Caligula

I. Exploits et mort de Germanicus, père de Caligula. - II. Il périt victime de la haine de Tibère et de Pison. - III. Son portrait. Ses vertus, ses talents. Sa modération. - IV. Sa popularité. - V. Douleur universelle causée par sa mort. - VI. Marques de deuil à Rome. - VII. Mariage et enfants de Germanicus. - VIII. Opinions diverses sur le lieu où naquit Caligula. - IX. Il inspire une grande affection aux soldats. - X. Sa jeunesse. Sa dissimulation. - XI. Ses inclinations basses et cruelles. - XII. Il est soupçonné d'avoir fait périr Tibère. - XIII. Tous les voeux l'appellent à l'empire. - XIV. Il est proclamé empereur. - XV. Honneurs qu'il affecte de rendre à sa famille. - XVI. Il augmente par tous les moyens sa popularité. - XVII. Ses consulats. Ses largesses au peuple. - XVIII. Ses spectacles. - XIX. Il jette un pont sur le golfe de Baies. - XX. Ses spectacles dans les provinces, où il fonde aussi des concours. - XXI. Ses constructions. Ses projets. - XXII. Son orgueil. Il se fait dieu. - XXIII. Ses attentats contre sa famille. - XXIV. Son commerce criminel avec ses soeurs. - XXV. Ses adultères. - XXVI. Ses meurtres. Son mépris pour tous les ordres de l'Etat- XXVII. Ses cruautés. - XXVIII. Ses cruautés. - XXIX. Ses cruautés. - XXX. Ses cruautés. - XXXI. Ses cruautés. - XXXII. Ses cruautés. - XXXIII. Ses cruautés. - XXXIV. Ses cruautés. - XXXV. Ses cruautés. - XXXVI. Ses débauches. - XXXVII. Ses profusions. - XXXVIII. Ses exactions. - XXXIX. Ses vols dans les ventes publiques. - XL. Il lève de nouveaux impôts. - XLI. Il établit un mauvais lieu dans le palais. Ses profits au jeu. - XLII. Sa passion pour l'argent. - XLIII. Son expédition en Germanie. - XLIV. Ses exploits. - XLV. Ses supercheries pour faire croire à sa bravoure et à des victoires. - XLVI. Ses immenses préparatifs de guerre, pour ramasser des coquillages. - XLVII. Son triomphe. - XLVIII. Ses desseins contre les légions révoltées après la mort d'Auguste. - XLIX. Ses menaces contre le sénat. Il se contente de l'ovation. Crimes qu'il méditait. - L. Son portrait. Ses infirmités. Ses insomnies. - LI. Ses fanfaronnades et ses lâchetés. - LII. Sa manière de s'habiller. - LIII. Son genre d'éloquence. - LIV. Sa passion pour le chant, la danse, les courses de chars et les combats de gladiateurs. - LV. Ses préférences et ses antipathies dans les jeux du cirque. Ses folies pour le cheval Incitatus. - LVI. Conspirations formées contre lui. - LVII. Présages de sa mort. - LVIII. Il est tué par Chéréa et d'autres conjurés. - LIX. Ses funérailles. Son exhumation. Mort de Césonie et de sa fille. - LX. Incrédulité générale à la nouvelle de sa mort. Le sénat songe à rétablir la liberté.


I. Germanicus, père de C. César et fils de Drusus et de la plus jeune Antonia, fut adopté par Tibère, son oncle paternel. Il exerça la questure cinq ans avant l'âge exigé par les lois, et le consulat immédiatement après. Envoyé en Germanie pour y prendre le commandement de l'armée, il contint, avec autant d'énergie que de fidélité, toutes les légions, qui, à la première nouvelle de la mort d'Auguste, refusaient obstinément de reconnaître Tibère pour empereur, et lui déféraient à lui-même le gouvernement de l'Etat. Il vainquit ensuite l'ennemi, et revint triompher à Rome. On le créa consul pour la seconde fois ; mais, avant que d'entrer en charge, il fut, pour ainsi dire, chassé de Rome par Tibère, qui l'envoya pacifier l'Orient. Après avoir vaincu le roi d'Arménie, et réduit, la Cappadoce en province romaine, il mourut à Antioche, à l'âge de trente-quatre ans, d'une maladie de langueur, qui donna lieu à des soupçons d'empoisonnement. En effet, outre les taches livides qu'il avait sur tout le corps, et l'écume qui lui sortait de la bouche, on remarqua, lorsqu'il fut brûlé, que son coeur était resté intact ; or, l'on croit communément que le coeur imprégné de poison résiste à l'action du feu.

II. On attribua sa mort à la haine secrète de Tibère, et à l'active complicité de Cn. Pison. Ce Pison, investi, vers le même temps, du gouvernement de la Syrie, se croyait, disait-il, obligé, par une impérieuse nécessité, d'être l'ennemi du père ou du fils. Il ne cessa de faire endurer à Germanicus, même pendant sa maladie, les plus sanglants outrages, par ses discours et par sa conduite. Aussi, à son retour à Rome, pensa-t-il être mis en pièces par le peuple ; et il fut condamné à mort par le sénat.

III. Germanicus possédait, on le sait, tous les avantages du corps et toutes les qualités de l'âme, à un degré où personne ne les eut jamais : une valeur et une beauté singulières ; une grande supériorité d'éloquence et de savoir dans les deux langues ; une admirable bonté d'âme, et, avec une rare envie de plaire et d'être aimé, de merveilleux talents pour y réussir. Le seul défaut qui déparât sa beauté était d'avoir les jambes un peu grêles ; mais il le corrigea par l'habitude de monter à cheval après ses repas. Il attaqua corps à corps et tua de sa main nombre d'ennemis. Il plaida des causes, même après son triomphe. Entre autres monuments de ses études, il nous a laissé des comédies grecques. Il était également affable dans la vie publique et dans la vie privée. Il entrait sans licteurs dans les villes libres et alliées de Rome. Voyait-il quelque part le tombeau d'un grand homme, il y offrait des sacrifices à ses mânes. Voulant réunir dans un même sépulcre les ossements, depuis longtemps dispersés, des soldats égorgés dans la défaite de Varus, il les recueillit de sa main et les y porta lui-même. Il n'opposait à ses détracteurs, quelles que fussent la cause et la violence de leur inimitié, que la douceur et la modération. Pison avait cassé ses décrets, et maltraité ses clients ; il ne lui témoigna enfin de ressentiment que quand il le vit employer aussi contre lui les maléfices et d'odieuses pratiques de religion. Et alors même il se contenta de renoncer publiquement à son amitié, selon l'ancienne coutume, et de confier aux siens sa vengeance, s'il lui arrivait malheur.

IV. Il recueillit le plus beau fruit de tant de vertus, et inspira une telle estime, un tel amour à ses proches, qu'Auguste (sans parler des autres) balança longtemps s'il ne le choisirait pas pour son successeur, et le fit adopter par Tibère. Il jouissait aussi à un tel point de la faveur populaire, que, selon le témoignage de la plupart des auteurs, la foule immense qui, à son arrivée ou à son départ, se précipitait à sa rencontre ou à sa suite, lui fit courir plus d'une fois risque de la vie. Quand il revint de Germanie, après y avoir apaisé les séditions, toutes les cohortes prétoriennes allèrent au-devant de lui, quoique cet ordre n'eût été donné qu'à deux d'entre elles ; et les habitants, de tout sexe, de tout âge, de toute condition, se répandirent sur sa route jusqu'à vingt milles de Rome.

V. Mais des témoignages d'affection plus grands encore et plus énergiques éclatèrent à sa mort et longtemps après. Le jour où il cessa de vivre, on lança des pierres contre les temples, on renversa les statues des dieux ; quelques citoyens jetèrent dans la rue leurs dieux Lares, ou exposèrent leurs enfants nouvellement nés. On dit même que les barbares, alors en guerre contre nous ou entre eux, consentirent, comme dans un deuil universel, à une suspension d'armes ; que quelques princes, en signe d'une profonde douleur, se coupèrent la barbe, et firent raser la tête de leurs femmes ; enfin que le roi des rois s'abstint de la chasse et n'admit point les grands à sa table ; ce qui, chez les Parthes, équivaut à la clôture des tribunaux parmi nous.

VI. A Rome, la population, consternée, éperdue, à la première nouvelle de sa maladie, attendait avec anxiété d'autres courriers. Tout à coup, vers le soir, le bruit se répandit, on ne sait comment, que Germanicus était rétabli. Alors on court de toutes parts au Capitole avec des flambeaux et des victimes : on brise, ou peu s'en faut, les portes du temple, dans l'impatience d'offrir aux dieux des actions de grâces. Tibère endormi est réveillé par les cris de joie du dehors, et par des voix qui chantaient : «Rome est sauvée, la patrie est sauvée, Germanicus est sauvé !» Mais lorsque sa mort fut devenue certaine, aucune consolation, aucun édit ne put mettre de bornes à la douleur publique : elle dura même pendant les fêtes du mois de décembre. Les abominations des temps qui suivirent ajoutèrent encore à sa gloire et au regret de sa perte, tout le monde étant persuadé, avec raison, que le respect et la crainte où il tenait Tibère servaient de frein à sa cruauté, qui, en effet, ne tarda pas à éclater.

VII. Germanicus avait épousé Agrippine, fille de M. Agrippa et de Julie, et il en eut neuf enfants, dont deux moururent en bas âge et un troisième au sortir de l'enfance. Ce dernier était déjà plein d'agréments : Livie consacra sa statue, habillée en Cupidon, dans le temple de Vénus, au Capitole : Auguste avait son portrait dans sa chambre, et le baisait chaque fois qu'il y entrait. Les autres survécurent à leur père, savoir : trois filles, Agrippine, Drusilla et Livilla, nées dans l'espace de trois années consécutives ; et trois garçons, Néron, Drusus et C. César. Néron et Drusus furent déclarés ennemis publics par le sénat, sur l'accusation de Tibère.

VIII. C. César naquit la veille des calendes de septembre, sous le consulat de son père et de C. Fontéius Capito. Il existe une grande diversité d'opinions quant au lieu où il est né. Cn. Lentulus Gétulicus prétend que c'est à Tibur ; Pline, chez les Trévires, dans un village du canton Ambiatin, au-dessus de Coblentz ; et il ajoute, pour preuve, que l'on y montre encore des autels avec cette inscription : AUX COUCHES D'AGRIPPINE. Des vers publiés au commencement de son règne le font naître au milieu des légions, pendant les quartiers d'hiver :

Né dans les camps, nourri des leçons d'un grand homme,
Il était destiné pour l'empire de Rome.

De mon côté, je trouve, dans les archives, qu'il vit le jour à Antium. Pline reproche à Gétulicus d'avoir commis par adulation un mensonge qui devait flatter la vanité d'un jeune et glorieux empereur, en lui donnant pour berceau une ville consacrée à Hercule. Il prétend que ce qui l'enhardit à ce mensonge impudent, c'est qu'environ un an avant la naissance de Caligula, Tibur avait vu naître un fils de Germanicus, nominé aussi C. César : celui dont nous avons rappelé l'aimable enfance et la mort prématurée. Mais Pline est, à son tour, réfuté par les dates ; car ceux qui ont écrit l'histoire d'Auguste s'accordent à dire que Germanicus ne fut envoyé en Gaule qu'après son consulat, Caïus étant déjà né. L'inscription dont parle Pline ne prouve rien non plus en faveur de son opinion, puisque Agrippine mit au monde deux filles dans le pays où l'on voit ces autels, et que le mot puerperium s'applique à tout accouchement, sans distinction du sexe de l'enfant, nos pères ayant souvent appelé les filles pueras, comme les garçons puellos. On possède aussi une lettre d'Auguste, écrite peu de mois avant sa mort, à sa petite-fille Agrippine, concernant notre Caïus ; car il n'existait plus alors d'autre enfant de ce nom : «Je suis convenu hier, avec Talarius et Asellius, qu'ils partiront, s'il plaît aux dieux, le quinze des calendes de juin, pour vous conduire le petit Caïus. J'envoie aussi avec lui un médecin de ma maison, et j'écris à Germanicus de le garder, s'il veut. Portez-vous bien, ma chère Agrippine, et tâchez d'arriver en bonne santé auprès de votre mari». Cette lettre indique suffisamment, ce me semble, que Caïus n'a pu naître à l'armée, puisqu'il avait près de deux ans lorsqu'il y fut envoyé de Rome. C'est aussi une raison de n'ajouter aucune foi aux vers que j'ai cités, d'autant plus que l'auteur en est inconnu. Il faut donc s'en tenir à l'autorité des actes publics, qui demeure seule au milieu de ces incertitudes. On sait d'ailleurs que Caïus préféra Antium à toutes ses autres retraites, et qu'il l'aima toujours comme on aime le lieu de sa naissance. On dit même que, dégoûté de Rome, il eut dessein d'y transporter le siège de l'empire.

IX. Le surnom de Caligula était un sobriquet militaire, et lui venait d'une chaussure de soldat qu'il avait portée dans son enfance, au milieu des camps. Les soldats, pour l'avoir vu ainsi grandir et élever parmi eux, lui portaient un attachement incroyable. On en eut surtout une preuve après la mort d'Auguste, lorsque sa seule présence apaisa la fureur des troupes séditieuses. Elles ne s'adoucirent, en effet, que quand elles s'aperçurent qu'on voulait l'éloigner du dangereux théâtre de la sédition, et l'emmener sur le territoire d'un autre peuple. Cédant au repentir, elles se précipitèrent au-devant de sa voiture, qu'elles arrêtèrent, en demandant avec instance qu'on leur épargnât cette flétrissure.

X. Il accompagna aussi son père dans l'expédition de Syrie. A son retour, il demeura d'abord dans la maison de sa mère ; et quand elle fut exilée, dans celle de Livia Augusta, sa bisaïeule, dont il prononça l'éloge funèbre à la tribune aux harangues, ayant encore la robe prétexte. Il passa ensuite auprès de son aïeule Antonia. A vingt et un ans, il fut appelé à Caprée par Tibère, qui, dans un seul et même jour, lui fit prendre la toge et couper la barbe, sans lui accorder aucune des distinctions dont il avait marqué le début de ses frères dans la vie publique. En butte à toutes sortes de pièges, et aux perfides instigations de ceux qui cherchaient à lui arracher des plaintes, il ne donna aucun prétexte à la malignité : on eût dit qu'il ignorait le sort malheureux de sa famille et celui de toutes les autres. Ses propres affronts, il les dévorait avec une incroyable force de dissimulation ; et il avait pour Tibère et pour ceux qui l'entouraient des recherches de complaisance qui ont fait dire de lui avec raison, «qu'il n'y eut jamais de meilleur esclave ni de plus mauvais maître».

XI. Toutefois, dès ce temps-là même, il ne pouvait cacher ses inclinations basses et cruelles. Un de ses plus grands plaisirs était d'assister aux tortures et au dernier supplice des condamnés. La nuit, il courait les mauvais lieux et les adultères, enveloppé d'un long manteau, et la tête cachée sous de faux cheveux. Il était surtout passionné pour la danse théâtrale et pour le chant. Tibère ne contrariait pas ces goûts, qui pouvaient, pensait-il, adoucir son naturel féroce. Le pénétrant vieillard avait si bien approfondi ce caractère, qu'il disait souvent : «Je laisse vivre Caïus pour son malheur et pour celui de tous» ; ou bien : «J'élève un serpent pour le peuple romain, et un autre Phaéton pour l'univers».

XII. Peu de temps après, Caïus épousa Junia Claudilla, fille de M. Silanus, d'une des plus nobles familles de Rome. Il fut ensuite désigné augure à la place de son frère Drusus ; et avant même que d'être inauguré, il passa, par une éclatante faveur, au pontificat. Tibère, qui ne voyait dans la maison impériale, déserte et ravagée, d'autre appui que Caïus, et dans Séjan qu'un ministre suspect, qu'un ennemi, dont il ne tarda pas à se défaire, éprouvait ainsi le caractère et l'attachement de son petit-fils, qu'il approchait du trône par degrés. Pour être plus assuré d'y monter, Caïus, qui venait de perdre Junia, morte en couches, rechercha les faveurs d'Ennia Névia, femme de Macron, chef des cohortes prétoriennes, lui promettant de l'épouser quand il serait maître de l'empire ; il s'y engagea même par serment et par écrit. Dès qu'il eut, par elle, gagné Macron, il n'hésita plus, à ce que prétendent quelques auteurs, à empoisonner Tibère. Celui-cl respirait encore lorsque Caïus lui ôta son anneau ; et comme le moribond paraissait vouloir le garder jusqu'à la fin, il fit jeter sur lui un matelas, ou même il l'étrangla de ses mains. Un affranchi, à qui cette atrocité arracha un cri, fut aussitôt mis en croix. Ce récit paraît d'autant plus vraisemblable, que, selon quelques historiens, Caligula lui-même se vanta plus tard, sinon d'avoir commis ce parricide, du moins d'en avoir eu la pensée. Souvent, en effet, on l'entendit se glorifier, quand il exaltait son attachement pour sa famille, «d'être entré, un poignard à la main, dans la chambre de Tibère endormi, pour venger la mort de sa mère et de ses frères ; mais la pitié, ajoutait-il, l'avait retenu ; il avait jeté son arme et s'était retiré, sans que Tibère, qui s'en était aperçu, osât l'accuser ou le punir».

XIII. Il arriva ainsi à l'empire, où l'appelaient les voeux du peuple romain, je dirai même du monde entier ; cher aux provinces et aux armées, qui l'avaient vu enfant ; cher aux habitants de Rome, qui aimaient en lui le fils de Germanicus et le dernier rejeton d'une famille infortunée. Aussi, après être parti de Misène, et quoiqu'ilsuivît en costume de deuil le convoi de Tibère, il continua sa marche au milieu d'autels ornés de fleurs, de victimes déjà parées, de torches ardentes, et des cris de joie d'une foule immense, qui était venue à sa rencontre et lui prodiguait les plus tendres noms, chacun l'appelant «son astre, son enfant, son nourrisson, son élève».

XIV. A peine fut-il entré dans Rome, que, du consentement unanime du sénat et du peuple, qui s'était jeté dans l'assemblée, il fut reconnu seul arbitre et seul maître de l'Etat, au mépris du testament de Tibère, qui lui avait donné pour cohéritier son autre petit-fils, encore enfant. La joie publique fut telle, qu'en moins de trois mois on égorgea, dit-on, plus de cent soixante mille victimes. Peu de jours après, Caïus étant allé visiter les îles de la Campanie, on fit des voeux publics pour son retour, tant l'on saisissait avec empressement la moindre occasion de lui témoigner l'intérêt, plein de sollicitude, que l'on prenait à sa conservation. Il tomba malade vers le même temps : tout le monde passa les nuits autour de son palais ; et il se trouva des Romains qui, pour prix de son rétablissement, firent voeu de combattre dans l'arène et de s'immoler aux dieux, comme victimes expiatoires. A cet immense amour des citoyens se joignit l'éclatante faveur des étrangers mêmes. Le roi des Parthes, Artaban, qui n'avait jamais dissimulé sa haine et son mépris pour Tibère, demanda l'amitié de Caïus. Il eut, dans ce but, une entrevue avec un lieutenant consulaire, et, traversant l'Euphrate, il rendit un culte volontaire aux aigles romaines et aux images des Césars.

XV. Il excitait cet amour des peuples par tous les moyens de popularité. Après avoir prononcé à la tribune, non sans verser bien des larmes, l'éloge funèbre de Tibère, et lui avoir fait de magnifiques funérailles, il partit aussitôt pour les îles Pandatéria et Pontia, où il allait recueillir les cendres de sa mère et de son frère, et par un temps affreux, pour faire mieux éclater ce pieux empressement. Il aborda ces cendres avec de grandes marques de respect ; il les mit lui-même dans des urnes, et les accompagna jusqu'à Ostie, avec la même ostentation de douleur, sur une galère à deux rangs de rames, un grand étendard à la poupe. De là, il les porta par le Tibre, jusqu'à Rome, où elles furent reçues par les plus distingués de l'ordre équestre, placées sur deux bassins, et déposées, en plein jour, dans le Mausolée. Il institua pour elles des cérémonies funèbres et annuelles, et de plus, pour sa mère, des jeux dans le Cirque, où son image devait être promenée solennellement sur un char, comme celles des dieux. En mémoire de son père, il appela Germanicus le mois de septembre. Il fit ensuite décerner à son aïeule Antonia, par un même sénatus-consulte, tous les honneurs accordés en différents temps à Livie, femme d'Auguste. Il se donna pour collègue, dans le consulat, Claude, son oncle paternel, qui était resté simple chevalier romain. Il adopta Tibère, son cousin, le jour où celui-ci prit la toge virile, et il lui donna le titre de prince de la jeunesse. Quant à ses soeurs, il voulut que l'on ajoutât cette formule à tous les serments : JE N'AIMERAI NI MOI NI MES ENFANTS PLUS QUE JE N'AIME CAIUS ET SES SOEURS ; et celle-ci, dans les rapports des consuls : POUR LE BONHEUR ET LA PROSPERITE DE C. CESAR ET DE SES SOEURS. Toujours avide de popularité, il réhabilita les condamnés et les bannis, et il arrêta toutes les poursuites antérieures à son avénement. Il fit porter dans le Forum tous les mémoires relatifs au procès fait à sa mère et à ses frères ; et après avoir attesté publiquement les dieux qu'il n'avait ni lu ni même touché une seule de ces pièces, il les brûla toutes, pour qu'il ne restât de sujets de crainte à aucun délateur, à aucun témoin. Il refusa, un jour, de recevoir un écrit qu'on lui présentait comme intéressant sa vie : il répondit «qu'il n'avait rien fait qui pût lui attirer la haine de qui que ce fût», et il protesta qu'il n'avait point d'oreilles pour les délateurs.

XVI. Il bannit de Rome les inventeurs de débauches monstrueuses, et l'on eut même beaucoup de peine à empêcher qu'il ne les fît noyer dans la mer. Il fit rechercher les ouvrages de Titus Lebiénus, de Cordus Crémutius et de Cassius Sévère, que le sénat avait supprimés ; et il en permit la copie et la lecture, se disant intéressé lui-même à ce que l'histoire fût fidèlement écrite. Il publia les comptes de l'empire ; usage introduit par Auguste et dédaigné par Tibère. Il donna aux magistrats une juridiction libre, indépendante de tout appel à sa personne. Il fit la revue des chevaliers romains avec beaucoup de soin et une sévérité qui n'excluait pas la modération. Il ôta publiquement leur cheval à ceux qui furent convaincus de quelque bassesse ou de quelque ignominie ; et il se contenta d'omettre, dans l'appel, les noms de ceux qui avaient commis de moindres fautes. Afin de soulager les juges dans leurs travaux, il ajouta une cinquième décurie aux quatre premières. Il essaya aussi de rétablir l'usage des comices, et de rendre au peuple le droit de suffrage. Il acquitta fidèlement et sans remise les legs portés au testament de Tibère, quoiqu'on l'eût cassé ; et même ceux du testament de Livie, que ce prince avait déclaré nul. Il remit aux peuples d'Italie le deux centième des ventes. Il indemnisa de leurs pertes beaucoup d'incendiés. En restituant des royaumes à leurs possesseurs, il y joignit le produit intégral des revenus et des impôts perçus pendant le temps de l'usurpation ; comme il rendit à Antiochus, de Commagène, une confiscation de dix millions de sesterces. Afin de paraître encourager toutes les vertus, il fit don de quatre-vingt mille sesterces à une affranchie, à qui les plus cruelles tortures n'avaient pu arracher un seul mot sur un crime imputé à son patron. Cette conduite lui fit décerner, entre autres distinctions, un bouclier d'or, que tous les ans, à un certain jour, les collèges des prêtres devaient porter au Capitole, suivis de tout le sénat, et de la jeune noblesse des deux sexes chantant des vers à sa louange. On décréta aussi que le jour de son avénement à l'empire serait appelé Palilies, comme étant la date d'une nouvelle fondation de Rome.

XVII. Il exerça quatre fois les fonctions de consul : la première fois, à partir des calendes de juillet, et pendant deux mois ; la seconde, depuis les calendes de janvier, pendant trente jours ; la troisième, jusqu'aux ides de janvier ; la quatrième, jusqu'au sept des ides du même mois. Les deux derniers consulats furent consécutifs. Il commença le troisième à Lyon et sans collègue, non par orgueil ou par indifférence, comme on l'a dit, mais parce que, absent de Rome, il ignorait que son collègue fût mort vers le jour des calendes. Il donna deux fois au peuple un congiaire de trois, cents sesterces par tête, et aux sénateurs ainsi qu'aux chevaliers un repas des plus somptueux, auquel furent aussi conviés leurs femmes et leurs enfants. Dans le dernier de ces festins, il fit distribuer aux hommes des vêtements pour le Forum, et des bandelettes de pourpre aux enfants et aux femmes. Pour augmenter à jamais la durée des réjouissances publiques aux fêtes des Saturnales, il y ajouta un jour, et le nomma «la fête de la jeunesse».

XVIII. Il donna plusieurs fois des combats de gladiateurs, les uns dans l'amphithéâtre de Taurus, les autres dans le champ de Mars ; et il y fit paraître des troupes de lutteurs d'Afrique et de Campanie, choisis parmi les plus fameux de ces deux pays. Quand il ne présidait pas lui-même à ces spectacles, il chargeait de ce soin les magistrats ou ses amis. Il donna aussi des jeux scéniques, en grand nombre et fort variés, quelquefois même pendant la nuit, à la lueur d'une immense quantité de flambeaux. Il envoyait aux spectateurs des présents de toute sorte, et jusqu'à des corbeilles remplies de pain et de viande. Voyant un jour, en face de lui, dans un de ces impromptus, un chevalier romain qui mangeait sa part avec beaucoup d'appétit et de gaieté, il lui fit passer la sienne ; et avisant plus loin un sénateur, digne émule du chevalier, il lui fit tenir un billet qui le nommait préteur extraordinaire. Les jeux qu'il donna dans le Cirque durèrent quelquefois depuis le matin jusqu'au soir, ayant pour intermèdes, tantôt une chasse d'animaux africains, tantôt une course troyenne. Quelques-uns de ces spectacles furent surtout remarquables en ce que l'arène était parsemée de vermillon et de poudre d'or, et qu'il n'y avait que des sénateurs qui conduisissent les chars. D'autres, enfin, furent donnés subitement, comme le jour où, examinant, du palais Gélotien, des apprêts commencés dans le Cirque, il accueillit la demande que lui en firent quelques personnes, du haut des maisons voisines.

XIX. II inventa, en outre, un genre de spectacle qui surpassa tout ce qu'on avait vu. Il fit élever sur la mer, entre Baïes et Pouzzoles, dans un espace d'environ trois mille six cents pas, un pont formé d'un double rang de bâtiments de transport amenés de toutes les mers, fixés par les ancres, et recouverts d'une chaussée dont la forme rappelait la voie Appienne. Deux jours durant, il ne fit que passer et repasser sur ce pont : le premier jour, sur un cheval magnifiquement harnaché, une couronne de chêne sur la tête, un bouclier d'une main, un glaive de l'autre, et sur les épaules une chlamyde toute brodée d'or ; le lendemain, en costume de cocher, sur un char que traînaient deux chevaux des plus renommés. Il était alors précédé du jeune Darius, l'un des otages des Parthes, et suivi de sa garde prétorienne, et de ses amis montés sur des chariots. Les uns ont pensé qu'il n'avait imaginé ce pont qu'afin d'égaler Xerxès, qui avait été si admiré pour en avoir jeté un sur le détroit de l'Hellespont, beaucoup moins large que celui de Baïes : les autres, qu'il avait voulu effrayer, par la renommée de quelque gigantesque entreprise, la Germanie et la Bretagne, où il menaçait d'aller porter la guerre. Je sais tout cela : mais, étant encore enfant, j'ai ouï dire à mon aïeul que la seule raison de cet ouvrage, révélée par les serviteurs intimes du palais, était que le mathématicien Thrasyllus, voyant Tibère hésiter sur le choix de son successeur et pencher pour le petit-fils issu de lui, avait affirmé «que Caïus ne serait pas plus empereur qu'il ne traverserait à cheval le golfe de Baïes».

XX. Il donna aussi des spectacles hors de l'Italie, notamment des jeux isélastiques en Sicile, à Syracuse, et des jeux de toute espèce à Lyon, dans la Gaule. Il y fonda même des concours d'éloquence grecque et latine, où les vaincus étaient, dit-on, obligés de couronner eux-mêmes les vainqueurs et de chanter leurs louanges. Quant à ceux dont les compositions étaient jugées les plus mauvaises, ils devaient les effacer avec une éponge ou même avec la langue, s'ils n'aimaient mieux être battus de verges ou jetés dans le fleuve le plus voisin.

XXI. Il acheva les monuments que Tibère avait laissés imparfaits, le temple d'Auguste et le théâtre de Pompée. Il commença un aqueduc auprès de Tibur, et un amphithéâtre attenant le champ de Mars ; constructions dont la première fut terminée par Claude, son successeur, qui négligea l'autre. A Syracuse, les murs de la ville et les temples des dieux, tombés en ruine, furent relevés par ses ordres. Il eut aussi le projet de reconstruire le palais de Polycrate à Samos, d'achever à Milet le temple d'Apollon, de bâtir une ville au sommet des Alpes, mais, avant tout, de percer l'isthme d'Achaïe ; et il avait déjà envoyé un centurion primipilaire en prendre exactement les dimensions.

XXII. J'ai parlé jusqu'ici d'un prince ; je vais maintenant parler d'un monstre. Il s'était fait appeler LE PIEUX, L'ENFANT DES CAMPS, LE PERE DES ARMEES, LE TRES BON ET TRES GRAND CESAR. Entendant, un jour, plusieurs rois, qui étaient venus à Rome pour lui rendre leurs devoirs, se disputer entre eux, à sa table, sur la noblesse de leur origine, il s'écria en grec : «Il n'y a plus qu'un maître, il n'y a plus qu'un roi». Peu s'en fallut aussi qu'il ne prît sur-le-champ le diadème, et, au lieu des insignes de son pouvoir, toutes les marques de la royauté. Mais on lui représenta qu'il était lui-même au-dessus de tous les princes et de tous les rois de la terre, et il commença dès lors à s'attribuer la majesté divine. Il fit venir de la Grèce les statues des dieux les plus fameuses par l'excellence du travail ou par le respect des peuples, entre autres celles de Jupiter Olympien, et, leur enlevant la tête, il y substitua la sienne. Il fit prolonger jusqu'au Forum une aile de son palais, et transformer le temple de Castor et de Pollux en un vestibule, où il venait souvent s'asseoir entre les deux frères, et s'offrir aux adorations de la foule. Quelques-uns le saluèrent du titre de JUPITER LATIN. Il eut aussi, pour sa divinité, un temple particulier, des prêtres, et les victimes les plus rares. On voyait dans ce temple sa statue en or, qui lui ressemblait beaucoup, et que tous les jours on habillait comme lui. Les plus riches citoyens se disputaient avec acharnement les fonctions de ce sacerdoce, objet de toute leur ambition. Les victimes immolées à ce dieu étaient des phénicoptères, des paons, des coqs de bruyère, des poules de Numidie, des pintades, des faisans ; et il y avait pour chaque jour une espèce différente. La nuit, il invitait la lune, quand elle était dans son plein et dans tout son éclat, à venir recevoir ses embrassements et parta ger sa couche. Le jour, il avait des entretiens secrets avec Jupiter Capitolin : il lui parlait tantôt à l'oreille, et ensuite lui présentait la sienne ; tantôt à haute voix, et même d'un ton arrogant. On l'entendit, une fois, lui dire avec menace :

Prouve-moi ta puissance, ou redoute la mienne.

Mais s'étant, comme il disait, laissé fléchir, et ayant reçu de Jupiter l'invitation pressante d'aller demeurer près de lui, il fit construire un pont, par-dessus le temple d'Auguste, entre le mont Palatin et le Capitole. Plus tard, afin d'en être encore plus voisin, il fit jeter sur la place même du Capitole les fondements d'un nouveau palais.

XXIII. Il ne voulait pas qu'on le crût ni qu'on l'appelât petit-fils d'Agrippa, dont la naissance lui paraissait trop basse ; et il entrait en courroux lorsque, dans un discours ou dans des vers, on le mettait au rang des Césars. Il se vantait que sa mère était née d'un inceste d'Auguste avec sa fille Julie ; et, non content de diffamer ainsi Auguste, il défendit de célébrer par des fêtes solennelles les victoires d'Actium et de Sicile, comme ayant été funestes et désastreuses pour le peuple romain. Il appelait sa bisaïeule Livie un Ulysse en robe ; et, dans une lettre au sénat, il osa rabaisser sa naissance, alléguant que son aïeul maternel n'était qu'un décurion de Fondi, tandis qu'il est prouvé, par les actes publics, qu'Aufidius Lurcon, cet aïeul, remplit à Rome de hautes fonctions. Il refusa, un jour, une conversation particulière à son aïeule Antonia, et il voulut que le préfet Macron fût présent. C'est par de tels dégoûts et de pareilles indignités qu'il la fit mourir, si même il ne lui donna pas, comme on l'a dit, du poison. Il ne lui rendit, après sa mort, aucun honneur, et il regarda tranquillement, de sa table, les flammes du bûcher. Il envoya un tribun des soldats tuer à l'improviste son cousin Tibère, et il obligea son beau-père Silanus à se couper la gorge avec un rasoir. Il prétendait que le premier avait refusé de le suivre sur une mer orageuse, dans l'espoir de s'emparer de Rome, s'il venait à périr dans une tempête ; et que l'autre avait respiré un antidote, pour se prémunir contre ses tentatives d'empoisonnement. Mais Silanus avait voulu éviter les ennuis de la navigation et les désagréments de la mer, dont il souffrait beaucoup ; et Tibère n'avait fait qu'user d'un remède connu contre une toux opiniâtre et invétérée. Quant à Claude, son oncle, il ne l'épargna que pour en faire son jouet.

XXIV. Il eut un commerce criminel et suivi avec toutes ses soeurs ; et, à table, il les faisait asseoir avec lui sur son lit, tandis que sa femme était sur un autre. On croit qu'il portait encore la prétexte lorsqu'il ravit la virginité à Drusilla ; et il fut un jour surpris dans ses bras par son aïeule Antonia, chez laquelle ils étaient élevés tous deux. On la maria ensuite au consulaire Lucius Cassius Longinus ; mais Caïus la lui enleva, et la traita publiquement comme son épouse légitime. Dans une maladie qu'il fit, il l'institua héritière de ses biens et de l'empire. Lorsqu'elle mourut, il fit interrompre toutes les affaires ; et ce fut pendant longtemps un crime capital que d'avoir ri, de s'être baigné, d'avoir soupé avec ses parents, ou avec sa femme et ses enfants. Comme égaré par la douleur, il s'échappa, une nuit, de Rome, traversa en courant la Campanie, et gagna Syracuse, d'où il revint tout aussi brusquement, la barbe et les cheveux démesurément longs. Dans la suite, il ne jura jamais que par la divinité de Drusilla, même dans les plus grandes circonstances, et en parlant au peuple ou aux soldats. Il n'eut pour ses autres soeurs ni la même passion ni les mêmes égards ; et il les prostitua souvent à ses compagnons de débauche. Aussi n'hésita-t-il pas, dans le procès d'Emilius Lépidus, à les faire condamner comme adultères, et comme complices de ce conspirateur. Non seulement il montra des lettres de leur main, que la fraude et d'infâmes moyens lui avaient procurées ; mais trois glaives, dont il disait qu'elles voulaient le frapper, furent consacrés par lui à Mars Vengeur, avec une inscription attestant ce prétendu crime.

XXV. Il fut aussi infâme dans ses mariages que dans ses divorces. Ayant assisté aux noces de C. Pison et de Livia Orestilla, il ordonna de la conduire aussitôt chez lui, la répudia peu de jours après, et, deux ans plus tard, l'exila, sous prétexte que, dans cet intervalle, elle avait revu son premier mari. D'autres disent qu'étant assis au repas de noce, en face de Pison, il lui dit : «Ne serrez pas ma femme de si près» ; que, le repas fini, il l'emmena, et que, le lendemain, il publia, par un édit, QU'IL S'ETAIT MARIE COMME ROMULUS ET COMME AUGUSTE. Ayant, un jour, entendu dire que l'aïeule de Lollia Paulina, épouse du consulaire C. Memmius, qui commandait les armées, avait été la plus belle femme de son temps, il fit venir sur-le-champ Lollia de la province où commandait son mari, se la fit livrer par lui, se la donna pour femme, et ne tarda pas à la renvoyer, en lui défendant d'avoir jamais de commerce avec un homme. Il aima avec plus de constance et d'ardeur Césonie, qui n'était ni belle ni jeune, et qui avait déjà eu trois filles avec un autre ; mais qui était un monstre de luxure et de lasciveté. Il la montra souvent aux soldats, caracolant à ses côtés, revêtue de la chlamyde, et armée d'un casque et d'un bouclier ; à ses amis, il la fit voir nue. Quand elle fut mère, il voulut l'honorer du nom de sa femme, et, le même jour, il se déclara son mari et le père de la fille qu'elle avait mise au monde. Il appela cette fille Julia Drusilla, la porta dans les temples de toutes les déesses, et la plaça sur le sein de Minerve, en la lui recommandant comme nourrisson et comme élève. Le plus sûr indice, à ses yeux, qu'elle était de son sang, c'était sa cruauté, déjà si grande aussi, qu'elle déchirait avec ses ongles le visage et les yeux des enfants qui jouaient avec elle.

XXVI. Après ces détails, on ne sera pas étonné de la manière dont il traita ses proches et ses amis : Ptolémée, par exemple, fils du roi Juba et son propre cousin (puisque ce Ptolémée était petit-fils d'Antoine par sa fille Séléné), et surtout ce Macron, cette Ennia, qui l'avaient élevé à l'empire. Malgré les droits de la parenté, malgré le souvenir des bienfaits, ils périrent tous d'une mort sanglante. Il n'eut pas plus de respect ni de bonté pour les membres du sénat. Il souffrit que plusieurs d'entre eux, honorés des premières dignités de l'Etat, courussent à pied et en toge, à côté de son char, l'espace de plusieurs milles, et que, pendant ses repas, ils se tinssent debout derrière son lit ou à ses pieds, une serviette sous le bras. Il en fit tuer quelques-uns secrètement, et il ne laissait pas de les mander au palais, comme s'ils eussent encore vécu. Au bout de quelque temps, il disait, par un odieux mensonge, qu'ils avaient fini leurs jours volontairement. Il destitua des consuls qui avaient oublié de faire un édit sur l'anniversaire de sa naissance, et la république resta, pendant trois jours, sans premiers magistrats. Son questeur ayant été nommé dans une conjuration, il le fit battre de verges et lui ôta lui-même ses vêtements, qu'il étendit sous les pieds des soldats, pour qu'ils fussent, en le frappant, plus fermes sur leurs jambes. Il traita tous les ordres avec le même orgueil et la même cruauté. Importuné du bruit de la foule, qui allait, dès le milieu de la nuit, occuper les places gratuites du Cirque, il la fit chasser à coups de fouet. Plus de vingt chevaliers romains furent écrasés dans ce tumulte, et autant de mères de famille, sans compter beaucoup de menu peuple. Les jours de spectacle, il se plaisait à semer la discorde entre les plébéiens et les chevaliers, en faisant commencer les distributions avant l'heure accoutumée, afin que ceux-ci trouvassent leurs bancs envahis par les gens de la plus basse condition. Pendant les jeux, il faisait retirer tout d'un coup, par le soleil le plus ardent, les toiles qui en garantissaient les spectateurs, et il défendait que personne sortît de l'amphithéâtre. Au lieu des combats ordinaires, il opposait parfois à des bêtes épuisées ce qu'il y avait de plus abject et de plus vieux parmi les combattants ; des gladiateurs de tréteaux, des pères de famille respectables, mais bien connus par quelque infirmité. Plus d'une fois même il fit fermer les greniers publics, et menaça le peuple de la famine.

XXVII. Voici les principaux traits de sa barbarie. Comme les animaux coûtaient trop cher pour la nourriture des bêtes féroces destinées aux spectacles, il les nourrit de la chair des criminels, qu'on leur donnait à déchirer tout vivants ; et, un jour qu'il visitait les prisons, il ordonna, se tenant au guichet et sans même consulter le registre où chaque peine était marquée, que tous les prisonniers indistinctement fussent, devant lui, conduits aux bêtes. Il contraignit un citoyen, qui avait fait voeu de combattre dans l'arène pour la santé de l'empereur, à remplir sa promesse : il assista même au combat, et ne le renvoya que vainqueur ; encore fallut-il l'en prier longtemps. Un autre avait juré de mourir pour lui, s'il le fallait ; il le prit au mot ; mais le voyant hésiter, il le fit couronner, comme une victime, de verveine et de bandelettes, et le livra ensuite à une troupe d'enfants qui avaient ordre de le poursuivre dans les rues en lui rappelant son voeu, jusqu'à ce qu'il fût précipité de la roche Tarpéienne. Il condamna aux mines, aux travaux des chemins ou aux bêtes, une foule de citoyens distingués, après les avoir fait marquer d'un fer chaud. Il les enfermait aussi dans des cages, où ils étaient obligés de se tenir dans la posture des quadrupèdes ; ou bien il les faisait scier par le milieu du corps. Et ce n'était pas toujours pour des causes graves : ceux-ci n'avaient pas été contents d'un de ses spectacles ; ceux-là n'a valent jamais juré par son génie. Il forçait les pères d'assister au supplice de leurs enfants. L'un d'eux s'étant excusé sur sa santé, Caligula lui envoya sa litière ; un autre fut traîné, de cet affreux spectacle, à la table de l'empereur, qui l'excita, par toutes sortes de moyens, à rire et à plaisanter. Il fit battre, devant lui, avec des chaînes, pendant plusieurs jours de suite, celui qui avait le soin des jeux et des chasses dans le Cirque ; et il n'ordonna de le tuer que lorsqu'il se sentit incommodé de l'odeur de sa cervelle en putréfaction. L'auteur d'une atellane fut brûlé, par ses ordres, au milieu de l'amphithéâtre, pour un vers équivoque. Un chevalier romain, exposé aux bêtes, s'écria qu'il était innocent ; Caligula le fit revenir, lui fit couper la langue, et le renvoya au supplice.

XXVIII. Il demanda un jour à un citoyen qu'il avait rappelé d'un long exil, ce qu'il avait coutume d'y faire : celui-ci répondit, pour le flatter : «Je demandais tous les jours aux dieux, qui m'ont exaucé, que Tibère pérît et que vous régnassiez». Persuadé alors que ses exilés priaient aussi les dieux de le faire mourir, il envoya, dans les îles où ils étaient détenus, des soldats qui les tuèrent tous. Voulant faire massacrer par le peuple un sénateur, il aposta des hommes pour l'appeler ennemi public, au moment où il entrerait dans le sénat ; ceux-ci devaient en même temps le percer de leurs stylets, et le donner ensuite à déchirer à la populace ; et il ne fut content qu'après avoir vu ses membres et ses entrailles traînés par les rues et apportés à ses pieds.

XXIX. L'atrocité de ses paroles rendait encore plus odieuse l'atrocité de ses actions. Il ne trouvait rien de plus louable et de plus beau dans son caractère que ce qu'il appelait en grec son insensibilité. Son aïeule Antonia lui ayant fait quelques remontrances, il ne se contenta pas de n'y avoir aucun égard : «Souvenez-vous, lui dit-il, que tout m'est permis, et contre tous». Quand il donna l'ordre de tuer son cousin, qu'il soupçonnait de s'être prémuni contre le poison : «Quoi ! s'écria-t-il, un antidote contre César !» Lorsqu'il exila ses soeurs, il leur dit d'un ton menaçant «qu'il n'avait pas seulement des îles, mais encore des glaives». Un ancien préteur, qui s'était retiré à Anticyre pour sa santé, lui demanda une prolongation de congé : il ordonna de le tuer, disant «qu'une saignée lui était nécessaire, puisque l'ellébore, si longtemps employé, ne lui servait de rien». Tous les dix jours il faisait la liste des prisonniers qu'il voulait qu'on exécutât, et il appelait cela «apurer ses comptes». Ayant un jour porté sur la même liste des Gaulois et des Grecs, il dit, d'un air de triomphe, qu'il venait de subjuguer la Gallo-Grèce.

XXX. Il faisait toujours frapper ses victimes à petits coups redoublés, et il ne manquait jamais d'adresser aux bourreaux, qui la connaissaient bien, cette recommandation : «Frappez de manière à ce qu'il se sente mourir». Ayant envoyé un homme au supplice pour un autre, par une méprise de nom, «Celui-ci, dit-il, l'a mérité aussi» Il avait sans cesse à la bouche ce mot d'une tragédie : «Qu'on me haïsse pourvu qu'on me craigne». Il injuria souvent tous les sénateurs à la fois, les appelant tantôt les créatures de Séjan, tantôt les délateurs de sa mère et de ses frères ; et, produisant les pièces qu'il avait feint de jeter au feu, il justifiait la cruauté de Tibère, tant d'accusations lui en ayant fait, disait-il, une nécessité. Il ne cessait d'invectiver contre l'ordre entier des chevaliers, à cause de leur passion pour les jeux et les spectacles. Furieux de voir la foule favoriser, au Cirque, une faction à laquelle il était contraire, il s'écria : «Plût au ciel que le peuple romain n'eût qu'une tête !» Comme on réclamait pour l'arène un brigand nommé Tétrinius, il dit «que ceux qui le demandaient étaient eux-mêmes des Tétrinius». Cinq rétiaires, de ceux qui portent tunique et qui combattent en troupe, avaient été terrassés, sans faire aucune résistance, par autant de gladiateurs armés de pied en cap ; l'on prononçait déjà leur arrêt de mort, lorsqu'un des vaincus, reprenant son trident, tua les vainqueurs. Caligula, dans un édit, déplora comme affreux ce massacre inattendu, et chargea d'imprécations ceux qui en avaient soutenu le spectacle.

XXXI. On l'entendit aussi, plus d'une fois, se plaindre de ce que son règne n'était marqué par aucune calamité publique, tandis que celui d'Auguste l'avait été par la défaite de Varus, et celui de Tibère par la chute de l'amphithéâtre de Fidènes. Le sien, ajoutait-il, était menacé d'oubli, par trop de bonheur ; et il souhaitait souvent des défaites sanglantes, la famine, la peste, de vastes incendies, des tremblements de terre.

XXXII. Sa férocité ne le quittait pas même au milieu de ses plaisirs, de ses jeux et de ses festins. Souvent on donnait la question sous ses yeux, pendant qu'il dînait ou qu'il faisait la débauche avec ses amis. Un soldat, habile à couper des têtes, exerçait devant lui son talent sur tous les prisonniers qu'on lui amenait. Lorsqu'il fit la dédicace de ce pont de Pouzzoles dont nous avons parlé, il invita tous ceux qui étaient sur le rivage à venir le trouver, et tout à coup il les fit jeter en bas. Quelques-uns s'accrochèrent aux vaisseaux ; il les fit enfoncer dans la mer à coups de crocs et d'avirons. A Rome, dans un repas public, un esclave ayant détaché d'un lit une lame d'argent, il ordonna sur-le-champ au bourreau de lui couper les mains, de les lui pendre au cou, et de le promener ainsi de table en table, avec un écriteau indiquant la cause de son châtiment. Un jour qu'il escrimait contre un mirmillon, armé comme lui d'une simple baguette, celui-ci se laissa tomber volontairement ; il le perça d'un poignard, et courut çà et là, une palme à la main, comme les vainqueurs dans l'arène. Pendant un sacrifice, au moment où la victime allait être immolée, il se ceignit à la manière des sacrificateurs, et, levant le maillet, il assomma celui qui présentait le couteau sacré. Au milieu d'un repas splendide, il se mit tout à coup à rire aux éclats : les consuls, assis à côté de lui, lui demandèrent, d'un ton flatteur, ce qu'il avait à rire : «C'est que je songe, répondit-il, que je puis, d'un signe, vous faire étrangler tous les deux».

XXXIII. Il se plaça, un jour, par moquerie, près d'une statue de Jupiter, et demanda au tragédien Apelle lequel des deux lui paraissait le plus grand. Comme l'acteur hésitait à répondre, il le fit battre de verges, et trouva qu'il avait la voix agréable et belle dans les prières et jusque dans les gémissements. Toutes les fois qu'il baisait le cou de sa femme ou de sa maîtresse, il disait : «Cette jolie tête tombera, dès que je le voudrai». Il répétait souvent «qu'il ferait donner la question à sa chère Césonie, afin de savoir d'elle-même pourquoi il l'aimait tant».

XXXIV. Sa méchanceté envieuse, sa cruauté, son orgueil, s'attaquaient à tout le genre humain et à tous les siècles. Il abattit les statues des grands hommes qu'Auguste avait transportées du Capitole, où elles étaient à l'étroit, dans la vaste enceinte du champ de Mars ; et il en dispersa si bien les débris, que, lorsqu'on voulut les relever, on ne put retrouver entières les inscriptions dont elles étaient ornées. Il défendit qu'à l'avenir on fît, sans son ordre ou sa permission, la statue ou le portrait d'aucun homme vivant. Il voulut aussi anéantir les poèmes d'Homère, et il demandait «pourquoi il ne lui serait pas permis de faire ce qu'avait fait Platon, qui l'avait banni de sa république ?» Peu s'en fallut qu'il ne fît enlever de toutes les bibliothèques les ouvrages et les portraits de Virgile et de Tite-Live, disant «que l'un n'avait aucun génie, aucun savoir, et que l'autre était un historien verbeux et inexact». Enfin, il se vanta souvent de rendre bientôt inutile et méprisable toute la science des jurisconsultes, «en se constituant seul arbitre et seul juge».

XXXV. Il interdit aux plus nobles Romains les antiques distinctions de leur race : à Torquatus, le collier ; à Cincinnatus, la chevelure bouclée ; à Cn. Pompée, qui était de cette ancienne famille, le surnom de Grand. Il avait mandé à Rome le roi Ptolémée, dont j'ai parlé plus haut, et il l'accueillit fort bien ; mais un jour qu'il donnait des jeux, il le fit tuer inopinément, pour le seul crime d'avoir, en entrant au spectacle, attiré sur lui tous les regards, grâce à l'éclat de son manteau de pourpre. Rencontrait-il un homme dont une riche chevelure rehaussait la beauté, il lui faisait aussitôt raser le derrière de la tête. Un certain Esius Proculus, fils d'un centurion primipilaire, et remarquable par sa taille et par sa beauté, avait été surnommé l'Amour colosse ; Caligula, l'apercevant sur un des bancs de l'amphithéâtre, le fit sur-le-champ saisir et descendre dans l'arène, où il lui opposa d'abord un Thrace, puis un gladiateur armé de toutes pièces. Proculus les vainquit tous deux, mais l'empereur ordonna immédiatement de le garrotter, de le couvrir de haillons, de le promener ainsi dans les rues en le montrant aux femmes, et de l'égorger ensuite. Il n'y avait enfin condition si basse, fortune si médiocre qui pût mettre à l'abri de sa haine jalouse. Le même prêtre était depuis plusieurs années en possession du sacerdoce de Diane d'Aride : il lui suscita un concurrent plus robuste que lui. Un gladiateur, nommé Porius, ayant affranchi, en plein théâtre et après une brillante victoire, un de ses esclaves, le peuple le couvrit d'applaudissements : Caligula sortit alors si brusquement du spectacle, que, marchant sur un pan de sa toge, il tomba du haut des degrés ; et il s'écria, plein d'indignation, «que le peuple-roi honorait plus un gladiateur, pour un misérable motif, que la mémoire sacrée des Césars ou la présence même de l'empereur».

XXXVI. Il n'eut aucun souci de sa pudeur ni de celle d'autrui ; et il passe pour avoir aimé d'un amour infâme M. Lépidus, le pantomime Mnester et quelques otages. Valérius Catullus, fils d'un consulaire, lui reprocha tout haut d'avoir abusé de sa jeunesse jusqu'à lui fatiguer les flancs. Sans parler de ses incestes avec ses soeurs, ni de sa passion bien connue pour la courtisane Pyrallis, il ne respecta aucune femme de distinction. Le plus souvent il les invitait à souper avec leurs maris, les faisait passer et repasser devant lui, les examinait avec l'attention minutieuse d'un marchand d'esclaves ; et si quelques-unes baissaient la tête par pudeur, il la leur relevait avec la main. Il emmenait ensuite dans une chambre voisine chacune de celles qui lui plaisaient le plus ; puis, en rentrant dans la salle du festin avec les marques toutes récentes du plaisir, il louait ou critiquait tout haut ce qu'elles avaient de bien ou de mal, et il disait jusqu'au nombre de ses exploits. Il en répudia quelques-unes, au nom de leurs maris absents, et il fit insérer ces divorces dans les actes publics.

XXXVII. Il surpassa, dans ses profusions, les extravagances des hommes les plus prodigues. Inventeur d'une nouvelle espèce de bains, de mets extraordinaires et de soupers monstrueux, il se lavait dans des essences, tantôt chaudes et tantôt froides ; il avalait des perles du plus grand prix, dissoutes dans le vinaigre ; il faisait servir à ses convives des pains et des mets d'or, disant «qu'il fallait être économe, ou César». Pendant plusieurs jours il jeta au peuple, du haut de la basilique Julienne, une somme énorme en petite monnaie. Il fit construire des vaisseaux liburniens à dix rangs de rames, et dont les voiles étaient de diverses couleurs, et la poupe garnie de pierres précieuses, On y voyait une grande quantité de bains, de galeries et de salles à manger ; une grande variété de vignes et d'arbres fruitiers. C'était sur ces navires qu'il côtoyait la Campanie, mollement couché en plein jour, et au milieu des danses et des symphonies. Dans la construction de ses palais et de ses villas, il ne tenait aucun compte des règles, et ne souhaitait rien tant que d'exécuter ce qu'on disait inexécutable. Il jetait des digues dans une mer profonde et orageuse, il faisait fendre les rochers les plus durs : il faisait élever les plaines à la hauteur des montagnes, et raser les montagnes au niveau des plaines ; tout cela avec une incroyable célérité ; la lenteur était punie de mort. Pour tout dire en un mot, il dissipa en moins d'un an les immenses trésors de l'empereur Tibère, lesquels montaient à deux milliards sept cents millions de sesterces.

XXXVIII. Toutes ses ressources épuisées, il eut recours à la rapine, et se montra on ne peut plus inventif dans les moyens qu'il employa ; la fraude, les ventes publiques et les impôts. Il prétendit que ceux dont les ancêtres avaient obtenu pour eux et leur postérité le droit de cité romaine en jouissaient illégalement, s'ils ne le tenaient de leur père, le mot descendants ne devant pas, disait-il, s'étendre au delà de la première génération ; et quand on lui opposait des diplômes émanés de Jules César ou d'Auguste, il les annulait, comme de vieux titres sans valeur. Il poursuivit, pour fausse déclaration, ceux dont la fortune s'était augmentée de quelque manière et de si peu que ce fût, depuis qu'ils en avaient donné l'état. Il cassa, pour cause d'ingratitude, les testaments de tous les primipiles qui, depuis le commencement du règne de Tibère, n'avaient laissé leur héritage ni à cet empereur ni à lui. Il annulait aussi ceux des autres citoyens, quand quelqu'un déclarait qu'ils avaient manifesté, en mourant, le désir d'avoir César pour héritier. L'alarme ainsi donnée, des inconnus l'appelèrent ouvertement à leur succession avec leurs amis, des pères avec leurs enfants. Alors il disait que c'était se moquer que de vivre encore après l'avoir fait héritier, et il envoyait à la plupart d'entre eux des gâteaux empoisonnés. Il ne montait, comme juge, sur son tribunal, qu'après avoir déterminé la somme qu'il voulait remporter, et, cette somme une fois faite, il levait la séance. Toujours impatient de s'en aller, il condamna une fois, par une même sentence, plus de quarante citoyens accusés de différents crimes ; et, réveillant Césonie, il se vanta «d'avoir gagné sa journée pendant qu'elle faisait sa méridienne».

XXXIX. Ayant annoncé une vente aux enchères, il fit exposer et vendre ce qui restait du matériel de tous les spectacles, fixa lui-même les prix et les fit monter si haut, que quelques citoyens, forcés d'acheter à un taux énorme et se voyant ruinés, s'ouvrirent les veines. C'est une chose connue qu'ayant aperçu Aponius Saturninus qui sommeillait sur un des bancs, il dit au crieur : «Faites attention que voilà un ancien préteur qui me fait signe de la tête qu'il enchérit toujours» ; et il ne cessa de pousser l'enchère jusqu'à ce qu'il lui eût fait adjuger, à son insu, treize gladiateurs, pour neuf millions de sesterces. Il vendit en Gaule les bijoux, les meubles, les esclaves et jusqu'aux affranchis des alliés, qu'une condamnation avait frappés ; et il en retira des sommes immenses. Séduit par l'appât du gain, il se fit apporter de Rome tout le mobilier de l'ancienne cour, et il mit en réquisition, pour le transport de ces objets, toutes les voitures de louage et tous les chevaux de meunier ; de sorte que le pain manqua souvent à Rome, et que la plupart des plaideurs, ne pouvant venir à l'assignation, encoururent, comme absents, la déchéance. Il n'y eut sorte de fraude et d'artifices qu'il n'employât dans la vente de ces meubles, reprochant à ceux-ci leur avarice, demandant à ceux-là «s'ils n'avaient pas honte d'être plus riches que lui» ; feignant parfois de se repentir de prodiguer ainsi à des particuliers ce qui avait appartenu à des princes. Il apprit qu'un riche habitant de cette province avait compté deux cents grands sesterces aux huissiers de sa chambre pour être admis à sa table, sans y avoir été officiellement invité. Il ne fut pas fâché qu'on mît à si haut prix l'honneur de manger avec lui ; et le lendemain, voyant le même homme assis dans la salle des ventes, il lui adjugea, pour deux cent mille sesterces, je ne sais quelle guenille, en lui faisant dire «qu'il souperait chez l'empereur, sur sa propre invitation».

XL. Il fit percevoir des impôts nouveaux et jusqu'alors inconnus, d'abord par les receveurs publics, et ensuite, le gain devenant immense, par des centurions et des tribuns de la garde prétorienne. Aucune personne, aucune chose qui ne fût frappée d'imposition. Il établit un droit fixe sur tous les comestibles qui se vendaient dans Rome ; il exigea des plaideurs, en quelque lieu que leurs procès fussent jugés, le quarantième de la somme en litige ; et il y eut une peine contre ceux qui furent convaincus de s'étre accommodés ou désistés de leurs prétentions. Les porte-faix furent taxés au huitième de leur gain journalier ; les prostituées, au prix d'un de leurs actes ; et il fut ajouté à ce chapitre de la loi, qu'un pareil droit serait exigé de tous ceux, hommes et femmes, qui avaient vécu de prostitution. Le mariage même fut soumis à une taxe.

XLI. Ces impôts avaient été proclamés, mais non affichés ; et comme il se commettait, par ignorance, beaucoup de contraventions, Caligula se décida enfin, sur les instances du peuple, à afficher sa loi. Mais il la fit écrire si menu et exposer dans une rue si étroite, qu'il fut impossible d'en prendre copie. Enfin, pour faire argent de tout, il établit un lieu de débauche dans le palais même : des cabinets furent construits et meublés selon la dignité du lieu ; des femmes mariées et des fils de famille s'y tenaient assidûment ; et des nomenclateurs allaient dans les places publiques et autour des temples inviter au plaisir les jeunes gens et les vieillards. A leur entrée, on leur prêtait, à gros intérêt, une certaine somme, et l'on prenait ostensiblement leurs noms, comme pour leur faire honneur d'augmenter les revenus de César. Il ne dédaignait même pas les profits du jeu ; mais ses plus forts bénéfices étaient dus à la fraude et au parjure. Un jour, il chargea son voisin de jouer pour lui, et, allant se placer sur la porte de son palais, il fit aussitôt saisir deux riches chevaliers romains qui passaient, confisqua leurs biens, et rentra tout joyeux, se glorifiant de n'avoir jamais eu de meilleure chance.

XLII. Lorsqu'il eut une fille, il se plaignit d'être pauvre, et de succomber à la fois sous les charges de l'empire et de la paternité : aussi voulut-il que l'on contribuât pour élever et doter cette jeune fille. Il annonça par un édit qu'il accepterait des étrennes au commencement de l'année ; et, le jour des calendes de janvier, il se tint à l'entrée de son palais, y recevant lui-même l'argent qu'une foule de personnes de toute condition répandirent à pleines mains devant lui. Dans les derniers temps, la passion des richesses étant devenue chez lui une frénésie, il se promenait souvent, pieds nus, sur d'immenses monceaux d'or, étalés dans une vaste salle ; quelquefois même il se roulait au milieu.

XLIII. Quant aux travaux de la guerre, il ne s'y essaya qu'une seule fois, et encore sans l'avoir voulu. Etant allé voir le fleuve Clitumne et le bois qui l'avoisine, il s'avança jusqu'à Mévanie. Là, on lui conseilla de compléter la garde batave dont il était alors entouré, et il entreprit sur-le-champ l'expédition de Germanie. Il ne perdit pas un moment. Il fit venir de tous côtés des légions et des troupes auxiliaires : il fit des levées avec la plus grande rigueur ; il ordonna en tout genre des approvisionnements tels qu'on n'en avait jamais vu, et il se mit en route. Il marchait parfois avec tant de hâte et de rapidité, que les cohortes prétoriennes étaient obligées, pour le suivre, de charger leurs enseignes sur les bêtes de somme, contrairement à l'usage ; parfois avec tant de nonchalance et de mollesse, qu'il se faisait porter par huit esclaves dans une litière, et que les habitants des villes voisines avaient ordre de balayer les chemins, et de les arroser pour abattre la poussière.

XLIV. Arrivé au camp, il voulut se montrer chef rigide et sévère : il renvoya ignominieusement ceux de ses lieutenants qui étaient arrivés trop tard avec les troupes qu'ils devaient amener. Quand il fit la revue de son armée, il cassa, sous prétexte qu'ils étaient vieux et épuisés, la plupart des centurions primipilaires, alors dans la maturité de l'âge, et dont quelques-uns n'avaient plus que fort peu de jours à servir pour avoir fait leur temps. Pour les autres, il les accusa de cupidité, et il restreignit à six mille sesterces les avantages de la vétérance. Du reste, tous ses exploits se bornèrent à recevoir la soumission d'Adminius, fils de Cynobellinus, roi des Bretons ; ce jeune homme, chassé par son père, étant venu chercher un refuge auprès de lui, avec une suite peu nombreuse. Alors, comme s'il eût subjugué la Bretagne tout entière, il écrivit à Rome des lettres fastueuses, et il enjoignit aux courriers de se rendre en char au Forum et au sénat, et de ne remettre ces dépêches aux consuls que dans le temple de Mars, en présence de tous les sénateurs.

XLV. Bientôt après, ne sachant qui combattre, il fit passer au delà du Rhin quelques Germains de sa garde, et leur ordonna de se tenir cachés. On devait ensuite venir lui annoncer, avec le plus grand trouble, après son dîner, que l'ennemi paraissait. Tout cela fut exécuté. Il s'élance aussitôt dans la forêt voisine avec ses amis et une partie des cavaliers prétoriens ; il y fait couper des arbres, les orne comme des trophées, et revient dans son camp à la lueur des flambeaux, reprochant à ceux qui ne l'ont pas suivi leur poltronnerie et leur lâcheté. Ceux, au contraire, qui avaient eu part à sa victoire reçurent de sa main une nouvelle espèce de couronnes, qu'il nomma exploratoires, et sur lesquelles étaient représentés le soleil, la lune et les astres. Une autre fois, il fit enlever d'une école quelques jeunes otages, les fit partir secrètement, et, quittant tout d'un coup une nombreuse réunion de convives, il les poursuivit avec sa cavalerie comme des fugitifs, les reprit, et les ramena chargés de chaînes ; car il fallait aussi que, dans cette grossière comédie, les lois de l'humanité fussent violées. Il reprit ensuite sa place au festin. Des soldats étant alors venus lui annoncer que la troupe était rassemblée, il les fit asseoir tout armés à sa table, et il les exhorta, en citant un vers célèbre de Virgile, «à vivre et à se conserver pour des temps plus heureux». De son camp, il reprocha aux sénateurs et au peuple, dans un édit fort sévère, «de ne songer qu'aux plaisirs de la table, du Cirque, du théâtre, de la campagne, pendant que César s'exposait tous les jours aux hasards de la guerre».

XLVI. Enfin, il s'avança vers les bords de l'Océan, à la tête de l'armée, avec un grand appareil de balistes et de machines de guerre, comme s'il eût médité quelque grande entreprise. Personne ne connaissait ni ne soupçonnait son dessein. Tout d'un coup il donna l'ordre à ses soldats de ramasser des coquillages, et d'en remplir leurs casques et leurs vêtements : «C'étaient, disait-il, des dépouilles de l'Océan ; et on les devait au Capitole et au palais des Césars». Comme témoignage de sa victoire, il fit élever à une hauteur prodigieuse une tour où l'on alluma, pendant la nuit, des fanaux comme sur un phare, pour diriger la marche des navires. Il promit aux soldats une gratification de cent deniers par tête ; et, comme si c'eût été le comble de la libéralité, il leur dit : «Allez-vous-en joyeux et riches».

XLVII. Désormais occupé du soin de son triomphe, il choisit et réserva pour cette cérémonie, outre les prisonniers et les transfuges barbares, tous ceux des Gaulois qui étaient de la taille la plus haute, ou, comme il disait en grec, «la plus triomphale», et, avec eux, quelques-uns de leurs chefs. Il les contraignit à laisser croître leur chevelure, à la teindre comme celle des Germains, et même à apprendre leur langue et à se donner leurs noms. Il ordonna aussi de transporter à Rome, par la voie de terre, les galères à trois rangs sur lesquelles il était entré dans l'Océan ; et il écrivit à ses intendants «de lui préparer le triomphe le plus magnifique qu'on eût encore vu, mais le moins coûteux possible pour lui, attendu qu'ils pouvaient disposer des biens de tout le monde».

XLVIII. Avant de quitter la province des Gaules, il conçut un abominable dessein, celui de massacrer les légions qui s'étaient révoltées après la mort d'Auguste, et qui l'avaient alors assiégé dans son enfance, lui et son père Germanicus, leur chef. On eut beaucoup de peine à le détourner d'un projet aussi odieux ; mais rien ne put l'empêcher de vouloir décimer ces soldats. Il les fit donc assembler sans armes et même sans épées, sous prétexte de les haranguer, et il les fit entourer par sa cavalerie. Mais quand il vit que la plupart d'entre eux soupçonnant son dessein, s'échappaient de tous côtés pour aller reprendre leurs armes et se préparer à la résistance, il laissa là son discours, et prit aussitôt le chemin de Rome, reportant toute sa fureur contre le sénat, qu'il menaça ouvertement, afin de détourner l'attention publique du honteux spectacle de sa conduite. Il se plaignit, entre autres griefs, qu'on ne lui eût pas décerné le triomphe dont il était digne, tandis qu'il avait lui-même, peu de temps auparavant, défendu, sous peine de mort, que l'on parlât jamais de lui rendre aucun honneur.

XLIX. Lorsque les envoyés du sénat vinrent au-devant de lui le prier de hâter son retour, «Je viendrai, oui je viendrai, et celle-ci avec moi», répondit-il d'une voix terrible, en frappant à coups redoublés sur la garde de son épée. Il déclara aussi «qu'il ne revenait que pour ceux qui le souhaitaient, pour les chevaliers et pour le peuple ; mais que les sénateurs ne retrouveraient en lui ni un citoyen ni un prince». Il défendit, en outre, qu'aucun d'eux vînt à sa rencontre ; et, renonçant au triomphe ou l'ajournant, il entra dans Rome avec les seuls honneurs de l'ovation, le jour anniversaire de sa naissance. Il périt quatre mois après, méditant de plus grands forfaits que tous ceux qu'il avait déjà commis. Il voulut d'abord se retirer à Antium et ensuite à Alexandrie, après avoir fait tuer les citoyens les plus distingués des deux premiers ordres de l'Etat. On n'en saurait douter, puisque l'on trouva dans ses papiers deux écrits intitulés, l'un LE GLAIVE, l'autre LE POIGNARD, et qui étaient la liste annotée de tous ceux qu'il destinait à la mort. On découvrit aussi dans son palais un grand coffre plein de poisons différents ; Claude les fit jeter dans la mer, qui en fut, dit-on, infectée à ce point, que le flux vomit sur le rivage quantité de poissons morts.

L. Il avait la taille haute, le teint pâle, le corps très gros, les jambes extrêmement maigres, ainsi que le cou ; les yeux enfoncés, les tempes creuses, le front large et recourbé, fort peu de cheveux, le sommet de la tête entièrement chauve, et le reste du corps très velu. Aussi était-ce un crime capital que de regarder d'en haut quand il passait, ou de prononcer, sous quelque prétexte que ce fût, le mot chèvre. Son visage était naturellement affreux et repoussant, et il s'appliquait à le rendre plus effrayant encore, en étudiant, devant un miroir, tous les moyens possibles de terreur et d'effroi. Il n'était sain ni de corps ni d'esprit. Affligé du mal caduc dès ses premières années, il n'en apporta pas moins d'ardeur au travail dans son adolescence ; non toutefois sans éprouver des défaillances subites, qui lui ôtaient la faculté de se mouvoir et de se tenir debout, et dont il avait beaucoup de peine à revenir. Il connaissait son mal, et avait songé plus d'une fois à s'en guérir dans une retraite profonde. On croit que Césonie lui avait donné pour breuvage un philtre amoureux, qui n'eut d'autre effet que de le rendre furieux. Il était surtout excité par l'insomnie ; car il ne pouvait jamais dormir plus de trois heures, et encore d'un sommeil inquiet, et troublé par des songes bizarres : il rêva une fois que la mer lui parlait. Aussi, la plus grande partie de la nuit, las de veiller dans son lit, il s'asseyait à table ou se promenait dans de vastes galeries, attendant et invoquant le jour.

LI. C'est sans doute à ces égarements d'esprit qu'il faut attribuer la réunion dans cet empereur de deux défauts bien opposés, une assurance excessive et une excessive lâcheté. Ce même homme, qui méprisait tant les dieux, fermait les yeux et s'enveloppait la tête au moindre éclair et au plus petit coup de tonnerre : quand le bruit redoublait, il courait se cacher sous son lit. Dans un voyage en Sicile, après s'être moqué de plusieurs miracles qu'on lui vantait, il ne laissa pas de s'enfuir tout tremblant de Messine, une nuit que l'Etna jetait de la fumée et faisait entendre un murmure. Il ne cessait de proférer contre les barbares les plus effroyables menaces ; et un jour qu'il se trouvait engagé, au-delà du Rhin, dans un chemin étroit, au milieu de ses troupes pressées autour de sa voiture, quelqu'un ayant dit que l'alarme ne serait pas médiocre si l'ennemi paraissait tout d'un coup, il monta aussitôt à cheval et courut vers le fleuve : là, trouvant les ponts encombrés par les bagages et par les valets de l'armée, il prit, dans son impatience, le parti de se faire transporter à bras, par-dessus toutes les têtes. Peu de temps après, comme on parlait d'un soulèvement de la Germanie, il ne songea qu'à fuir ; et il fit équiper des vaisseaux, n'ayant plus, disait-il, pour consolation que l'espoir de conserver du moins les provinces d'outre-mer, si les vainqueurs s'emparaient des Alpes, comme les Cimbres, ou de Rome, comme les Sénonais. C'est, je crois, ce qui donna à ses meurtriers l'idée de dire aux soldats, qui commençaient à s'ameuter, que Caligula s'était tué lui-même, à la nouvelle d'une bataille perdue.

LII. Ses vêtements, sa chaussure, et en général sa mise, n'étaient ni d'un Romain, ni d'un citoyen, ni même d'un homme. On le vit souvent en public avec des bracelets et un petit manteau garni de franges, et couvert de broderies et de pierres précieuses ; d'autres fois, avec une robe de soie et une tunique ornée d'une riche bordure. Pour chaussure, il portait tantôt des sandales ou des cothurnes, tantôt une bottine militaire, tantôt enfin des brodequins de femme. Le plus souvent il se montrait avec une barbe d'or, tenant à la main un foudre, un trident ou un caducée, insignes des dieux ; quelquefois aussi il s'habillait comme Vénus. Même avant son expédition en Germanie, il portait assidûment les ornements triomphaux ; et il n'était pas rare de lui voir la cuirasse d'Alexandre le Grand, qu'il avait fait tirer du tombeau de ce prince.

LIII. Pour ce qui est des études libérales, il s'appliqua fort peu aux travaux d'érudition, et beaucoup à l'éloquence. Il avait la parole abondante et facile, surtout quand il pérorait contre quelqu'un. La colère lui fournissait amplement les idées et les mots ; sa prononciation et sa voix répondaient à sa passion ; il ne pouvait rester en place, et sa parole arrivait aux auditeurs les plus éloignés. Quand il devait parler en public, il disait, d'un ton menaçant, «qu'il allait lancer les traits de ses veilles». Il avait d'ailleurs un tel mépris pour l'élégance et les ornements du style, qu'il appelait les ouvrages de Sénèque, l'écrivain alors le plus en vogue, «de pures amplifications d'école», et «du sable sans ciment». D'ordinaire, il répondait par écrit aux orateurs dont les discours avaient eu le plus de succès. Quand on devait juger, dans le sénat, d'illustres accusés, il méditait pour et contre eux des plaidoyers, et, selon l'effet qu'il attendait du style de l'un des deux, il les accablait en récitant l'un, ou les sauvait en prononçant l'autre. Ces jours-là, il invitait, par un édit, l'ordre entier des chevaliers à venir l'entendre.

LIV. Il exerça d'autres talents fort différents, et avec une ardeur incroyable ; tour à tour gladiateur, cocher, chanteur et danseur. Il escrima dans l'arène avec des armes de combat ; il conduisit des chars dans un Cirque où l'on avait réuni des difficultés de toute sorte. Il était si passionné pour le chant et pour la danse, qu'au spectacle même il ne pouvait s'empêcher de chanter devant tout le monde avec l'acteur tragique qui était en scène, et d'imiter tous les gestes de l'histrion, comme pour le louer ou le reprendre. Le jour où il fut tué, il ne paraît pas avoir eu d'autre motif, en indiquant une veille générale, que le désir de débuter sur la scène avec plus d'assurance, à la faveur de l'obscurité. C'était aussi le temps qu'il prenait pour danser. Il fit appeler une fois au palais, vers le milieu de la nuit, trois consulaires, qui arrivèrent saisis de frayeur. Il les fit placer sur son théâtre, et soudain il s'y élança lui-même avec un grand fracas, au bruit des flûtes et de ses sandales sonores, avec la robe flottante et la tunique des acteurs ; puis il dansa un pas et se retira. Toutefois cet homme, qui avait appris tant de choses, ne savait pas nager.

LV. Son goût pour tous ceux qui lui avaient plu allait jusqu'à la folie. Il embrassait en plein spectacle le pantomime Mnester ; et si, pendant que cet histrion dansait, quelqu'un faisait le moindre bruit, il se faisait amener le perturbateur, et le flagellait de sa main. Il envoya dire un jour, par un centurion, à un chevalier romain qui faisait du tapage, de partir sur-le-champ pour Ostie, et de porter de sa part des dépêches au roi Ptolémée, en Mauritanie. Il y avait, pour toute instruction, dans cette lettre : «Ne faites ni du bien ni du mal à celui que je vous envoie». Il favorisa les gladiateurs appelés Thraces, jusqu'à en mettre quelques-uns à la tête de sa garde germaine, et il persécuta les mirmillons, jusqu'à leur ôter leur armure. Un de ces derniers, nommé Columbus, était sorti vainqueur d'un combat, mais légèrement blessé ; Caligula introduisit dans sa plaie un poison, que, depuis, il appela Columbien, en mémoire de ce fait. C'est du moins sous ce nom-là qu'on le trouva inscrit de sa main, parmi ses autres poisons. Il était si attaché à la faction des Verts, qu'il mangeait souvent avec eux dans leur écurie, et qu'il y couchait. Il donna, un jour, au cocher Eutychus, comme présent de table, après une débauche, deux millions de sesterces. Il aimait tant un cheval nommé Incitatus, que, la veille des courses du Cirque, il envoyait des soldats commander le silence dans tout le voisinage, afin que le repos de cette bête ne fût point troublé. Il lui fit faire une écurie de marbre, une auge d'ivoire, des couvertures de pourpre, des colliers de perle : il lui donna une maison complète, des esclaves, des meubles, enfin tout ce qu'il fallait pour que ceux qu'on invitait, en son nom, à venir manger chez lui, fussent traités magnifiquement. On dit même qu'il lui destinait le consulat.

LVI. Ces extravagances et ces horreurs firent concevoir à quelques citoyens le projet de le tuer. Deux conspirations furent découvertes ; et, tandis que d'autres conjurés hésitaient, faute d'occasion, deux Romains se communiquèrent leur dessein et l'exécutèrent, favorisés sous main par les plus puissants de ses affranchis et par les préfets du prétoire, qui, déjà nommés, quoique à tort, comme complices d'une conjuration, se savaient, depuis ce temps-là, suspects et haïs. En effet, Caligula leur avait d'abord fait en particulier de grands reproches, puis, tirant son épée, leur avait dit «qu'il était prêt à se donner la mort, s'il leur paraissait la mériter» ; et, depuis ce temps, il n'avait cessé de les accuser les uns auprès des autres, et d'exciter entre eux la jalousie et les soupçons. On convint de l'attaquer à midi, à sa sortie du spectacle des jeux Palatins. Cassius Chéréa, tribun d'une cohorte prétorienne, demanda à porter le premier coup. Caligula insultait sans cesse à sa vieillesse, n'avait pour lui que des mots outrageants, ne le traitait que de lâche et d'efféminé. Si Chéréa venait lui demander le mot d'ordre, il lui répondait PRIAPE, ou bien VENUS ; si Chéréa venait lui faire quelque remercîment, il lui présentait sa main à baiser, en la remuant d'une façon obscène.

LVII. Sa mort fut annoncée par plusieurs prodiges. A Olympie, la statue de Jupiter, qu'il avait ordonné d'enlever et de transporter à Rome, fit un tel éclat de rire lorsqu'on y mit la main, que les machines tombèrent, et que les ouvriers s'enfuirent à toutes jambes. Il survint aussitôt un certain Cassius, qui déclara avoir reçu en songe l'ordre d'immoler un taureau à Jupiter. Le Capitole de Capoue fut frappé de la foudre le jour des ides de mars, ainsi que la chapelle d'Apollon Palatin, à Rome ; d'où l'on conjectura, d'une part, qu'un maître était menacé d'un grand danger par ses gardes, et, de l'autre, qu'on allait voir un meurtre éclatant, comme celui qui avait eu lieu naguère à pareil jour. L'astrologue Sylla, consulté par Caligula sur son horoscope, lui annonça, comme prochaine et inévitable, une mort violente. Les sorts d'Antium l'avertirent de «se garder de Cassius» ; et, sur cet avis, il avait envoyé tuer Cassius Longinus, alors proconsul d'Asie, oubliant que Chéréa s'appelait aussi Cassius. La veille de sa mort, il rêva qu'il était dans le ciel, à côté du trône de Jupiter, et que ce dieu, le poussant de l'orteil du pied droit, le lança sur la terre. On regarda aussi comme des prodiges plusieurs choses que le hasard produisit le même jour. Il fut arrosé, pendant un sacrifice, du sang d'un phénicoptère ; le pantomime Mnester joua une tragédie que l'acteur Néoptolème avait jouée jadis, le jour où fut tué Philippe de Macédoine ; dans le mime appelé Lauréolus, où l'acteur principal vomit du sang lorsqu'il sort de dessous les ruines d'un édifice, plusieurs de ceux qui jouaient les seconds rôles, voulant donner une preuve de leur talent, en vomirent aussi, et la scène s'en trouva inondée ; enfin, l'on avait préparé, pour la nuit qui suivit sa mort, un spectacle où des Egyptiens et des Ethiopiens devaient représenter des sujets tirés de l'histoire des enfers.

LVIII. Le neuf des calendes de février, vers la septième heure, comme il balançait s'il se lèverait pour prendre son repas, ayant l'estomac encore chargé de celui de la veille, ses amis l'y décidèrent, et il sortit. Il fallait passer sous une voûte, où s'exerçaient alors des enfants qui appartenaient aux plus nobles familles de l'Asie, et qu'il avait fait venir pour jouer quelques rôles sur les théâtres de Rome. Il s'arrêta pour les considérer et les exhorter à bien faire ; et si leur chef ne lui eût pas dit qu'il mourait de froid, il revenait sur ses pas, pour faire commencer le spectacle. On ne s'accorde pas sur ce qui se passa ensuite. Les uns disent que, pendant qu'il parlait à ces enfants, Chéréa, placé derrière lui, l'avait violemment frappé au cou avec son glaive, en s'écriant : «Imitez-moi !» et qu'aussitôt le tribun Cornélius Sabinus, autre conjuré, lui avait traversé la poitrine. D'autres prétendent que Sabinus, après avoir fait écarter tout le monde par des centurions qui étaient du complot, avait, selon l'usage, demandé à Caligula le mot d'ordre, et que celui-ci ayant donné Jupiter, Chéréa s'était écrié : «Reçois une marque de sa colère», et lui avait porté un coup à la mâchoire, au moment où l'empereur tournait la tête de son côté. Renversé par terre et se repliant sur lui-même, il cria qu'il vivait encore ; mais les autres conjurés le percèrent de trente coups de poignard. Leur mot de ralliement était Redouble. Il y en eut même qui lui enfoncèrent le fer dans les parties honteuses. Au premier bruit, ses porteurs accoururent à son secours avec leurs bâtons, ainsi que les soldats de sa garde germaine, et ils tuèrent plusieurs de ses meurtriers, et même quelques sénateurs bien innocents de ce meurtre.

LIX. Caligula vécut vingt-neuf ans, et régna trois années, dix mois et huit jours. Son cadavre fut porté secrètement dans les jardins des Lamius, brûlé à demi sur un bûcher fait à la hâte, puis enterré, et recouvert d'un peu de gazon. Dans la suite, ses soeurs, revenues de l'exil, le firent exhumer, le brûlèrent, et ensevelirent ses cendres. On assure que, jusqu'à cette époque les gardiens de ces jardins furent inquiétés par des fantômes, et que la maison où il périt fut troublée toutes les nuits par un bruit effroyable, jusqu'à ce qu'un incendie l'eût consumée. Césonie, sa femme, périt en même temps que lui, frappée par un centurion, et sa fille fut écrasée contre un mur.

LX. Ce qui peut donner une idée de ces temps-là, c'est que l'on refusa d'abord dde croire à la nouvelle de ce meurtre : on soupçonnait Caïus d'en avoir semé le bruit, pour surprendre, à la faveur de cet artifice, les sentiments où l'on était à son égard. Les conjurés ne destinaient l'empire à personne ; et le sénat voulait si unanimement rétablir la liberté, que les consuls ne le convoquèrent point d'abord dans la salle ordinaire des séances, parce qu'elle s'appelait Julia, mais au Capitole. Quelques-uns furent d'avis d'abolir la mémoire des Césars, et de détruire leurs temples. On a remarqué que tous les Césars qui avaient porté le prénom de Caïus avaient péri par le fer, à commencer par celui qui fut tué du temps de Cinna.


Traduit par Théophile Baudement (1845)