeunes gens qui voulurent s'appliquer à la philosophie : ils étaient tous des premières familles de Rome ; et les liaisons fréquentes qu'il eut avec eux lui donnèrent de nouveau un très grand crédit dans la ville. Son occupation ordinaire était d'écrire des dialogues philosophiques, de traduire les philosophes grecs, et de faire passer dans la langue latine les termes de dialectique ou de physique employés par ces écrivains : c'est lui, dit-on, qui le premier a naturalisé dans sa langue les mots grecs que les Latins rendent par imagination, assentiment, suspension de jugement, compréhension, atome, indivisible, vide, et plusieurs autres semblables ; ou du moins c'est lui qui les a rendus plus intelligibles aux Romains, en les expliquant par des métaphores ou par des termes déjà connus dans la langue latine. Il faisait servir ainsi à son amusement la facilité qu'il avait pour la poésie : lorsqu'il s'abandonnait à ce genre de composition, il faisait jusqu'à cinq cents vers dans une nuit. Il passait la plus grande partie de son temps dans sa maison de Tusculum, d'où il écrivait à ses amis qu'il menait la vie de Laërte (A), soit qu'il voulût plaisanter, comme à son ordinaire ; soit que son ambition lui fit désirer encore de prendre part au gouvernement, et qu'il fût mécontent de sa situation présente. Il allait rarement à Rome, et seulement pour faire sa cour à César ; il était le premier à applaudir aux honneurs qu'on lui décernait, et avait toujours quelque chose de nouveau et de flatteur à dire sur sa personne ou sur ses actions. Tel est le mot sur les statues de Pompée qu'on avait abattues, et que César fit relever. «César, dit Cicéron, en relevant les statues de Pompée, a, par cet acte de générosité, affermi les siennes».

LIV. Il pensait à écrire l'histoire de Rome, dans laquelle il voulait faire entrer une partie de l'histoire grecque, avec la plupart de ses fables (B) ; mais il en fut détourné par un grand nombre d'affaires publiques et particulières, par des événements fâcheux, dont les uns furent involontaires, et les autres lui arrivèrent presque toujours par sa faute. Il répudia d'abord sa femme Térentia, à qui il reprochait une telle négligence pendant la guerre civile, qu'elle l'avait laissé manquer des choses les plus nécessaires, et qu'a son retour en Italie il n'avait reçu d'elle aucune marque d'affection ; car elle n'était pas même venue le trouver à Brunduse, où il avait fait un long séjour ; et lorsque sa fille Tullia, qui était encore dans sa première jeunesse, avait été le joindre à Brunduse, sa mère ne lui avait donné, ni une suite convenable, ni les provisions nécessaires pour un si long voyage ; elle avait enfin laissé sa maison dans un entier dénûment, et chargée de plusieurs dettes considérables. Tels sont les prétextes les plus honnêtes qu'il donna de son divorce. Térentia soutenait qu'ils étaient faux ; et Cicéron lui-même, il faut l'avouer, lui donna un grand moyen de justification, en épousant peu de temps après une jeune personne, séduit par sa beauté, à ce que disait Térentia ; et suivant Tiron, l'affranchi de Cicéron, à cause de ses richesses, qu'il devait faire servir à payer ses dettes (66). Cette fille avait en effet de très grands biens ; et son père, en mourant, les avait laissés à Cicéron en fidéicommis, pour les lui rendre à sa majorité : mais comme il devait beaucoup, il se laissa persuader par ses parents et ses amis de l'épouser malgré la disproportion de l'âge, afin de trouver dans la fortune de cette femme de quoi se libérer envers ses créanciers. Antoine, dans sa réponse aux Philippiques, parle de ce mariage, et reproche à Cicéron d'avoir répudié une femme auprès de laquelle il avait vieilli : c'était le railler finement sur la vie sédentaire qu'il avait menée, sans avoir fait, dans sa jeunesse, aucun service militaire.


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(A)  Voyez Homère, Odyss, liv. I, vers 205, 225. La vie retirée de Laërte était l'effet de sa douleur sur l'absence de son fils ; et par là elle était en quelque sorte forcée : sous ce dernier rapport, celle de Cicéron pouvait lui ressembler.

(B)  Voyez dans le premier livre des Lois de Cicéron, chap. II, les motifs qu'Atticus lui donne pour l'engager à écrire l'histoire de Rome.

(66)  Elle s'appelait Popilia, et était fort jeune ; Cicéron avait alors soixante-deux ans. Un mariage si disproportionné fut blâmé de la plupart de ses amis, malgré l'avantage qu'il y trouvait du côté de la fortune.