MELIBEE ET TITYRE
39 av.JC

C'est l'époque des guerres civiles en Italie. Virgile met en scène deux bergers, Mélibée, dépossédé de son patrimoine, prend le chemin de l'exil. Tityre, protégé par un dieu,

O Meliboee, deus nobis haec otia fecit,

restera paisible possesseur de son petit domaine. Ce dieu, c'est Octave ; et l'on dit ordinairement : Tityre, c'est Virgile. "Non, dit Frédéric Plessis, Tityre n'est pas Virgile ; mais une même aventure leur est commune, ce qui permet au poète de lui prêter ses propres sentiments. Et même, - car Virgile n'est pas une âme égoïste, - les plaintes de Mélibée ne sont-elle pas encore l'écho de sa propre sensibilité ?" Mélibée, c'est Virgile menacé de tout perdre. Tityre, c'est Virgile rassuré par Octave et s'empressant de lui témoigner sa reconnaissance.

 

Gravure du Virgile du Vatican

 

MELIBOEUS
Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi,
Silvestrem tenui musam meditaris avena ;
Nos patriae fines et dulcia linquimus arva ;
Nos patriam fugimus ; tu, Tityre, lentus in umbra,
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.

MELIBEE
Mollement étendu sous l'ombre de ce hêtre,
Tu reposes, Tityre, et sur ton chalumeau
Tu charmes tes loisirs au son d'un air champêtre
Qu'accompagne à son tour le murmure de l'eau.
Et nous, Tityre, et nous ! Loin de notre patrie,
Loin de ses blonds guérets, de ses vertes prairies,
Nous fuyons. — Nous fuyons ! et lui, l'heureux Tityre,
Il apprend aux échos des forêts à redire
Le nom d'Amaryllis, ses plus chères amours...
Ah ! que puisse Tityre être heureux pour toujours !

 

TITYRUS
0 Meliboee, deus nobis haec otia fecit :
Namque erit ille mihi semper deus ; illius aram
Saepe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.
Ille meas errare boves, ut cernis, et ipsum
Ludere quae vellem calamo permisit agresti.

TITYRE
C'est un dieu, Mélibée, oui, vraiment, c'est un dieu
Qui nous fit ces loisirs ; aussi j'ai fait le voeu
D'arroser son autel du sang d'un tendre agneau,
Le plus blanc, le plus gras de mon jeune troupeau;
Car c'est lui qui permit à mes belles génisses
D'errer en liberté près de ce clair ruisseau ;
Et c'est lui qui permet que l'Écho retentisse
Des champêtres accents de ce fin chalumeau.

 

MELIBOEUS
Non equidem invideo, miror magis : undique totis
Usque adeo turbatur agris ! En ipse capellas
Protinus aeger ago ; hanc etiam vix, Tityre, duco :
Hic inter densas corylos modo namque gemellos,
Spem gregis, ah ! silice in nuda conixa reliquit.
Saepe malum hoc nobis, si mens non laeva fuisset,
De caelo tactas memini praedicere quercus.
[Saepe sinistra cava praedixit ab ilice cornix.]
Sed tamen, iste deus qui sit, da, Tityre, nobis.

MELIBEE
Je ne suis pas jaloux, mais plutôt je m'étonne,
Tant le trouble est partout, qui n'épargne personne !
Regarde : je suis vieux, tout grelottant de fièvre,
Et je fuis, devant moi poussant mes pauvres chèvres ;
Et même celle-ci, Tityre, tu le vois,
A grand peine je peux la traîner après moi.
Au milieu du chemin, des ronces et des pierres,
Pauvre bête ! elle a dû mettre bas deux chevreaux,
Qu'il a fallu laisser, eux, l'espoir du troupeau !
Le feu du ciel frappant les chênes séculaires
M'avait plus d'une fois présagé ce malheur :
J'étais aveugle alors, ayant trop de bonheur !
Mais, Tityre, ce dieu, dis-nous comme il se nomme.

 

TITYRUS
Urbem quam dicunt Romam, Meliboee, putavi
Stultus ego, huic nostrae similem, quo saepe solemus
Pastores ovium teneros depellere fetus.
Sic canibus catulos similes, sic matribus haedos
Noram, sic parvis componere magna solebam.
Verum haec tantum alias inter caput extulit urbes
Quantum lenta solent inter viburna cupressi.

TITYRE
Lorsque j'étais enfant et qu'on parlait de Rome,
Je croyais, pauvre sot, (en riant je l'avoue),
Que Rome était pareille, en plus grand, à Mantoue,
La ville où descendus de nos humbles hameaux
Nous vendons au marché nos fruits et nos agneaux.
Ainsi je comparais les chevreaux à leurs mères,
Le rejeton de l'orme aux ormes centenaires,
Au vieux loup solitaire un jeune louveteau.
Mais Rome, de son front orgueilleux et tranquille,
Certes, dépasse autant le front des autres villes
Que le cyprès s'élève au-dessus du roseau.


MELIBOEUS
Et quae tanta fuit Romam tibi causa videndi ?

MELIBEE
Quel motif si pressant avais-tu de voir Rome ?

 

TITYRUS
Libertas, quae, sera, tamen respexit inertem,
Candidior postquam tondenti barba cadebat ;
Respexit tamen, et longo post tempore venit,
Postquam nos Amaryllis habet, Galatea reliquit.
Namque fatebor enim, dum me Galatea tenebat,
Nec spes libertatis erat, nec cura peculi.
Quamvis multa meis exiret victima saeptis,
Pinguis et ingratae premeretur caseus urbi,
Non unquam gravis aere domum mihi dextra redibat.

TITYRE
Je voulais être libre, ô Mélibée ! En somme,
Avant qu'Amaryllis m'eût rangé sous sa loi,
Quand Galatée était maîtresse sous mon toit,
Nul espoir d'amasser un pécule honorable !
Je vendais à la ville un veau de mon étable,
Mais je rentrais chez moi toujours léger d'argent ;
Et déjà je voyais, ô fâcheuse surprise,
Tomber sous mon rasoir une barbe plus grise.
Enfin la Liberté, d'un oeil plus indulgent,
Quoique un peu tard sans doute a daigné me sourire,
Du jour où, Galatée abandonnant Tityre,
La sage Amaryllis prit sa place au logis,
Et, plus simple en ses goûts, mit fin à mes soucis.

 

MELIBOEUS
Mirabar quid maesta deos, Amarylli, vocares,
Cui pendere sua patereris in arbore poma :
Tityrus hinc aberat. Ipsae te, Tityre, pinus,
Ipsi te fontes, ipsa haec arbusta vocabant.

MELIBEE
Je ne m'étonne plus que, les larmes aux yeux,
La triste Amaryllis importunât les dieux.
Sur leurs branches laissant les plus beaux fruits périr,
Et les fleurs qu'elle aimait, faute d'eau, se flétrir :
Tityre était absent, Tityre, le doux maître !
Eux-mêmes les ruisseaux, les vergers, ce grand hêtre,
Les bêlantes brebis et l'Écho dans les bois,
Tityre, t'appelaient d'une commune voix !

 

TITYRUS
Quid facerem ? Neque servitio me exire licebat,
Nec tam praesentes alibi cognoscere divos.
Hic ilium vidi juvenem, Meliboee, quotannis
Bis senos cui nostra dies altaria fumant.
Hic mihi responsum primus dedit ille petenti :
« Pascite, ut ante, boves, pueri, submittite tauros.»

TITYRE
Que faire, Mélibée ? A Rome seulement
Je pouvais rencontrer des dieux assez cléments.
Oui, c'est là que je vis ce héros tutélaire
Pour qui, douze fois l'an, brûleront mes autels.
Car lui seul fit pour moi plus que les immortels,
Par ces mots, le premier, exauçant ma prière :
« Comme autrefois, bergers, veillez sur vos troupeaux ;
Faites paître vos boeufs, élevez vos taureaux. »

 

MELIBOEUS
Fortunate senex, ergo tua rura manebunt !
Et tibi magna satis, quamvis lapis omnia nudus
Limosoque palus obducat pascua junco.
Non insueta graves tentabunt pabula fetas,
Nec mala vicini pecoris contagia laedent.
Fortunate senex, hic, inter flumina nota
Et fontes sacros, frigus captabis opacum !
Hinc tibi, quae semper, vicino ab limite, saepes,
Hyblaeis apibus florem depasta salicti,
Saepe levi somnum suadebit inire susurro ;
Hinc alta sub rupe canet frondator ad auras ;
Nec tamen interea raucae, tua cura, palumbes,
Nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo.

MELIBEE
Heureux vieillard ! Ainsi tu gardes ton chez toi !
Ta modeste maison et sa lande pierreuse,
Ses prés, couverts des joncs d'une eau marécageuse,
Suffisent à tes goûts et restent sous ta loi.
Regagnant chaque soir l'étable coutumière,
Tes chèvres n'iront pas paître une herbe étrangère.
Heureux, heureux vieillard ! Sous le feuillage épais
De ce hêtre touffu, dans l'ombre et le silence,
Auprès de ce ruisseau connu de ton enfance,
Pendant les jours d'été tu goûteras le frais.
Le murmure léger du vol de tes abeilles
Dans les saules en fleur venant faire leur miel
Endormira tes sens en berçant tes oreilles ;
Le chant du vigneron montera vers le ciel ;
Et sur l'orme élevé, près du mâle fidèle,
Gémira doucement la tendre tourterelle.

 

TITYRUS
Ante leves ergo pascentur in aethere cervi,
Et freta destituent nudos in litore pisces,
Ante, pererratis amborum finibus, exsul
Aut Ararim Parthus bibet aut Germania Tigrim,
Quam nostro illius labatur pectore vultus.

TITYRE
C'est pourquoi, Mélibée, on verra dans les airs
Les biches et les cerfs paître leurs pâturages,
Les poissons hors de l'eau vivre sur le rivage,
Le Parthe s'abreuver aux sources du Wéser,
Le Germain contempler les étoiles des Mages,
Avant que de mon coeur s'efface son image.

 

MELIBOEUS
At nos hinc alii sitientes ibimus Afros,
Pars Scythiam et rapidum cretae veniemus Oaxen,
Et penitus toto divisos orbe Britannos.
En unquam patrios, longo post tempore, fines,
Pauperis et tuguri congestum cespite culmen,
Post aliquot, mea regna videns, mirabor aristas ?
Impius haec tam cuita novalia miles habebit !
Barbarus has segetes ! En quo discordia cives
Produxit miseros ! His nos consevimus agros !
Insere nunc, Meliboee, piros, pone ordine vites !
Ite meae, felix quondam pecus, ite, capellae :
Non ego vos posthac, viridi projectus in antro,
Dumosa pendere procul de rupe videbo ;
Carmina nulla canam ; non, me pascente, capellae,
Florentem cytisum et salices carpetis amaras.

MELIBEE
Mais nous, nous quitterons notre douce Italie
Pour l'Afrique brûlante ou la froide Scythie ;
Jusque chez les Bretons, aux confins de la Terre,
Nous porterons nos pas avec notre misère.
Ah ! reverrai-je un jour, après bien des étés,
Mûrir quelques épis au champ que j'ai quitté ?
Reverrai-je jamais ce qui fut mon royaume,
Mes étables, mes prés, mon toit couvert de chaume ?
Eh quoi ! tout ce qui fit ma richesse et ma joie
D'un barbare soldat va devenir la proie !
C'est pour un étranger que j'ai semé mon champ !
Il fera la moisson, ravisseur triomphant !
Ainsi, voilà le fruit des discordes civiles,
La ruine et l'exil ! 0 plaintes inutiles !
Travaille maintenant, ô Mélibée ! Allons,
Va greffer tes poiriers, aligne tes sillons !
Et vous, troupeau jadis heureux, mes tristes chèvres,
Non, vous n'entendrez plus résonner sous mes lèvres
Mon léger chalumeau. Je ne vous verrai plus
Pendre, dans le lointain, aux rocs les plus ardus ;
Mes chèvres, avec moi, le long des frais ravins,
Vous n'irez plus brouter le cytise et le thym !

 

TITYRUS
Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem
Fronde super viridi. Sunt nobis mitia poma,
Castaneae molles et pressi copia lactis ;
Et jam summa procul villarum culmina fumant,
Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.

TITYRE
Tu pourrais cependant sur un lit de feuillage
Avant de repartir reposer cette nuit :
Nous avons des oeufs frais, du lait et des fromages ;
Les arbres du verger nous donneront leurs fruits.
Regarde : on voit fumer les toits des métairies,
Et les boeufs à pas lents reviennent des prairies ;
Le soleil brille encor sur les cimes lointaines,
Et l'ombre des grands monts s'allonge sur la plaine.

Traduction d'Henri Laignoux, in Petite anthologie de Virgile, Edition revue et augmentée, Firmin-Didot (1939) - pp.1-13