Satire IX - Les protecteurs et les protégés obscènes

Je voudrais bien savoir, Névolus, pourquoi je te rencontre si souvent l'air triste, le front soucieux, tel que Marsyas vaincu par Apollon. Que signifie ce visage aussi troublé que celui de Ravola, quand on le surprit, la barbe humide, épuisant avec Rhodope les plus sales voluptés ? Il devait trembler, sans doute, puisque l'esclave qui lèche seulement des friandises est puni d'un soufflet. Crépéréius Pollion, rôdant de tous côtés pour emprunter à double usure, sans pouvoir trouver une dupe, n'avait pas une figure plus pitoyable que la tienne. D'où te viennent tant de rides soudaines ? Content de peu, et le plus facétieux, le plus mordant des chevaliers de ta sorte, tu égayais nos soupers par la vivacité et la grâce de tes saillies. Qui te reconnaîtrait aujourd'hui ? ton visage est morne ; tes cheveux sont arides et mal peignés ; ta peau n'a plus cet éclat que lui donnait la poix de Bruttium, et tes jambes livides se couvrent d'un poil épais. Quelle maigreur ! Un malade, en proie depuis longtemps aux ardeurs de la fièvre quarte, ne serait pas plus défait. Le corps trahit les tourments ou la joie de l'âme : ces sentiments divers se peignent fidèlement dans nos traits. Ainsi, Névolus, tout annonce que tu as changé de projets et de système de vie. Naguère encore, je m'en souviens, adultère plus fameux qu'Aufidius, tu ne quittais pas les temples d'Isis et de la Paix, la statue de Ganymède, l'asile secret de la Bonne Déesse et le sanctuaire de Cérès (car jusqu'où les femmes ne se prostituent-elles pas ?) : enfin, ce que tu n'avoues point, tu n'épargnais pas même les maris.

Nevolus
Ce métier a fait la fortune de bien d'autres ; mais, à moi, il ne m'a rien produit, sinon quelques manteaux d'une étoffe grossière, destinés à protéger ma toge, tissus d'une couleur commune et lourdement fabriquée par l'ouvrier gaulois ; ou quelques pièces d'argenterie bien mince et de bas aloi. Les hommes sont les jouets de la fatalité : elle étend son empire jusque sous notre toge. Si les astres nous sont contraires, les dons secrets de la nature deviennent inutiles. Quand Virron, écumant de luxure, nous aurait contemplés tout nus dans les bains, quand ses billets passionnés auraient sollicité vingt fois nos faveurs (car ces gens-là savent nous séduire par leurs promesses) nous n'en serions pas ensuite mieux traités. Cependant, quel monstre plus odieux qu'un avare débauché ? - Je t'ai donné telle somme, puis telle autre, puis une plus forte encore (il calcule, tout en assouvissant ses désirs). Esclaves, des jetons ! une table ! le total se monte à cinq mille sesterces. - Oui ; mais comptons aussi mes pénibles services. Crois-tu qu'il soit facile de satisfaire tes brutales fureurs et de subir le dégoût qu'elles inspirent ? Je préférerais à cet horrible travail le sort d'un esclave réduit à fouiller la terre. Tu te croyais sans doute beau, jeune, délicat, digne de verser le nectar aux dieux. Auriez-vous jamais pitié d'un pauvre client, vous qui ne savez rien donner, pas même à vos passions ? Voilà le personnage à qui nous envoyons un parasol vert et de grandes coupes d'ambre, à chaque anniversaire de sa naissance ou quand le printemps reparaît, tandis que, couché sur une chaise longue, comme une femme pendant les calendes de mars, il examine nos dons mystérieux. Dis-moi, passereau lascif, à qui réserves-tu tous ces coteaux et ces champs apuliens, et ces prairies dont le trajet lasserait un milan ? Le territoire de Trifolium, la montagne qui domine Cumes, et le Gaurus aux flancs caverneux fournissent abondamment tes celliers : personne ne récolte plus de vin destiné à vieillir dans tes tonneaux. T'aurait-il coûté beaucoup d'accorder quelques arpents de terre à ton client épuisé ? Ce prêtre de Cybèle a-t-il mérité plus que moi qu'on lui léguât et cabane et fermière, l'enfant rustique et le chien qui folâtre avec lui ? - Impunément, dit-il, ne cesseras-tu de demander ? - Mais mon loyer me crie : demande ; mais mon esclave me presse ; mon esclave, unique comme l'oeil de Polyphème, qu'Ulysse fit si adroitement servir à sa fuite. Un seul serviteur ne me suffit plus ; il me faudra en acheter un autre, et les nourrir tous deux. Que ferai-je, quand la bise soufflera ? pendant les froids de décembre, irai-je dire aux manteaux de mes esclaves et à leurs pieds engourdis : patience, attendez le retour des cigales ? Mais, j'y consens, méconnais, oublie mes autres services : combien apprécies-tu ce zèle et ce dévouement, sans lesquels ton épouse serait encore vierge ? Certes, tu dois te souvenir de tes instances, de tes promesses. Souvent j'ai retenu dans mes bras ta moitié fugitive ; elle avait déjà déchiré l'acte de votre hymen, et courait en signer un autre : une nuit entière me suffit à peine pour la calmer, tandis que tu pleurais à la porte. J'ai pour témoin et ton lit et toi-même qui l'entendis craquer sous nos élans ; toi-même dont l'oreille fut frappée des soupirs voluptueux de ton épouse. On a vu souvent des liens mal noués et près de se dissoudre, resserrés par un robuste médiateur. Voyons, que peux-tu alléguer ? par où commenceras-tu ? N'est-ce donc rien, ingrat, n'est-ce donc rien, perfide, que de t'avoir fait présent d'un fils et d'une fille ? Tu les élèves cependant ; tu sèmes avec transport dans les actes publics ces preuves de ta virilité. Couronne ta porte de guirlandes ; enfin, te voilà père : je t'ai fourni des armes contre la médisance. Tu jouis des droits attachés à la paternité : par moi tu pourras hériter et recevoir un legs tout entier ; tu jouiras même de la part que le fisc se fût appropriée. Et combien d'autres avantages te sont réservés, si, achevant mon ouvrage, je mets trois enfants dans ta maison !

Juvénal
Tes plaintes sont justes, Névolus. Que réplique Virron ?

Névolus
Il me néglige et cherche à se pourvoir d'un autre âne à deux pieds. Souviens-toi que je n'ai confié ces secrets qu'à toi seul, qu'ils restent entre nous; car ces gens épilés sont de mortels ennemis. Dès que l'un d'eux m'a dévoilé sa turpitude, il s'emporte. Il me hait, comme si je l'avais déjà trahi : le fer, le bâton, le feu, il emploierait tout contre moi. Défions-nous de ses pareils : le poison ne paraît jamais trop cher aux ressentiments de l'opulence. Silence donc ! sois aussi discret que l'aréopage des Athéniens.

Juvénal
O Corydon, Corydon ! un riche peut-il compter sur le secret ? Quand ses esclaves se tairaient, ses chevaux, son chien, ses lambris, ses marbres parleront. Fermez portes et fenêtres, voilez toutes les issues, éteignez les lumières, il n'en deviendra pas moins la fable du public. Qu'il n'ait personne même auprès de lui ; ce qu'il a fait au second chant du coq, le cabaretier voisin le saura avant le jour : on saura même ce qu'imputent à leur maître et le scribe, et le cuisinier, et l'écuyer tranchant. Que n'inventent point les esclaves pour le diffamer, quand ils veulent se venger des étrivières par de faux bruits ! L'un d'eux te poursuivra dans les carrefours, et enivrera, plein de vin, tes oreilles fatiguées. Va donc aussi les conjurer de garder le silence ; mais sache qu'ils aiment mieux trahir un secret que boire à la dérobée autant de falerne qu'en buvait Laufella, sacrifiant pour le peuple. Par cent et cent motifs, soyons irréprochables ; mais soyons-le surtout, pour n'avoir point à redouter les langues de nos esclaves : dans un méchant esclave, rien de pire que la langue. Au reste, le maître qui consent à dépendre de ceux qu'il nourrit et qu'il paye n'est-il pas plus méprisable encore ?

Névolus
Me voilà bien averti de ne pas donner matière aux propos des esclaves ; le conseil est bon, mais trop vague : que faire maintenant après tant de beaux jours perdus, tant d'espérances vaines ? Telle qu'une fleur passagère, la vie, si courte et si fragile, nous échappe rapidement. Tandis que, parfumés, couronnés de roses, nous épuisons les plaisirs de Bacchus et de Vénus, la vieillesse se glisse à notre insu.

Juvénal
Rassure-toi, Névolus ; tant que les sept collines seront debout, tu trouveras toujours des amis complaisants : les chars et les vaisseaux ne cesseront de transporter de toutes parts dans nos murs ces efféminés qui se grattent la tête avec un seul doigt. L'avenir te sera plus favorable ; mâche seulement des herbes stimulantes.

Névolus
Offre cette riante perspective aux favoris de la Fortune : pour moi, je suis condamné par mon mauvais destin à tirer à peine de mes pénibles travaux de quoi satisfaire mon estomac. O mes petits lares ! vous que j'ai coutume d'apaiser avec un grain d'encens, quelques gâteaux et une simple couronne, quand pourrai-je m'assurer une ressource qui garantisse ma vieillesse de l'indigence ? Vingt mille sesterces, produit d'une somme placée sur de bons gages ; quelques pièces d'argenterie sans ciselure, mais telles cependant qu'elles m'eussent fait noter du censeur Fabricius ; deux robustes Mésiens qui me louent leurs épaules pour me porter sans danger au milieu du cirque retentissant : voilà ce que je désire. Il me faudrait encore un graveur courbé sur son ouvrage, et un statuaire expéditif : c'en est assez pour un homme qui doit toujours être pauvre. Quels voeux !... Si du moins l'espoir les soutenait ! Mais non, quand j'invoque la Fortune, la cruelle semble avoir emprunté, pour se boucher les oreilles, la cire qui rendit les compagnons d'Ulysse sourds aux chants des Sirènes.


Traduction de Jean Dusaulx (1770) et illustrations de Louis Moreau (1929)