Tibère

I. Branche patricienne des Claudius. - II. Actions méritoires et coupables des membres de cette famille. - III. Origine paternelle et maternelle de Tibère. - IV. Détails sur son père. - V. Naissance de Tibère. - VI. Son enfance et sa jeunesse. - VII. Commencements de sa vie publique. Ses mariages. Ses enfants. - VIII. Ses premiers plaidoyers. - IX. Ses services militaires. Ses dignités. - X. Il prend la soudaine résolution de quitter Rome. - XI. Il se fixe à Rhodes. Ses occupations. Il demande la permission de revenir, qui lui est refusée. - XII. Son séjour forcé dans cette île. Ses terreurs et sa lâcheté. - XIII. Mépris qu'il inspire. Fin de son exil. - XIV. Ses espérances. Prodiges qui avaient annoncé sa grandeur future. - XV. Son retour à Rome. Sa conduite prudente. - XVI. Ses exploits militaires. - XVII. Honneurs qu'on lui décerne. - XVIII. Nouvelle expédition en Germanie. Ses talents pour la guerre. - XIX. Sa sévérité. Ses superstitions. - XX. Son triomphe. Il est adopté par Auguste. - XXI. Il assiste aux derniers moments de ce prince. Lettres de celui-ci à Tibère. - XXII. Ouverture du testament d'Auguste. - XXIII. Ouverture du testament d'Auguste. - XXIV. Tibère accepte l'empire, après l'avoir refusé longtemps. - XXV. Troubles qui s'élèvent au commencement de son règne. - XXVI. Sa feinte modestie. - XXVII. Son aversion pour la flatterie. - XXVIII. Sa longanimité. - XXIX. Sa conduite à l'égard des sénateurs. - XXX. Il les consulte sur toutes les affaires. - XXXI. Son respect pour la liberté des opinions et des suffrages. Sa déférence pour les magistrats. - XXXII. Sa modération à l'égard de tout le monde. - XXXIII. Son zèle pour la justice. - XXXIV. Ses règlements contre le luxe et contre d'autres abus. - XXXV. Contre la corruption des moeurs. - XXXVI. Contre les superstitions étrangères. - XXXVII. Ses précautions pour la tranquillité publique. Il emploie la ruse à l'égard des rois suspects. - XXXVIII. Il trompe tout le monde sur ses voyages. - XXXIX. Il se retire en Campanie. Danger qu'il court près de Terracine. - XL. Il se fixe à Caprée. Désastre de Fidènes. - XLI. Il abandonne le soin de l'empire. - XLII. Sa passion pour le vin. - XLIII. Ses débauches. - XLIV. Ses débauches. - XLV. Ses débauches. - XLVI. Son avarice. - XLVII. Il fuit les occasions d'être libéral. - XLVIII. Quelques-unes de ses libéralités. - XLIX. Ses rapines. - L. Sa haine contre son frère, sa femme et sa mère. - LI. Ses discordes avec Livie, dont il persécute tous les amis. - LII. Son indifférence à l'égard de son fils Drusus. Sa jalousie contre Germanicus, qu'il fait périr. - LIII. Ses cruautés envers sa belle-fille Agrippine. - LIV. Il fait périr ses petits-fils Néron et Drusus. - LV. Il donne la mort à presque tous ses amis. - LVI. Sa conduite à l'égard des rhéteurs grecs. - LVII. Son naturel féroce. - LVIII. Il fait de tout un crime de lèse-majesté. - LIX. On fait circuler contre lui des vers satiriques. - LX. Ses fureurs. - LXI. Ses atrocités. - LXII. Il informe contre les prétendus complices de la mort de Drusus. Il invente des supplices. - LXIII Ses terreurs. - LXIV. Ses précautions contre sa belle-fille et ses petits-fils. - LXV. Il se défait de Séjan. Ses craintes et ses précautions. - LXVI. Il est en butte à toutes sortes d'outrages. - LXVII. Il savait d'avance à quel avilissement il était réservé. - LXVIII. Son portrait. - LXIX. Ses superstitions. - LXX. Son goût pour les lettres et pour l'histoire de la fable. - LXXI. Il interdit l'usage du grec en public. - LXXII. Commencement de sa maladie. - LXXIII. Sa mort. - LXXIV. Présages qui l'avaient annoncée. - LXXV. Joie à Rome. Imprécations contre sa mémoire. - LXXVI. Son testament.


I. La famille patricienne des Claudius (car il y en eut aussi une plébéienne, qui n'était inférieure à l'autre ni en puissance ni en dignité) est originaire de Régilles, dans le pays des Sabins. De là elle vint, avec une suite nombreuse de clients, s'établir à Rome, peu de temps après la fondation de cette ville. Elle y fut reçue par le sénat au nombre des familles patriciennes, sur la proposition de Titus Tatius, collègue de Romulus, ou, ce qui paraît mieux établi, environ six ans après l'expulsion des rois, Atta Claudius étant alors le chef de cette maison. La république lui donna, en outre, des terres au delà de l'Anio pour ses clients, et un lieu pour sa sépulture, au pied du Capitole. Dans la suite des temps, cette famille obtint vingt-huit consulats, cinq dictatures, sept censures, sept triomphes, deux ovations. Elle se distingua par des prénoms et des surnoms différents ; mais elle fut unanime pour repousser celui de Lucius, parce que deux de ses membres qui l'avaient porté furent convaincus, l'un de brigandage et l'autre d'assassinat. Entre autres surnoms, elle prit souvent celui de Néron, qui, dans la langue des Sabins, signifie brave et actif.

II. Les Claudius rendirent à la république beaucoup de bons et de mauvais services. Pour ne rappeler que les faits principaux, Appius Caecus empècha qu'on ne fît avec le roi Pyrrhus une alliance désavantageuse ; Claudius Caudex passa le premier la mer avec une flotte, et chassa les Carthaginois de la Sicile ; Claudius Néron battit Asdrubal, qui venait d'Espagne se joindre à Annibal, son frère, avec des forces considérables. D'un autre côté, Claudius Appius Régillanus, nommé décemvir pour la rédaction des lois, osa réclamer comme son esclave une jeune fille de condition libre, et employer la violence pour assouvir sa passion ; ce qui causa une nouvelle rupture entre le peuple et le sénat. Claudius Drusus se fit ériger, dans le forum d'Appius, une statue couronnée d'un diadème, et voulut avec ses clients occuper l'Italie. Claudius Pulcher, qui commandait en Sicile, voyant que les poulets sacrés refusaient de manger et de rendre ainsi les auspices favorables, osa, par mépris pour la religion, les jeter à la mer, en disant : «Qu'ils boivent donc, puisqu'ils ne veulent pas manger». Ayant ensuite livré bataille, il fut vaincu ; et quand le sénat lui enjoignit d'élire un dictateur, il insulta encore à l'infortune publique, en choisissant pour cette dignité un de ses messagers, nommé Gildas. Les femmes donnèrent aussi dans cette famille de bons et de mauvais exemples. C'est une Claudia qui retira des bas-fonds du Tibre, où il était engravé, le vaisseau dans lequel était la statue de Cybèle, en priant à haute voix les dieux «de lui donner la force de mouvoir ce navire, comme un témoignage de sa chasteté». C'est aussi une Claudia qui fut accusée, devant le peuple, du crime de lèse-majesté, jusqu'alors étranger aux femmes, parce que, son char pouvant à peine avancer à travers les rangs pressés de la foule, elle avait exprimé tout haut le souhait «que son frère Pulcher pût revenir à la vie et perdre encore une flotte, pour diminuer la population de Rome». On sait d'ailleurs que tous les Claudius, à l'exception de P. Clodius, lequel, afin d'exiler Cicéron, se fit adopter par un plébéien qui était même plus jeune que lui, demeurèrent toujours les soutiens et quelquefois les seuls défenseurs de la puissance et de la dignité des patriciens. Ils furent, pour le peuple, des ennemis si implacables et si violents, que, même sous le poids d'une accusation capitale, aucun ne voulut revêtir la robe de deuil, ni implorer la pitié de la multitude ; et que, dans les discordes civiles, plusieurs d'entre eux frappèrent des tribuns. On vit même une Claudia, prêtresse de Vesta, monter sur le char de son frère, qui triomphait malgré le peuple, et l'accompagner ainsi jusqu'au Capitole, afin que les tribuns ne pussent rien contre lui.

III. C'est de cette famille que descendait Tibère César, par son père et par sa mère. Son origine paternelle remontait à Tibérius Néron ; son origine maternelle, à Appius Pulcher, deux fils d'Appius Caecus. Il tenait aussi à la famille des Livius par son aïeul maternel, que l'adoption y avait fait entrer. Celle-ci, quoique plébéienne, avait acquis une grande illustration et reçu huit consulats, deux censures, trois triomphes, la dictature, et le commandement de la cavalerie. Elle a produit des hommes célèbres, surtout Salinator et les Drusus. Salinator, étant censeur, nota d'infamie toutes les tribus romaines, comme coupables de légèreté, pour l'avoir fait une seconde fois consul et censeur, après l'avoir condamné à une amende, au sortir de son premier consulat. Drusus reçut ce surnom, qu'il légua à ses descendants, pour avoir tué, dans une lutte corps à corps, un général ennemi nommé Drausus. On dit aussi qu'il rapporta de la Gaule, où il avait été envoyé comme propréteur, l'or qu'on avait autrefois donné aux Sénones lorsqu'ils assiégeaient le Capitole, et qui ne leur avait pas été repris, comme on le croit, par Camille. Son arrière-petit-fils, que sa résistance courageuse aux entreprises des Gracques fit surnommer le patron du sénat, laissa un fils, qui, engagé dans de semblables querelles et méditant les plus hardis desseins, finit par tomber dans les embûches et sous les coups de la faction opposée.

IV. Le père de Tibère, questeur de C. César pendant la guerre d'Alexandrie, commandait sa flotte et contribua beaucoup à la victoire. Aussi fut-il fait pontife à la place de P. Scipion, et chargé de fonder dans la Gaule plusieurs colonies, entre autres Narbonne et Arles. Toutefois, après la mort de César et malgré l'avis du sénat tout entier, qui voulait la laisser impunie pour éviter de nouveaux troubles, il alla jusqu'à demander qu'on votât des récompenses aux tyrannicides. L'année de sa préture allait finir, quand la discorde éclata entre les triumvirs. Gardant alors, au delà du temps prescrit, les insignes de sa dignité, il suivit à Pérouse le consul L. Antoine, frère du triumvir, et lui demeura seul fidèle, après la défection de tout son parti. Il se retira d'abord à Préneste, ensuite à Naples ; et n'ayant pu réussir à soulever les esclaves, auxquels il promettait la liberté, il s'enfuit en Sicile. Mais, indigné qu'on lui eût fait attendre une audience de Sex. Pompée, et défendu l'usage des faisceaux, il passa dans l'Achaïe, auprès de M. Antoine. Il revint bientôt avec lui à Rome, quand la paix fut rétablie. C'est alors que, sur la demande d'Auguste, il lui céda sa femme Livia Drusilla, qui était enceinte et lui avait déjà donné un fils. Il mourut peu de temps après, laissant deux enfants, Tibère et Drusus, surnommés Nérons.

V. On a cru, sur d'assez légers fondements, que Tibère était né à Fondi, parce que son aïeule maternelle y avait vu le jour, et qu'on y avait élevé, en vertu d'un sénatus-consulte, une statue à la Félicité. Mais la plupart des auteurs, et les plus dignes de foi, disent qu'il naquit à Rome, sur le mont Palatin, le 16 des calendes de décembre, sous le consulat de M. Emilius Lépidus et de L. Munatius Plancus, après la guerre de Philippes. C'est du moins ce qui est consigné dans les Fastes et dans les actes publics. Il y a toutefois des écrivains qui le font naître l'année précédente, sous le consulat d'Hirtius et de Pansa ; et d'autres, l'année suivante, sous celui de Servilius Isauricus et d'Antoine.

VI. Il fut exposé, dès l'âge le plus tendre, à beaucoup de fatigues et de dangers, avec ses parents, qu'il accompagna partout dans leur fuite. Comme ils allaient s'embarquer secrètement pour quitter Naples, où leurs ennemis accouraient, il faillit deux fois les trahir par ses cris : d'abord quand on l'arracha du sein de sa nourrice, et ensuite des bras de sa mère, que, dans une circonstance aussi périlleuse, on voulait soulager de ce fardeau. Porté en Sicile et en Achaïe, et commis à la foi des Lacédémoniens, qui étaient sous la protection des Claudius, il courut risque de la vie, une nuit qu'il avait quitté ce nouvel asile ; car un vaste incendie ayant éclaté dans une forêt qu'il traversait, les flammes l'entourèrent si subitement, lui et tous les siens, que le feu prit aux vêtements et aux cheveux de Livie. On montre encore à Baïes les présents qu'il reçut en Sicile de Pompéia, soeur de Sextus Pompée : une tunique, une agrafe et des bulles d'or. Après son retour à Rome, le sénateur M. Gallius l'adopta par testament. Tibère recueillit son héritage, mais il s'abstint bientôt de porter son nom, parce que Gallius avait été du parti contraire à celui d'Auguste. A neuf ans, il prononça l'éloge funèbre de son père, à la tribune aux harangues. Il entrait dans l'âge de puberté, quand il précéda à cheval le char d'Auguste, le jour de son triomphe d'Actium ; il était à la gauche du triomphateur, et Marcellus, fils d'Octavie, à la droite. Il présida aussi aux jeux donnés pour cette victoire, et dans ceux du Cirque, appelés troyens, il commandait la troupe des jeunes gens.

VII. Lorsqu'il eut pris la toge virile, voici à peu près comme il passa toute sa jeunesse, et le temps qui s'écoula ensuite jusqu'à son règne. Il donna deux fois des spectacles de gladiateurs, l'un en mémoire de son père, l'autre en l'honneur de son aïeul Drusus, à des époques et dans des lieux différents : le premier, dans le Forum ; le second, dans l'amphithéâtre. Il fit reparaître, à cette occasion, quelques gladiateurs émérites, qu'il paya cent mille sesterces. Il donna aussi, quoique absent, des jeux dans lesquels il déploya une grande magnificence, et dont la dépense fut faite par sa mère et par son beau-père. Il épousa d'abord Agrippine, fille de M. Agrippa et petite-fille du chevalier romain Cécilius Atticus, à qui sont adressées les lettres de Cicéron. Quoiqu'elle lui eût donné un fils, nommé Drusus, et qu'il eût pour elle beaucoup d'affection, il se vit contraint de la répudier pendant sa seconde grossesse, pour épouser sur-le-champ Julie, fille d'Auguste. Ce mariage lui causa d'autant plus de chagrin, qu'il était fort attaché à la première et qu'il n'estimait point Julie, laquelle lui avait fait publiquement des avances du vivant même de son premier mari, au point qu'il n'était bruit que de cette passion dans Rome. Aussi ne put-il se consoler de son divorce avec Agrippine ; et l'ayant, un jour, rencontrée par hasard, il attacha sur elle des yeux si passionnés et si pleins de larmes, qu'on prit garde dans la suite qu'elle ne parût plus devant lui. Il vécut d'abord en assez bonne intelligence avec Julie, il répondit même à son amour ; mais il ne tarda pas à lui marquer de l'aversion, et il lui fit l'outrage de ne plus partager son lit depuis la mort de leur fils, encore enfant, qui était né à Aquilée, et le seul gage de leur affection. Tibère perdit en Germanie son frère Drusus, et ramena son corps à Rome, le précédant à pied pendant toute la route.

VIII. Il défendit, devant le tribunal d'Auguste, le roi Archélaüs, les habitants de Tralles et ceux de la Thessalie, tous dans des causes différentes ; et ce fut là son apprentissage des devoirs civils. Il intercéda dans le sénat en faveur des habitants de Laodicée, de Thyatire et de Chio, qui avaient éprouvé un tremblement de terre et imploraient le secours de Rome. Il accusa de lèse-majesté et fit condamner par les juges Fannius Cépion, qui avait conspiré contre Auguste avec Varron Muréna. Il était chargé, dans le même temps, de deux opérations importantes : de l'approvisionnement de Rome, où les vivres commençaient à manquer, et de l'inspection de tous les ateliers d'esclaves contenus dans l'Italie, parce que l'on accusait les maîtres de ces ateliers de retenir par violence non seulement les voyageurs qu'ils pouvaient surprendre, mais aussi ceux qui étaient venus s'y cacher pour se dérober au service militaire.

IX. Il fit ses premières armes dans l'expédition des Cantabres, comme tribun des soldats. Envoyé ensuite en Orient avec une armée, il rendit à Tigrane le royaume d'Arménie et lui mit le diadème sur la tête, assis dans son tribunal. Il reçut aussi les aigles romaines que les Parthes avalent naguère enlevées à M. Crassus. Ensuite il gouverna, environ un an, la Gaule Chevelue, alors troublée par les incursions des barbares et les querelles de ses chefs. Bientôt après il fit les guerres de Rétie et de Vindélicie, puis de Germanie. Dans celle de Rétie et de Vindélicie, il soumit les peuples des Alpes ; dans celle de Pannonie, les Breuces et les Dalmates ; enfin, dans celle de Germanie, il reçut à composition quarante mille ennemis, qu'il transporta dans la Gaule, et auxquels il assigna des terres sur les bords du Rhin. Ces exploits lui méritèrent l'ovation, et il entra dans Rome sur un char, avec les ornements du grand triomphe ; honneur qui, dit-on, n'avait encore été accordé à personne. Il obtint avant l'âge toutes les magistratures, et il exerça presque sans interruption la questure, la préture et le consulat. Il fut créé consul pour la seconde fois, après un court intervalle, et revêtu pour cinq ans de la puissance tribunitienne.

X. Au milieu de tant de prospérités, dans la force de l'âge et de la sauté, il prit tout d'un coup le parti de la retraite et de l'éloignement, soit pour fuir sa femme, qu'il n'osait ni accuser ni répudier, et que pourtant il ne pouvait plus souffrir ; soit qu'il crût que l'absence le ferait plus valoir qu'une assiduité importune, dans le cas où la république aurait besoin de lui. Quelques auteurs pensent que, voyant grandir les enfants d'Auguste, il avait voulu, après avoir été longtemps maître du second rang, paraître le leur abandonner volontairement, à l'exemple de M. Agrippa, qui, lorsque M. Marcellus prit part à l'administration publique, s'en était allé à Mytilène, pour ne pas jouer avec lui le rôle d'un concurrent ou d'un censeur. Tibère lui-même avoua, mais plus tard, qu'il avait eu les mêmes motifs. Alors prétextant la satiété des honneurs et le besoin de repos, il demanda la liberté de quitter Rome. Sa mère employa les plus vives instances pour le retenir ; Auguste alla jusqu'à se plaindre, en plein sénat, d'être abandonné. Tibère fut inflexible ; et, comme on s'obstinait à empêcher son départ, il fut quatre jours sans manger. Il obtint enfin la permission de s'éloigner, et, laissant à Rome sa femme et son fils, il prit sur-le-champ la route d'Ostie. Il ne répondit pas un seul mot aux questions de ceux qui l'accompagnèrent, et, en les quittant, il se contenta d'en embrasser quelques-uns.

XI. D'Ostie, il allait côtoyant la Campanie, lorsqu'il apprit le mauvais état de la santé d'Auguste. Il s'arrêta quelques jours ; mais le bruit ayant couru qu'il n'interrompait son voyage que dans l'espoir d'un événement décisif, il s'embarqua, malgré un très mauvais temps, pour l'île de Rhodes, dont le climat salubre et doux l'avait charmé pendant le séjour qu'il y avait fait en revenant d'Arménie. Il y habita une maison fort modeste et une campagne qui ne l'était guère moins ; vivant comme le plus humble des citoyens, visitant parfois les gymnases, sans licteur et sans huissier, entretenant avec les Grecs un commerce journalier de devoirs, presque sur le ton de l'égalité. Un matin, en réglant les occupations de la journée, il lui arriva de dire qu'il voulait voir tous les malades de la ville. Se méprenant sur le sens de ces paroles, ceux qui entouraient Tibère firent porter, le même jour, tous les malades dans une galerie publique, où on les rangea par genre de maladie. Frappé de ce spectacle inattendu, il ne sut d'abord ce qu'il devait faire ; enfin, il s'approcha du lit de chacun d'eux, et il leur fit à tous des excuses de cette méprise, même aux plus pauvres et aux plus ignorés. Il paraît n'avoir usé qu'une seule fois des droits de la puissance tribunitienne, et voici dans quelle circonstance. Il était fort assidu aux écoles et aux leçons des professeurs : un jour qu'il s'était élevé une vive altercation entre des sophistes opposés, l'un d'eux croyant, pour l'avoir vu intervenir, qu'il favorisait son adversaire, s'échappa contre lui en propos injurieux. Tibère s'en alla chez lui sans rien dire, reparut tout à coup avec ses appariteurs, fit citer à son tribunal, parla voix du héraut, l'auteur de ces invectives, et le fit traîner en prison. Il apprit à Rhodes que Julie, sa femme, venait d'être condamnée pour ses débauches et ses adultères, et qu'Auguste avait, de sa propre autorité, prononcé leur divorce. Quelque joie qu'il eût de cette nouvelle, il crut devoir écrire au père plusieurs lettres en faveur de la fille, et il le conjura de laisser à Julie tous les dons qu'il lui avait faits, si indigne qu'elle en fût. Lorsque le temps de sa puissance tribunitienne fut expiré, il avoua enfin n'avoir eu d'autre but, en s'éloignant, que d'éviter tout soupçon de rivalité avec Caïus et Lucius ; et il demanda, ne craignant plus un tel soupçon, puisque ces princes étaient bien affermis dans la possession du second rang, la permission de revoir tout ce qu'il avait laissé à Rome de personnes chères et alors bien regrettées. Mais, loin de l'obtenir, il reçut même le conseil inattendu de ne plus s'occuper en aucune façon d'une famille qu'il avait quittée avec tant d'empressement.

XII. Il demeura donc à Rhodes malgré lui, et il obtint à peine, par le crédit de sa mère, qu'Auguste, afin de couvrir cet affront, lui donnât le titre de son lieutenant dans cette île. Depuis ce moment, il ne mena pas seulement la vie d'un particulier, mais aussi celle d'un homme suspect et toujours menacé. Il se cachait dans l'intérieur de l'île, pour éviter désormais les fréquentes visites et les hommages assidus de tous ceux qui allaient, au delà de cette mer, prendre possession d'un commandement militaire ou d'une magistrature, et qui ne manquaient pas de s'arrêter exprès à Rhodes. A ces terreurs vinrent s'ajouter de plus graves sujets d'inquiétude. Ayant passé à Samos pour y voir son beau-fils Caïus, qui commandait en Orient, il s'aperçut que les insinuations de M. Lollius, compagnon et gouverneur de ce jeune prince, lui avaient aliéné son esprit. On le soupçonna aussi d'avoir donné à des centurions ses créatures, lesquels venaient de leur semestre et retournaient aux armées, des instructions équivoques, et qui paraissaient avoir pour objet de sonder les esprits sur un changement de maître. Informé de ces accusations par Auguste lui-même, il ne cessa de demander un surveillant, quel qu'il fût, qui observât ses actions et ses discours.

XIII. Il renonça même à ses exercices ordinaires du cheval et des armes, quitta le costume romain, et se réduisit à la chaussure et au manteau des Grecs. Il vécut près de deux ans dans cet état, tous les jours plus odieux et plus méprisé ; au point que les habitants de Nîmes détruisirent ses images et ses statues, et que, dans un repas de famille, la conversation étant tombée sur lui, un convive proposa à Caïus de partir à l'instant, s'il l'ordonnait, pour Rhodes, et de lui rapporter la tête de l'exilé ; car tel est le nom qu'on lui donnait. Ce ne fut plus seulement la crainte, mais un danger réel, qui le força de joindre ses supplications aux instances de sa mère, pour obtenir son retour. Le hasard contribua à le lui faire accorder. Auguste avait déclaré qu'il s'en rapporterait absolument sur cette affaire à la décision de son fils aîné : celui-ci en voulait alors à M. Lollius, et se laissa facilement fléchir en faveur de son beau père. Tibère fut donc rappelé, du consentement de Caïus, mais à condition qu'il ne prendrait aucune part au gouvernement.

XIV. Il revint à Rome après huit ans d'absence ; il y revint avec de grandes espérances pour l'avenir, fondées sur des prodiges et sur des prédictions qui l'avaient appelé, dès l'âge le plus tendre, à de hautes destinées. Livie, étant enceinte de lui et voulant savoir, par différents présages, si elle mettrait au monde un garçon, alla dérober à une poule couveuse un de ses oeufs qu'elle couva dans ses mains et dans celles de ses femmes tout le temps nécessaire ; et il en sortit un poulet orné de la plus belle crête. Le mathématicien Scribonius promit à cet enfant une destinée éclatante, disant «qu'il régnerait même un jour, mais sans les marques de la royauté» ; car l'espèce de puissance exercée par les Césars était encore inconnue. Dans sa première expédition militaire, comme il conduisait son armée par la Macédoine, pour se rendre en Syrie, et qu'il passait près du champ de bataille de Philippes, les autels élevés en cet endroit aux légions victorieuses jetèrent tout à coup des flammes. Plus tard, en gagnant l'Illyrie, il consulta près de Padoue l'oracle de Géryon, qui lui dit de jeter des dés d'or dans la fontaine d'Apone, pour apprendre ce qu'il voulait savoir. Il obéit, et amena le nombre le plus élevé : on voit encore aujourd'hui ces dés au fond de l'eau. Peu de jours avant son rappel, un aigle, d'une espèce qu'on n'avait point encore vue à Rhodes, se percha sur le faîte de sa maison. La veille du jour où il reçut la permission de revenir, comme il changeait de vêtement, sa tunique parut tout en feu. C'est surtout dans ce moment qu'il put se convaincre de la science du mathématicien Thrasyllus, qu'il avait attaché à sa personne comme professeur de philosophie, et qui lui annonça qu'un vaisseau, alors en vue de l'île, lui apportait de bonnes nouvelles. Peu d'instants auparavant, comme ils se promenaient ensemble, Tibère, enfin lassé de ses vaines prédictions, avait eu dessein de le jeter dans la mer, pour punir en lui l'imposteur, et le confident de secrets dangereux.

XV. De retour à Rome, et dès qu'il eut ouvert à son fils Drusus l'entrée du Forum, il quitta le quartier des Carènes et la maison de Pompée, pour se loger aux Esquilles, dans les jardins de Mécène. Là, il se livra entièrement au repos, ne remplissant que les devoirs de la vie privée et s'abstenant de toutes fonctions publiques. Caïus et Lucius étant morts trois ans après, il fut adopté par Auguste en même temps que M. Agrippa, leur frère ; mais il avait d'abord été lui-même obligé d'adopter Germanicus, son neveu. Depuis ce temps, il ne fit plus rien en qualité de père de famille : il n'exerça aucun des droits que son adoption lui avait fait perdre ; il ne fit aucune donation, aucun affranchissement ; il ne reçut plus de legs, plus d'héritages, qu'à titre de pécule. Toutefois rien ne fut oublié de ce qui pouvait le rendre plus considérable, surtout depuis que l'éloignement d'Agrippa, renoncé par Auguste, eut fait retomber sur lui seul l'espoir certain de succéder à l'empire.

XVI. On lui donna une seconde fois pour cinq ans la puissance tribunitienne, et il fut chargé de pacifier la Germanie. Les ambassadeurs des Parthes, après avoir eu audience d'Auguste à Rome, reçurent l'ordre de se rendre aussi près de Tibère, dans son gouvernement. A la nouvelle de la défection de l'Illyrie, il passa dans ce pays, et entreprit, avec quinze légions et un pareil nombre de troupes auxiliaires, cette guerre nouvelle, la plus terrible de toutes les guerres étrangères, depuis celles des Carthaginois. Il la termina en trois ans, au milieu de difficultés sans nombre et malgré la plus affreuse disette. Quoiqu'on ne cessât de le rappeler, il s'obstina à ne point revenir, craignant que l'ennemi, toujours sur ses traces et déjà assez fier de quelques avantages, ne fit de sa retraite volontaire une déroute. Il fut bien récompensé de sa persévérance, puisqu'il soumit et ajouta à l'empire toute l'Illyrie, c'est-à-dire tout le pays situé entre l'Italie, le royaume de Norique, la Thrace et la Macédoine, depuis le Danube jusqu'au golfe Adriatique.

XVII. L'opportunité de ce succès mit surtout le comble à sa gloire ; car c'est vers le même temps que Quinctilius Varus périt en Germanie avec trois légions ; et l'on ne douta pas que les Germains vainqueurs ne se fussent joints aux Pannoniens, si l'Illyrie n'avait été soumise avant ce désastre. On décerna le triomphe à Tibère, et l'on y ajouta d'éclatantes et de nombreuses distinctions. Des sénateurs furent d'avis de le surnommer le Pannonique ; d'autres, l'Invincible ; quelques-uns, le Pieux. Mais Auguste empêcha de lui donner aucun de ces noms, disant que Tibère pourrait se contenter de celui qu'il lui laisserait après sa mort. Tibère différa lui-même son triomphe, à cause de la douleur où la défaite de Varus avait plongé Rome. Il entra néanmoins dans la ville avec la prétexte et la couronne de lauriers, monta sur un tribunal qu'on lui avait élevé dans le champ de Mars, et s'assit avec Auguste entre les deux consuls, le sénat présent et debout. De là, après avoir salué le peuple, il alla, suivi d'un nombreux cortège, visiter les temples.

XVIII. Il retourna, l'année suivante, en Germanie. S'étant convaincu que la défaite de Varus n'avait d'autre cause que la négligence et la témérité de ce général, il ne fit rien sans l'avis d'un conseil ; et ce chef superbe, qui n'avait jamais consulté que lui, communiqua pour la première fois ses plans de campagne à ses lieutenants. Il redoubla aussi d'attention et de vigilance. Prêt à passer le Rhin, il détermina lui-même la nature et le poids des bagages, et, posté sur les bords du fleuve, il n'en permit le passage qu'après s'être assuré, en vérifiant la charge des chariots, qu'on n'emportait que ce qui était nécessaire ou autorisé par ses règlements. Une fois le Rhin traversé, il se fit une habitude constante de prendre ses repas sur le gazon ; il y couchait même souvent, sans vouloir de tente. Il donnait par écrit tous ses ordres pour le jour suivant, même les instructions que de subites conjonctures rendaient nécessaires ; et il avait toujours soin d'ajouter que, dans les moindres difficultés, on s'adressât, pour les résoudre, à lui seul, à quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit.

XIX. Il maintint rigoureusement la discipline, et fit revivre plusieurs peines sévères et ignominieuses de l'antiquité. Il nota d'infamie un chef de légion qui avait permis à quelques soldats d'aller chasser, avec un de ses affranchis, de l'autre côté du fleuve. Quoiqu'il donnât fort peu, comme général, à la fortune et au hasard, il livrait bataille avec confiance lorsque, dans ses veilles, sa lumière s'était tout d'un coup éteinte d'elle-même ; présage qui, à la guerre, n'avait jamais, disait-il, trompé ni lui ni ses ancêtres. Il demeura victorieux : peu s'en fallut toutefois qu'il ne fût tué par un Bructère qui s'était glissé, dans ce but, parmi les personnes de sa suite, mais que son trouble y fit remarquer, et à qui la torture arracha l'aveu du crime qu'il méditait.

XX. Revenu de la Germanie, où il était resté deux ans, il célébra le triomphe qu'il avait différé. Derrière lui marchaient ses lieutenants, pour lesquels il avait obtenu les ornements triomphaux. Avant de monter au Capitole, il descendit de son char et embrassa les genoux de son père, qui présidait à cette solennité. Il établit à Ravenne et combla de magnifiques présents un chef pannonien, du nom de Baton, qui l'avait, un jour, laissé échapper d'un défilé où il était enfermé avec ses légions. Il fit servir au peuple un repas de mille tables, et donner aux convives un congiaire de trois cents sesterces par tête. Il dédia un temple à la Concorde, et un autre à Castor et à Pollux, au nom de son frère et au sien, avec le prix des dépouilles de l'ennemi.

XXI. Quelque temps après, une loi portée par les consuls lui confia l'administration des provinces conjointement avec Auguste, et le soin de faire le cens. Il ferma le lustre et partit pour l'Illyrie. Il fut rappelé sur-le-champ, et trouva Auguste déjà fort malade, mais respirant encore ; et il resta enfermé avec lui pendant un jour entier. Je sais que l'on croit communément que quand Tibère fut sorti, après cette conférence secrète, les esclaves de service entendirent Auguste s'écrier : «Malheur au peuple romain, qui va devenir la proie d'aussi lentes mâchoires !» Je n'ignore pas non plus ce qu'ont écrit quelques auteurs, à savoir qu'Auguste blâmait tout haut et sans ménagement la rudesse de ses moeurs, au point d'interrompre aussitôt, en le voyant paraître, toute conversation libre et gaie ; mais qu'il céda, en adoptant Tibère, à une sorte de violence exercée par les prières de Livie ; enfin qu'il entra dans cette préférence un calcul d'amour propre, et qu'il avait voulu se faire regretter en choisissant un tel successeur. Mais on ne me persuadera jamais qu'un prince aussi prudent et aussi réfléchi ait rien fait légèrement dans une affaire de cette importance. Je crois plutôt qu'après avoir mis dans la balance les vices et les vertus de Tibère, il trouva que le bien l'emportait. Je le crois d'autant plus, qu'il jura, en pleine assemblée, avoir adopté Tibère pour le bien de la république, et que, dans ses lettres, il le loue sans cesse comme un général consommé, comme l'unique appui du peuple romain. J'en citerai, pour preuve, quelques passages : «Adieu, mon très cher Tibère : ayez toutes sortes de succès, vous qui commandez pour moi et pour les Muses : je jure par ma fortune que vous êtes le plus aimé des hommes, le plus brave des guerriers et le plus sage des généraux. Adieu». Et ailleurs : «Que j'approuve la disposition de vos camps ! Je suis persuadé, mon cher Tibère, qu'au milieu de circonstances aussi difficiles et avec des troupes aussi molles, il était impossible de se conduire plus sagement que vous. Tous ceux qui vous ont vu à l'oeuvre vous appliquent ce vers :

La valeur d'un seul homme a raffermi l'Etat.

Il ne me survient pas une affaire sérieuse, pas une cause de chagrin, que je ne regrette mon Tibère, et que je ne me rappelle aussitôt ces vers de l'Iliade :

Je pourrais, sur les pas de ce guide si sage,
Même au travers du feu me frayer un passage.

J'en atteste les dieux, tout mon corps frissonne, lorsque j'entends dire que l'excès du travail affaiblit votre santé. Ménagez-vous, je vous en supplie ; si vous tombiez malade, nous expirerions de douleur, votre mère et moi, et Rome serait inquiétée dans la possession de l'univers. Qu'importe ma santé, si la vôtre n'est pas bonne ? Je prie les dieux qu'ils vous conservent, et qu'ils veillent en tout temps sur vous, s'ils aiment le peuple romain».

XXII. Tibère ne fit connaître la mort d'Auguste qu'après s'être assuré de celle du jeune Agrippa. Ce fut un tribun militaire préposé à la garde de ce prince qui le tua, après lui avoir montré l'ordre qu'il en avait reçu. On ne sait si Auguste avait signé cet ordre en mourant, pour prévenir les troubles qui pourraient naître après lui, ou si Livie l'avait donné au nom de son époux, et, dans ce cas, si ce fut de l'aveu ou à l'insu de Tibère. Quoi qu'il en soit, quand le tribun vint annoncer à celui-ci qu'il avait fait ce qu'on lui avait commandé, il répondit «qu'il n'avait rien ordonné, et que le sénat jugerait sa conduite». Mais il voulait, pour le moment, échapper à l'indignation publique ; car il ne fut plus question de cette affaire.

XXIII. Il convoqua le sénat, en vertu du droit que lui donnait la puissance tribunitienne ; et ayant commencé un discours, il s'arrêta tout d'un coup, comme étouffé par ses sanglots et vaincu par sa douleur. Il aurait, disait-il, voulu perdre la vie en même temps que la voix ; et il remit son manuscrit à son fils Drusus, pour en achever la lecture. On apporta ensuite le testament d'Auguste. Parmi ceux qui l'avaient signé, on ne laissa approcher que les sénateurs ; les autres ne vérifièrent leur signature qu'en dehors du sénat. Un affranchi lut ce testament, qui commençait ainsi : «La fortune contraire m'ayant enlevé mes fils Caïus et Lucius, je nomme Tibère César mon héritier pour une moitié, plus un sixième». Un tel préambule confirma l'opinion qu'Auguste avait pris Tibère pour successeur plutôt par nécessité que par goût, puisqu'il n'avait pu s'empêcher de le dire.

XXIV. Quoique Tibère n'eût pas balancé un instant à s'emparer du pouvoir et à l'exercer ; quoiqu'il en eût déjà autour de lui, dans une garde nombreuse, l'appareil et les forces, il ne laissa pas de le refuser longtemps, par une impudente comédie ; répondant aux instances de ses amis : «Vous ne savez pas quel monstre c'est que l'empire», et tenant en suspens, par des réponses ambiguës et une hésitation artificieuse, le sénat suppliant et prosterné. Quelques-uns perdirent patience, et un sénateur s'écria dans la foule : «Qu'il accepte, ou se désiste». Un autre lui dit en face «que c'était l'habitude d'être longtemps à faire ce qu'on avait promis ; mais que pour lui, il était bien longtemps à promettre ce qu'il avait déjà fait». Enfin, il accepta l'empire comme contraint, en déplorant la misérable et onéreuse servitude qu'on lui imposait, et en se réservant, comme condition, l'espoir de s'en démettre un jour. Voici ses propres paroles : «J'attendrai donc le moment où vous jugerez équitable d'accorder un peu de repos à ma vieillesse».

XXV. Il avait des raisons pour hésiter : plusieurs dangers le menaçaient, et il disait souvent «qu'il tenait un loup par les oreilles». Un esclave d'Agrippa, nommé Clémens, avait réuni des forces assez considérables pour venger la mort de son maître L. Scribonius Libon, citoyen d'une noble origine, travaillait secrètement à une révolution : les troupes s'étaient soulevées dans deux provinces, en Illyrie et en Germanie. Les deux armées élevaient des prétentions exorbitantes et en grand nombre ; avant tout, elles voulaient avoir la même paye que les prétoriens. Les soldats de Germanie refusaient de reconnaître un prince qu'ils n'avaient point élu, et pressaient Germanicus, leur chef, de s'emparer du pouvoir ; ce qu'il refusa avec fermeté. Tibère, dont les craintes venaient surtout de ce côté, demanda aux sénateurs de lui faire, dans le gouvernement, la part qu'il leur plairait ; nul ne pouvant, disait-il, en soutenir seul tout le poids, ni se passer du secours d'un ou de plusieurs collègues. Il feignit aussi d'être malade, pour que Germanicus attendît plus patiemment une succession prochaine, ou le partage certain de la souveraineté. Cependant les séditions furent apaisées, et Clémens, pris par trahison, tomba en son pouvoir. Quant à Libon, Tibère, ne voulant pas commencer son règne par des rigueurs, attendit plus d'un an pour l'accuser devant le sénat. Jusque-là, il se tint en garde contre lui ; et un jour qu'ils sacrifiaient ensemble avec les pontifes, il eut la précaution de lui faire donner un couteau de plomb, au lieu du glaive dont on frappe les victimes. Une autre fois, Libon lui ayant demandé un entretien particulier, il ne le lui accorda qu'en présence de son fils Drusus ; et pendant tout le temps de cette conversation, qu'ils eurent en se promenant, il lui tint la main droite, comme pour s'appuyer sur lui.

XXVI. Délivré de ces alarmes, il se conduisit d'abord avec beaucoup de modération, et vécut presque aussi simplement qu'un particulier. De toutes les distinctions éclatantes qui lui furent offertes, il n'accepta que les moindres, et en petit nombre. L'anniversaire de sa naissance se trouvant coïncider avec les jeux plébéiens du Cirque, il souffrit à peine qu'on ajoutât, eu son honneur, aux cérémonies accoutumées un char à deux chevaux. Il défendit qu'on lui consacrât des temples, des prêtres, des flamines, et même qu'on lui élevât des statues sans sa permission expresse ; encore y mit-il toujours la condition qu'elles ne seraient point placées parmi celles des dieux, mais employées comme un simple ornement. Il défendit de jurer obéissance à ses actes, et de donner au mois de septembre le nom de Tibère, au mois d'octobre celui de Livius. Il refusa aussi le titre d'EMPEREUR et le surnom de PERE DE LA PATRIE, ainsi que la couronne civique, dont on voulait orner le vestibule de son palais. Il ne prit même le nom d'Aususte, qui lui appartenait par héritage, que dans ses lettres aux princes et aux souverains. Il n'exerça que trois fois en tout le pouvoir consulaire : la première fois, pendant peu de jours seulement ; la seconde, pendant trois mois ; et la troisième, quoique absent, jusqu'aux ides de mai.

XXVII. Il montra une telle aversion pour la flatterie, qu'il ne souffrit jamais qu'un sénateur marchât à côté de sa litière, ou pour lui rendre ses devoirs, ou pour lui parler d'affaires. Un consulaire, qui lui demandait pardon, voulut embrasser ses genoux ; Tibère se recula si brusquement qu'il tomba à la renverse. Si, dans la conversation ou dans un discours public, on disait de lui des choses trop flatteuses, il interrompait aussitôt celui qui parlait, lui adressait une réprimande, et lui faisait changer ses expressions. Un citoyen l'avait appelé son maître ; il l'avertit de ne plus lui faire cet affront. Un autre, en parlant de ses occupations, les avait appelées «sacrées» ; il le força d'y substituer le mot laborieuses. Un troisième avait dit qu'il s'était présenté au sénat «par son ordre» : il l'obligea de dire «par son conseil».

XXVIII. Insensible aux propos malveillants, aux bruits injurieux, et aux vers diffamatoires répandus contre lui et les siens, il disait souvent «que, dans un Etat libre, la langue et la pensée doivent rester libres». Le sénat ayant demandé à connaître de ces sortes de crimes, et à poursuivre les coupables : «Nous avons, répandit-il, assez d'affaires importantes, sans nous charger encore de ces soins misérables. Si vous entrez une fois dans ce détail, vous ne ferez plus autre chose ; et, sous ce prétexte, on fera de nous les juges de toutes les inimitiés». On a aussi retenu de lui ces paroles pleines de modération qu'il prononca dans le sénat : «Si quelqu'un dit du mal de moi, je tâcherai de lui répondre par mes actions ; s'il continue de me haïr, je le haïrai à mon tour».

XXIX. Cette modération était d'autant plus remarquable, qu'il montrait lui-même plus que de la politesse dans les louanges et les témoignages de respect dont il comblait tous les citoyens, en général et en particulier. Ayant, un jour, contredit Q. Hatérius dans le sénat : «Veuillez me pardonner, lui dit-il, si j'ai parlé contre vous librement, comme il convient à un sénateur» ; puis s'adressant à l'assemblée, il ajouta : «Je l'ai dit souvent et je le dis encore, pères conscrits ; un prince qui veut le bonheur de la patrie, qui tient de vous un pouvoir aussi grand, aussi étendu, doit toujours être au service du sénat, souvent même de tous les citoyens, et quelquefois de chacun d'eux individuellement. Je l'ai dit et ne m'en repens pas, puisque j'ai toujours trouvé en vous des maîtres pleins de bienveillance et d'équité».

XXX. Il rétablit même une apparence de liberté, en rendant au sénat et aux magistratures les privilèges et la majesté qui en faisaient autrefois la grandeur. Il n'y eut point d'affaire, grande ou petite, publique ou particulière, dont il ne rendît compte au sénat. Il le consultait sur l'établissement des impôts, sur la concession des monopoles, sur la construction ou la réparation des édifices publics, sur la levée des troupes, sur les congés des soldats, sur le cantonnement des légions et des corps auxiliaires ; enfin sur la prolongation des commandements, sur la conduite des guerres étrangères, sur les réponses qu'il convenait de faire aux lettres des rois, et même sur la forme qu'il fallait donner àces réponses. Il obligea un commandant de cavalerie, accusé de violence et de rapine, à se justifier devant cette assemblée. Il n'y entra jamais que seul ; et un jour qu'on l'y avait porté malade, dans sa litière, il renvoya aussitôt sa suite.

XXXI. Quelques décrets ayant été rendus contre son avis, il ne s'en plaignit même pas. Un préteur désigné sollicita et obtint une mission libre, le jour même où Tibère avait dit que ceux qui étaient désignés magistrats devaient, pour l'honneur de leur charge, rester dans Rome. Il avait été d'avis qu'une somme léguée aux habitants de Trébie, pour la construction d'un nouveau théâtre, fût au contraire employée, sur leur demande, à la réparation d'une route : on exécuta, malgré son intervention, la volonté du testateur. Un jour que l'on votait dans le sénat sur une proposition, en passant dans l'une ou l'autre partie de la salle, Tibère alla se ranger du côté du plus petit nombre, et personne n'y passa après lui. Les autres affaires se faisaient de même par la volonté des magistrats, et selon le droit ordinaire. L'autorité des consuls était si bien établie, que des ambassadeurs d'Afrique allèrent se plaindre à eux de ce que César, vers qui on les avait envoyés, traînait leur demande en longueur. Il faut dire aussi que lui-même se levait toujours devant les consuls, et se rangeait sur leur passage.

XXXII. Il réprimanda des consulaires qui étaient à la tête des armées, de ce qu'ils ne rendaient point compte de leur conduite aux sénateurs, et de ce qu'ils demandaient son aveu pour accorder des récompenses militaires, comme s'ils n'avaient pas, à cet égard, tout pouvoir. Il félicita un préteur d'avoir, à son entrée en charge, rappelé dans un discours, selon l'antique usage, les vertus de ses ancêtres. Il suivit jusqu'au bûcher les funérailles de plusieurs citoyens illustres. Enfin il montra la même modération envers des personnes et dans des circonstances bien moins importantes. Il avait mandé à Rome les magistrats de Rhodes, qui lui avaient écrit des lettres au nom de cette ville, sans les terminer par les formules ordinaires de politesse : et, loin de les maltraiter, il se contenta, avant de les renvoyer, de leur faire ajouter ces formules à leurs lettres. Pendant son séjour à Rhodes, le grammairien Diogène, qui n'y tenait ses conférences que les jours de sabbat, lui avait refusé une leçon particulière, en lui envoyant dire par un esclave de revenir dans sept jours. Diogène étant venu à Rome, et s'étant présenté chez lui pour le saluer, Tibère lui fit dire de revenir dans sept ans. Des gouverneurs de provinces lui conseillaient d'y augmenter les tributs ; il leur écrivit «qu'un bon pasteur tondait ses brebis et ne les écorchait pas».

XXXIII. Il entra peu à peu dans l'exercice de la souveraineté, quoiqu'avec un esprit de conduite fort variable, mais, en général, par des actes qui contentaient tout le monde, et avec de grandes dispositions au bien. Il s'appliqua d'abord à empêcher les abus, et il cassa plusieurs arrêtés du sénat. De temps en temps il s'offrait pour conseil aux magistrats, assemblés dans leur tribunal ; et il s'asseyait à côté d'eux, ou vis-à-vis, dans un endroit plus élevé. Ou bien, s'il apprenait que la faveur devait sauver un accusé, il paraissait tout d'un coup, et, de sa place ou du siége du premier juge, il rappelait aux autres leur serment, les lois, et la faute qu'ils avaient à punir. Il réforma aussi les usages, anciens ou nouveaux, qui entraînaient la corruption des moeurs publiques.

XXXIV. Il restreignit la dépense des jeux et des spectacles, en réduisant le salaire des acteurs, et en déterminant le nombre des gladiateurs. Il se plaignit amèrement que les vases de Corinthe se fussent élevés à un prix exorbitant, et que trois surmulets eussent été vendus trente mille sesterces. Il jugea convenable de mettre des bornes au luxe des meubles, et de faire régler tous les ans, par le sénat, le prix des denrées. Les édiles eurent ordre de se montrer fort sévères dans la police des cabarets et des lieux de débauche, et de ne pas même permettre qu'on y vendit de la pâtisserie. Tibère, pour donner l'exemple de l'économie, faisait servir chez lui, dans les repas les plus solennels, des viandes de la veille, déjà entamées, comme la moitié d'un sanglier, disant que cette moitié était aussi bonne que le tout. Il abolit aussi l'usage de s'embrasser tous les jours, et défendit de prolonger au delà des calendes de janvier l'échange des étrennes. Il avait coutume de rendre aussitôt, et de sa main, le quadruple de celles qu'on lui donnait. Mais, ennuyé de se voir dérangé à chaque instant, pendant tout le mois, par ceux qui n'avaient pu le visiter le premier jour, il ne rendit plus rien.

XXXV. Il rétablit l'ancien usage de faire prononcer par une assemblée de parents, à l'unanimité des voix, le châtiment des femmes adultères, qui n'avaient point d'accusateurs publics. Il releva de son serment un chevalier romain qui avait juré de ne jamais répudier sa femme, et qui ne pouvait conséquemment la renvoyer, quoiqu'il l'eût surprise en adultère avec son gendre. Des femmes perdues de réputation, pour se mettre à l'abri des peines que la loi prononçait contre elles, et se délivrer des devoirs d'une dignité gênante, avaient pris le parti de se faire inscrire parmi les courtisanes. On avait vu aussi de jeunes libertins des deux premiers ordres se faire volontairement noter d'infamie par un tribunal, pour avoir ensuite, en dépit des défenses du sénat, le droit de paraître sur le théâtre ou dans l'arène. Tibère les exila tous, afin qu'on ne crût pas trouver un refuge dans de pareils artifices. Il dépouilla du laticlave un sénateur qui était allé demeurer à la campagne vers les calendes de juillet, afin de louer ensuite à Rome une maison à meilleur compte, le jour du terme étant passé. Il ôta la questure à un autre, pour avoir répudié, le lendemain de son mariage, une femmè qu'il avait tirée au sort la veille.

XXXVI. Il défendit les cérémonies étrangères, comme les rites égyptiens et judaïques, et il obligea ceux qui étaient attachés à ces superstitions à brûler les vêtements et tous les objets qui servaient à leur culte. Il répartit la jeunesse juive, sous prétexte de service militaire, dans les provinces les plus insalubres. Il chassa de Rome le reste de cette nation et tous ceux qui faisaient partie de pareilles sectes, sous peine d'un esclavage éternel, s'ils y reparaissaient. Il bannit aussi les astrologues ; mais il leur permit de revenir, sur la promesse qu'ils lui firent de ne point exercer leur art.

XXXVII. Il pourvut surtout à ce que la paix ne fût point troublée par des meurtres, des brigandages et des séditions. Il plaça des postes militaires en Italie, plus nombreux qu'auparavant. Il établit un camp à Rome pour les cohortes prétoriennes, jusque-là dispersées dans la ville et aux environs. Il réprima sévèrement les tumultes populaires, et s'appliqua par-dessus tout à les prévenir. Un meurtre ayant été commis dans une querelle élevée au théâtre, il exila les chefs des factions rivales, et les acteurs pour lesquels on s'était disputé ; et il ne voulut jamais les rappeler, quelques instances que le peuple pût lui faire. Les habitants de Pollence avaient, un jour, arrêté sur une place publique le convoi d'un centurion primipilaire, et ils ne l'avaient laissé partir qu'après avoir arraché de force aux héritiers une somme d'argent, pour un spectacle de gladiateurs. Tibère y envoya de Rome une cohorte, et du royaume de Cottius une autre, en cachant le motif de leur marche. Elles entrèrent tout à coup dans la ville par toutes les portes, le glaive nu, au son des trompettes, et elles mirent dans les fers la plus grande partie des habitants et même des sénateurs, qui n'en sortirent jamais. Il abolit le droit d'asile partout où l'usage l'avait maintenu. Les habitants de Cyzique s'étant livrés à des actes de violence contre des citoyens romains, il leur ôta la liberté, qu'ils avaient méritée dans la guerre contre Mithridate. Il ne fit, pendant tout son règne, aucune expédition militaire ; et c'est par ses lieutenants qu'il arrêta les mouvements des ennemis, mais toujours tard et comme malgré lui. Quant aux rois manifestement ennemis ou suspects, il employa les plaintes et les menaces, plus souvent que la force, pour les contenir. Il en attira quelques-uns à Rome par des promesses et des flatteries, et il ne les laissa plus repartir. De ce nombre furent Maroboduus le Germain, Rhascupolis le Thrace et Archélaüs le Cappadocien, dont il réduisit même le royaume en province romaine.

XXXVIII. Pendant les deux premières années de son avénement à l'empire, il ne mit pas le pied hors de Rome ; dans la suite, il n'alla que dans les villes voisines, jamais plus loin qu'Antium. Encore ne s'absentait-il ainsi que très rarement, et pour peu de jours. Il annonça souvent qu'il visiterait les provinces et les armées. Presque tous les ans il faisait ses préparatifs de départ : les voitures étaient retenues pour lui sur la route ; on apprêtait toutes les provisions dans les municipes et dans les colonies : il souffrait même que l'on fît des voeux solennels pour son voyage et pour son retour. Aussi l'appelait-on par moquerie Callippides ; nom proverbial d'un histrion grec, qui courait sur le théâtre sans avancer jamais au delà d'une coudée.

XXXIX. Mais quand il eut perdu ses deux fils Germanicus et Drusus, dont l'un mourut en Syrie et l'autre à Rome, il se retira dans la Campanie. Tout le monde était alors persuadé, tout le monde répétait qu'il ne reviendrait jamais à Rome, et qu'il mourrait bientôt lui-même. Ces prédictions se vérifièrent en partie. En effet, il ne rentra plus dans Rome ; et peu de jours après son départ, comme il soupait près de Terracine, dans une maison de campagne qu'on appelait la Grotte, d'énormes pierres, venant à se détacher de la voûte, écrasèrent un grand nombre de convives et d'esclaves occupés à les servir, et Tibère échappa contre toute espérance.

XL. Après avoir parcouru la Campanie et fait la dédicace du Capitole à Capoue, ainsi que celle du temple d'Auguste à Dole, prétexte de son voyage, il se renferma dans Caprée. Il aimait surtout cette île, parce qu'on n'y pouvait aborder que d'un côté, par une entrée fort étroite : partout ailleurs, des rochers escarpés, d'une hauteur immense, et l'abîme des mers, la rendaient inaccessible. Mais il fut bientôt rappelé par les prières assidues de la multitude, effrayée du désastre qui venait d'arriver à Fidènes, où la chute d'un amphithéâtre avait fait périr plus de vingt mille personnes qui assistaient à un combat de gladiateurs. Il repassa donc sur le continent ; et il se rendit d'autant plus accessible à tout le monde, qu'en sortant de Rome il avait défendu par un édit que personne l'approchât, et qu'il avait écarté sur toute sa route ceux qui se présentaient pour le voir.

XLI. De retour dans son île, Tibère abandonna le soin du gouvernement ; et, à partir de cette époque, il ne compléta plus les décuries des chevaliers, il ne fit plus aucune mutation parmi les tribuns militaires, ni parmi les commandants de cavalerie, ni parmi les gouverneurs des provinces. Il laissa l'Espagne et la Syrie sans lieutenants consulaires pendant plusieurs années : il laissa les Parthes occuper l'Arménie, les Daces et les Sarmates ravager la Mésie, et les Germains la Gaule, sans s'inquiéter aucunement du déshonneur ni des dangers de l'empire.

XLII. A la faveur de la solitude et loin des regards de Rome, il se livra enfin sans contrainte à tous les vices qu'il avait jusque-là mal dissimulés. Je les rapporterai tous, et en dirai l'origine. Il était connu dans les camps, dès l'époque où il faisait ses premières armes, par sa passion effrénée pour le vin ; et au lieu de Tibérius, les soldats l'appelaient Bibérius ; au lieu de Claudius, Caldius ; au lieu de Néro, Méro. Etant empereur, il passa deux jours et une nuit à manger et à boire avec Pomponius Flaccus et L. Pison, dans le temps même qu'il travaillait à la réformation des moeurs publiques. A l'issue de cette débauche, il donna au premier le gouvernement de la Syrie, au second la préfecture de Rome, en les appelant, dans ses lettres patentes, «ses plus aimables compagnons et ses amis de toutes les heures». Peu de jours après avoir apostrophé rudement en plein sénat Sestius Gallus, vieillard prodigue et luxurieux, autrefois noté d'infamie par Auguste, il lui demanda à souper, à condition que, ce jour-là, rien ne serait changé à ses habitudes, et que le repas serait servi par de jeunes filles nues. A plusieurs candidats illustres qui demandaient la questure, il préféra le plus obscur, parce que celui-ci avait vidé à table une amphore de vin, qu'il lui avait versée lui-même. Il donna deux cent mille sesterces à Asellins Sabinus, pour un dialogue où le champignon, le bec figue, l'huître et la grive se disputaient la prééminence. Enfin il créa une nouvelle charge, l'intendance des plaisirs, dont il revêtit T. Césonius Priseus, chevalier romain.

XLIII. Il avait, dans sa retraite de Caprée, une chambre consacrée à ses plus secrètes débauches, et garnie de lits tout à l'entour. Là, une troupe choisie de jeunes filles, de jeunes garçons et de débauchés qui avaient inventé des plaisirs monstrueux, et qu'il appelait «ses maîtres de volupté», formaient entre eux une triple chaîne, et, ainsi entrelacés, se prostituaient devant lui, pour ranimer, par ce spectacle, ses désirs languissants. Il avait aussi plusieurs chambres diversement arrangées pour ces plaisirs, ornées des tableaux et des bas-reliefs les plus lascifs, et remplies des livres d'Eléphantis, afin qu'on eût, dans l'action, des modèles toujours présents pour les postures qu'il ordonnait de prendre. Les bois et les forêts n'étaient plus, grâce à lui, que des asiles consacrés à Vénus ; et l'on voyait, à l'entrée des grottes et dans le creux des rochers, la jeunesse des deux sexes se mêler dans des attitudes voluptueuses, sous le costume des Nymphes et des Sylvains. Aussi le peuple, jouant sur le nom de Caprée, donnait-il ouvertement à Tibère le surnom de Caprinée.

XLIV. Il poussa la turpitude encore plus loin, et jusqu'à des excès qu'il est aussi difficile de croire que de rapporter. Il avait, dit-on, instruit des enfants de l'âge le plus tendre, et qu'il appelait ses petits poissons, à se jouer entre ses jambes lorsqu'il était dans le bain, à le stimuler peu à peu de la langue et des dents, et même, en les assimilant à des nourrissons déjà forts, mais encore à la mamelle, à lui téter les parties et le bout des seins ; genre de plaisir auquel son inclination et son âge le portaient le plus. Ainsi quelqu'un lui ayant légué ce tableau de Parrhasius, où Atalante prostitue sa bouche à Méléagre, et le testament lui donnant la faculté, si le sujet lui déplaisait, de recevoir, à la place, un million de sesterces, il préféra le tableau, et le fit mettre, comme un objet sacré, dans sa chambre à coucher. On dit aussi qu'un jour, pendant un sacrifice, épris de la beauté de celui qui portait l'encens, il attendit à peine que la cérémonie fût achevée, pour assouvir, à l'écart, son ignoble passion, à laquelle dut se prêter aussi le frère, qui jouait de la flûte ; et qu'ensuite il leur fit casser les jambes, parce qu'ils se reprochaient mutuellement leur infamie.

XLV. On vit également jusqu'à quel point il se jouait aussi de la vie des femmes les plus illustres, par la mort de Mallonia, qui, amenée chez lui, s'était constamment refusée à de sales désirs. Il la fit accuser par des délateurs, et il ne cessa, pendant le procès, de lui demander si elle ne se repentait pas. Mais ayant pu quitter l'audience, elle se sauva chez elle et se perça d'une épée, après l'avoir traité tout haut «de vieillard à la bouche impudique, et qui, velu comme un bouc, en avait la puanteur». Aussi, aux premiers jeux qui furent célébrés, tous les spectateurs applaudirent, en l'appliquant à Tibère, ce passage d'une atellane :

Tel on voit un vieux bouc lécher les parties sexuelles d'une chèvre.

XLVI. Il était attaché à l'argent, et on lui en arrachait difficilement. Il voulait bien nourrir ceux qui l'accompagnaient à la guerre ou dans ses voyages ; mais il ne leur donnait aucun salaire. On ne cite de lui qu'une seule libéralité, dont Auguste fit les frais. Ayant partagé, ce jour-là, toute sa suite en trois classes, selon la dignité de chacun, il fit distribuer à la première six cents grands sesterces, à la seconde quatre cents, et deux cents à la troisième, composée de ceux qui, sans être ses amis, lui étaient, comme il disait, agréables.

XLVII. Tibère ne signala son règne par aucun grand monument ; il n'acheva même pas les seuls qu'il eût entrepris, la construction du temple d'Auguste et la restauration du théâtre de Pompée, commencés depuis un grand nombre d'années. Il ne donna non plus aucun spectacle, et il assista rarement à ceux qui étaient donnés par des particuliers : il craignait qu'on ne prît ce moment pour lui faire quelque demande, depuis qu'il avait été forcé, par les instances du peuple, d'affranchir le comédien Actius. Il soulagea la misère de quelques sénateurs ; mais, pour que cet exemple ne tirât pas à conséquence, il déclara qu'il n'accorderait désormais de secours qu'à ceux qui auraient justifié devant le sénat des causes de leur gêne. Aussi la plupart gardèrent-ils le silence par pudeur et par modestie, entre autres Hortalus, petit-fils de l'orateur Q. Hortensius, lequel, avec une fortune très médiocre, s'était marié pour plaire à Auguste, et se voyait père de quatre enfants.

XLVIII. Il ne fit de largesses, comme empereur, que deux fois : l'une, quand il prêta au peuple, pour trois ans et sans intérêt, une somme de cent millions de sesterces (1) ; l'autre, après l'incendie de quelques maisons situées sur le mont Célius, lorsqu'il en rendit la valeur aux propriétaires. De ces deux libéralités, la première lui fut comme arrachée par les cris du peuple, à une époque où l'argent était devenu très rare, le prince ayant fait ordonner, par un sénatus-consulte, que les usuriers plaçassent en fonds de terre les deux tiers de leur fortune, et que les débiteurs payassent sur-le-champ les deux tiers de leurs dettes ; ce qui était généralement impossible. La seconde fut accordée aux malheurs du temps ; et il s'en fit un tel mérite, qu'il voulut que le mont Célius changeât de nom et fût appelé le mont Auguste. Il doubla le montant des legs qu'Auguste avait faits aux soldats par son testament ; mais il ne leur donna plus rien, excepté mille deniers par tête aux prétoriens, parce qu'ils n'avaient pas favorisé les vues de Séjan ; et quelques gratifications aux légions de Syrie, parce qu'elles étaient les seules qui n'eussent pas placé le portrait de ce favori, comme une image vénérée, parmi leurs enseignes militaires. Il accorda rarement des congés aux vétérans, dans l'espoir qu'ils mourraient de vieillesse au service, et que leur mort lui profiterait. Il ne fit non plus aucune libéralité aux provinces, excepté à celle d'Asie, dont plusieurs villes avaient été détruites par un tremblement de terre.

XLIX. L'avarice le conduisit à la rapine. Il est constant qu'il poursuivit de ses importunités et de ses menaces, jusqu'à le dégoûter de la vie, l'augure Cn. Lentulus, qui avait une immense fortune, afin d'en arracher la promesse de le faire son unique héritier ; que, pour plaire à Quirinus, personnage consulaire, fort riche et sans enfants, il condamna Lépida, la plus vertueuse des femmes, répudiée depuis vingt ans par ce Quirinus, et accusée par lui d'avoir autrefois voulu l'empoisonner ; qu'il confisqua les biens des premiers citoyens des Gaules, des Espagnes, de la Syrie et de la Grèce, sur les plus légers prétextes et les accusations les plus absurdes, comme d'avoir en argent une partie de leur fortune ; que plusieurs particuliers et certaines villes furent privés par lui de leurs anciennes immunités, notamment du droit d'exploiter les mines et de lever des impôts ; enfin, que Vonon, roi des Parthes, chassé par les siens, et réfugié, avec tous ses trésors, à Antioche, comme sous la sauvegarde de l'empire, y fut lâchement dépouillé et tué.

L. Son aversion pour ses proches éclata d'abord contre son frère Drusus, dont il montra une lettre où il était question d'obliger Auguste à rétablir la liberté : sa haine s'étendit ensuite sur tous les autres. Il fut si éloigné d'avoir pour sa femme Julie, toujours exilée, ces simples égards dont l'humanité fait un devoir, qu'il lui défendit de sortir de sa maison et de voir qui que ce fût, quoiqu'Auguste lui eût donné toute une ville pour prison. Le pécule même dont son père lui laissait la jouissance, et la pension annuelle qu'il y ajoutait, Tibère les lui retira, par une fraude mal colorée du respect des lois communes, et parce que, disait-il, le testament d'Auguste n'avait rien statué à cet égard. Livie, sa mère, lui devint odieuse, et lui sembla une rivale qui aspirait à partager son pouvoir. Il évita de la voir souvent, et n'eut plus avec elle de longues et secrètes conversations, de peur qu'on ne supposât qu'il se conduisait par ses conseils, auxquels il avait pourtant recours quelquefois, et dont il usait dans l'occasion. Il trouva fort mauvais qu'on eût proposé, dans le sénat, d'ajouter à ses titres et à son nom de fils d'Auguste, celui de fils de Livie. Il ne permit jamais qu'elle fût appelée mère de la patrie, ni qu'elle reçût en public aucun honneur extraordinaire. Il l'avertit même souvent «de ne point se mêler des affaires importantes, qui, disait-il, ne convenaient pas aux femmes», surtout depuis qu'il l'eut vue, dans un incendie près du temple de Vesta, se mêler au milieu du peuple et des soldats, et presser les secours, comme elle faisait du vivant de son mari.

LI. Il ne tarda pas à s'en séparer tout à fait, et voici, dit-on, à quelle occasion. Livie ne cessait de le prier d'inscrire dans les décuries un particulier déjà honoré du droit de cité ; il lui dit enfin qu'il y consentait, à condition qu'il ajouterait sur le tableau de l'ordre «que cette faveur lui avait été arrachée par sa mère». Livie, offensée, alla chercher dans le sanctuaire consacré à Auguste et revint aussitôt lui lire d'anciennes lettres de ce prince, où il s'expliquait sans ménagement sur l'humeur dure et tyrannique de Tibère. Celui-ci fut si indigné qu'on eût conservé ces lettres, et de se les voir opposer par le courroux de sa mère, que ce fut, suivant quelques auteurs, une des principales causes de sa retraite à Caprée. Durant les trois années que vécut encore Livie, après son départ de Rome, il ne la vit qu'une fois, et pendant quelques heures seulement. Depuis, il ne daigna même pas aller la voir quand elle fut malade, et, aprèssa mort, il se fit attendre plusieurs jours pour les funérailles, auxquelles il avait, promis d'assister ; de sorte que le corps était déjà corrompu et infect quand on le mit sur le bûcher. Il ne voulut pas qu'on lui décernât les honneurs divins, sous prétexte qu'elle l'avait elle-même défendu. Il déclara nul son testament, et il acheva en peu de temps la ruine de toutes ses créatures et de tous ses amis, principalement de ceux qu'elle avait chargés, en mourant, du soin de ses funérailles. L'un de ces derniers fut même condamné, quoique membre de l'ordre équestre, au travail infamant des pompes.

LII. Il n'eut jamais la tendresse d'un père ni pour son propre fils Drusus, ni pour Germanicus, son fils par adoption. Il haïssait dans Drusus un caractère faible et une vie molle ; aussi ne fut-il guère sensible à sa mort, et, les funérailles à peine achevées, il s'en retourna à ses affaires habituelles et fit rouvrir les tribunaux. Des envoyés de Troie étant venus un peu tard le complimenter sur cette perte, il leur dit en se moquant, et comme un homme qui n'en avait plus qu'un vague souvenir, qu'il leur faisait aussi ses compliments de condoléance sur le trépas d'un aussi bon citoyen qu'Hector». Jaloux de Germanicus, il affectait de rabaisser, comme inutiles, ses plus belles actions, et de déplorer, comme funestes à l'empire, ses plus glorieuses victoires. Il se plaignit dans le sénat que Germanicus se fût transporté sans son ordre à Alexandrie, où s'était tout à coup déclarée une épouvantable famine. On croit même qu'il se servit de Cn. Pison, son lieutenant en Syrie, pour le faire périr, et que Pison, bientôt accusé de ce crime, aurait montré des ordres de Tibère, si on ne les lui avait secrètement dérobés. Aussi écrivit-on sur tous les murs de Rome et s'écria-t-on toutes les nuits, autour du palais de l'empereur : «Rendez-nous Germanicus». Tibère lui-même confirma ces soupçons, en persécutant sans pitié la veuve et les enfants de ce héros.

LIII. Sa belle-fille Agrippine lui ayant fait, après la mort de son mari, quelques plaintes un peu libres, il lui saisit le bras, et, citant un vers grec, il lui dit : «Si vous ne dominez pas, ma fille, vous vous croyez opprimée». Depuis ce temps, il ne daigna plus lui parler ; et, plus tard, s'autorisant de ce qu'elle avait, un jour à table, refusé de goûter à des fruits qu'il lui offrait, il cessa de l'inviter à ses repas, sous prétexte qu'elle le croyait capable de l'empoisonner. Mais tout cela était arrangé d'avance ; et il était certain, en lui présentant ces fruits, de recevoir un refus, puisqu'il l'avait fait avertir de se tenir sur ses gardes, et qu'on en voulait à sa vie. Enfin il l'accusa de vouloir se réfugier au pied de la statue d'Auguste, ou au sein des armées, et il la relégua dans l'île de Pandatéria. Sur ses reproches mêlés d'injures, il lui fit appliquer des coups de fouet par un centurion, qui lui creva même un oeil. Elle résolut de se laisser mourir de faim ; Tibère ordonna qu'on lui ouvrît de force la bouche, pour y introduire de la nourriture ; mais elle persévéra dans son dessein et finit par succomber. Il chargea sa mémoire des plus odieuses imputations, et voulut qu'on mît au rang des jours néfastes celui de sa naissance. Il prétendit même l'avoir favorisée, en ne la faisant point étrangler et jeter ensuite aux Gémonies ; et il souffrit qu'on le louât d'une telle clémence, dans un décret d'actions de grâces qui consacrait, en même temps, un don en or à Jupiter Capitolin.

LIV. Il avait, par Germanicus, trois petits-fils, Néron, Drusus et Caïus ; par Drusus, un seul, nommé Tibère. Après la mort de ses enfants, il recommanda aux sénateurs les deux aînés de Germanicus, Néron et Drusus, et il célébra par le don d'un congiaire au peuple leur début dans la carrière des armes. Mais quand il sut qu'au renouvellement de l'année on avait fait aussi pour leur salut des voeux solennels, il dit au sénat, d'un ton de reproche, «que de pareils honneurs ne devaient s'accorder qu'à de longs services et à la maturité de l'âge». Tibère, en laissant ainsi entrevoir le fond de son âme, livra ces jeunes gens aux accusations de tous les délateurs ; et il n'est sorte de pièges qu'on ne leur tendit pour les pousser à l'outrage, et, par l'outrage, à la mort. Lui-même les accusa dans des lettres où étaient accumulés les reproches les plus amers : il les fit déclarer ennemis publics, et ensuite mourir de faim : Néron, dans l'île de Pontia ; et Drusus, dans les souterrains du palais. Le premier s'y résolut, dit-on, en voyant le bourreau, qui se présentait comme par ordre du sénat, étaler devant lui la corde et les crochets, instruments de son supplice. Quant à Drusus, il fut si rigoureusement privé de nourriture, qu'il essaya de manger la laine de son matelas. Les restes de ces deux infortunés furent dispersés de manière à pouvoir à peine être recueillis.

LV. Tibère s'était associé, outre ses anciens amis et ses familiers, une vingtaine des principaux citoyens de Rome, à titre de conseillers pour les affaires d'Etat. Excepté deux ou trois, il les fit tous périr, sous différents prétextes, entre autres Elius Séjan, qui entraîna dans sa ruine un grand nombre de personnes, et qu'il avait élevé au plus haut degré de puissance, non pas tant par amitié que pour s'en faire un complice, dont la politique artificieuse le délivrât des enfants de Germanicus et assurât l'empire à celui de Drusus, à son petit-fils selon la nature.

LVI. Il n'épargna pas davantage les rhéteurs grecs, qui vivaient ses hôtes et dont l'entretien lui plaisait le plus. Il demanda, un jour, à un certain Zénon, qui affectait un langage plein de recherche, «quel était le déplaisant dialecte dont il se servait» ; et celui-ci ayant répondu que c'était le dorien, il le relégua dans l'île de Cinaria, parce qu'il crut voir dans cette réponse une allusion blessante à son ancien séjour à Rhodes, où le dorien est parlé. Il avait coutume de soulever à table des questions puisées dans ses lectures de la journée : apprenant que le grammairien Séleucus s'informait chaque jour à ses esclaves du livre qu'il avait lu, et venait ainsi tout préparé, il commença par l'éloigner de sa personne, et il le fit ensuite mourir.

LVII. Son naturel féroce et dissimulé se révéla dès son enfance. Théodore de Gadarée, son maître de rhétorique, parait l'avoir deviné le premier, et le caractérisa parfaitement en disant de lui, dans un langage énergique, «que c'était de la boue détrempée dans du sang». Mais ce caractère éclata surtout dans l'empereur, et même au commencement de son règne, quand il cherchait encore à se concilier la faveur du peuple par des apparences de modération. Un plaisant, voyant passer un convoi funèbre, dit à haute voix au mort d'annoncer à Auguste «qu'on n'avait pas encore payé les legs faits par lui au peuple romain» : Tibère se le fit amener, lui paya ce qui lui était dû, et l'envoya au supplice, en lui recommandant de dire la vérité à Auguste. Peu de temps après, un chevalier romain, nommé Pompée, ayant combattu, dans le sénat, l'avis de Tibère, celui-ci le menaça de la prison, et «de lui faire changer son nom de Pompée en celui de Pompéien» ; atroce allusion au sort cruel des partisans vaincus de cette famille.

LVIII. Vers le même temps, un préteur lui ayant demandé s'il voulait qu'on poursuivît les crimes de lèse-majesté, il répondit qu'il fallait exécuter les lois ; et il les exécuta, en effet, avec barbarie. Un citoyen avait enlevé la tête d'une statue d'Auguste, pour en mettre une autre à la place. L'affaire fut portée devant le sénat ; et comme le fait n'était pas prouvé, l'accusé fut mis à la question et condamné. On en vint insensiblement, dans ce genre d'accusation, au point de faire un crime capital d'avoir battu un esclave ou changé de vêtement devant la statue d'Auguste, d'avoir été aux latrines ou dans un lieu de débauche avec le portrait d'Auguste gravé sur un anneau ou sur une pièce de monnaie, d'avoir osé blâmer une seule des paroles ou des actions d'Auguste. Enfin un citoyen fut mis à mort pour avoir souffert qu'on lui rendit des honneurs dans sa province, le même jour qu'on en avait rendu jadis à Auguste.

LIX. Outre ces actes de cruauté gratuite, Tibère en commit tous les jours d'épouvantables, sous le prétexte d'exercer la justice et de corriger les moeurs ; mais, en effet, pour obéir à sa nature. Aussi fit-on bientôt courir des vers où on lui reprochait les maux présents, où on le dénonçait comme l'auteur de maux futurs :

Je te peindrai d'un mot : inhumain, sanguinaire,
En horreur aux mortels, tu l'es même à ta mère.
Tu te dis chevalier ! mais ton bien, quel est-il ?
Tu n'es qu'un criminel, échappé de l'exil.
L'âge d'or autrefois fut un présent des dieux :
L'âge d'airain commence à ton règne odieux.
Le vin n'est plus pour lui qu'un breuvage insipide,
Et c'est du sang qu'il faut à cette bête avide.
Rome, rappelle-toi ce passé plein d'horreur :
Sylla, grand par le crime, heureux par ton malheur ;
Marius, contre toi déployant sa furie,
Et des torts de Sylla punissant sa patrie ;
Antoine, saisissant dans ses sanglantes mains
Les restes mutilés des plus nobles Romains,
Et vantant de ces jeux la volupté barbare.
Rome, tels sont encor les maux qu'on te prépare :
Quiconque, de l'exil, parvient au premier rang
Règne par la terreur et s'abreuve de sang.


Tibère voulut d'abord que ces vers fussent regardés comme l'oeuvre de quelques mécontents attaqués dans leurs vices par ses réformes, et comme l'expression d'une haine aveugle plutôt que d'une opinion raisonnée ; et il disait souvent : «Qu'on me haïsse, pourvu qu'on m'estime» : mais il fit bientôt voir lui-même combien ces reproches étaient vrais et fondés.

LX. Peu de jours après son arrivée à Caprée, un pêcheur l'aborda tout à coup dans un moment où il était seul, et lui présenta un surmulet d'une grandeur extraordinaire. Tibère, effrayé à la vue de cet homme, qui s'était glissé jusqu'à lui en gravissant les rochers à pic dont l'île est entourée, lui fit frotter le visage avec son poisson. Le pêcheur s'étant félicité, au milieu même de ce supplice, de ne lui avoir pas offert aussi une grosse langouste qu'il avait prise, Tibère se la fit apporter, et ordonna qu'on lui en déchirât la figure. Il punit de mort un soldat prétorien qui avait dérobé un paon dans un verger. Pendant un de ses voyages, la litière dans laquelle on le portait s'étant embarrassée dans des buissons, il se jeta sur le centurion de l'avant-garde, chargé de reconnaître le chemin, le terrassa, et pensa le faire mourir sous les coups.

LXI. Cessant enfin de se contenir, il épuisa tous les genres de cruauté. Les victimes ne lui manquèrent jamais : il poursuivit tour à tour les amis de sa mère, de ses petits-fils, de sa belle-fille, de Séjan, et même leurs simples connaissances. Mais c'est après la mort de Séjan qu'il se montra le plus cruel ; ce qui fit bien voir que le rôle de ce ministre était moins encore de l'exciter au crime, que de lui en fournir les occasions et les prétextes. Toutefois, dans les mémoires abrégés qu'il a écrits sur sa vie, il a osé dire «qu'il ne punit dans Séjan que le persécuteur des enfants de son fils Germanicus» ; mais Séjan lui était déjà suspect quand il fit périr l'un, et était déjà mort quand il tua l'autre. Il serait trop long de raconter en détail toutes ses barbaries : je me contenterai d'en donner une idée générale et quelques exemples. Il ne se passa pas un seul jour qui ne fût marqué par des exécutions, sans en excepter même ceux que la religion a consacrés, ni le premier jour de l'année. Il enveloppait dans la même condamnation les femmes et les enfants des accusés, et il était défendu à leurs proches de les pleurer. Les plus grandes récompenses étaient décernées aux accusateurs, quelquefois même aux témoins. Tout délateur était cru sur parole. Toute accusation entrainait la mort ; un simple mot était un crime. On accusa un poète d'avoir injurié Agamemnon, dans une tragédie : on accusa un historien d'avoir appelé Brutus et Cassius, «les derniers des Romains». Ces auteurs furent punis et leurs écrits supprimés, quoiqu'ils les eussent publiés plusieurs années auparavant, avec l'approbation d'Auguste, qui en avait entendu la lecture. Parmi les prisonniers, il y en eut à qui l'on refusa non seulement la consolation de l'étude, mais aussi la douceur de s'entretenir ensemble. Sûrs d'être condamnés, plusieurs de ceux qui étaient cités en justice se frappèrent eux-mêmes chez eux, pour éviter les tourments et l'ignominie ; d'autres avalèrent du poison en plein sénat ; mais on bandait les plaies des blessés, et on les emportait, demi-morts et palpitants, dans les prisons publiques. Pas un supplicié qui ne fût aussi traîné avec un croc par la ville et jeté aux Gémonies. On en compta jusqu'à vingt dans un jour, et il y avait parmi eux des trismes et des enfants. Quant auxvierges, comme une ancienne coutume défendait de les étrangler, le bourreau les violait d'abord, et les étranglait ensuite. On forçait de vivre ceux qui voulaient mourir ; car il regardait la mort comme une peine si légère, qu'un accusé, du nom de Carnulius, ayant prévenu son exécution, il s'écria, dès qu'il l'apprit : «Ce Carnulius m'a échappé». Un jour qu'il visitait les prisons, il répondit à un condamné, qui le conjurait de hàter son supplice : «Je ne sache pas que nous soyons réconciliés». Un consulaire rapporte, dans ses annales, qu'à un grand repas auquel il assistait lui-même, un nain qui, se tenait près de la table, avec d'autres bouffons, demanda tout haut à Tibère, après maintes facéties, pourquoi Paconius, accusé de lèse-majesté, vivait si longtemps ; que le prince réprima aussitôt la liberté de sa langue, mais que, peu de jours après, il écrivit au sénat de statuer sans délai sur la peine due à Paconius.

LXII. Sa cruauté ne connut plus ni frein ni bornes, lorsqu'il eut enfin appris que son fils Drusus, qu'il croyait lui avoir été enlevé par une maladie, suite de son intempérance, était mort empoisonné par Livilla, sa femme, et par Séjan. Alors il multiplia sans pitié, contre tout le monde indifféremment, les tortures et les supplices ; et, durant des jours entiers, l'instruction de cette seule affaire absorba tellement toute son attention, qu'un Rhodien, son hôte, étant, dans l'entrefaite, arrivé à Rome, où l'avaient appelé des lettres amicales de Tibère, celui-ci, quand on vint lui annoncer sa présence, ordonna de l'appliquer de suite à la question, persuadé qu'on venait de lui amener un de ceux qu'attendait la torture. Quand l'erreur fut découverte, il le fit tuer, pour en étouffer le bruit. On montre encore à Caprée le lieu des exécutions : c'est un rocher d'où les condamnés, après des tortures aussi longues qu'inouïes, étaient, devant lui et sur un signe de sa main, précipités dans la mer. Des matelots les attendaient en bas, et frappaient encore leurs cadavres à coups de rames et d'avirons, de peur que le moindre souffle n'y fût resté. Il avait imaginé, entre autres inventions atroces, de faire boire à quelques convives, à force d'instances perfides, une grande quantité de vin ; et ensuite il leur faisait lier la verge, pour qu'ils souffrissent à la fois de la douleur des ligatures et de l'ardent besoin d'uriner. Si la mort ne l'eût prévenu, et si Thrasyllus, prévoyant, dit-on, eet événement, ne l'eût décidé, par l'espérance d'une plus longue vie, à différer quelques-unes de ses vengeances, il eût fait périr beaucoup plus de monde encore, et n'eût sans doute épargné aucun de ses autres petits-fils ; Caïus lui étant suspect, et le jeune Tibère, comme enfant adultérin, ne lui inspirant que du mépris. Ce qui donne de la vraisemblance à une telle opinion, c'est qu'on l'entendit souvent envier à Priam, «le bonheur d'avoir survécu à tous les siens».

LXIII. Qu'au milieu de tant d'horreurs il ait été haï, exécré universellement, et même poursuivi par les terreurs du crime et par les outrages de quelques hommes, c'est ce dont les preuves abondent. Il défendit de consulter en secret et sans témoin les aruspices. Il tenta de supprimer les oracles voisins de Rome ; mais il y renonça, effrayé d'un prodige qui protégea les sorts de Préneste. Quoiqu'on les eût apportés cachetés à Rome, on ne les trouva pas dans le coffre où ils avaient été mis, et ils n'y reparurent que quand ce coffre eut été replacé dans le temple. Il lui arriva de nommer des consulaires au gouvernement de quelques provinces, et de ne pas oser les y envoyer : il les retenait près de lui, et, au bout de quelques années, il leur donnait, eux présents, des successeurs. Mais comme il leur laissait à Rome le titre de leur charge, il leur transmettait quelques affaires, que ceux-ci faisaient conduire par leurs lieutenants et leurs délégués.

LXIV. Après la condamnation de sa belle-fille et de ses petits-fils, il ne les fit jamais changer de résidence qu'enchaînés et dans une litière bien fermée, avec une garde qui empêchait les voyageurs et les passants de regarder ou de s'arrêter.

LXV. Quand il se résolut à perdre Séjan, qui conspirait contre lui, et dont la puissance était si bien affermie que le jour de sa naissance était célébré publiquement, et qu'on révérait, comme celles des dieux, ses statues dorées, il employa l'astuce et la ruse, plutôt que l'autorité du pouvoir. D'abord, pour l'éloigner de lui sous un prétexte honorable, il le prit pour collègue dans son cinquième consulat, qu'il avait même demandé dans ce but, quoique absent, et à un long intervalle du précédent : ensuite il le leurra de l'espoir de son alliance et de la puissance tribunitienne, et tout à coup il l'accusa près du sénat. Mais sa lettre était vile et misérable : entre autres prières, il faisait aux sénateurs celle «de lui envoyer l'un des consuls, chargé de conduire en leur présence, avec une escorte militaire, leur vieil empereur, que tout le monde abandonnait». Ces précautions ne suffirent pas pour le rassurer : craignant des troubles, il ordonna qu'en cas d'alarme on mît en liberté son petit-fils Drusus, toujours détenu en prison à Rome, et qu'on lui confiât le commandement des forces militaires. Il tenait aussi des vaisseaux tout prêts, pour se réfugier auprès de quelqu'une des armées ; et il attendait, sur la cime d'un rocher, les signaux qu'il avait commandé de lui faire du plus loin possible, afin d'être averti promptement de tout ce qui se passait, des messages pouvant être interceptés. Quand la conjuration de Séjan fut étouffée, il ne fut ni plus tranquille ni plus confiant, et, pendant les neuf mois qui suivirent, il resta enfermé dans sa maison de campagne, appelée la maison de Jupiter.

LXVI. A ses inquiétudes venait s'ajouter la rage d'être sans cesse injurié ; car il n'y avait pas un condamné qui ne l'invectivât en face, ou dans des billets que l'on trouvait dans l'orchestre. Il en paraissait diversement affecté : tantôt la honte lui faisait désirer que tant d'outrages demeurassent ignorés ; tantôt, feignant de les mépriser, il les répétait lui-même, et les rendait publics. Rien ne le piqua plus qu'une lettre d'Artaban, roi des Parthes, qui lui reprochait ses meurtres, sa lâcheté, ses débauches, et qui l'exhortait à satisfaire au plus tôt, par une mort volontaire, la juste et implacable haine de ses concitoyens.

LXVII. Enfin, devenu odieux à lui-même, il révéla le triste état de son âme jusque dans une lettre adressée au sénat, et qui commençait ainsi : «Que vous écrirai-je, pères conscrits, ou comment dois-je vous écrire, ou que ne vous écrirai-je pas, dans la situation où je me trouve ? En vérité, si je le sais, que les dieux et les déesses me fassent périr plus misérablement que je ne me sens périr tous les jours». Quelques auteurs ont pensé que la connaissance qu'il possédait de l'avenir lui avait révélé son sort, et qu'il savait, longtemps d'avance, quelle infamie et quelle amertume l'attendaient à cette époque. C'est, disaient-ils, dans cette prévision, qu'en prenant possession de l'empire il avait refusé si obstinément le titre de PERE DE LA PATRIE, et le privilège de voir jurer par ses actes. Il craignait que de si grands honneurs, dont il serait bientôt indigne, ne fissent ressortir davantage son avilissement. C'est du moins ce que l'on peut conclure du discours qu'il prononça dans cette circonstance, quand il dit qu'il serait toujours semblable à lui-même, et ne changerait point ses moeurs, tant qu'il jouirait de sa saine raison ; mais que le sénat ne devait pas donner le dangereux exemple de jurer obéissance aux actes de qui que ce fût, chacun étant sujet à changer ; ou quand il ajouta : «Si vous venez jamais à mettre en doute la pureté de mes moeurs et mon dévouement pour vous, (et puisse, avant ce malheur, arriver mon dernier jour !) ce nom de PERE DE LA PATRIE n'ajoutera rien à mon honneur ; et vous mériterez le reproche ou de me l'avoir donné légèrement, ou d'avoir ensuite pris de moi, sans raison, une opinion contraire à vos premiers sentiments».

LXVIII. Il était gros et robuste, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, large des épaules et de la poitrine, bien fait et bien proportionné. Il était plus adroit et plus fort de la main gauche que de l'autre : les articulations en étaient si vigoureuses, qu'il perçait du doigt une pomme encore verte, et que, d'une chiquenaude, il blessait à la tête un enfant et même un jeune homme. Il avait le teint blanc, les cheveux un peu longs par derrière et tombant sur le cou, ce qui était en lui un usage de famille. Son visage était beau, mais sujet à se couvrir subitement de boutons ; ses yeux étaient fort grands, et, chose étonnante, ils voyaient aussi la nuit et dans les ténèbres, mais pendant peu de temps et quand il venait de dormir ; après quoi sa vue s'obscurcissait peu à peu. Il marchait la tête immobile et baissée, d'un air chagrin, et le plus souvent en silence. Il ne disait mot à ceux qui l'entouraient ; ou s'il leur parlait, ce qui était très rare, c'était avec lenteur, et avec une certaine gesticulation des doigts, pleine d'afféterie. Ces habitudes désagréables et arrogantes avaient été remarquées par Auguste, qui essaya plus d'une fois de les excuser auprès du peuple et du sénat, «comme des défauts venant de la nature et non du caractère». Il jouit d'une santé à peu près inaltérable pendant presque tout le temps de son règne, quoique, depuis l'âge de trente ans, il la gouvernât à sa guise, sans l'aide ni le conseil d'aucun médecin.

LXIX. Il avait d'autant moins de zèle pour les dieux et la religion, qu'il s'était adonné à l'astrologie, et qu'il était persuadé que tout se conduit par le destin. Toutefois, il avait singulièrement peur du tonnerre ; et quand le ciel était orageux, il portait sur sa tête une couronne de laurier, l'opinion commune attribuant à cet arbuste la vertu d'écarter la foudre.

LXX. Il cultiva avec ardeur les lettres grecques et latines, et il choisit pour modèle, parmi les orateurs de Rome, Messala Corvinus, dont il avait admiré, tout jeune encore, la vieillesse laborieuse. Mais il obscurcissait son style à force d'affectation et de formes bizarres : ce qu'il disait d'abondance valait quelquefois mieux que ce qu'il avait médité. Il composa un poème lyrique, intitulé Plaintes sur la mort de L. César. Il écrivit aussi des poésies grecques, dans lesquelles il imita Euphorion, Rhianus et Parthénius, auteurs qui faisaient ses délices, et dont il fit placer les ouvrages et les portraits dans les bibliothèques publiques, parmi les plus illustres des écrivains anciens. Aussi vit-on la plupart des savants lui adresser à l'envi des commentaires sur ces poètes. Il eut surtout pour l'histoire de la fable un goût qui allait jusqu'au ridicule et à l'absurdité. Ainsi, pour éprouver le savoir des grammairiens, dont il faisait, comme nous l'avons dit, sa société habituelle, il leur posait des questions du genre de celles-ci : «Quelle était la mère d'Hécube ? Quel était le nom d'Achille, parmi les jeunes filles ? Que chantaient ordinairement les Sirènes ?» Le jour qu'il entra dans le sénat pour la première fois après la mort d'Auguste, il crut, pour satisfaire à la fois à la piété filiale et à la religion, devoir imiter le sacrifice que Minos avait jadis offert après la mort de son fils, c'est-à-dire sacrifier avec le vin et l'encens, mais sans joueur de flûte.

LXXI. Quoiqu'il parlât avec facilité la langue grecque, il ne s'en servait pas dans toutes les occasions. Il s'en abstenait surtout dans le sénat ; et même y ayant un jour employé le mot monopole, il demanda pardon pour cette expression, d'origine étrangère. Un autre jour, comme on lisait devant lui un décret des sénateurs où se trouvait le mot grec qui signifie incrustations en or, il fut d'avis que l'on changeât ce terme étranger, et qu'on le remplaçât par une expression latine ; ou, s'il n'y en avait pas, que l'on eût recours à une périphrase. Il défendit à un soldat, à qui l'on demandait en grec son témoignage, de répondre autrement qu'en latin.

LXXII. Pendant tout le temps de sa retraite, il n'essaya que deux fois de rentrer dans Rome. La première, il vint, sur une trirème, jusqu'aux jardins voisins de la Naumachie ; des soldats postés sur les deux rives du Tibre avaient ordre d'écarter tous ceux qui viendraient au-devant de lui. La seconde, il s'avança par la voie Appienne jusqu'à sept milles de Rome ; mais il ne fit qu'en regarder les murs, et retourna sur ses pas. Un prodige l'avait effrayé cette fois-là ; car, au premier voyage, on ne sait pas bien quelle fut la cause de son retour. Il avait un serpent, de l'espèce des dragons, qu'il élevait pour son plaisir et qu'il nourrissait de sa main : il le trouva mangé par des fourmis ; et un augure l'avertit alors de redouter les forces de la multitude. Il revint donc à la hâte en Campanie, et tomba malade à Asture ; puis, se sentant un peu mieux, il poursuivit jusqu'à Circéies. Là, pour ne donner aucun soupçon de sa maladie, il assista à des jeux militaires, et même il lança des javelots contre un sanglier lâché dans l'arène. Mais ces efforts lui donnèrent un point de côté ; l'air le saisit comme il avait chaud, et il retomba dangereusement malade. Cependant il se soutint encore quelque temps ; et s'étant fait porter jusqu'à Misène, il ne retrancha rien de son genre de vie ordinaire, pas même les festins ni ses autres plaisirs ; soit intempérance, soit dissimulation. Un jour que, sortant de table et au moment de le quitter, le médecin Chariclès lui avait pris la main pour la baiser, Tibère, pensant qu'il cherchait à interroger son pouls, le fit rester, le pria de se rasseoir, et prolongea le souper. Il ne s'abstint même pas, ce jour-là, de l'usage où il était de se tenir debout, après le repas, au milieu de la salle à manger, avec un licteur à côté de lui, pour recevoir les adieux de tous les convives et leur faire les siens.

LXXIII. Cependant ayant lu dans les actes du sénat «que l'on avait renvoyé absous, sans même les entendre», plusieurs accusés coutre lesquels il s'était borné à écrire qu'ils étaient nommés par un dénonciateur, il pensa en frémissant qu'on méprisait son autorité ; et il voulut regagner Caprée, de quelque manière que ce fût, n'osant rien entreprendre qu'à l'abri de ses rochers. Mais, retenu par les vents contraires et par les progrès de la maladie, il s'arrêta dans une maison de campagne de Lucullus, et il y mourut dans la soixante-dix-huitième année de son âge et la vingt-troisième de son règne, le dix-sept des calendes d'avril, sous le consulat de Cn. Acerronius Proculus et de C. Pontius Nigrinus. Il y en a qui croient que Caligula lui avait donné un poison lent ; d'autres, qu'on lui refusa à manger, dans un moment où la fièvre l'avait quitté ; d'autres enfin, qu'on l'étouffa sous un matelas, parce que, revenu à lui-même, il réclamait son anneau, qu'on lui avait enlevé pendant sa défaillance. Sénèque a écrit que, sentant sa fin approcher, il avait ôté son anneau, comme pour le donner à quelqu'un ; qu'après l'avoir tenu quelques instants, il l'avait remis à son doigt et était demeuré longtemps immobile, la main gauche fortement serrée ; que tout à coup il avait appelé ses esclaves, et que, personne ne lui ayant répondu, il s'était levé précipitamment ; mais que, les forces venant à lui manquer, il était tombé mort auprès de son lit.

LXXIV. Au dernier anniversaire de sa naissance, il vit en songe Apollon Téménite, dont il avait fait venir de Syracuse l'immense et admirable statue, pour la placer dans la bibliothèque d'un nouveau temple, et qui lui déclara «que ce ne serait pas lui qui la consacrerait». Peu de jours avant sa mort, un tremblement de terre fit tomber, à Caprée, la tour du phare. A Misène, des cendres chaudes et des charbons qu'on avait apportés pour échauffer la salle à manger, s'étant éteints et refroidis, se rallumèrent toutà coup sur le soir, et brûlèrent jusque bien avant dans la nuit.

LXXV. A la première nouvelle de sa mort la joie fut telle dans Rome, que tout le monde courait dans les rues, les uns criant : «Tibère dans le Tibre !» les autres conjurant «la Terre et les dieux Mânes de n'accorder de place à son ombre que parmi les impies» ; d'autres enfin menaçant son cadavre du croc et des Gémonies. Au souvenir de ses anciennes barbaries se joignait le ressentiment d'une atrocité récente. Un sénatus-consulte avait statué que le supplice des condamnés serait toujours différé jusqu'au dixième jour ; or, quelques malheureux devaient être exécutés précisément le jour où l'on apprit la mort de Tibère, et ils imploraient la pitié publique. Mais comme il n'y avait personne à qui l'on pût s'adresser, Caïus étant encore absent, leurs gardiens, craignant de rien faire contre la règle, les étranglèrent, et les jetèrent aux Gémonies. La haine s'en accrut contre le tyran, dont la barbarie se faisait encore sentir après sa mort. Quand on enleva son corps de Misène, la plupart des habitants crièrent «qu'il fallait aller le brûler ignominieusement dans l'amphithéâtre d'Atella» ; mais des soldats le portèrent à Rome, et l'y brûlèrent avec les cérémonies ordinaires.

LXXVI. Il avait fait son testament deux ans avant sa mort : il en existait deux exemplaires, l'un de sa main, l'autre de celle d'un affranchi ; mais tous deux parfaitement semblables, et signés des noms les plus obscurs. Il instituait héritiers, par portions égales, ses petits-fils Caïus et Tibère (qui l'étaient, le premier par Germanicus, le second par Drusus) et il les substituait l'un à l'autre. Il laissait aussi des legs à beaucoup de personnes, entre autres aux Vestales, à tous les soldats, au peuple romain, et aux inspecteurs des quartiers.

Traduit par Théophile Baudement (1845)