[Métellus]

XLIII. Après le traité d'Aulus et la honteuse retraite de notre armée, Metellus et Silanus (35), consuls désignés, tirèrent au sort les provinces. La Numidie échut à Metellus (36), homme actif, énergique, d'une réputation intacte, également respecté de tous les partis, bien qu'il fût opposé à celui du peuple. Dès son entrée en fonctions, pensant qu'il ne devait pas attendre le concours de son collègue (37), il dirigea exclusivement ses pensées vers la guerre dont il se trouvait chargé. Comme il n'avait aucune confiance dans l'ancienne armée, il enrôle des soldats, tire des secours de tous côtés, rassemble des armes, des traits, des chevaux, des équipages militaires, des vivres en abondance, enfin pourvoit à tout ce qui devait être utile dans une guerre où l'on pouvait s'attendre à beaucoup de vicissitudes et de privations. Tout concourut à l'accomplissement de ses dispositions : le sénat par son autorité, les alliés, les Latins et les rois, par leur empressement à envoyer des secours spontanés, enfin tous les citoyens par l'ardeur de leur zèle. Tout étant prêt, arrangé selon ses désirs, Metellus part pour la Numidie, laissant ses concitoyens pleins d'une confiance fondée sur ses grands talents et particulièrement sur son incorruptible probité ; car, jusqu'à ce jour, c'était la cupidité des magistrats romains qui avait ébranlé notre puissance en Numidie et accru celle des ennemis.

XLIV. Dès que Metellus fut arrivé en Afrique, le proconsul Albinus lui remit une armée sans vigueur, sans courage, redoutant les fatigues comme les périls, plus prompte à parler qu'à se battre, pillant les alliés, pillée elle-même par l'ennemi, indocile au commandement, livrée à la dissolution. Le nouveau général conçoit plus d'inquiétude en voyant la démoralisation de ses troupes que de confiance et d'espoir dans leur nombre. Aussi, quoique le retard des comices eût abrégé le temps de la campagne, et que Metellus sût que l'attente des événements préoccupait tous les citoyens, il résolut pourtant de ne point commencer la campagne qu'il n'eût forcé les soldats à plier sous le joug de l'ancienne discipline.

Consterné de l'échec qu'avaient essuyé son frère et l'armée, Albinus avait pris la résolution de ne point sortir de la Province romaine ; aussi, durant tout le temps que dura son commandement, tint-il constamment ses troupes stationnées dans le même endroit, jusqu'à ce que l'infection de l'air ou le manque de fourrages le forçât d'aller camper ailleurs. Mais la garde du camp ne se faisait point selon les règles militaires : on ne se fortifiait plus ; s'écartait qui voulait du drapeau ; les valets d'armée, pêle-mêle avec les soldats, erraient jour et nuit, et dans leurs courses dévastaient les champs, attaquaient les maisons de campagne, enlevaient à l'envi les esclaves et les troupeaux, puis les échangeaient avec des marchands contre des vins étrangers et d'autres denrées semblables. Ils vendaient aussi le blé des distributions publiques (38), et achetaient du pain au jour le jour. Enfin, tout ce que la parole peut exprimer, et l'imagination concevoir de honteux en fait de mollesse et de dissolution, était encore au-dessous de ce qui se voyait dans cette armée.

XLV. Au milieu de ces difficultés, Metellus, à mon avis, se montra non moins grand, non moins habile que dans ses opérations contre l'ennemi : tant il sut garder un juste milieu entre une excessive rigueur et une condescendance coupable.

Par un édit, il fit d'abord disparaître ce qui entretenait la mollesse, prohiba dans le camp la vente du pain ou de tout autre aliment cuit (39), défendit aux valets de suivre l'armée, aux simples soldats d'avoir, dans les campements ou dans les marches, des esclaves ou des bêtes de somme. Quant aux autres désordres, il y mit un frein par l'adresse. Chaque jour, prenant des routes détournées, il levait son camp, qu'il faisait, comme en présence de l'ennemi, entourer d'une palissade et d'un fossé, multipliant les postes et les visitant lui-même avec ses lieutenants. Dans les marches, il se plaçait tantôt à la tête, tantôt en arrière, quelquefois au centre, afin que personne ne quittât son rang, qu'on se tînt serré autour de ses drapeaux, et que le soldat portât lui-même ses vivres et ses armes (40). C'est ainsi qu'en prévenant les fautes, plutôt qu'en les punissant, le consul eut bientôt rétabli la discipline de l'armée.

XLVI. Informé par ses émissaires des mesures que prenait Metellus, dont à Rome il avait pu par lui-même apprécier l'incorruptible vertu, Jugurtha commence à se défier de sa fortune, et cette fois, enfin, il s'efforce d'obtenir la paix par une véritable soumission. Il envoie au consul des ambassadeurs dans l'appareil de suppliants (41), et qui ne demandent que la vie sauve pour lui et pour ses enfants ; sur tout le reste il se remet à la discrétion du peuple romain. Metellus connaissait déjà, par expérience, la perfidie des Numides, la mobilité de leur caractère et leur amour pour le changement. Il prend donc en particulier chacun des ambassadeurs, les sonde adroitement, et, les trouvant dans des dispositions favorables à ses vues, il leur persuade, à force de promesses, de lui livrer Jugurtha mort ou vif ; puis, en audience publique, il les charge de transmettre une réponse conforme aux désirs deleur roi (42). Quelques jours après, à la tête d'une armée bien disposée, remplie d'ardeur, il entre en Numidie. Nul appareil de guerre ne s'offre à ses regards ; aucun habitant n'avait quitté sa chaumière ; les troupeaux et les laboureurs étaient répandus dans les champs. A chaque ville ou bourgade, les préfets du roi venaient au-devant du consul lui offrir du blé, des transports pour ses vivres, enfin une obéissance entière à ses ordres. Toutefois Metellus n'en fit pas moins marcher son armée avec autant de précaution et dans le même ordre que si l'ennemi eût été présent. Il envoyait au loin en reconnaissance, convaincu que ces marques de soumission n'étaient que simulées, et qu'on ne cherchait que l'occasion de le surprendre. Lui-même, avec les cohortes armées à la légère, les frondeurs et les archers d'élite, il marchait aux premiers rangs. Son lieutenant, C. Marius (43), à la tête de la cavalerie, veillait à l'arrière-garde. Sur chacun des flancs de l'armée était échelonnée la cavalerie auxiliaire, aux ordres des tribuns des légions et des préfets des cohortes, et les vélites (44), mêlés à cette troupe, étaient prêts à repousser sur tous les points les escadrons ennemis. Jugurtha était si rusé, il avait une telle connaissance du pays et de l'art militaire, que, de loin ou de près, en paix ou en guerre ouverte, on ne savait quand il était le plus à craindre.

XLVII. Non loin de la route que suivait Metellus, était une ville numide nommée Vacca, le marché le plus fréquenté de tout le royaume. Là s'étaient établis et venaient trafiquer an grand nombre d'italiens. Le consul, à la fois pour éprouver les dispositions de l'ennemi, et, si on le laissait faire, pour s'assurer l'avantage d'une place d'armes (45), y mit garnison, et y fit transporter des grains, ainsi que d'autres munitions de guerre. Il jugeait, avec raison, que l'affluence des négociants et l'abondance des denrées dans cette ville seraient d'un grand secours à son armée pour le renouvellement et la conservation de ses approvisionnements. Cependant Jugurtha envoie des ambassadeurs qui redoublent d'instances et de supplications afin d'obtenir la paix : hors sa vie et celle de ses enfants, il abandonnait tout à Metellus. Le consul agit avec ces envoyés comme avec leurs devanciers ; il les séduit, les engage à trahir leur maître, et les renvoie chez eux, sans accorder ni refuser au roi la paix qu'il demandait ; puis, au milieu de ces retards, il attend l'effet de leurs promesses.

XLVIII. Jugurtha, comparant la conduite de Metellus avec ses discours, reconnut qu'on le combattait avec ses propres armes ; car, en lui portant des paroles de paix, on ne lui faisait pas moins la guerre la plus terrible. Une place très importante venait de lui être enlevée ; les ennemis prenaient connaissance du pays et tentaient la fidélité de ses peuples. Il cède donc à la nécessité, et se décide à prendre les armes. En épiant la direction que prend l'ennemi, il conçoit l'espoir de vaincre par l'avantage des lieux. Il rassemble donc le plus qu'il peut de troupes de toutes armes, prend des sentiers détournés, et devance l'armée de Metellus.

Dans la partie de la Numidie qu'Adherbal ayait eue en partage, coule le fleuve Muthul, qui prend sa source au midi : à vingt mille pas environ, se prolonge une chaîne de montagnes parallèle à son cours, déserte, stérile et sans culture : mais du milieu s'élève une espèce de colline (46), dont le penchant, qui s'étend fort au loin, est couvert d'oliviers, de myrtes, et d'autres arbres qui naissent dans un terrain aride et sablonneux. Le manque d'eau rend la plaine intermédiaire entièrement stérile, sauf la partie voisine du fleuve, qui est garnie d'arbres, et que fréquentent les laboureurs et les troupeaux.

XLIX. Ce fut le long de cette colline, qui, comme nous l'avons dit, s'avance dans une direction oblique au prolongement de la montagne, que Jugurtha s'arrêta, en serrant les lignes de son armée. Il mit Bomilcar à la tête des éléphants et d'une partie de son infanterie, puis lui donna ses instructions sur ce qu'il devait faire : lui-même se porta plus près de la montagne avec toute sa cavalerie et l'élite de ses fantassins. Parcourant ensuite tous les escadrons et toutes les compagnies (47), il leur demande, il les conjure, au nom de leur valeur et de leur victoire récente, de défendre sa personne et ses Etats contre la cupidité des Romains. Ils vont avoir à combattre contre ceux qu'ils ont déjà vaincus et fait passer sous le joug, en changeant de chef, ces Romains n'ont pas changé d'esprit. Pour lui, tout ce qui peut dépendre de la prévoyance d'un général, il l'a su ménager aux siens : la supériorité du poste et la connaissance des lieux contre des ennemis qui les ignorent, sans compter que les Numides ne leur sont inférieurs ni par le nombre ni par l'expérience. Qu'ils se tiennent donc prêts et attentifs au premier signal, pour fondre sur les Romains : ce jour doit couronner tous leurs travaux et toutes leurs victoires, ou devenir pour eux le commencement des plus affreux malheurs. Jugurtha s'adresse ensuite à chaque homme ; reconnaît-il un soldat qu'il avait récompensé pour quelque beau fait d'armes, soit par de l'argent, soit par des grades, il lui rappelle cette faveur, et le propose comme exemple aux autres ; enfin, selon le caractère de chacun, il promet, menace, supplie, emploie tous les moyens pour exciter le courage.

Cependant Metellus, ignorant les mouvements de l'ennemi, descend la montagne à la tête de son armée ; il regarde, et reste d'abord en doute sur ce qu'il aperçoit d'extraordinaire ; car les Numides et leurs chevaux étaient embusqués dans les broussailles ; et, quoique les arbres ne fussent pas assez élevés pour les couvrir entièrement, il était difficile de les distinguer, tant à cause de la nature du terrain que de la précaution qu'ils prenaient de se cacher, ainsi que leurs enseignes. Bientôt, ayant découvert l'embuscade, le consul suspendit un instant sa marche et changea son ordre de bataille. Sur son flanc droit, qui était le plus près de l'ennemi, il disposa sa troupe en trois lignes, distribua les frondeurs et les archers entre les corps d'infanterie légionnaire, et rangea sur les ailes toute la cavalerie. En peu de mots, car le temps pressait, il exhorta ses soldats ; puis il les conduisit dans la plaine, en conservant l'ordre d'après lequel la tête de l'armée en était devenue le flanc.

L. Quand il vit que les Numides ne faisaient aucun mouvement et ne descendaient point de la colline, craignant que, par la chaleur de la saison et par le manque d'eau, la soif ne consumât son armée, Metellus détache son lieutenant Rutilius (48) avec les cohortes armées à la légère et une partie de la cavalerie, pour aller vers le fleuve s'assurer d'avance d'un camp ; car il s'imaginait que les ennemis, par de fréquentes attaques dirigées sur ses flancs, retarderaient sa marche, et que, peu confiants dans la supériorité de leurs armes, ils tenteraient d'accabler les Romains par la fatigue et la soif. Metellus, ainsi que le demandaient sa position et la nature du terrain, s'avance au petit pas, comme il avait fait en descendant de la montagne ; il place Marius derrière la première ligne ; pour lui, il se met à la tête de la cavalerie de l'aile gauche, qui, dans la marche, était devenue la tête de la colonne (49).

Dès que Jugurtha voit l'arrière-garde de Metellus dépasser le front des Numides, il envoie environ deux mille fantassins occuper la montagne d'où les Romains venaient de descendre, afin que, s'ils étaient battus, ils ne pussent s'y retirer ni s'y retrancher. Alors il donne tout à coup le signal et fond sur les ennemis. Une partie des Numides taille en pièces les dernières lignes ; d'autres attaquent à la fois l'aile droite et l'aile gauche ; pleins d'acharnement, ils pressent, harcèlent, mettent partout le désordre dans les rangs. Ceux mêmes des Romains qui, montrant le plus de résolution, avaient été au-devant des Numides, déconcertés par leurs mouvements incertains, sont blessés de loin, et ne peuvent ni joindre ni frapper leurs adversaires. Instruits d'avance par Jugurtha, les cavaliers numides, dès qu'un escadron romain se détache pour les charger, se retirent, non pas en masse, ni du même côté, mais en rompant leurs rangs. Si les Romains persistent à les poursuivre, les Numides, profitant de l'avantage du nombre (50), viennent prendre en queue ou en flanc leurs escadrons épars. D'autres fois, la colline les favorise encore mieux que la plaine ; car les chevaux numides, habitués à cette manoeuvre, s'échappent facilement à travers les broussailles, tandis que les inégalités d'un terrain qu'ils ne connaissent point arrêtent les nôtres à chaque pas.

LI. Ce combat, marqué par tant de vicissitudes, offrit dans son ensemble un spectacle de confusion, d'horreur et de désolation. Séparés de leurs compagnons, les uns fuient, les autres poursuivent ; les drapeaux et les rangs sont abandonnés ; là où le péril l'a surpris, chacun se défend et cherche à repousser l'attaque : dards, épées, hommes, chevaux, ennemis, citoyens, tout est confondu ; la prudence ni la voix des chefs ne décident rien, le hasard conduit tout ; et déjà le jour était très avancé, que l'issue du combat demeurait incertaine.

Enfin, les deux armées étant accablées de chaleur et de fatigue, Metellus, qui voit les Numides ralentir leurs efforts, rassemble peu à peu ses soldats, rétablit leurs rangs, et oppose quatre cohortes légionnaires (51) à l'infanterie numide, dont la plus grande partie, épuisée, de fatigue, était allée se reposer sur la colline. En même temps il supplie, il exhorte les siens (52) à ne pas se laisser abattre, à ne pas abandonner la victoire à un ennemi qui fuit ; il leur représente qu'ils n'ont ni camp ni retranchement pour protéger leur retraite, que leur unique ressource est dans leurs armes.

Jugurtha cependant ne reste point oisif : il parcourt le champ de bataille, exhorte ses troupes, rétablit le combat, et lui-même, à la tête de ses meilleurs soldats, fait les derniers efforts, soutient les siens, pousse vivement ceux des ennemis qu'il voit ébranlés, et, quant à ceux dont il reconnaît l'intrépidité, il sait les contenir en les combattant de loin.

LII. Ainsi luttaient ensemble ces deux grands capitaines, avec une égale habileté, mais avec des moyens différents. Metellus avait pour lui la valeur de ses soldats, contre lui le désavantage du terrain : tout secondait Jugurtha, tout, excepté son armée. Enfin, les Romains, convaincus qu'il n'ont aucun moyen de retraite, ni la possibilité de forcer l'ennemi à combattre, pressés d'ailleurs par la nuit tombante (53), exécutent l'ordre de leur général, et se font jour en franchissant la colline. Chassés de ce poste, les Numides se dispersent et fuient. Il n'en périt qu'un petit nombre : leur vitesse, jointe au peu de connaissance que nous avions du pays (54), les sauva presque tous.

Cependant Bomilcar, chargé par Jugurtha, comme nous l'avons dit, de la conduite des éléphants et d'une partie de l'infanterie, avait, dès qu'il s'était vu devancer par Rutilius, conduit au pas ses soldats dans la plaine ; et, tandis que le lieutenant de Metellus pressait sa marche pour arriver au fleuve vers lequel il avait été détaché en avant, Bomilcar prit son temps pour ranger son armée dans l'ordre convenable, sans cesser d'être attentif aux mouvements dès deux corps d'armée ennemis. Dès qu'il sut que Rutilius, libre de toute inquiétude, venait d'asseoir son camp, et qu'en même temps il entendit redoubler les clameurs du côté où combattait Jugurtha, Bomilcar craignit que le lieutenant du consul, attiré par le bruit, ne vint secourir les Romains dans leur position critique ; alors, pour lui couper le chemin, il déploya sur un front plus large ses troupes, que, dans son peu de confiance en leur valeur, il avait tenues fort serrées (55). Dans cet ordre, il marche droit au camp de Rutilius.

LIII. Les Romains aperçoivent tout à coup un grand nuage de poussière, car les arbustes dont ce lieu était couvert empêchaient la vue de s'étendre. Ils pensèrent d'abord que le vent soulevait le sable de cette plaine aride ; mais, comme le nuage s'élevait toujours également et se rapprochait graduellement suivant les mouvements de l'armée, leurs doutes cessent : ils prennent leurs armes à la hâte, et, dociles aux ordres de leurs chefs, se rangent devant le camp. Dès que l'on est en présence, on s'attaque de part et d'autre avec de grands cris. Les Numides tinrent ferme, tant qu'ils crurent pouvoir compter sur lu secours de leurs éléphants ; mais, dès qu'ils virent ces animaux embarrassés dans les branches des arbres, séparés les uns des autres et enveloppés par l'ennemi, ils prirent la fuite, la plupart en jetant leurs armes, et s'échappèrent sains et saufs, à la faveur de la colline et de la nuit qui commençait. Quatre éléphants furent pris ; tous les autres, au nombre de quarante, furent tués.

Malgré la fatigue de la marche, du campement, du combat, et la joie de la victoire (56), les Romains, comme Metellus se faisait attendre plus longtemps qu'on n'avait pensé, s'avancent au-devant de lui, en bon ordre, avec précaution : les ruses des Numides ne permettaient ni relâche ni négligence. Lorsque, dans l'obscurité de la nuit, les deux armées se rapprochèrent, au bruit de leur marche, elles se crurent réciproquement en présence de l'ennemi, et devinrent l'une pour l'autre un sujet d'alarme et de tumulte. Cette méprise aurait amené la plus déplorable catastrophe, si, de part et d'autre, des cavaliers détachés en éclaireurs n'eussent reconnu la vérité. Aussitôt la crainte fait place à l'allégresse ; les soldats, dans leur ravissement, s'abordent l'un l'autre ; on raconte, on écoute ce qui s'est passé ; chacun porte aux nues ses actes de bravoure. Car ainsi vont les choses humaines : la victoire permet même au lâche de se vanter ; les revers rabaissent jusqu'aux plus braves.

LIV. Metellus demeure campé quatre jours dans ce lieu ; il donne tous ses soins aux blessés, décerne les récompenses militaires méritées dans les deux combats, adresse publiquement à toutes ses troupes des félicitations et des actions de grâces, puis les exhorte à montrer le même courage pour des travaux désormais plus faciles : après avoir combattu pour la victoire, leurs efforts, disait-il, n'auraient plus pour but que le butin. Cependant il envoie des transfuges et d'autres émissaires adroits, afin de découvrir chez quel peuple s'était réfugié Jugurtha (57), ce qu'il projetait, s'il n'avait qu'une poignée d'hommes ou bien une armée, et quelle était sa contenance depuis sa défaite.

Ce prince s'était retiré dans des lieux couverts de bois et fortifiés par la nature. Là, il rassemblait une armée plus nombreuse à la vérité que la première, mais composée d'hommes lâches, faibles, plus propres à l'agriculture et à la garde des troupeaux qu'à la guerre. Il en était réduit à cette extrémité, parce que, chez les Numides, personne, excepté les cavaliers de sa garde, ne suit le roi après une déroute. Chacun se retire où il juge à propos ; et cette désertion n'est point regardée comme un déshonneur : les moeurs de la nation l'autorisent.

Convaincu que Jugurtha n'a point laissé fléchir son courage indomptable, et que pour les Romains va recommencer une guerre où rien ne se fera que selon le bon plaisir de l'ennemi, où ils ne combattront jamais qu'avec des chanees inégales, où enfin la victoire leur sera plus désastreuse que la défaite aux Numides, Metellus se décide à éviter les engagements et les batailles rangées, pour adopter un nouveau plan d'opérations. Il se dirige dans les cantons les plus riches de la Numidie, ravage les champs, prend les châteaux et les places peu fortifiées ou sans garnison, les livre aux flammes, passe au fil de l'épée tout ce qui est en état de porter les armes, et abandonne au soldat le reste de la population. La terreur de ces exécutions fait qu'on livre aux Romains une foule d'otages, qu'on leur apporte des blés en abondance, et tout ce dont ils peuvent avoir besoin. Partout où ils le jugent nécessaire, ils laissent des garnisons.

Cette manoeuvre inspire au roi de bien plus vives alarmes que l'échec récemment éprouvé par son armée. Tout son espoir était d'éviter l'ennemi, et il se voit forcé d'aller le chercher : faute d'avoir pu se défendre dans ses positions, il est réduit à combattre sur le terrain choisi par son adversaire. Cependant il prit le parti qui, dans sa position critique, lui parut encore le meilleur. Il laisse dans les cantonnements le gros de son armée, et lui-même, avec l'élite de sa cavalerie, s'attache à suivre Metellus. La nuit, dérobant sa marche par des routes détournées (58), il attaque à l'improviste ceux des Romains qui errent dans la campagne : la plupart étaient sans armes et furent tués ; le reste fut pris ; pas un seul n'échappa sans blessure, et, suivant l'ordre qu'ils en ayaient reçu, les Numides, ayant qu'aucun secours arrivât du camp, se retirèrent sur les hauteurs voisines.

LV. La joie la plus vive se répandit dans Rome, à la nouvelle des exploits de Metellus, quand on sut que ce général et ses soldats s'étaient montrés dignes de leurs ancêtres ; que, dans un poste désavantageux, il avait su vaincre par son courage ; qu'il était maître du territoire ennemi, et que ce Jugurtha, si orgueilleux naguère, grâce à la lâcheté d'Aulus, était maintenant réduit à trouver sa sûreté dans la fuite et dans ses déserts. Le sénat, pour ces heureux succès, décrète de publiques actions de grâces aux dieux immortels. Rome, auparavant tremblante et inquiète de l'issue de la guerre, respire l'allégresse ; la gloire de Metellus est à son comble.

Mais il n'en montra que plus d'ardeur à s'assurer de la victoire, à l'accélérer par tous les moyens, sans cependant jamais donner prise à l'ennemi. Il n'oubliait pas qu'à la suite de la gloire marche toujours l'envie : aussi, plus sa renommée avait d'éclat, plus il évitait de la compromettre. Depuis que Jugurtha avait surpris l'armée romaine, elle ne se débandait plus pour piller. Fallait-il aller au fourrage ou à la provision, les cohortes (59) et toute la cavalerie servaient d'escorte. Il divisa son armée en deux corps, commandés, l'un par lui-même, l'autre par Marius, et les occupa moins à piller qu'à incendier les campagnes. Les deux corps avaient chacun leur camp, assez près l'un de l'autre. S'il était besoin de se prêter main-forte, ils se réunissaient ; mais, ce cas excepté, ils agissaient séparément pour répandre plus loin la terreur et la fuite.

Cependant Jugurtha les suivait le long des collines, épiant le moment et le lieu propres à l'attaque ; là où il apprenait que les Romains devaient porter leurs pas, il gâtait les fourrages et empoisonnait les sources, si rares dans ce pays : il se montrait tantôt à Metellus, tantôt à Marius, tombait sur les derniers rangs, et regagnait aussitôt les hauteurs ; puis il revenait menacer l'un, harceler l'autre ; enfin, ne livrant jamais de bataille, ne laissant jamais de repos, il réussissait à empêcher l'ennemi d'accomplir ses desseins.

LVI. Le général romain, fatigué des ruses continuelles d'un ennemi qui ne lui permet pas de combattre, prend le parti d'assiéger Zama, ville considérable, et le boulevard de la partie du royaume où elle était située. Il prévoyait que, selon toute apparence, Jugurtha viendrait au secours de ses sujets assiégés, et qu'une bataille se livrerait. Le Numide, que des transfuges ont instruit de ce qui se prépare, devance Metellus par des marches forcées : il vient exhorter les habitants à défendre leurs murs, et leur donne pour auxiliaires les transfuges. C'étaient, de toutes les troupes royales, celles dont il était le plus sûr, vu leur impuissance de le trahir (60). Il promet en outre aux habitants d'arriver lui-même, quand il en sera temps, à la tête d'une armée. Ces dispositions faites, il se retire dans des lieux très couverts. Là, il apprend bientôt que Marius, avec quelques cohortes, a reçu l'ordre de se détourner de la route pour aller chercher du blé à Sicca : c'était la ville qui, la première, avait abandonné Jugurtha après sa défaite : il accourt de nuit sous ses murs, avec quelques cavaliers d'élite, et au moment où les Romains en sortaient, il les attaque aux portes. En même temps, élevant la voix, il exhorte les habitants à envelopper nos cohortes par derrière ; il ajoute que la fortune leur offre l'occasion d'un brillant exploit ; que, s'ils en profitent, désormais, lui sur son trône, eux dans l'indépendance, pourront vivre exempis de toute crainte. Si Marius ne se fût porté en avant, après avoir sans retard évacué la ville, tous ses habitants, ou au moins le plus grand nombre, auraient certainement abandonné son parti : tant les Numides sont mobiles dans leurs affections ! Les soldats de Jugurtha sont un instant soutenus par la présence de leur roi ; mais, dès qu'ils se sentent pressés plus vivement par les ennemis, ils prennent la fuite après une perte assez légère.



LVII. Marius arrive à Zama. Cette ville, située dans une plaine, était plus fortifiée par l'art que par la nature : abondamment pourvue d'armes et de soldats, elle ne manquait d'aucun des approvisionnements nécessaires. Metellus, après avoir fait toutes les dispositions convenables aux circonstancus et aux lieux, investit entièrement la place avec son armée ; il marque à chacun de ses lieutenants le poste qu'il doit attaquer, puis donne le signal : en même temps un grand cri s'élève sur toute la ligne. Les Numides n'en sont pas effrayés : fermes et menaçants, ils attendent sans trouble l'assaut. L'attaque commence : les Romains, suivant que chacun a plus ou moins de courage, ou lancent de loin des balles de plomb et des pierres, ou s'approchent (61) pour saper la muraille et pour l'escalader, et brûlent de combattre corps à corps. De leur côté, les assiégés roulent des pierres sur les plus avancés, puis font pleuvoir des pieux, des dards enflammés et des torches enduites de poix et de soufre (62). Quant à ceux qui sont restés à l'écart, leur lâcheté ne les soustrait point au danger ; la plupart sont blessés par les traits partis des machines ou de la main des Numides. Ainsi le péril, mais non l'honneur, est égal pour le brave comme pour le lâche.

LVIII. Tandis que l'on combat ainsi sous les murs de Zama, Jugurtha, à la tête d'une troupe nombreuse, fond inopinément sur le camp des ennemis (63) : ceux qui en avaient la garde la faisaient négligemment, et ne s'attendaient à rien moins qu'à une attaque. Il force une des portes : nos soldats, frappés d'une terreur soudaine, pourvoient à leur sûreté, chacun selon son caractère ; les uns fuient, les autres prennent leurs armes ; la plupart sont tués ou blessés. De toute cette multitude, quarante soldats seulement, fidèles à l'honneur du nom romain, se forment en peloton, et s'emparent d'une petite éminence, d'où les efforts les plus soutenus ne peuvent les chasser. Les traits qu'on leur lance de loin, cette poignée d'hommes les renvoie, sans que, pour ainsi dire, un seul porte à faux sur la masse de leurs assaillants. Si les Numides se rapprochent, alors cette vaillante élite, déployant une vigueur irrésistible, les taille en pièces, les disperse, les met en fuite.

Metellus en était au plus fort de ses attaques, lorsqu'il entendit derrière lui les cris des ennemis ; il tourne bride, et voit les fuyards se diriger de son côté, ce qui lui indique que ce sont les Romains. Il détache aussitôt Marius vers le camp avec toute la cavalerie et les cohortes des alliés ; puis, les larmes aux yeux, il les conjure, au nom de leur amitié et de la république, de ne pas souffrir qu'un pareil affront soit fait à une armée victorieuse, ni que l'ennemi se retire impunément. Marius exécute promptement ces ordres. Jugurtha, embarrassé dans les retranchements de notre camp, voyant une partie de ses cavaliers s'élancer par-dessus les palissades, les autres se presser dans des passages étroits où ils se nuisent par leur précipitation, se retire enfin dans des positions fortes, avec une perte considérable. Metellus, sans être venu à bout de son entreprise, est forcé, par la nuit, de rentrer dans son camp avec son armée.

LIX. Le lendemain, avant de sortir pour attaquer la place, il ordonne à toute sa cavalerie de former ses escadrons devant la partie du camp par où Jugurtha était survenu la veille. La garde des portes, et celle des postes les plus voisins de l'ennemi, sont réparties entre les tribuns. Metellus marche ensuite sur Zama, donne l'assaut ; et, comme le jour précédent, Jugurtha sort de son embuscade, et fond tout à coup sur les nôtres ; les plus avancés laissent un moment la crainte et la confusion pénétrer dans leurs rangs, mais leurs compagnons d'armes reviennent les soutenir. Les Numides n'auraient pu résister longtemps, si leurs fantassins, mêlés aux cavaliers, n'eussent, dans le choc, porté des coups terribles. Appuyée de cette infanterie, la cavalerie numide, au lieu de charger et de se replier ensuite, selon sa manoeuvre habituelle, poussait à toute bride à travers nos rangs, les rompait, les enfonçait, et livrait à ces agiles fantassins des ennemis à moitié vaincus.

LX. Dans le même temps, on combattait avec ardeur sous les murs de Zama. A tous les postes où commande un lieutenant ou quelque tribun, l'effort est le plus opiniâtre : personne ne met son espoir dans autrui ; chacun ne compte que sur soi. Les assiégés, avec la même ardeur, combattent et font face à l'ennemi sur tous les points : de part et d'autre on est plus occupé à porter des coups qu'à s'en garantir. Les clameurs mêlées d'exhortations, de cris de joie, de gémissements, et le fracas des armes, s'élèvent jusqu'au ciel ; les traits volent de tous côtés.

Cependant les défenseurs de la place, pour peu que leurs ennemis ralentissent leurs attaques, portaient leurs regards attentifs sur le combat de la cavalerie ; et, selon les chances diverses qu'éprouvait Jugurtha, vous les eussiez vus livrés à la joie ou à la crainte. Comme s'ils eussent été à portée d'être aperçus ou entendus par leurs compatriotes, ils avertissaient, exhortaient, faisaient signe de la main, et se donnaient tous les mouvements d'hommes qui veulent lancer ou éviter des traits. Marius remarque cette préoccupation, car il commandait de ce côté ; il ralentit à dessein la vivacité de ses attaques, affecte du découragement, et laisse les Numides contempler à leur aise le combat que livre leur roi ; puis, au moment où l'intérêt qu'ils prennent à leurs compatriotes les occupe tout entiers, il donne tout à coup le plus vigoureux assaut à la place. Déjà nos soldats, portés sur les échelles, étaient prêts à saisir le haut de la muraille, lorsque les assiégés accourent, lancent sur eux des pierres, des feux, toutes sortes de projectiles. Les nôtres tiennent ferme d'abord ; bientôt deux ou trois échelles se rompent ; ceux qui étaient dessus tombent écrasés, les autres se sauvent comme ils peuvent, peu d'entre eux sains et saufs, la plupart criblés de blessures. Enfin, la nuit fait, de part et d'autre, cesser le combat.



LXI. Metellus reconnut bientôt l'inutilité de ses tentatives : il ne pouvait prendre la ville, et Jugurtha n'engageait de combat que par surprise ou avec l'avantage du poste : d'ailleurs, la campagne touchait à sa fin. Le consul lève donc le siège de Zama, met garnison dans les villes qui s'étaient soumises volontairement et que protégeaient suffisamment leur situation ou leurs remparts, puis il conduit le reste de son armée dans la Province romaine qui confine à la Numidie. A l'exemple des autres généraux, il ne donna point ce temps au repos et aux plaisirs. Comme les armes avaient peu avancé la guerre, il résolut d'y substituer la trahison, et de se servir des amis de Jugurtha pour lui tendre des embûches. J'ai parlé de Bomilcar, qui suivit ce prince à Rome, et qui, après avoir donné des cautions, se déroba secrètement à la condamnation qu'il avait encourue pour le meurtre de Massiva (64). L'extrême faveur dont il jouissait auprès de Jugurtha lui donnait toute facilité pour le trahir. Metellus cherche à séduire ce Numide par de grandes promesses, et l'attire d'abord à une entrevue mystérieuse. Là, il lui donne sa parole «qu'en livrant Jugurtha mort ou vif il obtiendra du sénat l'impunité et la restitution de tous ses biens». Bomilcar se laisse aisément persuader. Déloyal par caractère, il avait encore la crainte que, si la paix se faisait avec les Romains, son supplice ne fût une des conditions du traité.

LXII. A la première occasion favorable, voyant Jugurtha livré à l'inquiétude, au sentiment de ses malheurs, il l'aborde, lui conseille, et même le conjure, les larmes aux yeux, de pourvoir enfin à sa sûreté, à celle de ses enfants et de la nation numide qui a si bien mérité de lui : dans tous les combats, ils ont été vaincus ; leur territoire est dévasté ; un grand nombre d'entre eux ont péri ou sont prisonniers : les ressources du royaume sont épuisées : assez et trop peut-être, Jugurtha a mis à l'épreuve la valeur de ses soldats et sa fortune ; il doit craindre que, pendant qu'il temporise, les Numides ne pourvoient eux-mêmes à leur salut.

Par ces discours et d'autres propos semblables, Bomilcar décide enfin le monarque à la soumission : des ambassadeurs sont envoyés au général romain (65) pour lui déclarer que Jugurtha est prêt à souscrire à tout ce qui lui serait ordonné, et à livrer sans nulle réserve sa personne et ses Etats à la foi de Metellus. Le consul fait aussitôt venir des divers cantonnements tous les sénateurs (66) qui s'y trouvaient, et s'en forme un conseil, auquel il adjoint d'autres officiers qu'il estime aptes à y prendre place (67) ; puis, en vertu d'un décret de ce conseil, rendu selon les formes anciennes, il enjoint à Jugurtha, représenté par ses ambassadeurs, de donner deux cent mille livres posant d'argent, tous ses éléphants, plus une certaine quantité d'armes et de chevaux. Ces conditions accomplies sans délai, Metellus ordonne que tous les transfuges lui soient rendus chargés de chaînes. La plupart furent effectivement livrés (68) : quelques-uns, dès les préliminaires du traité, s'étaient sauvés en Mauritanie, auprès du roi Bocchus.

Lorsque Jugurtha se voit ainsi dépouillé de ses, armes, de ses plus braves soldats et de ses trésors, et qu'il est appelé lui même à Tisidium pour y recevoir de nouveaux ordres (69), il chancelle encore une fois dans ses résolutions : sa mauvaise conscience commence à craindre les châtiments dus à ses crimes. Enfin, après bien des journées passées dans l'hésitation, où tantôt, abattu par ses malheurs, tout lui semble préférable à la guerre, tantôt il songe en lui-même combien la chute est lourde du trône à l'esclavage, et que c'est en pure perte qu'il aura sacrifié tous ses moyens de défense, il se décide à recommencer la guerre plus que jamais. A Rome, le sénat avait, dans la répartition des provinces, prorogé la Numidie à Metellus.

LXIII. Vers ce même temps, il arriva que, Marius offrant un sacrifice aux dieux, dans Utique, l'aruspice lui prédit (70) de grandes et mémorables destinées, assurant que, fort du secours des dieux, il accomplirait les desseins qu'il avait dans l'âme ; qu'il pouvait, sans se lasser, mettre sa fortune à l'épreuve ; que tout lui serait prospère (71). Dès longtemps, en effet, Marins nourrissait le plus violent désir d'arriver au consulat. Pour y parvenir, il réunissait tous les titres, excepté l'illustration des ancêtres : talents, probité, connaissance profonde de l'art militaire, courage indomptable dans les combats, simplicité dans la paix (72) ; enfin, un mépris des richesses et des voluptés égal à sa passion pour la gloire. Né à Arpinum, où il passa toute son enfance, dès qu'il fut d'âge à supporter les fatigues de la guerre, il s'adonna entièrement aux exercices des camps, et point du tout à l'éloquence des Grecs ni aux formes de l'urbanité romaine. Au milieu de ces louables occupations, son âme s'était fortifiée de bonne heure loin de la corruption. Lorsqu'en premier lieu il sollicita, auprès du peuple, le tribunat militaire, bien que presque aucun citoyen ne le connût personnellement, sa réputation lui valut les suffrages spontanés de toutes les tribus. Dès ce moment, il s'éleva successivement de magistrature en magistrature, et, dans toutes ses fonctions, il se montra toujours supérieur à son emploi. Cependant, à cette époque, cet homme si distingué, que son ambition perdit par la suite (73), n'osait encore briguer le consulat ; car alors, si le peuple disposait des autres magistratures, la noblesse se transmettait de main en main cette dignité suprême, dont elle était exclusivement en possession. Tout homme nouveau, quels que fussent sa renommée et l'éclat de ses actions, paraissait indigne de cet honneur (74) : il était comme souillé par la tache de sa naissance.

LXIV. Toutefois, les paroles de l'aruspice s'accordant avec les ambitieux désirs de Marius, celui-ci demande à Metellus son congé pour aller se mettre au nombre des candidats. Bien que ce général réunît à un degré supérieur mérite, renommée, et mille autres qualités désirables dans un homme vertueux, il n'était pas exempt de cette hauteur dédaigneuse qui est le défaut général de la noblesse. Frappé d'abord de cette démarche sans exemple, il en témoigne à son questeur toute sa surprise, et lui conseille, en ami, de ne pas s'engager dans un projet si chimérique ; de ne pas élever ses pensées au-dessus de sa condition ; il lui objecte que les mêmes prétentions ne conviennent pas à tous ; qu'il devait se trouver satisfait de sa position, et surtout se bien garder de solliciter du peuple romain ce qui ne pouvait que lui attirer un refus mérité. Voyant que ces représentations et d'autres discours semblables n'avaient point ébranlé Marius, Metellus ajouta, «que, dès que les affaires publiques lui en laisseraient le loisir, il lui accorderait sa demande». Marius ne cessant de réitérer les mêmes sollicitations, on prétend que le proconsul lui dit : «Qui vous presse de partir ? il sera assez temps pour vous de demander le consulat quand mon fils se mettra sur les rangs». Or ce jeune homme, qui servait alors sous les yeux de son père, était à peine dans sa vingtième année (75).

Cette réponse enflamme encore plus Marius pour la dignité qu'il convoite, en l'irritant profondément contre son général. Dès ce moment, il n'a pour guides de ses actions que l'ambition et la colère, de tous les conseillers les plus funestes : démarches, discours, tous les moyens lui semblent bons (76) pour se concilier la faveur populaire : aux soldats qu'il commande dans leurs quartiers d'hiver, il accorde le relâchement de la discipline ; devant les marchands romains, qui se trouvaient en grand nombre à Utique, il ne cesse de parler de la guerre d'un ton à la fois frondeur et fanfaron : Qu'on lui donne seulement la moitié de l'armée, et en peu de jours il amènera Jugurtha chargé de chaînes ; le général traînait exprès la guerre en longueur, parce que, bouffi de vanité, orgueilleux comme un roi, il se complaisait dans le commandement. Ces discours faisaient d'autant plus d'impression sur ceux auxquels ils s'adressaient, que la durée de la guerre compromettait leur fortune : les gens pressés ne trouvent jamais qu'on aille assez vite (77).

LXV. Il y avait alors dans notre armée un Numide nommé Gauda, fils de Manastabal et petit-fils de Masinissa, à qui Micipsa, par testament, avait substitué ses Etats (78). Les infirmités dont il était accablé avaient un peu affaibli son esprit.

Metellus, à qui il avait demandé d'avoir, selon la prérogative des rois, son siège auprès de celui du consul, et pour sa garde un escadron de cavalerie romaine, lui avait refusé l'un et l'autre : le siège, parce que cet honneur n'était déféré qu'à ceux que le peuple romain avait reconnus rois ; la garde, parce qu'il eût été honteux pour des cavaliers romains (79) de servir de satellites à un Numide.

Marius aborde le prince mécontent, et l'engage à se servir de lui pour tirer vengeance des affronts de leur général. Ses paroles flatteuses exaltent cette tête faible : «Il est roi, homme de mérite, petit-fils de Masinissa : Jugurtha une fois pris ou tué, le royaume de Numidie lui reviendra sur-le-champ ; ce qui ne tarderait pas à s'accomplir, si, consul, Marius était chargé de cette guerre». En conséquence, et Gauda, et les chevaliers romains (80) tant militaires que négociants, poussés, les uns par l'ambitieux questeur, le plus grand nombre par l'espoir de la paix, écrivent à leurs amis, à Rome, dans un sens très défavorable à Metellus (81), et demandent Marius pour général. Ainsi, pour lui faire obtenir le consulat, se forma la plus honorable coalition de suffrages. D'ailleurs, à cette époque, le peuple, voyant la noblesse humiliée par la loi Mamilia (82), cherchait à élever des hommes nouveaux. Tout conspirait ainsi en faveur de Marius.

LXVI. Cependant Jugurtha, ne songeant plus à se rendre, recommence la guerre, et fait tous ses préparatifs avec autant de soin que de promptitude : il rassemble son armée, puis, pour ramener les villes qui l'avafient abandonné, emploie la terreur ou les promesses ; il fortifie les places, fait fabriquer ou achète des armes, des traits, et réunit tous les moyens de défense que l'espoir de la paix lui avait fait sacrifier ; il attire à lui les esclaves romains, et veut séduire par son or jusqu'aux soldats de nos garnisons ; partout il excite à la révolte par la corruption ; tout est remué par ses intrigues. Ses manoeuvres réussissent auprès des habitants de Vacca, où Metellus, lors des premières ouvertures pacifiques de Jugurtha, avait fait mettre garnison. Importunés par les supplications de leur roi, pour lequel ils n'avaient jamais ea d'éloignement, les principaux habitants forment entre eux un complot en sa faveur ; car le peuple, qui, par habitude, et surtout chez les Numides, est inconstant, séditieux, ami des révolutions, ne soupirait qu'après un changement, et détestait l'ordre et le repos (83). Toutes les dispositions prises, les conjurés fixent l'exécution du complot au troisième jour : c'était une fête solennisée dans toute l'Afrique, et qui semblait inviter à la joie et au plaisir, mais nullement à la crainte. Au temps marqué, les centurions, les tribuns militaires, puis même le commandant de la place, T. Turpilius Silanus, sont chacun invités chez quelqu'un des principaux habitants, et tous, à l'exception de Turpilius, massacrés au milieu du festin.

Les conjurés tombent ensuite sur nos soldats, qui, profitant de la fête et de l'absence de leurs officiers, couraient la ville sans armes. Les gens du peuple prennent part au massacre ; les uns initiés au complot par la noblesse, les autres attirés par le goût de pareilles exécutions : dans leur ignorance de ce qui s'est fait, de ce qui se prépare, le désordre, un changement nouveau, est tout ce qui les flatte.

LXVII. Dans cette alarme imprévue, les soldats romains, déconcertés, ne sachant quel parti prendre, courent précipitamment vers la citadelle où étaient leurs enseignes et leurs boucliers ; mais un détachement ennemi placé devant les portes, qui étaient fermées, leur coupe ce moyen de retraite, tandis que les femmes et les enfants lancent sur eux à l'envi, du haut des toits, des pierres et tout ce qui leur tombe sous la main. Ils ne peuvent éviter ce double péril, et la force est impuissante contre le sexe et l'âge le plus faibles. Braves ou lâches, aguerris ou timides, tous succombent sans défense. Dans cet horrible massacre, au milieu de l'acharnement des Numides, au sein d'une ville fermée de toutes parts, Turpilius seul, de tous les Italiens, échappa sans blessure. Dut-il son salut à la pitié de son hôte, à quelque convention tacite ou bien au hasard ? Je l'ignore ; mais l'homme qui, dans un pareil désastre, préféra une vie honteuse à une renommée sans tache paraît criminel et méprisable.

LXVIII. Quand Metellus apprit ce qui s'était passé à Vacca, dans sa douleur, il se déroba quelque temps aux regards ; mais bientôt, la colère et le ressentiment se mêlant à ses regrets, il fait toutes ses dispositions pour en tirer une prompte vengeance. Avec la légion de son quartier d'hiver et le plus qu'il peut rassembler de cavaliers numides, il part sans ses bagages, au coucher du soleil. Le lendemain, vers la troisième heure (84), il arrive dans une espèce de plaine environnée de tous côtés par de petites éminences. Là, voyant ses soldats harassés par la longueur du chemin, et disposés à refuser tout service, il leur apprend qu'ils ne sont plus qu'à mille pas de Vacca, et qu'il est de leur honneur de supporter encore un reste de fatigue pour aller venger leurs braves et malheureux concitoyens ; puis il fait briller à leurs yeux l'espoir d'un riche butin. Ce discours relève leur courage : Metellus fait marcher sa cavalerie en première ligne sur un plan étendu, et serrer le plus possible les rangs à l'infanterie, avec ordre de cacher les drapeaux.

LXIX. Les habitants de Vacca, à la première vue d'une armée qui marchait vers leur ville, crurent d'abord, ainsi qu'il était vrai, que c'étaient les Romains, et ils fermèrent leurs portes. Mais, comme cette armée ne dévastait point la campagne, et que ceux qui s'avançaient les premiers étaient des Numides, alors les Vaccéens se persuadent que c'était Jugurtha, et, transportés de joie, ils vont au devant de lui. Tout à coup les cavaliers et les fantassins, à un signal donné, s'élancent à la fois : les uns taillent en pièces la foule qui sortait de la ville, les autres courent aux portes, une partie s'empare des tours. Le ressentiment et l'espoir du butin triomphent de la lassitude. Ainsi les Vaccéens n'eurent que deux jours à se féliciter de leur perfidie. Tout, dans cette grande et opulente cité, fut mis à mort ou livré au pillage. Turpilius, le commandant de la ville, que nous avons vu ci-dessus échapper seul au massacre général, cité par Metellus pour rendre compte de sa conduite, se justifia mal, fut condamné, battu de verges, et décapité, car il n'était que citoyen latin (85).



LXX. Dans ce même temps, Bomilcar dont les conseils avaient poussé Jugurtha à une soumission, que la crainte lui avait fait ensuite rétracter, devenu suspect à ce prince, qu'il suspectait lui-même, veut sortir de cette position : il cherche quelque ruse pour perdre le roi ; nuit et jour cette idée obsède son esprit. A force de tentatives, il parvient enfin à s'adjoindre pour complice Nabdalsa, homme distingué par sa naissance, ses grandes richesses, et fort aimé de ses compatriotes. Celui-ci commandait ordinairement un corps d'armée séparé du roi, et suppléait le roi dans toutes les affaires auxquelles ne pouvait suffire Jugurtha, fatigué ou occupé de soins plus importants ; ce qui avait valu à Nabdalsa de la gloire et des richesses.

Ces deux hommes, dans un conciliabule, prirent jour pour l'exécution du complot : au reste, ils convinrent de régler leur conduite d'après les circonstances. Nabdalsa part pour l'armée, qui était en observation près des quartiers d'hiver des Romains, afin de les empêcher de dévaster impunément la campagne ; mais, épouvanté de l'énormité du crime, au jour marqué, il ne vint point, et ses craintes arrêtèrent le complot. Alors Bomilcar, à la fois impatient de consommer son entreprise, et inquiet des alarmes de son complice, qui pouvait renoncer à leur premier projet pour prendre une résolution contraire, lui envoya, par des émissaires fidèles, une lettre dans laquelle il lui reprochait sa mollesse et son défaut de résolution ; puis, attestant les dieux qui avaient reçu ses serments, il l'engageait à ne pas faire tourner à leur ruine les promesses de Metellus, ajoutant que la dernière heure de Jugurtha avait sonné ; que seulement il était encore incertain s'il périrait victime de leur courage ou de celui de Metellus ; qu'enfin il réfléchît sérieusement à ce qu'il préférait, des récompenses ou du supplice.

LXXI. A l'arrivée de cette lettre, Nabdalsa, fatigué de l'exercice qu'il avait pris, s'était jeté sur son lit. Après avoir lu ce que lui marquait Bomilcar, l'inquiétude, puis bientôt, comme c'est l'ordinaire dans l'accablement d'esprit, le sommeil s'empara de lui. Il avait pour secrétaire un Numide, qui, possédant sa confiance et son affection, était dans le secret de tous ses desseins, excepté du dernier. Dès que cet homme apprit qu'il était arrivé des lettres, pensant que, selon l'habitude, on pouvait avoir besoin de son ministère et de ses avis, il entra dans la tente de son maître. Nabdalsa dormait : la lettre était négligemment posée sur le chevet au-dessus de sa tête. Le secrétaire la prend et la lit tout entière. Aussitôt, muni de cet indice du complot, il court vers le roi. Nabdalsa, réveillé peu d'instants après, ne trouve plus la lettre : il apprend ce qui vient de se passer, et se met d'abord à la poursuite du dénonciateur ; mais, n'ayant pu l'atteindre, il se rend près de Jugurtha pour l'apaiser. Il lui dit qu'un serviteur perfide n'avait fait que le prévenir dans la démarche que lui-même se disposait à faire ; puis, les larmes aux yeux, il conjure le roi, au nom de l'amitié et de sa fidélité passée, de ne pas le soupçonner d'un pareil crime.

LXXII. Le roi, dissimulant ses véritables sentiments, lui répondit avec douceur. Après avoir fait périr Bomilcar et beaucoup d'autres reconnus ses complices, il fit violence à son courroux contre Nabdalsa, de peur d'exciter une sédition. Mais, depuis ce temps, il n'y eut plus de repos pour Jugurtha, ni le jour ni la nuit : en tel lieu, avec telle personne et à telle heure que ce fût, il ne se croyait plus en sûreté, craignant ses sujets à l'égal de ses ennemis, épiant tout ce qui l'environnait, s'épouvantant au moindre bruit, couchant la nuit tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, au mépris des bienséances du trône. Quelquefois il s'éveillait en sursaut, saisissait ses armes, et poussait des cris : les terreurs dont il était obsédé allaient jusqu'à la démence (86).

LXXIII. A peine instruit, par des transfuges, de la triste fin de Bomilcar et de la découverte de la conspiration, Metellus se hâte de faire ses préparatifs comme pour une guerre toute nouvelle. Marius ne cessait de l'importuner pour son congé : Metellus, ne pouvant attendre de grands services d'un questeur qu'il n'aimait pas, et qu'il avait offensé, le laisse enfin partir (87). A Rome, le peuple, ayant eu connaissance des lettres concernant Metellus et Marius, avait reçu volontiers l'opinion qu'elles exprimaient sur l'un et sur l'autre. La noblesse du proconsul n'était plus, pour lui un titre d'honneur, comme naguère, mais de réprobation ; et la basse naissance du questeur était un titre de plus à la faveur populaire. Du reste, à l'égard de l'un et de l'autre, l'esprit de parti influa beaucoup plus que la considération des bonnes ou des mauvaises qualités. Cependant des magistrats factieux ne cessent d'agiter la multitude. Dans tous les groupes, ils accusent Metellus de haute trahison, et préconisent outre mesure le mérite de Marius. Enfin, ils échauffent tellement l'esprit de la populace, que les artisans, les laboureurs, et tous les citoyens qui n'avaient d'autre existence, d'autre crédit, que le travail de leurs mains, quittent leur ouvrage pour faire cortège à Marius, se privant ainsi du nécessaire afin de hâter son élévation. Ainsi, pour l'abaissement de la noblesse, après une longue suite d'années (88), on vit le consulat déféré à un homme nouveau. Bientôt après, le peuple, consulté par Manilius Mancinus, l'un de ses tribuns, sur le choix du général qui serait chargé de la guerre de Jugurtha, proclame Marius avec acclamation. Le sénat avait quelque temps auparavant désigné Metellus ; mais son décret fut comme non avenu.

LXXIV. Cependant, privé de ses amis, dont il avait fait périr la plupart, ou qui, par crainte, s'étaient réfugiés chez les Romains ou chez le roi Bocchus, Jugurtha, ne pouvant faire la guerre sans lieutenants, et redoutant de se fier à de nouveaux confidents, après tant de perfidie de la part des anciens, était en proie à l'incertitude, à l'irrésolution. Mécontent de sa fortune, de ses projets, et de tout le monde, il changeait tous les jours de routes el d'officiers, tantôt marchant contre l'ennemi, tantôt s'enfonçant dans les déserts ; mettant aujourd'hui son espoir dans la fuite, le lendemain dans ses armes ; ne sachant s'il devait plus se défier de la valeur de ses sujets que de leur fidélité ; enfin, partout où il dirigeait ses pensées, il ne voyait que malheurs et revers. Au milieu de ces tergiversations, Metellus se montre tout à coup avec son armée. Jugurtha dispose, range ses troupes à la hâte, et l'action est engagée. Là où le roi combattit en personne, les Numides firent quelque résistance ; partout ailleurs, ils furent, dès le premier choc, enfoncés, mis en fuite. Les Romains prirent une assez grande quantité d'armes et de drapeaux, mais firent peu de prisonniers ; car presque toujours, dans les combats, les Numides doivent leur salut moins à leurs armes qu'à la vitesse de leurs pieds.

LXXV. Cette déroute ne fit qu'accroître le découragement et les défiances de Jugurtha. Suivi des transfuges et d'une partie de sa cavalerie, il gagne les déserts, puis Thala, ville grande et riche, où étaient ses trésors, et l'attirail pompeux qui entourait l'enfance de ses fils. Dès que Metellus est instruit de ces détails, quoiqu'il n'ignorât pas qu'entre la ville de Thala et le fleuve le plus voisin, s'étendait, sur un espace de cinquante milles, une plaine immense et aride, toutefois, dans l'espérance de terminer la guerre par la conquête de cette place, il résolut ne surmonter toutes les difficultés de la route, et de vaincre la nature elle-même. Par ses ordres, les bêtes de somme, débarrassées de tous les bagages, sont chargées de blé pour dix jours, ainsi que d'outres et d'autres vaisseaux propres à contenir de l'eau. On met ensuite en réquisition tout ce qu'on trouve d'animaux domestiques, pour porter des vases de toute espèce, surtout des vases de bois, trouvés dans les cabanes des Numides. Aux habitants des cantons voisins, qui, depuis la fuite de Jugurtha, s'étaient donnés à lui, Metellus enjoint de charrier de l'eau en abondance, puis il indique à chacun le jour et le lieu où il doit se trouver. Le proconsul lui-même fait charger ses bêtes de somme de l'eau du fleuve que nous avons dit être le plus proche de la ville. Toutes ces précautions prises, il marche vers Thala. Arrivé dans l'endroit qu'il avait assigné aux Numides, son camp à peine assis et fortifié, il tomba tout à coup une telle quantité de pluie, que l'armée eut de l'eau bien au delà de ses besoins. En outre, la provision qui fut apportée surpassa les espérances. Les Numides, comme il arrive aux peuples tout nouvellement soumis, avaient fait plus qu'il ne leur était demandé. Mais nos soldats, par un sentiment dr religion, employèrent de préférence l'eau de pluie. Cet incident accrut merveilleusement leur courage ; car ils y virent la preuve que les dieux immortels daignaient prendre soin d'eux. Le lendemain, contre l'attente de Jugurtha, les Romains arrivent à Thala. Les habitants, qui croyaient leur ville bien défendue par l'extrême difficulté de ses approches, furent confondus d'une entreprise si grande et si extraordinaire ; cependant ils se disposèrent activement au combat : autant en firent les Romains.

LXXVI. Convaincu que tout est possible à Metellus (89), puisque les armes, les traits, les positions, le temps, enfin la nature elle-même, qui commande à toutes choses, rien n'avait résisté à son habileté, Jugurtha se sauve nuitamment de la ville, avec ses enfants et une grande partie de ses trésors. Depuis ce moment, il ne s'arrêta jamais plus d'un jour ou d'une nuit dans le même lieu, sous prétexte que ses affaires lui commandaient cette précipitation, mais en effet par la crainte de nouvelles trahisons, n'espérant les éviter qu'au moyen de ces continuels changements de séjour ; car de pareils complots demandent du loisir et une occasion favorable.

Metellus, voyant les habitants de Thala prêts à combattre vaillamment pour défendre leur ville si bien fortifiée par la nature et par l'art, investit les murs d'une palissade et d'un fossé. Ensuite, dans les endroits les plus convenables, il fait dresser des mantelets, puis élever des terrasses, sur lesquelles on hisse des tours (90) pour mettre à couvert les ouvrages et les travailleurs. A ces moyens d'attaque, les assiégés se hâtent d'opposer leurs moyens de défense : de part et d'autre rien n'est oublié. Les Romains, fatigués de tant de travaux et de périls, après quarante jours de siège, s'emparèrent du corps de la place seulement ; car tout le butin avait été détruit par les transfuges. Dès qu'ils avaient vu le bélier commencer à battre les murailles (91), les déserteurs, se voyant perdus sans ressource, transportèrent au palais du roi l'or, l'argent, et tout ce qu'il y avait de plus précieux dans la ville. Là, après s'être gorgés de vin et de bonne chère, ils livrèrent au même incendie ces trésors, le palais et leurs personnes. Ainsi le châtiment qu'ils redoutaient de la part de l'ennemi, après leur défaite, ils se l'infligèrent volontairement eux-mêmes.



LXXVII. Au moment de la prise de Thala, des députés de la ville de Leptis vinrent prier Metellus de leur envoyer une garnison et un gouverneur. Un certain Hamilcar, disaient-ils, homme noble, factieux, cherchait à bouleverser l'Etat. Contre lui, l'autorité des magistrats et des lois était sans force. Sans un prompt secours, les plus grands dangers menaçaient l'existence d'une ville alliée de Rome. Les habitants de Leptis avaient en effet, dès le commencement de la guerre de Jugurtha, député vers le consul Bestia, et ensuite à Rome, pour demander notre alliance et notre amitié. Depuis qu'ils les avaient obtenues, ils s'étaient montrés d'utiles et fidèles alliés, tous les ordres de Bestia, d'Albinus et de Metellus, ils les avaient exécutés avec zèle. Aussi ce dernier leur accorda facilement leur demande ; il leur donna pour garnison quatre cohortes de Liguriens, et C. Annius pour gouverneur.

LXXVIII. Leptis fut bâtie par des Sidoniens, qui fuyant leur patrie en proie aux discordes civiles, débarquèrent sur ce rivage. Elle est située entre les deux Syrtes, qui tirent leur nom de la disposition même des lieux (92) ; car ce sont deux golfes presque à l'extrémité de l'Afrique, de grandeur inégale, mais de même nature. Près du rivage, leurs eaux sont très profondes ; partout ailleurs la mer y est, au gré du hasard ou de la tempête, tantôt fort haute, tantôt n'offrant que des bas-fonds ; car, dès que la vague s'enfle et que les vents se déchaînent, les flots entraînent du limon, du sable et d'énormes rochers : ainsi l'aspect des lieux change avec les vents.

La langue des Leptitains s'est altérée par leur mélange avec le sang numide : à cela près, ils ont conservé les lois et la plupart des usages sidoniens, d'autant plus facilement qu'ils vivaient fort éloignés de la résidence du roi. Entre Leptis et la partie la plus peuplée de la Numidie s'étendent au loin de vastes déserts.

LXXIX. Puisque les affaires de Leptis nous ont conduit dans ces contrées, il ne sera pas hors de propos de raconter un trait héroïque et admirable de deux Carthaginois : le lieu même nous y fait penser.

Dans le temps que les Carthaginois donnaient la loi à presque toute l'Afrique, les Cyrénéens n'étaient guère moins riches et moins puissants. Entre les deux Etats était une plaine sablonneuse, toute unie, sans fleuve ni montagne qui marquât leurs limites. De là une guerre longue et sanglante entre les deux peuples, qui, de part et d'autre, eurent des légions, ainsi que des flottes détruites et dispersées, et virent leurs forces sensiblement diminuées. Les vaincus et les vainqueurs, également épuisés, craignant qu'un troisième peuple ne vînt les attaquer, convinrent, à la faveur d'une trêve, qu'à un jour déterminé des envoyés partiraient de chaque ville, et que le lieu où ils se rencontreraient deviendrait la limite des deux territoires. Deux frères nommés Philènes, que choisit Carthage, firent la route avec une grande célérité ; les Cyrénéens arrivèrent plus tard. Fut-ce par leur faute ou par quelque accident ? c'est ce que je ne saurais dire ; car, dans ces déserts, les voyageurs peuvent se voir arrêtés par les ouragans aussi bien qu'en pleine mer ; et, lorsqu'en ces lieux tout unis, dépourvus de végétation, un vent impétueux vient à souffler, les tourbillons de sable qu'il soulève remplissent la bouche et les yeux, et empêchent de voir et de continuer son chemin (93). Les Cyrénéens, se trouvant ainsi devancés, craignent, à leur retour dans leur patrie, d'être punis du dommage qu'ils lui avaient fait encourir. Ils accusent les Carthaginois d'être partis de chez eux avant le temps prescrit ; ils soutiennent que la convention est nulle, et se montrent disposés à tout plutôt que de céder la victoire. Les Carthaginois consentent à de nouvelles conditions, pourvu qu'elles soient égales. Les Grecs (94) leur laissent le choix ou d'être enterrés vifs à l'endroit qu'ils prétendaient fixer pour limites de leur pays, ou de laisser avancer leurs adversaires jusqu'où ils voudraient, sous la même condition. Les Philènes acceptent la proposition ; ils font à leur patrie le sacrifice de leurs personnes et de leur vie, et sont enterrés vifs (95). Les Carthaginois élevèrent sur le lieu même des autels aux frères Philènes, et leur décernèrent d'autres honneurs au sein de leur ville. Maintenant je reviens à mon sujet.


Suite de la Guerre de Jugurtha


(35)  Silanus - M. Junius Silanus fut vaincu dans les Gaules par les Cimbres, l'année même de son consulat. Il fut père de Silanus, consul désigné, en l'année de la conspiration de Catilina.

(36)  Metellus. - Q. Cécilius Metellus, surnommé dans la suite le Numidique, «de l'illustre maison Cécilia, est, dit le président de Brosses, le seul homme de bien parmi les personnages qui jouent un rôle considérable dans cette histoire». Velleius Paterculus et Cicéron le louent comme orateur et pour ses vertus publiques ; Valère-Maxime, Florus, Appien, Aurelius Victor, en un mot tous les auteurs anciens sont remplis de ses éloges. Plutarque avait écrit sa vie, que nous n'avons plus.

(37)  Pensant qu'il ne devait pas attendre le concours de son collègue, il dirigea exclusivement toutes ses pensées vers la guerre. - Ces mots alia omnia sibi cum collega ratus n'avaient jusqu'ici été entendus que par un seul traducteur, M. Lebrun. M. Burnouf en a donné l'interprétation la plus satisfaisante dans son commentaire latin ; et c'est à lui que je dois d'avoir le premier rendu aussi exactement en français ce membre de phrase où brille l'inimitable concision de Salluste. Traduits littéralement, ces mots veulent dire pensant que toute autre chose était à faire à lui, avec son collègue, il dirigea ; mais cela ne serait pas supportable en français. J'ai dû y substituer ce gallicisme : pensant qu'il ne devait pas attendre le concours de son collègue, etc. Ici, ces mots alia omnia, emportent absolument le même sens que cette expression négative nequaquam hoc ; témoin cette formule pour exprimer que le sénat de Rome n'accueillait point une proposition : senatus in alia omma discessit. On la retrouve dans les lettres de Cicéron, liv. I, épît. II : De tribus legatis, frequentes ierunt in alia omnia ; en français : «à l'égard des trois commissaires, la majorité se déclara pour tout autre parti». Dans Pline le Jeune, liv. III, épît. XLV, cette locution est plusieurs fois citée dans le même sens et comme formule judiciaire : Qui haec sentitis, in hanc partem : qui alia omnia, in illam partem ite, qua sentitis ? examina singula verba, expende, qui haec censetis, hoc est, qui relegandos putatis, n hanc partem, id est in eam in qua sedet qui censuit relegandos. Qui alia omnia : animadverts, ut non contenta lex dicere : alia addiderit omnia. Num ergo dubium est, alia omnia sentire eos, qui occidunt quam qui relegant ? En français : «Vous qui êtes d'une telle opinion, passez de ce côte : vous qui êtes de toute autre, rangez-vous du côté de celui dont vous suivez ravis ! Examinez, je vous prie, et pesez chaque mot : vous qui êtes d'un tel avis, c'est-à-dire vous qui pensez qu'on doit reléguer les affranchis, passez de ce côté-là, c'est-à-dire du côté où est assis l'auteur de cet avis... Vous qui êtes de tout autre avis. Vous voyez que la loi ne s'est pas contentée de dire d'un autre, mais de tout autre. Or peut-on douter que celui qui ne veut que reléguer est de tout autre avis que celui qui veut qu'on fasse mourir ?» Revenons à la phrase de Salluste : sibi cum collega (esse) est une locution analogue à celle-ci : quid mihi tecum ? ainsi, comme l'a observé M. Burnouf, il était bien inutile de charger le texte de Salluste du mot communia, qu'on ne trouve dans aucun manuscrit.

(38)  Le blé des distributions publiques. - On distribuait au soldat romain non du pain chaque jour, mais du blé pour un mois. De Brosses évalue à soixante livres de blé la ration de chaque soldat d'infanterie. Le cavalier recevait sept médimnes d'orge par mois et deux de froment. Le médimne fait environ la moitié du setier de France.

(39)  Ou de tout autre aliment cuit. - «Q. Metellus, dit Frontin (Stratag., liv. IV, ch. 1), dans la guerre de Jugurtha rétablit la discipline par une pareille sévérité : il défendit aux soldats d'user d'autres viandes que de celles qu'ils avaient eux-mêmes fait rôtir ou bouillir».

(40)  Portât lui-même ses vivres et ses armes. - «Le soldat romain, dit Cicéron (Tusc, liv. II, ch. XVI), marche extraordinairement chargé. Il faut qu'il porte tous ses ustensiles et ses vivres pour plus de quinze jours, outre les pieux et les palissades pour enclore le camp, en arrivant le soir. On ne parle pas du bouclier, du casque, ni du reste de l'armure, qui ne sont pas plus comptés dans le poids que le soldat porte, que ses bras et ses mains : car le proverbe militaire dit que les armes sont les membres du soldat». Voyez encore Valère-Maxime, liv. II, ch. VII, n° 2.

(41)  Dans l'appareil des suppliants. - Ces mots cum supplicis signifient ou supplications orales, ou cet appareil de suppliants qui consistait à se présenter à l'ennemi avec des branches d'olivier ou de verveine pour demander la paix.

(42)  Une réponse conforme aux désirs de leur roi. - «Metellus, faisant la guerre à Jugurtha, dit Frontin, engagea les ambassadeurs que lui envoya ce prince à trahir leur maître. D'autres leur ayant succédé, il en agit de même, aussi bien qu'avec ceux qui vinrent vers lui en troisième lieu ; mais, s'il ne put réussir à ce que Jugurlha lui fût livré vivant, il n'en retira pas moins un avantage réel de toutes ces trahisons : car, les lettres qu'il avait écrites aux confidents du roi ayant été interceptées, Jugurtha sévit contre eux tous ; et, après s'être privé de ses conseillers, de ses amis, il ne put en trouver d'autres». (Strat , liv. I, ch. VIII, n° 8.) Ce n'était pas à de semblables ruses que descendaient les Camille et les Fabricius ; et cependant Metellus passait pour l'un des hommes les plus vertueux de son temps ! Ce qui choque encore davantage les idées que nous avons de la morale et du droit des gens, c'est de voir Salluste ne pas désapprouver une semblable perfidie, et Frontin la confondre avec les stratagèmes qu'autorise la guerre, et la citer pour modèle.

(43)  C. Marius. Il naquit à Cirréaton, petit village du territoire d'Arpinum. Il était fils de Marius Gratidius, dont la soeur avait épousé Tullius Cicéron, aïeul du célèbre orateur. La famille de Marius ayant été de tout temps sous la clientèle de la maison Cécilia, ses parents l'envoyèrent à Rome, et le mirent sous la protection de Metellus, dont il devait payer les hontes par la plus horrible ingratitude. Il fit ses premières armes à Numance, sous Scipion Emilien, qui ne tarda pas à deviner un grand capitaine dans l'obscur centurion d'Arpinum. Quelques années après, l'an 634 de Rome, Marius obtint le tribunat par la protection de Metellus ; et c'est dès lors qu'il commença à se déclarer l'ennemi de la noblesse. Ayant proposé sur les élections une loi contraire à l'autorité des patriciens, il alla jusqu'à menacer de la prison le consul Cotta et Metellus son bienfaiteur, s'ils continuaient à s'y opposer. Au sortir du tribunat, il brigua vainement l'édilité curule ; puis, s'étant le même jour rabattu sur l'édilité plébéienne, il essuya un second refus ; mais, peu découragé par ce double revers, il demanda quelque temps après la préture, et ne l'obtint qu'en achetant les suffrages du peuple. Accusé pour ce délit, il échappa, par le partage égal des voix, à la condamnation qu'il méritait. Marius tint une conduite honorable dans sa préture et dans le gouvernement de l'Espagne, d'où il revint pauvre. De retour à Rome, malgré son défaut d'éloquence et de fortune, il acquit une grande considération par sa fermeté, son énergie et la simplicité de sa manière de vivre. Ces qualités le firent admettre dans la maison Julia, et il épousa la tante de Jules César. Lors de la guerre de Numidie, Metellus, qui aimait Marius et le connaissait pour un très habile officier, le choisit pour son lieutenant.

(44)  Les vélites. - C'étaient de jeunes soldats agiles et vigoureux, dressés à la manoeuvre de la cavalerie et de l'infanterie. Tite-Live (liv. XXV1, ch. IV), Valère-Maxime (liv. II, ch. III, n° 3) et Frontin (liv. IV, ch. VIII, n° 29) nous apprennent que cette milice fut inventée par le centurion Q. Névius, au siège de Capoue, pendant la seconde guerre punique (an de Rome 542). Valère-Maxime ajoute que, de sou temps, on honorait encore la mémoire de cet habile officier. Appien d'Alexandrie (de Bellis punic.) et Végèce (liv. III, ch. XXIV) attestent qu'on employait les vélites pour porter le désordre dans les corps d'éléphants. Ce nom de vélites venait de volitare, quasi volitantes, a prétendu un des glossateurs du texte de Végèce ; velites dicuntur expediti milites, dit Festus, au texte duquel se trouve cette glose non moins suspecte : quasi volites, id est volantes.

(45)  Pour s'assurer l'avantage d'une place d'armes. - Il y a dans notre texte et si paterentur opportunitates loci, etc. Ce passage a donné lieu à une grande variété de versions : les uns, comme d'Otteville, Lebrun et M. Burnouf, adoptent et si paterentur opportunitates loci ; d'autres, comme M. Mollevaut, ajoutent le mot opperiundi à cette phrase, qu'ils écrivent ainsi : et opperiundi si paterentur opportunitates loci. J'ai suivi la version adoptée par Beauzée et Dureau Delamalle ; mais, quelle que soit celle que l'on choisisse, il faut toujours beaucoup d'efforts pour comprendre la pensée de Salluste, que l'excessive concision du style dérobe presque au lecteur.

(46)  Du milieu s'élève une espèce de colline. - Le président de Brosses, qui, du reste, donne des explications si satisfaisantes sur la bataille de Muthul, me paraît avoir mal compris ce passage : c'était du milieu de la montagne, et non pas du milieu de la plaine intermédiaire, que s'élevait cette colline. Cela posé, il est assez facile de comprendre le récit de la bataille que raconte ici Salluste. Au reste, j'ai pour moi l'autorité de d'Otteville, Beauzée, M. Mollevaut, M. Burnouf. Lebrun et Dureau Delamalle ont entendu comme de Brosses.

(47)  Tous les escadrons et toutes les compagnies. - Singulas turmas atque manipulos. On a blâmé Salluste d'avoir employé ces termes de la tactique romaine pour désigner les divers corps de l'armée numide : ce reproche me paraît peu fondé. Depuis le règne de Masinissa, les rois numides s'étaient attachés à établir dans leurs Etats des coutumes et des dénominations romaines. C'est ainsi que, dans des précédents chapitres, Salluste nous a parlé du premier licteur de Jugurtha, des préfets de ce prince. Ne se rappelle-t-on pas qu'après la seconde guerre punique le sénat envoya à Masinissa les ornements des magistratures curules, et que ce prince se fit gloire de s'en revêtir ?

(48)  Rutilius. - Publius Rutilius Rufus «était, dit Velleius Paterculus, le plus honnête homme, non seulement de son siècle, mais qui ait jamais vécu». On le regardait comme le plus versé de tous les Romains dans la philosophie stoïque, qu'il avait étudiée sous Panétius. Cicéron rappelle avec éloge la gravité digne avec laquelle Rutilius parlait en public. Il servit avec distinction en qualité de tribun militaire au siège de Numance, sous les ordres de Scipion Emilien. Plus tard il fut questeur de Mucius Scévola, ce vertueux personnage qui, dans le gouvernement de l'Asie, montra tant d'équité, de douceur et de désintéressement. Il fut ensuite tribun du peuple, puis préteur ; enfin Metellus le choisit pour son lieutenant. Quand on eut ôté à celui-ci le commandement de la guerre de Numidie, Rutilius revint à Rome, ne voulant pas servir sous Marius. Consul l'an 648 de Rome, il forma les troupes avec lesquelles Marius vainquit les Cimbres. En 660, il prit avec chaleur la défense de la province d'Asie contre les vexations des publicains. Dès ce moment il se vit en butte à la haine des chevaliers romains, qui lui intentèrent une accusation de péculat. Il se défendit avec simplicité, sans descendre à l'attitude de suppliant. Malgré son innocence reconnue, il fut déclaré convaincu, et se retira à Smyrne, où il passa le reste de ses jours, entièrement livré à l'étude. Lorsque Mithridate fit massacrer tous les citoyens romains qui se trouvaient en Asie, Rutilius eut le bonheur d'échapper à la mort. Sylla, vainqueur de Mithridate, lui proposa de revenir à Rome avec lui ; Rutilius s'y refusa «pour ne pas faire, dit Valère-Maxime, quelque chose contre les lois». Durant son exil, il écrivit en langue grecque l'histoire romaine de son temps. Il composa ses Mémoires, dont Tacite fait l'éloge dans la Vie d'Agricola.

(49)  La tête de la colonne. - Ici, par le mot principes, il ne faut pas entendre les princes, c'est-à-dire le corps de troupes qui portait ce nom, mais bien ceux qui marchaient les premiers.

(50)  Profilant de l'avantage du nombre. - Cortius, et après lui Desmares, le Masson, de Brosses, d'Otteville Lebrun, Mollevaut et Burnouf appliquent aux Numides ces mots numero priores. Beauzée et Dureau Delamalle les font rapporter aux Romains. La construction de la phrase, et même l'intelligence du sens, n'excluent ni l'une ni l'autre de ces deux explications ; mais, dans le doute, je me suis décidé pour celle qui compte en sa faveur la majorité des suffrages.

(51)  Quatre cohortes légionnaires. - C'est mal à propos que Salluste se sert du mot cohortes ; car la division des légions en cohortes est postérieure à la bataille de Muthul, puisqu'elle fut l'ouvrage de Marius pendant son second consulat, deux ans après cette bataille, l'an de Rome 647. Au reste, ce genre d'inadvertance est très commun chez les historiens anciens ; Tite-Live l'a commise fort souvent à l'occasion des cohortes. Ainsi, dans son liv. XXIV, ch. XXXIV, en racontant le siège de Syracuse, il fait mention des vélites, qui ne furent institués que deux ans après.

(52)  Il exhorte les siens. - Une des grandes difficultés pour les traducteurs d'auteurs latins, ce sont les discours indirects, qui se rencontrent si souvent dans Tite-Live et dans Tacite, comme dans Salluste. «Ces discours indirects sont durs et fatigants en français, observe d'Otteville, au lieu qu'ils ont de la grâce en latin. Il est à présumer que l'auteur qu'on traduit, si c'est un homme de goût, les aurait évités en écrivant dans notre langue. Les historiens latins ont travaillé et poli avec soin le discours direct. Telles sont les harangues que Salluste met dans la bouche de César, de Caton et de Marius même, le moins éloquent des Romains. Ils ont au contraire laissé brut et sans ornements le discours indirect : l'un est l'édifice entier, l'autre n'en est que la charpente et les matériaux». De ces réflexions faut-il conclure qu'un traducteur peut se donner la licence de changer en discours directs ceux que son auteur a laissés sous l'autre forme ? D'Otteville répond avec raison qu'on doit rarement prendre cette latitude. «La majesté de l'histoire, ajoute ce critique, n'aurait-elle pas lieu de rougir de la ressemblance qu'un trop grand nombre de discours directs lui donnerait avec nos romans modernes ?»

(53)  Par la nuit tombante. - Etjam die vesper erat. Ici, die est pour diei, comme dans ce vers de Virgile, Géorg., liv. I, v. 208 : Libra die somnique pares ubi fecerit horas. Servius en prend occasion de remarquer que c'était là l'ancienne forme du génitif, et que Salluste avait dit encore acie pars pour aciei ; mais le passage auquel fait allusion Servius est perdu, tandis que, dans le chapitre XCVII de la Guerre de Jugurtha, nous voyons que notre historien dit encore vix decima parte die reliqua pour diei.

(54)  Au peu de connaissance que nous avions du pays. - Ici, ignara est pour ignota. Sallusto a usé précédemment de la même locution, en disant ignara lingua {voyez ci-dessus, ch. XVIII) pour ignorata. M. Burnouf signale un exemple semblable dans les Annales de Tacite (liv. XV, ch. LXXVII) : Cui enim ignaram fuisse saevitiam Neronis ?

(55)  Il avait tenues fort serrées. - Arte statuerat. Ici, arte est pour arcte adverbe, qui signifie étroitement.

(56)  Et la joie de la victoire. - Fessi laetique erant. J'ai adopté cette version, qui a pour elle l'autorité des Mss. et celle d'Havercamp, de Cortius et de M. Burnouf. D'ailleurs, rien n'est plus contraire à la brièveté de Salluste que cette version adoptée par plusieurs éditeurs : fessi lassique.

(57)  Chez quel peuple s'était réfugié Jugurtha. - J'ai interprété tout autrement cette phrase qu'on ne l'a fait jusqu'à présent : Jugurtha ubi gentium. Tous les autres traducteurs ont mis en quel lieu était Jugurtha ; mais cela ne rend pas la force du mot gentium. Si ubi gentium avait été mis par Salluste pour ubinam, il y aurait ici une emphase bien gratuite. Metellus ne pouvait-il pas supposer que Jugurtha s'était retiré chez les Gétules ou chez les Maures, comme il le fit plus tard ?

(58)  La nuit, dérobant sa marche par des routes détournées - «On raconte, dit Frontin (liv. II, ch. 1, n° 13), que Jugurtha, se souvenant de l'épreuve qu'il avait faite de la valeur romaine, avait coutume de n'engager d'action qu'au déclin du jour, afin que si ses troupes étaient mises en fuite par l'ennemi, elles pussent couvrir leur retraite à la faveur de la nuit».

(59)  Les cohortes. - Il s'agit ici des cohortes des alliés ; et, dans ce cas, cette expression n'est point un anachronisme.

(60)  Leur impuissance de le trahir. - Par la crainte des horribles supplices qui les attendaient s'ils venaient à tomber en la puissance des Romains. Valère-Maxime (liv. II, ch. VII) en donne divers exemples : Q. Fabius Maximus leur fit couper les mains (n° 11); Scipion, le premier Africain, les fit mettre en croix (n° 12) ; le second Africain les livra aux bêtes (n° 13); Paul-Emile les fit fouler aux pieds par les éléphants (n° 14).

(61)  Les autres s'approchent. - Le texte de cette phrase a été interpolé par des éditeurs ou par des traducteurs qui ne l'avaient pas comprise. Romani, pro ingenio quisque, dit Salluste, pars eminus glande, aut lapidibus pugnare, alii succedere, ac murum modo suffodere, modo scalis adgredi : cupere proelium in manibus facere. L'explication de ces mots, pro ingenio, etc., «selon que chacun a plus ou moins de courage», se trouve dans l'opposition des uns, qui se contentent de jeter de loin des projectiles, pars eminus, etc.,«et des autres, qui s'approchent de la muraille, brûlant de combattre de près», alii succedere, etc. ; mais des éditeurs, faute de comprendre succedere, qui veut dire s'approcher des murailles, succedere muris, ont cru la phrase incomplète, et, avant ce membre de phrase, ont ajouté evadere alii. M. Burnouf, dans son édition, a, d'après Cortius, fait justice de cette interpolation.

(62)  Des torches enduites de poix et de soufre. - Il y a dans le latin praeterea pice et sulfure taedam mixtam. D'autres éditeurs, entre autres M. Burnouf, adoptent une version différente : Picem sulfure et taeda mixtam. «Taeda, dit ce savant philologue, sing. numero, hic sumetur non pro una aliqua face, sed pro materia ipsa, qua faces seu taedae fiunt».
Le président de Brosses cite à ce sujet un fragment de Quadrigarius, ancien historien antérieur à Salluste, et qui avait écrit, dans ses Annales, l'histoire du siège de Zama. En rapportant de quelle manière Metellus faisait soutenir ceux qui montaient à l'assaut par les frondeurs et par les archers, Quadrigarius remarque qu'en pareil cas ces sortes de troupes ont beaucoup d'avantage sur celle du même genre, qui défendent la muraille. «Car, dit-il, ceux qui se servent de l'arc et de la fronde ne peuvent jamais tirer juste de haut en bas. Leurs traits n'incommodaient que fort peu les soldats de Metellus ; au lieu que les coups de ces sortes d'armes, étant beaucoup plus sûrs de bas en haut, défendaient aux assiégés l'approche de leurs créneaux».

(63)  Sur le camp des ennemis. - Castra hostium. On a remarqué que cet endroit est du petit nombre de ceux où Salluste appelle les Romains les ennemis.

(64)  Pour le meurtre de Massiva. - Voyez ci-dessus, ch. XXXV. Le lecteur a pu remarquer avec quel soin Salluste affecte de rappeler en peu de mots des circonstances qu'il a déjà rapportées, ce qui donne à sa narration quelque chose de l'exactitude du style archaïque. Le traducteur français doit respecter ce caractère particulier du style de notre auteur, et ne pas se permettre de rejeter ces répétitions, comme le P. d'Otteville l'a fait en cet endroit.

(65)  Des ambassadeurs sont envoyés au général romain. - Salluste ne dit pas qu'ils furent gagnés par Metellus ; mais Frontin, dans un passage déjà cité, le dit positivement : Eodem consilio usus est et adversus tertios. «Il suivit la même conduite à l'égard d'une troisième ambassade». (Strat., liv. I, ch. VIII, n° 8)

(66)  Tous les sénateurs. - Les sénateurs qui se trouvaient à l'armée étaient les lieutenants du consul, les questeurs, et même les tribuns des quatre premières légions. Cicéron (discours pour Cluentius, ch. LIV) parle des tribuns de ces légions comme ayant voix au sénat.

(67)  Aptes à y prendre place. - Idoneos ne veut pas dire les plus habiles, les plus dignes, comme l'ont entendu plusieurs traducteurs ; mais ceux qui, par leur grade, étaient aptes à être appelés à ce conseil de guerre. Au surplus, on voit, dans les Commentaires de César, que les conseils de guerre se composaient de la plupart des tribuns militaires et des centurions de première classe : compluresque tribuni militum et primorum ordinum centuriones. (De Bell. gall., lib. V, cap. XXIX)

(68)  La plupart furent effectivement livrés. - Trois mille transfuges furent livrés, dit Paul Orose, outre trois cents otages et une grande quantité de blé (liv. V, ch. XIV).

(69)  Pour y recevoir de nouveaux ordres - Ad imperandum, qui se trouve dans le texte, est ici pour ut et imperaretur ; et prouve, entre mille exemples, que les gérondifs latins ont le sens actif ou passif. Ainsi, dans le ch. V ci-dessus, nous avons vu quo ad cognoscendum (pour ut cognoscantur) omnia illustria magis magisque in aperto sunt ; dans Justin (liv. XVII, ch. III), Athenas erudiendi (pour ut erudiretur) gratia missus ; dans Velleius (liv. II, ch. XV), ut cives romanos ad censendum (pour ut censerentur) ex provinciis in Italiam revocaverint. M. Burnouf, dans son Commentaire, cite encore plusieurs exemples de cette singularité philologique.
La loyauté réprouve assurément la conduite de Metellus à l'égard de Jugurtha ; mais elle avait pour elle l'approbation du sénat de Rome, dont la politique n'était jamais gênée par aucune considération d'honneur ou d'équité. C'est ce qui a fait dire à Montesquieu : «Quelquefois ils traitaient de la paix avec un prince sous des conditions raisonnables ; et, lorsqu'il les avait exécutées, ils en ajoutaient de telles, qu'il était forcé de recommencer la guerre. Ainsi, quand ils se furent fait livrer par Jugurtha ses éléphants, ses chevaux, ses trésors, ses transfuges, ils lui demandaient de livrer sa personne ; chose qui, étant pour un prince le dernier des malheurs, ne peut jamais être une condition de paix».

(70)  L'aruspice lui prédit. - Marius prétendait avoir eu de tout temps des présages de sa grandeur future. Plutarque, dans la vie de ce Romain, rapporte tous les contes qu'il sut répandre parmi le vulgaire ignorant, et qui semblaient annoncer son élévation. Mais, comme l'observe fort bien le président de Brosses, parmi ces présages, on doit mettre au premier rang le jugement que Scipion Emilien porta sur Marius au siège de Numance, où, selon Velleius, Jugurtha ac Marius sub eodem Africano militantes in iisdem castris didicere, quae postea in contrariis facerent. Cet oracle d'un grand homme valait bien celui du prêtre d'Utique, et l'on ne doit pas douter qu'il n'ait, plus que tout autre motif, enflammé l'ambition de Marius. Quoi qu'il en soit, cet illustre Romain parut toute sa vie ajouter une foi entière à ces prédictions. Etait-il la première dupe de ces prestiges ? c'est ce qu'on ne saurait décider. L'ignorance et la grossièreté de Marius n'étaient pas affectées ; mais il n'en est pas moins vrai que la rudesse de ses manières cachait l'esprit le plus subtil et le plus rusé. Nous ne déciderons pas, comme de Brosses, que Marius avait lui-même dicté la prédiction du prêtre d'Utique. L'enthousiasme qu'inspiraient à tant de Romains les vertus incultes du lieutenant de Metellus, les espérances que le parti populaire attachait à son élévation, peuvent bien avoir fait tout le prodige.

(71)  Que tout lui serait prospère. - Cuncta prospera eventura. Ici, prospera est pour l'adverbe prospere. Ainsi, dans la Catilinaire (ch. XXVI) : Quae occulte tentaverat aspera foedaque evenerant, pour aspere foedeque.

(72)  Simplicité dans la paix. - Velleius Paterculus fait de Marius un portrait à peu près semblable : Natus agresti loco, hirtus atque horridus, vitaque sanctus ; quantum bello optimus tantum pace pessimus, immodicus gloriae, insatiabilis, impotens, semperque inquietus (lib. II, cap. X). Ailleurs ce même historien, en rapportant la mort de Marius, ajoute : Vir in bello hostibus, in otio civibus infestissimus, quietisque impatientissimus. (Ibid., cap. XVI).

(73)  Que son ambition perdit par la suite. - Après Plutarque (in Mario) et Appien (de Bell. civ., lib. I), on peut consulter Valère-Maxime sur les étranges vicissitudes qui marquèrent la vie de Marius (liv. VI, ch. IX, n° 14).

(74)  Indigne de cet honneur. - Salluste présente à peu près les mêmes réflexions au sujet des difficultés que Cicéron eut à vaincre pour arriver au consulat (Bell. Catil., ch. XXIII). En effet, le triomphe de Sylla sur la faction populaire avait placé la République presque dans la même situation où elle se trouvait après la mort des Gracques. Et il est assurément bien digne de remarque que deux citoyens natifs d'Arpinum, unis par les liens du sang (car Cicéron était, par les femmes, neveu de Marius), aient, à quarante ans d'intervalle, éprouvé les mêmes difficultés pour parvenir au consulat.

(75)  A peine dans sa vingtième année. - Plutarque (Vie de Marius) rapporte ce même propos de Metellus. Or l'âge fixé par les lois pour le consulat était de quarante-trois ans. Marius aurait donc eu vingt-quatre ans à attendre avant de se mettre sur les rangs. Le mot était d'autant plus injurieux, que ce plébéien ambitieux, né l'an de Rome 698 (156 av. J.-C), était alors dans sa quarante-huitième année. Le fils de Metellus s'appelait Q. Cécilius Metellus ; il fut surnommé Pius dans la suite, à cause du zèle pieux avec lequel il sollicita du peuple le rappel de son père, qu'avait fait exiler l'ingrat Marius. Ici se trouve quelque différence entre Salluste et le témoignage de Frontin au sujet de la première campagne du jeune Metellus. Par ces mots : Contubernio patris ibidem militabat, notre historien semble faire entendre qu'il vivait pour ainsi dire sur le pied d'égalité avec son père. Le consul Metellus, au contraire, selon Frontin, bien qu'aucune loi ne lui défendît d'admettre son fils sous la même tente que lui, voulut cependant qu'il vécût comme un simple soldat : Q. Metellus consul, quamvis nulla lege impediretur quin filium contubernalem perpeluum haberet, maluit tamen in ordine merere. Il est probable que c'est Frontin qui a le mérite de l'exactitude pour cette petite circonstance, sur laquelle Salluste, occupé de la suite des faits, n'a sans doute pas arrêté son attention.

(76)  Tous les moyens lui semblent bons. - Diodore (fragments du liv. XXXIV) présente la conduite de Marius sous des couleurs plus honorables ; mais il est à croire que Velleius Paterculus, Plutarque, et surtout Salluste, ont été mieux informés.

(77)  Les gens pressés ne trouvent jamais qu'on aille assez vite. - D'autres traducteurs ont dit : Et que la cupidité ne sait jamais attendre. Ce sens est assurément très plausible ; mais j'ai voulu conserver l'espèce de vague qui se trouve dans la phrase de Salluste.

(78)  Avait substitué ses Etats. - D'après cette disposition testamentaire de Micipsa, Gauda serait devenu l'héritier du trône en cas de décès d'Adherbal, d'Hiempsal et de Jugurtha.

(79)  Pour des cavaliers romains. - Il y a dans le latin equites ; quelques traducteurs ont rendu ce mot par chevaliers romains, ce qui est absurde. Duplices fuerunt equites, dit Rosin (Antiquit. rom.), alii oppositi peditatui in exercitu, quales fuerunt omnes qui equo privato meruerunt, et illi nihil ad hunc ordinem (equitum roman.) pertinuerunt. Salluste n'énonce pas tous les motifs de ressentiment qu'avait Gauda contre Metellus, qui lui avait refusé de lui remettre entre les mains certains transfuges numides. (Voyez les Fragments de Dion Cassius.)

(80)  Et les chevaliers romains, tant militaires que négociants. - Il est bien évident ici que, par ces mots : et equites romanos, milites et negotiatores, Salluste n'indique pas trois sortes, mais un seul ordre de personnes, qui, attachées à la classe des chevaliers romains, servaient les unes dans l'armée, les autres faisaient le commerce à Utique. On sait, en effet, que les chevaliers romains exerçaient à la fois le négoce et la perception des impôts dans les provinces.

(81)  Très défavorable à Metellus. - On lit dans les fragments d'Appien sur la guerre de Numidie, que Metellus n'était pas aimé des troupes à cause de la rigueur avec laquelle il faisait observer la discipline. «Ainsi, ajoute Dion Cassius, les calomnies que Marius débitait contre lui étaient écoutées avec avidité, aussi bien par les soldats que par les commerçants d'Afrique, et par le menu peuple de Rome». (Fragments recueillis par Valois.)

(82)  Par la loi Mamilia. - Salluste désigne ainsi la loi qu'avait fait rendre le tribun C. Mamilius Limetanus, suivant la coutume des Romains de donner aux lois le nom de ceux qui les avait proposées. (Voyez le ch. XL).

(83)  Détestait l'ordre et le repos. - Quelque peu porté que doive être un traducteur à ajouter à Salluste, voici cependant un de ces passages en style pour ainsi dire archaïque, où, pour la liaison des idées, il faut bien qu'il ait recours à la paraphrase.

(84)  Vers la troisième heure. - Les Romains comptaient douze heures de jour depuis le lever jusqu'au coucher du soleil : ainsi la troisième heure était alors ce qu'est pour nous neuf heures du matin ; un peu plus tôt en été, un peu plus tard en hiver.

(85)  Il n'était que citoyen latin. - Les lois pénales ne prononçaient pas la mort contre les citoyens romains, dont le dernier supplice était l'exil ; mais cette disposition, établie successivement par les lois Porcia et Sempronia, n'était pas observée à l'armée pour un citoyen qui avait commis quelque faute grave contre son devoir. L'histoire en fournit plusieurs exemples, et l'on ne voit pas pourquoi Salluste fait ici cette distinction. Au reste, si l'on en croit Plutarque (Vie de Marius), Turpilius était innocent, et sa condamnation fut l'ouvrage de Marius. Il avait échappé au massacre de Vacca, «parce qu'il traitait, dit Plutarque, doucement et gracieusement les habitants d'icelle». Metellus avait voté pour l'absoudre ; mais, son avis n'ayant pas prévalu, il fut obligé de prononcer l'arrêt de mort. L'innocence de Turpilius fut depuis reconnue. On conçoit la douleur de ses juges. Seul, le féroce Marius s'en réjouit. Il se vanta «d'avoir attaché au cou de Metellus une furie vengeresse, du sang de son hôte qu'il avait fait mourir à tort». Metellus, selon Appien, fit mourir aussi tous les principaux habitants de Vacca.

(86)  Allaient jusqu'à la démence. - Ce tableau énergique des angoisses de Jugurtha rappelle un passage de Télémaque (liv. III), dans lequel Fénelon a, sous le nom de Pygmalion, décrit les terreurs continuelles dont Cromwell était obsédé. «Tout l'agite, tout l'inquiète, le ronge ; il a peur de son ombre ; il ne dort ni nuit ni jour... On ne le voit presque jamais ; il est seul, triste, abattu, au fond de son palais ; ses amis mêmes n'osent l'aborder de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible tient toujours des épées nues et des piques levées autour de sa maison. Trente chambres qui communiquent les unes aux autres, et dont chacune a une porte de fer et six gros verrous, sont le lieu où il se renferme : on ne sait jamais dans laquelle de ces chambres il couche, et ou assure qu'il ne couche jamais deux nuits de suite dans la même, de peur d'y être égorgé», etc. Après Fénelon, M. Villemain, dans la Vie de Cromwell, a retracé les mêmes particularités, et tout le morceau paraît le plus heureusement inspiré par Salluste : «Menacé par de continuels complots, effrayé de vivre au milieu des haines innombrables qu'il avait soulevées contre lui, épouvanté du prix immense que l'on pouvait attacher à sa mort, redoutant la main d'un ami, le glaive d'un émissaire de Charles ou d'un fanatique, il portait sous ses vêtements une cuirasse, des pistolets, des poignards, n'habitait jamais deux jours de suite la même chambre, craignait ses propres gardes, s'alarmait de la solitude, sortait rarement, par de brusques apparitions, au milieu d'une escorte nombreuse ; changeait et mêlait sa route, et, dans la précipitation de ses voyages, portait quelque chose d'inquiet, d'irrégulier, d'inattendu, comme s'il avait toujours eu à déconcerter un plan de conspiration ou à détourner le bras d'un assassin». Ces derniers traits s'appliquent plus particulièrement, comme imitation, à ce qu'ajoute Salluste, au chapitre LXXIV, sur l'affreuse situation d'esprit de Jugurtha.

(87)  Et qu'il avait offensé, le laisse enfin partir. - Simul et invisum et offensum sibi. Des éditions portent invitum au lieu d'invisum ; mais ce mot fait pléonasme après cette circonstance notée par Salluste, fatigantem de profectione, tandis que l'opposition est parfaitement juste entre invisum et offensum. - Le laisse enfin partir. Plutarque rapporte que Metellus ne laissa partir Marius que douze jours avant les comices. En deux jours et une nuit celui-ci fit le long trajet qu'il y avait du camp jusqu'à Utique ; puis delà, après quatre jours de navigation, il arriva en Italie, et se hâta de se présenter devant l'assemblée du peuple pour solliciter le consulat.

(88)  Après une longue suite d'années. - Post multas tempestates. Quelques traducteurs ont rendu ces mots par ceux-ci : Après beaucoup de troubles ; contre-sens. On sait d'ailleurs que cette élection de Marius se fit sans aucune opposition. (Plutarque, Vie de Marius) Salluste emploie les mêmes expressions dans sa Catilinaire (ch. LVI) : multis tempestatibus.

(89)  Convaincu que tout est possible à Metellus. - Ici le mot infectum ne doit pas être pris dans le sens du participe passif ; mais, dans une acception plus générale, Térence a dit (Eun., acte III, sc. V, v. 20) : Amore cogente, nihil est infectum cupientibus. Infectum est pris ici dans le même sens que chez notre auteur, c'est-à-dire dans la même acception qu'invictus (qui non vinci potest), incorruptus (qui non corrumpi, etc.).

(90)  Sur lesquelles on hisse des tours. - Les tours dont les assiégeants se servaient pour l'attaque d'une ville étaient d'énormes machines carrées, de dix à douze pieds de large sur chaque face, et proportionnées en élévation à la hauteur du mur de la place, qu'elles devaient toujours excéder. La charpente de chaque tour était garnie de cuir cru pour empêcher les assiégés d'y mettre le feu. On posait les tours sur des roues, et on les faisait avancer à force de bras vers la muraille. Elles étaient divisées en trois étages : dans le bas était la machine du bélier pour battre 1e pied des remparts ; au milieu une espèce de pont-levis qu'on abattait sur la crête du mur, et par lequel les soldats, logés dans cette partie de la tour, faisaient une invasion sur les remparts, d'où ils chassaient les assiégés. Le dessus était une plate-forme entourée d'une balustrade. Là se tenaient des archers et des soldats armés de longues piques pour écarter les défenseurs de la muraille. (Végèce, liv.IV, ch. XVII).

(91)  Le bélier commença à battre les murailles. - L'historien Josèphe (de Bello judaico, lib. III, cap. XV) donne une ample description de cette machine, dont Végèce se contente d'énoncer l'usage, parce que, sans doute, elle était trop connue de son temps pour être décrite (lib. IV, cap. XIII, XVII et XXIII). On attribue généralement l'invention du bélier à Epeus, l'un des chefs grecs au siège de Troie (Pline, liv. VII, ch. LVI) ; mais Vitruve (liv. X, ch. XIX) prétend qu'il fut imaginé par les Carthaginois au siège de Gades. Il fut, par la suite des temps, perfectionné par Cétras de Chalcédoine ; enfin, au siège de Byzance, par Polyde le Thessalien, qui servait sous les ordres de Philippe, roi de Macédoine et père d'Alexandre.

(92)  Les deux Syrtes, qui tirent leur nom de la disposition même des lieux. - Syrtes vient du mot grec surein, qui veut dire attirer, parce qu'il semble que les vaisseaux y soient attirés par le tournoiement des flots. Varron attribue ce mouvement continuel du fond de la mer à des bouffées de vent souterrain qui viennent de la côte, et qui poussent tout à coup de côté et d'autre les flots et les sables. Virgile a dépeint ce phénomène dans sa description de la tempête qui fit périr une partie de la flotte troyenne sur la côte d'Afrique : Tres Eurus ab alto, / Inbrevia et Syrtes urget, miserabile visu ; / Illiditque vadis, atque aggere cingit arenae. (Eneide, I, v.110).
On lit dans Lucain (Pharsale, liv. IX) une description des Syrtes assez conforme à celle de Salluste. Voici les traits principaux pris da la traduction de Brébeuf, avec quelques modifications : Des dieux irrésolus ces ouvrages douteux / Ne sont ni mer ni terre, et sont toutes les deux. / Pour repousser les eaux ou leur servir de couche, / Pour ne céder jamais à leur vague farouche, / Ou pour céder toujours à leurs flots courroucés, / Leur assiette est trop basse ou ne l'est pas assez / Par des bancs spacieux ici l'onde est brisée, /Là par des flots captifs la terre est divisée.

(93)  Et de continuer son chemin. - Sulpice Sévère, Pomponius Mela et Solin confirment ces détails, présentés d'une manière si animée par Salluste. «Dans ce malheureux pays, dit Solin, la mer a les dangers de la terre, et la terre, ceux de la mer. La vase fait échouer le voyageur dans les Syrtes, et le vent le fait échouer dans les sables». Lucain (Pharsale, liv. IX) a également fait la description de ce désolant fléau des déserts de la Numidie. Citons encore la traduction trop dédaignée de Brébeuf : «La terre leur fournit la tourmente des flots. / Le vent n'y trouve point de monts qui le maîtrisent, / De forêt qui le lasse, ou de rocs qui le brisent. / Trop libre en sa fureur, il porte dans les champs / Des nuages de terre et des syrtes volants. / Les sables agités et la poussière émue / Egarent les Romains en leur frappant la vue ; / Et des noirs tourbillons les insolents efforts / Meurtrissent le visage et repoussent les corps.
M. Burnouf, dont le Commentaire offre de si riches études sur Salluste, a eu l'heureuse idée de rappeler à cette occasion un des plus beaux passages des Martyrs (liv. XI) : «Soudain de l'extrémité du désert accourt un tourbillon, dit M. de Chateaubriand ; le sol, emporté devant nous, manque à nos pas, tandis que d'autres colonnes de sables enlevées derrière nous roulent sur nos têtes. Egaré dans un labyrinthe de tertres mouvants et semblables entre eux, le guide déclare qu'il ne reconnaît plus sa route, etc.»

(94)  Les Grecs. - C'est-à-dire les Cyrénéens, qui étaient Grecs d'origine.

(95)  Et sont enterrés vifs. - Valère-Maxime a aussi raconté l'histoire des Philènes (liv. V, ch. VI); il fait même, à leur sujet, des réflexions très belles. Pline (liv. V, ch. IV) dit que les autels des Philènes étaient des monceaux de sables ; mais il n'en restait déjà plus de trace dès le temps de Strabon. Des critiques ont traité de fable cette merveilleuse anecdote, qui cependant n'a rien d'invraisemblable ; et c'est sans doute le cas de leur appliquer ce que Salluste dit lui-même sur les faits qui sortent de la classe ordinaire : Quas sibi quisque facilia factu putat, eoquo animo accipit ; supra ta, veluti ficta, pro falsis habentur. (Catil., cap. III)