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Jean de Procida
Vers la fin de l'année 1208, il y avait à Salerne
un noble Sicilien qui s'appelait Jean, et qui était
seigneur de l'île de Procida ; aussi était-il
généralement connu sous le nom de Jean de Procida.
Jean pouvait alors être âgé de trente-quatre
ou trente-cinq ans.
Quoique jeune encore, sa réputation était grande,
non seulement dans la noblesse, car, outre sa seigneurie de
Procida, il était encore seigneur de Tramonte et du
Cajano, de son chef, et du chef de sa femme seigneur de
Pistiglioni, mais dans les armes, car il avait combattu avec
Frédéric, et dans l'administration, car il avait
fait exécuter le port de Palerme. Enfin son nom
n'était pas moins illustre dans les sciences : en effet,
Jean s'était adonné tout particulièrement
à la médecine, et il avait guéri des
maladies que les plus grands mires de l'époque
regardaient comme incurables.
A la mort de Manfred, dont il était grand-protonotaire,
il s'était rallié à Charles d'Anjou, qui
l'avait fait membre de son conseil ; mais, soit, comme le disent
les uns, qu'il se fût aperçu que Charles d'Anjou
était l'amant de sa femme Pandolfina, soit que la mort
tragique de Conradin l'eût détaché de son
nouveau roi, il quitta Salerne et passa en Sicile sans que ce
départ fit naître aucun soupçon, car il
était déjà absent depuis deux ans lorsque
Charles d'Anjou, au moment de partir lui-même pour Tunis
avec Louis IX son frère, permit à deux de ses
favoris nommés, l'un Gautier Carracciolo, et l'autre
Manfredo Commacello, d'aller le consulter sur une maladie dont
ils étaient atteints.
On connaît le résultat de la croisade : Louis IX,
se fiant au Dieu pour lequel il s'était armé,
débarqua sur le rivage d'Afrique au moment des grandes
chaleurs, sans attendre, comme le lui avait conseillé son
frère, que les pluies les eussent
tempérées. La peste se mit dans l'armée, et
le héros chrétien mourut martyr le 25 août
1270.
Charles d'Anjou prit le commandement de l'armée, alla
assiéger Tunis ; mais, au lieu d'y presser le roi maure
à la dernière extrémité, comme le
demandaient peut-être et la mémoire de son
frère et l'intérêt de l'Eglise, il traita
avec lui à la condition qu'il se reconnaitrait tributaire
de la Sicile, et, ramenant ses vaisseaux vers son royaume, an
lieu de les conduire à Jérusalem, il
débarqua à Trapani au milieu d'une effroyable
tempête. Déclarant alors que la croisade
était finie, il invita chaque prince à rentrer
dans ses Etats, et donna l'exemple lui-même en faisant
voile pour Naples, sa capitale.
Cependant Jean de Procida, après avoir parcouru toute la
Sicile et s'être assuré que chacun, depuis le plus
petit jusqu'au plus grand, y gardait un coeur sicilien, avait
cherché sur tous les trônes d'Europe quel
était le prince qui avait à la fois le plus de
droits et d'intérêt à renverser Charles
d'Anjou du trône de Naples et de Sicile, et il avait
reconnu que c'était don Pierre d'Aragon, gendre de
Manfred, et cousin du jeune Conradin, qui venait d'être si
cruellement mis à mort sur la place du
Marché-Neuf, à Naples.
Il s'était donc rendu à Barcelone, où il
avait trouvé le roi don Pierre et la reine, sa femme,
fort douloureusement attristés de cette destruction qui
s'était mise dans leur famille.
Mais don Pierre était un prince sage qui ne faisait rien
que gravement et sûrement ; il avait reçu, avec de
grands honneurs, Henri d'Apifero, qui lui avait apporté
le gant de Conradin, et, quoique dès cette époque
sa résolution eût sans doute été
prise, il s'était contenté de suspendre ce gant au
pied de son lit, entre son épée et son poignard,
mais sans rien dire ni sans rien promettre. Au reste, il avait
offert à Henri d'Apifero de rester à sa cour, lui
promettant qu'il y serait traité à l'égal
des plus grands seigneurs de Castille, de Valence et d'Aragon.
Henri y était resté trois ans, espérant que
le roi don Pierre prendrait quelque parti hostile à
l'égard de Charles d'Anjou ; mais, malgré les
pleurs de sa femme Constance, malgré la présence
accusatrice de Henri, il ne lui avait plus parlé de la
cause de son voyage ; et le chevalier, croyant qu'il l'avait
oubliée, s'était retiré sans rien dire, et
était monté sur un vaisseau qui s'en allait en
croisade.
Ce fut quelque temps après son départ que Jean de
Procida arriva.
Jean demanda une audience au roi don Pierre, et l'obtint
aussitôt, car sa réputation s'était
étendue jusqu'en Castille, et l'on savait à la
fois que c'était un vaillant homme d'armes, un loyal
conseiller et un grand médecin. I1 dit à don
Pierre tout ce qu'il venait de voir de ses propres yeux, comment
la Sicile était prête à se révolter.
Le roi d'Aragon l'écouta d'un bout à l'autre sans
rien dire, et, lorsqu'il eut fini, le conduisant dans sa
chambre, il lui montra pour toute réponse le gant de
Conradin cloué au pied de so lit, entre son poignard et
son épée.
C'était une réponse ; si claire qu'elle fût
cependant, ell n'était point assez précise pour
Jean de Procida. Aussi quelques jours après,
sollicita-t-il une nouvelle audience et, plus hardi cette fois
que la première, pressa-t-il don Pierre de s'expliquer.
Mais don Pierre, qui, comme le dit son historien Ramon de
Muntaner, était un prince qui songeait toujours au
commencement, au milieu et à la fin, se contenta de lui
répondre qu'avant de rien entreprendre un roi devait
songer à trois choses :
1° - Ce qui pouvait l'aider ou le contrarier dans son entr
prise ;
2° - Où il trouverait l'argent nécessaire
à son entreprise ;
3° - Ne se fier qu'à des gens qui lui garderaient le
secret sur cette entreprise.
Procida, qui était un homme sage, répondit qu'il
reconnaissait la vérité de cette maxime, et que
des trois choses qu'exigeait don Pierre il faisait sa propre
affaire. En conséquence, rien de plus, pour cette fois,
ne fut dit ni fait entre don Pierre d'Aragon et Jean de Procida
; le lendemain de cette entrevue, Jean de Procida s'embarquat
sur un navire, sans dire où il allait ni quand il
reviendrait. En effet, la position du roi don Pierre
était difficile, et il avait raison d'être inquiet
sur les trois points qu'il avait indiqués.
L'Occident ne lui offrait point d'allié contre Charles
d'Anjou, ses coffres étaient vides, et, s'il transpirait
la moindre chose de son projet de détrôner le roi
de Sicile, les papes qui le soutenaient ne pouvaient manquer de
l'excommunier comme ils avaient fait de Frédéric,
de Manfred et de Conradin. Or, tous trois avaient fini fort
piteusement : Frédéric par le poison, Manfred par
le fer, et Conradin sur l'échafaud.
De plus, il y avait liaison fort intime entre le roi don Pierre
et le roi Philippe le Hardi, son beau-frère. Lorsque le
premier n'était encore qu'enfant, il était venu
à la cour de France, où il avait été
reçu avec grand honneur, et où il était
resté deux mois, prenant part à tous les jeux et
tournois qui avaient été
célébrés à l'occasion de son
arrivée. Pendant ces deux mois, une telle intimité
s'était formée entre les deux princes, qu'ils
s'étaient mutuellement prêté foi et hommage,
s'étaient juré qu'ils ne s'armeraient jamais l'un
contre l'autre en faveur de qui que ce fût au monde, et,
en garantie de ce serment, avaient communié tous deux de
la même hostie.
Jusque-là, cette amitié s'était maintenue
inaltérable, et souvent, en signe de cette amitié,
le roi d'Aragon portait à la selle de son cheval, sur un
canton, les armes de France, et sur l'autre les armes d'Aragon ;
ce que faisait aussi le roi de France.
Or déclarer la guerre à Charles d'Anjou, oncle du
roi Philippe le Hardi, n'était-ce pas violer le premier
de tous les serments jurés ?
Cependant, au moment où, comme on le voit, les choses
paraissaient impossibles à mener à bien, Dieu
permit qu'elles s'arrangeassent pour le plus grand bonheur de la
Sicile.
Michel Paléologue, grand connétable et grand
domestique de l'empereur grec à Nicée, venait de
déposer l'empereur Jean IV, lui avait fait crever les
yeux, comme c'était 1' habitude, puis, ayant
marché sur Constantinople, il en avait chassé les
Francs qui y régnaient depuis l'an 1204,
c'est-à-dire depuis cinquante-six ans.
C'était Beaudoin II qui était alors empereur,
Beaudoin dont le fils Philippe était marié
à Béatrix d'Anjou, fille du roi de Naples.
Charles d'Anjou, débarrassé de ses deux rivaux,
voyait son double royaume à peu près en paix,
avait tourné les yeux vers l'Orient, et, rêvant un
immense royaume franc qui ceindrait la moitié de la
Méditerranée, il avait fait alliance avec les
princes de Morée, et avait résolu de renverser
Paléologue. En conséquence, il préparait,
à la grande terreur de ce dernier, une foule de
vaisseaux, de nefs et galères, qu'il disait tout haut
être destinés à une expédition dont
le but était de rétablir son gendre Philippe sur
le trône de Constantinople.
L'empereur, de son côté, était
occupé à se prémunir contre cette
entreprise ; il avait levé des contributions et troupes
par tout l'empire, il faisait construire des vaisseaux, il
faisait réparer ses ports, et cependant toutes ces
précautions ne le rassuraient pas, car il savait à
quel terrible ennemi il avait affaire, lorsqu'on lui
annonça tout à coup qu'un moine franciscain,
arrivant de Sicile, demandait à lui parler pour choses de
la plus haute importance.
L'empereur ordonna aussitôt qu'il fût introduit, et
cet ordre exécuté, Paléologue et l'inconnu
se trouvèrent en face l'un de l'autre.
L'empereur était défiant comme un Grec ; aussi,
se tenant à distance du moine :
- Mon père, lui, demanda-t-il, que me voulez-vous
?
- Très noble empereur, répondit le moine,
ordonnez : je vous demande au nom du Seigneur Dieu que je puisse
vous accompagner en quelque lieu secret où ce que j'ai
à vous dire ne soit entendu de personne.
- Que voulez-vous donc me dire de si particulier ?
- Je veux vous entretenir de la plus grande affaire que vous
ayez au monde.
- D'abord, qui êtes-vous ? demanda l'empereur.
- Je suis Jean, seigneur de Procida, répondit le
moine.
- Venez donc et suivez-moi, dit l'empereur.
Et ils montèrent aussitôt sur la plus haute tour
du palais, et quand ils furent arrivés sur la plate-forme
:
- Seigneur Jean de Procida, dit l'empereur en lui montrant le
vide qui les environnait de tous côtés, nous
n'avons ici que Dieu qui puisse nous entendre ; parlez donc en
toute sécurité.
- Très noble empereur, lui répondit Jean, ne
sais-tu pas que le roi Charles a juré sur le Christ de
t'enlever ta couronne, de te tuer toi et les tiens, comme il a
tué le noble roi Manfred et le gentil seigneur Conradin,
et qu'en conséquence, avant qu'il soit un an, il va se
mettre en route pour conquérir ton royaume, avec cent
vingt galères armées, trente gros vaisseaux,
quarante comtes et dix mille cavaliers, et une foule de
croisés chrétiens ?
- Hélas ! dit l'empereur, messire Jean, que voulez-vous
? Oui, je le sais, et j'en vis comme un homme
désespéré : j'ai déjà voulu
m'arranger plusieurs fois avec le roi Charles, et jamais il n'a
voulu entendre à rien. Je me suis mis au pouvoir de la
sainte Eglise de Rome, de nos seigneurs les cardinaux et de
notre saint-père le pape ; je me suis mis entre les mains
du roi de France, du roi d'Angleterre, du roi d'Espagne et du
roi d'Aragon, et chacun me répond verbalement aux lettres
que je lui envoie qu'il craint de mourir rien que d'en parler,
tant est grande la puissance de ce terrible roi Charles. C'est
pourquoi je n'attends ni conseils, ni secours des hommes, et je
n'espère plus qu'en Dieu, puisque, malgré tout ce
que j'ai pu, faire, je ne trouve dans les chrétiens ni
aide ni conseil.
- Eh bien ! dit Jean de Procida, celui qui te
délivrerait de cette grande crainte qui te tient, le
regarderais-tu comme digne de quelque récompense ?
- Il mériterait tout ce que je pourrais faire,
s'écria l'empereur. Mais qui serait assez hardi pour
penser à moi de sa seule et bonne volonté ? qui
serait assez puissant pour faire ta guerre pour moi à la
puissance du roi Charles ?
- Ce sera moi, répondit Jean de Procida.
Et l'empereur le regarda avec étonnement et lui demanda
:
- Comment ferez-vous pour achever, vous, simple seigneur, ce
que n'osent même entreprendre les plus puissans rois de la
terre ?
- Cela me regarde, répondit Jean ; sachez seulement que
je tiens la chose pour sûre et certaine.
- Dites-moi donc alors comment vous comptez vous y prendre ?
demanda l'empereur.
- Sauf votre respect, répondit Jean, je ne vous le dirai
point que vous ne m'ayez promis 100.000 onces.
- Et avec les 100.000 onces, que ferez-vous ?
- Ce que je ferai ? dit Procida ; je ferai venir quelqu'un qui
prendra la terre de Sicile au roi Charles, et qui lui donnera
tant à faire qu'il en aura pour tout le reste de ses
jours a se débarrasser de lui.
- Si tu es en état de tenir ce que tu me promets,
répondit l'empereur, ce n'est pas 100.000 onces seulement
que je te donnerai, mais ce sont tous mes trésors dont tu
peux disposer.
Et Jean de Procida dit alors :
- Seigneur empereur, signez-moi donc une lettre par laquelle
vous me donnerez créance près de tel souverain qui
me conviendra, et dans laquelle vous vous engagerez à me
payer 100.000 onces en trois paiements : le premier pour
commencer l'entreprise, le second quand elle sera en son milieu,
et le troisième quand elle aura eu bonne fin.
- Descendons dans mon cabinet, répondit l'empereur, et
à l'instant même je vous ferai écrire et
sceller cette lettre.
- Avec votre permission, très noble empereur, reprit
Jean, mieux vaut que vous m'écriviez cette lettre de
votre main, et que vous la scelliez vous-même, car outre
qu'étant toute de votre écriture elle aura un plus
grand crédit, nul ne saura que nous deux ce qui se sera
passé entre vous et moi.
- Vous avez raison, dit l'empereur, et je vois que ce n'est
point à tort que vous vous êtes fait la
réputation d'un sage et vaillant homme.
Alors ils descendirent tous deux dans le cabinet particulier de
l'empereur, qui écrivit la lettre de sa main, la scella
lui-môme, et la remit à messire Jean de
Procida.
- Et maintenant, pour plus grande santé encore,
répondit messire Jean, il faut que vous me fassiez
chasser de vos Etats, comme si j'avais commis quelque
méchante action, car, de cette façon, personne ne
se doutera, même vos plus intimes, qu'il y ait alliance
entre vous et moi.
L'empereur approuva ce projet, et le lendemain messire Jean de
Procida fut arrêté publiquement et reconduit hors
de l'empire. Puis, lorsqu'on demanda ce qu'avait fait ce moine
inconnu, on répondit qu'il était venu de la part
du roi Charles pour empoisonner l'empereur de
Constantinople.
Le vaisseau qui emmenait Jean de Procida le déposa
à Malte, d'où il prit une barque et gagna la
Sicile. A peine y eut-il mis le pied, qu'évitant les
côtes, qui étaient gardées par les Angevins,
il pénétra dans l'intérieur des terres et
s'en alla trouver, toujours vêtu en franciscain, messire
Palmieri Abbate et plusieurs autres barons de Sicile aussi
puissants et aussi patriotes que lui.
Puis, les ayant rassemblés, il leur dit :
- Misérables que vous êtes, vendus comme des
chiens et traités comme des chiens, ne vous lasserez-vous
donc jamais d'être des esclaves et de vivre comme des
animaux, quand vous pouvez être des seigneurs et vivre
comme des hommes ? Allez, vous n'êtes pas dignes que Dieu
vous regarde en pitié, puisque vous n'avez pas
pitié de vous-mêmes.
Alors, tous répondirent d'une seule voix :
- Hélas ! messire Jean de Procida, comment pouvons-nous
faire autrement que nous faisons, nous qui sommes soumis
à des maîtres puissants comme jamais il n'y en eut
au monde ? Tout au contraire, il nous semble que, quelque effort
que nous fassions, nous ne sortirons jamais d'esclavage.
- Eh bien donc ! dit Procida, puisque vous n'avez pas le
courage de vous délivrer vous-mêmes, je vous
délivrerai, moi, pourvu que vous vouliez faire ce que je
vous dirai.
Et tous tombèrent à genoux devant Jean de
Procida, 1'appelant leur sauveur et leur second Christ, et lui
demandant ce qu'ils avaient à faire pour le
seconder.
- Il faut, dit Jean de Procida, retourner dans vos terres,
armer vos vassaux, et leur dire de se tenir prêts à
un signal. Quand le temps sera venu, je vous donnerai ce signal,
et vous, vous le transmettrez à vos vassaux.
- Mais, dirent les seigneurs, comment pouvons-nous entreprendre
une pareille chose sans argent et sans appui ?
- Quant à l'argent, je l'ai déjà, dit
Procida ; et quant à l'appui, je l'aurai bientôt,
si vous voulez écrire la lettre que je vais vous
dicter.
Tous répondirent qu'ils étaient prêts, et
Jean de Procida dicta la lettre suivante :
«Au magnifique, illustre et puissant seigneur, roi
d'Aragon et comte de Barcelone.
Nous nous recommandons tous à votre grâce. Et
d'abord messire Alaimo, comte de Lentini, puis messire Palmieri
Abbate, puis messire Gualtieri de Galata-Girone, et tous les
autres barons de l'île de Sicile, nous vous saluons avec
toute révérence, en vous priant d'avoir
pitié de nos personnes, comme vendus et assujettis
à l'égal des bêtes.
Nous nous recommandons à votre seigneurie et à
madame votre épouse, qui est notre maîtresse, et
à laquelle nous devons porter allégeance.
Nous vous envoyons prier de daigner nous délivrer,
retirer et arracher des mains de nos ennemis, qui sont aussi les
vôtres, de même que Moïse délivra le
peuple des mains de Pharaon.
Croyez donc, magnifique, illustre et puissant seigneur roi,
à notre dévouement et à notre
reconnaissance, et, pour tout ce qui n'est point porté en
cette lettre, rapportez-vous-en à ce que vous dira
messire Jean de Procida».
Puis ils signèrent cette lettre, et, l'ayant
scellée de leurs sceaux, ils la remirent à messire
Jean de Procida, qui la joignit à celle qu'il avait
déjà reçue de Michel Paléologue, et
qui, se remettant en voyage, partit aussitôt pour
Rome.
Nicolas III de la maison des Ursins régnait alors :
c'était un homme d'une volonté forte et
persévérante, qui voulait fixer authentiquement le
pouvoir temporel de la tiare, et qui, en conséquence,
après avoir fait tous ses parents princes, avait
cherché pour eux des alliances dans les plus puissantes
maisons d'Europe ; il avait donc fait demander à Charles
d'Anjou la main de sa fille pour un de ses neveux : mais Charles
d'Anjou avait dédaigneusement refusé. De là
était née dans le coeur du saint-père une
haine secrète, mais profonde, qui lui faisait oublier ce
qu'il devait à ses prédécesseurs Urbain IV
et Clément IV.
Jean de Procida connaissait cette haine, et il comptait sur
elle pour rallier le pape au parti de la Sicile.
Arrivé à Rome, toujours sous sa robe de
franciscain, il fit donc demander au pape une audience ; le
pape, qui le connaissait de réputation, la lui accorda
aussitôt. A peine Procida se vit-il en présence du
saint-père, que, reconnaissant à la manière
gracieuse dont il le recevait que ses intentions étaient
bonnes à son égard, il lui demanda à lui
parler dans un lieu plus secret que celui où ils se
trouvaient : le pape y consentit volontiers, et, ouvrant
lui-même la porte d'une chambre retirée qui lui
servait d'oratoire, il y introduisit Jean de Procida.
Puis, y étant entré à son tour, il ferma
la porte derrière lui.
Alors, Jean de Procida regarda autour de lui, et voyant
qu'effectivement nul regard ne pouvait pénétrer
jusqu'où il était, il tomba aux genoux du pape,
qui le voulut relever ; mais lui, n'en voulant rien faire
:
- O saint-père ! lui dit-il, toi qui maintiens dans ta
droite tout le monde en équilibre, toi qui es le
délégué du Seigneur en ce monde, toi qui
dois désirer avant toute chose la paix et le bonheur des
hommes, intéresse-toi à ces malheureux habitants
des royaumes de Pouille et de Sicile, car ils sont
chrétiens comme le reste des hommes, et cependant
traités par leur maître au-dessous des plus vils
animaux.
Mais le pape répondit :
- Que signifie une pareille demande, et comment veux-tu que
j'aille contre le roi Charles, mon fils, qui maintient la pompe
et l'honneur de l'Eglise ?
- O très saint-père, s'écria Jean de
Procida, oui, vous devez parler ainsi, car vous ne savez pas
encore à qui vous parlez ; mais moi je sais au contraire
que le roi Charles n'obéit à aucun de vos
commandements.
Alors le pape lui dit :
- Vous savez cela, mon fils ! et dans quel cas n'a-t-il pas
voulu nous obéir ?
- Je n'en citerai qu'un, très saint-père,
répondit Jean : ne lui avez-vous pas fait demander une de
ses filles pour un de vos neveux, et ne vous a-t-il pas
refusé ?
Le pape devint très pâle et dit :
- Mon fils, comment savez-vous cela ?
- Je sais cela, très saint-père, et non seulement
je le sais, mais encore beaucoup d'autres seigneurs le savent
comme moi, et c'était un bruit généralement
répandu dans la terre de la Sicile lorsque je l'ai
quittée, que non seulement il avait refusé
l'honneur de votre alliance, mais encore que, devant votre
ambassadeur, il avait dédaigneusement
déchiré les lettres de Votre
Sainteté.
- Cela est vrai, cela est vrai, dit le pape, n'essayant plus
même de dissimuler la haine qu'il portait au roi Charles ;
et j'avoue que, si je trouvais l'occasion de l'en faire
repentir, je la saisirais bien volontiers.
- Eh bien ! cette occasion, très saint-père, je
viens vous l'offrir, moi, et plus prompte et plus certaine que
vous ne la trouverez jamais.
- Comment cela ? demanda le pape.
- Je viens vous offrir de lui faire perdre la Sicile d'abord,
puis, après la Sicile, peut-être bien encore tout
le reste de son royaume.
- Mon fils, dit le saint-père, songez à ce que
vous dites, et vous oubliez, ce me semble, que ces pays sont
à 1'Eglise.
- Eh bien ! répondit Procida, je les lui ferai enlever
par un seigneur plus fidèle que lui à l'Eglise,
qui paiera mieux que lui le cens dû à l'Eglise, et
qui se conformera en tous points comme chrétien et comme
vassal à ce que lui ordonnera l'Eglise.
- Et quel est le seigneur qui aura tant de hardiesse que de
marcher contre le roi Charles ? demanda le pape.
- Promettez-moi, très saint-père, quelque parti
que vous preniez, de tenir son nom secret, et je vous le
dirai.
- Sur ma foi ! je te le promets, dit le
saint-père.
- Eh bien ! ce sera don Pierre d'Aragon, reprit Jean de
Procida, et il accomplira cette entreprise avec l'argent du
Paléologue et l'appui des barons de Sicile, ainsi que ces
lettres peuvent en faire foi à Votre
Sainteté.
Le pape lut les lettres, et, lorsqu'il les eut lues :
- Et quel sera le chef de la révolte ?
demanda-t-il.
- Ce sera moi, répondit Jean de Procida, à moins
que votre Sainteté n'en connaisse un plus digne que
moi.
- Il n'en est pas de plus digne que vous, messire,
répondit le pape. Accomplissez donc votre projet, et nous
le seconderons de nos prières.
- C'est beaucoup, dit messire Jean, mais ce n'est point assez :
il me faut encore une lettre de Votre Sainteté pour la
joindre à celle de Michel Paléologue et à
celle des barons de Sicile.
- Je vais donc vous la donner, dit le pape, et telle que vous
la désirez.
Et alors il s'assit devant une table et écrivit la
lettre suivante :
Au très chrétien roi notre fils Pierre, roi
d'Aragon, le pape Nicolas III.
«Nous te mandons notre bénédiction avec
cette recommandation sainte, que, nos sujets de Sicile
étant tyrannisés et non bien gouvernés par
le roi Charles, nous te demandons et commandons d'aller dans
l'île de Sicile, en te donnant tout le royaume à
prendre et à maintenir, comme fils conquérant de
la sainte mère Eglise romaine.
Donne créance à messire Jean de Procida, notre
confident, et à tout ce qu'il te dira de bouche ; tiens
caché le fait, afin qu'on n'en sache jamais rien, et pour
cela je te prie qu'il te plaise de vouloir bien commencer cette
entreprise et de ne rien craindre de qui voudrait
t'offenser».
Messire Jean de Procida joignit la lettre du saint-père
aux deux lettres qu'il avait déjà, et, pour ne
point perdre un temps précieux, il s'embarqua le
lendemain au port d'Ostie afin de toucher en Sicile, et de la
Sicile gagner Barcelone.
Messire Jean aborda à Cefalu, et donna ordre à
son bâtiment d'aller l'attendre à Girgenti.
Alors il traversa toute la Sicile, pour s'assurer que les
sentiments de ses compatriotes étaient toujours les
mêmes, et pour annoncer aux seigneurs conjurés
qu'ils n'avaient plus qu'à se tenir prêts, et que
le signal ne se ferait pas attendre. Puis, messire Jean de
Procida ayant doublé leur courage par l'espoir qu'il leur
donnait, il gagna Girgenti, monta sur son navire, et s'embarqua
pour Barcelone.
Mais le Dieu qui l'avait toujours encouragé et soutenu
sembla tout à coup l'abandonner.
Il est vrai que ce que messire Jean de Procida regarda d'abord
comme un revers de fortune, n'était rien autre chose
qu'une nouvelle faveur de la Providence.
Une tempête terrible s'éleva, qui jeta le navire
de messire Jean de Procida sur les côtes d'Afrique,
où il fut pris, lui et tout son équipage, et
conduit devant le roi de Constantine, qui lui demanda qui il
était et où il allait.
Messire Jean, qui était, comme toujours, habillé
en franciscain, se garda bien de révéler sa
condition, et se contenta de répondre qu'il était
un pauvre moine chargé par Sa Sainteté d'une
mission secrète pour le roi Pierre d'Aragon.
Alors le roi de Constantine réfléchit un instant,
et ayant fait éloigner tout le monde :
- Veux-tu, demanda-t-il, te charger aussi d'une mission de ma
part pour le roi don Pierre ?
- Oui, répondit Procida, et bien volontiers, si cette
mission n'a rien de contraire à la religion catholique et
aux intérêts de notre saint-père le
pape.
- Bien au contraire, répondit le roi de Constantine, car
voici ce qui nous arrive :
Et il raconta à Jean de Procida que son neveu, le roi de
Bougie, étant révolté contre lui et voulant
le détrôner, il ne voyait d'autre moyen de
conserver son trône qu'en se mettant sous la protection du
roi d'Aragon ; et, pour que cette protection fût encore
plus efficace, le roi de Constantine ajouta qu'il était
prêt à se faire chrétien, lui et tout son
royaume, si le roi don Pierre voulait le recevoir pour son
filleul et pour son vassal.
Jean de Procida promit de s'acquitter de la mission qui lui
était confiée, et, au lieu de le retenir en
prison, le roi de Constantine, au grand étonnement de ses
ministres et de son peuple, lui fit rendre la liberté,
ainsi qu'à tout son équipage. Puis son navire,
toujours par l'ordre du roi, lui ayant été remis
avec tout ce qu'il contenait, il s'embarqua aussitôt, et
après une heureuse traversée il descendit à
Barcelone.
Comme on le pense bien, après ce qui s'était
passé au premier voyage de messire Jean de Procida, son
retour était un grand événement pour le roi
don Pierre ; aussi le mena-t-il, comme la première fois,
dans la chambre la plus secrète de son palais, et
là il lui demanda avec empressement ce qu'il avait fait
depuis son départ.
- Très noble seigneur roi, répondit Procida, vous
m'avez dit que, pour accomplir la grande entreprise que je vous
avais proposée, il fallait trois choses : un appui, de
l'argent, et le secret.
- Cela est vrai, répondit don Pierre.
- Le secret a été bien gardé, reprit
messire Jean de Procida, puisque vous-même, monseigneur,
ignorez d'où je viens. Quant à l'argent, voici la
lettre de l'empereur Paléologue, qui s'engage à
vous donner 100.000 onces. Enfin quant à l'appui, voici
l'adhésion signée par les princes seigneurs de la
Sicile, qui se révolteront au premier signal que je leur
donnerai, et voici le bref de Sa Sainteté qui vous
autorise à profiter de cette révolte.
Le roi don Pierre prit les lettres les unes après les
autres et les lut avec attention ; puis, se retournant vers
messire Jean de Procida :
- Tout cela est bien, lui dit-il ; et sans doute mieux que je
ne l'espérais ; il reste un obstacle que je ne t'ai pas
dit : j'ai fait alliance d'amitié avec le roi de France,
et j'ai promis de n'armer ni contre lui, ni contre ses parents,
ni contre ses amis. Or, il me va falloirr armer, et beaucoup,
et, quand le roi de France me fera demander contre qui j'arme,
il me faudra donc mentir ou m'exposer à une brouille avec
lui. Trouve-moi au moins, toi qui m'as déjà
trouvé tant de choses, un prétexte que je puisse
donner de cet armement.
- Il est trouvé, monseigneur, lui répondit Jean
de Procida. Le roi de Constantine, que le roi de Bougie, son
neveu, menace de détrôner, vous fait dire, par ma
bouche, qu'il est prêt à se faire chrétien,
si vous voulez lui servir de parrain et de défenseur. Or,
si l'on vous demande pourquoi et contre qui vous armez, vous
répondrez que c'est pour soutenir le roi de Constantine
contre son neveu le roi de Bougie ; et, comme il se fera
chrétien indubitablement, il en rejaillira un grand
honneur sur votre règne. Armez donc tranquillement,
monseigneur, et faites voile pour l'Afrique ; je me charge du
reste.
- Puisqu'il en est ainsi, dit le roi don Pierre, je vois bien
que Dieu veut que la chose s'accomplisse. Va donc, cher ami,
fais que ton entreprise vienne à bonne fin, et je
t'engage ma parole que, l'occasion échéant, je ne
ferai défaut ni à toi, ni aux barons de Sicile, ni
à notre saint-père le pape.
Sur cette promesse, Jean de Procida quitta le roi don Pierre et
s'en retourna d'abord vers l'empereur Paléologue, qui lui
remit avec grande joie les 33.000 onces d'or qu'il avait
promises, et que Procida envoya aussitôt au roi don Pierre
; puis, de Constantinople, il s'en revint à Rome ; mais,
en abordant à Ostie, il apprit que le pape Nicolas III
était mort, et que le pape Martin IV, qui était
une créature du duc d'Anjou, venait d'être
élu.
Alors il jugea inutile d'aller plus loin, et, remettant
aussitôt à la voile, il se dirigea vers la Sicile,
où il trouva tout le monde dans la crainte et dans la
douleur de cette élection.
Mais il rassura les conjurés en disant qu'à
défaut du pape il restait aux Siciliens trois des princes
les plus puissants de la terre, qui étaient l'empereur
Frédéric, l'empereur Michel Paléologue, et
le roi don Pierre d'Aragon.
Or les barons ayant repris courage, demandèrent à
Jean de Procida ce qu'ils devaient faire, et Jean de Procida
répondit que chaque seigneur devait s'en retourner dans
ses domaines et tenir ses vassaux prêts pour le moment
convenu, et qu'à ce moment, à un signal
donné, on tuerait tous les Français qui se
trouvaient dans l'île. Et tous les barons avaient une
telle confiance dans messire Jean de Procida, qu'ils s'en
retournèrent chez eux, et se tinrent prêts agir,
lui laissant le soin de fixer l'heure de
l'exécution.
Comme l'avait prévu don Pierre d'Aragon, le roi de
France et le nouveau pape s'étaient
inquiétés de ses armements, et lui avaient
demandé contre qui il les dirigeait. Le roi avait alors
répondu que c'était contre les Sarrasins
d'Afrique, comme bientôt on pourrait voir.
En effet, ses armements terminés, ce qui fut promptement
fait, grâce à l'or de Michel Paléologue, don
Pierre monta sur sa flotte avec mille chevaliers, huit mille
arbalétriers, et vingt mille almogavares, et,
après avoir relâché à Mahon, il
s'achemina vers le port d'Alcoyll, où il aborda
après trois jours de traversée.
Mais là il apprit de bien tristes nouvelles : le projet
du roi de Constantine avait été su, et lorsque
cette nouvelle était arrivée aux cavaliers
sarrasins, comme ceux-ci étaient fort attachés
à la religion de Mahomet, ils s'étaient
soulevés : puis, se rendant au palais en grande rumeur,
ils avaient pris le roi et avaient coupé la tête
à lui et à douze de ses plus intimes qui lui
avaient donné parole de se faire chrétiens avec
lui. Ensuite ils s'étaient rendus près du roi de
Bougie, et lui avaient offert le royaume de son oncle, dont
celui-ci s'était aussitôt emparé.
Ces nouvelles ne découragèrent point don Pierre ;
et comme son entreprise avait un autre but que celui qu'elle
paraissait avoir, il n'en résolut pas moins de prendre
terre, et d'attendre, tout en combattant les Sarrasins, des
nouvelles de la Sicile.
Il fit donc débarquer toute son armée.
Puis, cette armée étant en pays découvert,
et rien ne la protégeant contre les attaques des
Sarrasins, il mit à l'oeuvre tous les maçons qu'il
avait amenés avec lui, et fit construire nn mur qui
entourait toute la ville.
Cependant la conjuration marchait en Sicile.
Le moment était on ne peut mieux choisi : les
Français s'endormaient dans une sécurité
profonde, le roi Charles était à la cour du pape,
son fils était en Provence, et Jean de Procida avait
fixé le jour de la délivrance de la Sicile au
premier avril 1282.
En conséquence tous les seigneurs avaient reçu
avis du jour fixé et se tenaient prêts à
agir, soit à Palerme, soit dans l'intérieur de la
Sicile.
On était arrivé au 30 mars : c'était le
lundi de Pâques, et, selon l'habitude, toute la ville de
Palerme se rendit à vêpres. Comme le temps
était magnifique, beaucoup de dames et de jeunes
seigneurs siciliens avaient choisi, plus encore dans un but de
plaisir que dans un but religieux, l'église du
Saint-Esprit, qui est située, comme nous l'avons dit,
à un quart de lieue de Palerme, pour y entendre
l'office.
Presque toutes les dames et seigneurs, comme c'était la
coutume, étaient vêtus de longues robes de
pèlerins, et portaient à la main un bourdon.
Les soldats angevins étaient sortis comme les autres, et
on les rencontrait par groupes armés tout le long du
chemin, regardant insolemment les femmes, et de temps en temps
les faisant rougir par quelque parole cynique ou par quelque
geste grossier ; mais, comme les jeunes gens qui les
accompagnaient étaient désarmés, une loi de
Charles d'Anjou défendant aux Siciliens de porter ni
épée ni poignards, ils étaient
forcés de supporter tout cela.
Cependant un groupe de Palermitains s'avançait,
composé d'une jeune fille, de son fiancé et de ses
deux frères : il était suivi depuis les portes de
Palerme par un sergent nommé Drouet, et par quatre
soldats armés de leurs épées et de leurs
poignards, et qui, outre ces armes, portaient en guise de
bâtons des nerfs de boeuf à la main. Le groupe
venait de franchir le pont de l'Amiral, et allait entrer dans
l'église, lorsque Drouet, s'avançant et sé
plaçant devant la porte de l'église, accusa les
jeunes gens de porter des armes sous leurs robes de
pèlerins. Ceux-ci, qui voulaient éviter une rixe,
ouvrirent à l'instant même leurs manteaux, et
montrèrent qu'à l'exception du bourdon qu'ils
portaient à la main, ils étaient
entièrement désarmés.
- Alors, dit Drouet, c'est que vous avez caché vos armes
sous la robe de cette jeune fille.
Et en disant ces mots il étendit la main vers elle et la
toucha d'une façon si inconvenante, qu'elle jeta un cri
et s'évanouit dans les bras d'un de ses
frères.
Le fiancé alors, ne pouvant contenir plus longtemps sa
colère, repoussa violemment Drouet, qui, levant le nerf
de boeuf qu'il tenait à la main, lui en fouetta la
figure. Au même instant un des deux frères,
arrachant du fourreau l'épée de Drouet, lui en
donna un si violent coup de pointe, qu'il lui traversa le corps
d'un flanc à l'autre, et que Drouet tomba mort. En ce
moment les vêpres sonnèrent.
Aussitôt le jeune homme, voyant qu'il était trop
avancé pour reculer, leva son épée toute
sanglante en criant :
- A moi, Palerme : à moi ! qu'ils meurent, les
Français ! qu'ils meurent !
Et il tomba sur le premier soldat, stupéfait de ce qui
venait de se passer, et le renversa près de son sergent.
Le fiancé se saisit aussitôt de
l'épée de ce soldat et vint prêter
main-forte à son ami contre les deux qui restaient. En un
instant le cri : A mort, à mort les Français
! : courut sur les ailes ardentes de la vengeance
jusqu'à Palerme.
Messire Alaimo de Lentini était dans la ville avec deux
cents conjurés.
Voyant quelles choses se passaient, il comprit qu'il fallait
avancer le signal convenu : le signal fut donné, et le
massacre, commencé à la porte de la petite
église du Saint-Esprit sur la personne du sergent Drouet,
gagna Palerme, puis Montréale, puis Cefalu ; des bandes
de conjurés s'élancèrent dans
l'intérieur de la Sicile en criant vengeance et
liberté.
Chaque château devint une tombe pour les Français
qu'il renfermait, chaque ville répondit au cri
poussé par Palerme, chaque église sonna ses
vêpres, et, en moins de huit jours, tous les
Français qui se trouvaient en Sicile étaient
égorgés, à l'exception de deux qui, contre
la règle générale adoptée par leurs
compatriotes, s'étaient montrés doux et
cléments.
Ces deux hommes étaient le seigneur de Porcelet,
gouverneur de Calatafini, et le seigneur Philippe de Scalembre,
gouverneur du val di Noto.
Charles d'Anjou apprit à Rome la nouvelle des
vêpres siciliennes par l'entremise de l'archevêque
de Montréale, qui lui envoya un courrier pour lui
annoncer ce qui venait de se passer. Mais Charles d'Anjou
reçut le messager comme un grand coeur reçoit une
grande infortune, et se contenta de répondre :
- C'est bien, nous allons partir, et nous verrons la chose par
nous-même.
Puis, lorsque le messager fut sorti de sa présence, il
leva les deux mains au ciel et s'écria :
- Sire Dieu, puisque, après m'avoir comblé de tes
dons, il te plaît aujourd'hui de m'envoyer la fortune
contraire, fais que je ne redescende du trône que pas
à pas, et je jure que je laisserai mille de mes ennemis
couchés sur chacun de ses degrés.