SILÈNE

Ma muse a daigné la première s'égayer sur le ton du poète de  Syracuse, et n'a point rougi d'habiter les forêts. Un jour je chantais les rois et les combats, lorsque le dieu du Cynthe, me tirant par l'oreille, me dit :

« De grasses brebis et de simples  chansonnettes, voilà, Tityre, ce qui convient à un berger. »

Je vais donc, ô Varus (car assez d'autres s'empresseront de célébrer tes louanges, et de chanter les guerres funestes), je vais essayer quelques airs champêtres sur mon léger chalumeau. Je ne chante pas sans l'aveu d'Apollon. Si quelqu'un trouve de l'attrait à ces vers et se plaît à les lire, il entendra, ô Varus ! nos bois et nos bruyères répéter ton nom. Est-il page plus agréable à Phébus que celle où l'on voit écrit en tête le nom de Varus ?

Poursuivez, déesses du Pinde.

Chromis et Mnasyle, jeunes bergers, virent au fond d'une grotte Silène endormi, les veines gonflées, comme toujours, du vin qu'il avait bu la veille. Seulement, loin de lui gisait sa couronne de fleurs, tombée de sa tête, et sa lourde coupe était suspendue à sa ceinture par une anse tout usée. Les bergers le saisissent (car,depuis longtemps le vieillard les leurrait de l'espoir d'une chanson), et l'enchaînent avec ses propres guirlandes. Églé se joint à eux et les encourage, Églé, la plus belle des Naïades ; et au moment où Silène ouvre les yeux, elle lui rougit avec le jus de la mûre et le front et les tempes. Lui, riant de leur malice :

« À quoi bon ces liens ? dit-il ; déliez-moi, enfants ; c'est assez d'avoir pu me surprendre. Ces chants que vous demandez, vous allez les entendre. Pour vous les chants ; à Églé, je réserve un autre salaire. »

Aussitôt il commence.

Alors vous eussiez vu les Faunes et les animaux sauvages s'ébattre en cadence autour de lui, et les chênes les plus durs balancer leur cime harmonieuse. Avec moins de joie le Parnasse entendait la lyre d'Apollon ; le Rhodope et l'lsmare écoutaient avec moins de ravissement les accords d'Orphée.

Car il chantait comment, dans l'immensité du vide, se rassemblèrent les principes créateurs de la terre, des mers, de l'air et feu fluide ; comment de ces premiers éléments sortirent tous êtres ; comment, molle argile d'abord, le globe s'arrondit en une masse solide, se durcit peu à peu, força Thétis à se renfermer dans ses limites, et prit insensiblement mille formes différentes. Il chantait la terre, étonnée aux premiers rayons du soleil ; les nuages, s'élevant dans l'espace, pour retomber en pluie du haut des airs ; les forêts montrant leur cime naissante, et les animaux  errant, peu nombreux encore, sur des montagnes inconnues.

Puis il rappelle les cailloux jetés par Pyrrha, le règne de Saturne, les vautours du Caucase et le larcin de Prométhée. Il dit aussi Hylas, et les Argonautes le redemandant en vain à la fontaine où ils l'ont laissé, et les échos du rivage répétant : « Hylas ! Hylas ! » II chante aussi Pasiphaé, heureuse si jamais il n'eût existé de troupeaux, et il compatit à son amour pour un taureau blanc comme la neige. Ah ! fille infortunée, quel délire s'est emparé de toi ! Si les filles de Prœtus remplirent les campagnes de faux gémissements, aucune d'elles, du moins, ne rêva de si honteux accouplements ; bien que plus d'une fois elles eussent redouté pour leur cou le joug de la charrue, et cherché sur leur front poli des cornes imaginaires. Fille infortunée ! maintenant tu erres sur les montagnes ; et lui, de ses flancs d'albâtre, pressant la molle hyacinthe, il rumine à à l'ombre d'une yeuse, les herbes pâlissantes, ou poursuit quelque génisse dans un nombreux troupeau. Fermez, nymphes, nymphes du Dicté, fermez toutes les issues de ce bois! Peut-être s'offriront à mes yeux les .traces du taureau vagabond. L'attrait de l'herbe fraîche ou quelques génisses ramèneront peut-être, à la suite d'un troupeau, jusqu'aux étables de Gortyne.

Silène chante aussi cette jeune fille que charmèrent si malheureusement les pommes d'or des Hespérides ; puis il entoure les sœurs de Phaéton d'une écorce amère et les élance en aunes altiers. Il peint Gallus errant aux bords du Permesse ; une des neuf sœurs le conduisant aux sommets d'Aonie ; à sa vue, le chœur tout entier d'Apollon se levant pour lui faire honneur ; le berger Linus, couronné de fleurs et d'ache amère, lui disant, dans la langue des dieux :

« Reçois, ô Gallus ! ces chalumeaux que les Muses donnèrent jadis au vieillard d'Ascra ; c'est au moyen de leurs doux accords qu'il faisait descendre du sommet des montagnes les frênes les plus durs. Qu'ils te servent à chanter l'origine de la forêt de Grynée, pour qu'il n'y ait plus de bois sacré dont Apollon se glorifie davantage. »

Dirai-je comment il chanta Scylla, fille de Nisus, dont les flancs étaient, dit-on, ceints d'une meute aboyante ; et ce monstre entraînant les vaisseaux d'Ulysse dans ses gouffres profonds, et ses chiens marins dévorant les malheureux nautoniers ? Le montrerai-je racontant la métamorphose de Térée ; quels mets, quels présents lui offrit Philomèle ; sa fuite précipitée à travers les déserts, et cette infortunée voltigeant, oiseau plaintif, sur le toit de son palais abandonné ?

Tous ces chants, qu'autrefois l'Eurotas entendit de la bouche même d'Apollon, et que ce fleuve apprit aux lauriers de ses rives, Silène les redit, et l'écho des vallons les renvoie jusqu'au ciel. Mais enfin Vesper, forçant les bergers à ramener et à compter les troupeaux, s'avance dans l'Olympe qui le voit à regret.