Il est certain que l'empereur Frédéric (1) fut un homme du plus
illustre sang et qu'il fut le plus sage et le plus valeureux des
hommes ; il fut élu empereur d'Allemagne avec l'aveu et
par la volonté du Saint-Père. Son élection
eut lieu où elle devait être faite, et ensuite elle
fut confirmée à Milan et puis à Rome, tant
par le Saint-Père que par tous ceux à qui il
appartenait de le faire. Il entra donc en possession
légitime de tout ce qui tenait à l'empire
d'Allemagne ; mais comme, ainsi qu'il plaît à Dieu,
nul ne peut avoir toute joie et tout contentement en ce monde,
le diable fit naître la discorde entre lui et le pape (2). De quel
côté fut le tort, je ne saurais le dire ; je ne
vous en dirai donc rien, si ce n'est que la guerre crût et
s'envenima entre le pape et l'empereur, et cela dura longtemps.
Ensuite ils firent la paix, à condition que l'empereur
partirait pour la conquête de la Terre-Sainte et serait le
chef de tous les chrétiens qui s'y rendraient, et
qu'ainsi l'empire resterait sous son gouvernement et en sa
puissance. Là-dessus il fit le voyage d'outre-mer avec de
grandes forces ; il eut des succès et s'empara de
plusieurs villes et autres lieux appartenant aux Sarrazins (3). Après y
avoir fait un assez long séjour, il s'en revint. Je ne
vous dirai point par la faute de qui ni par quelle raison, mais
si vous cherchez bien vous trouverez qui vous le dira. A son
retour la guerre recommença entre lui et l'Eglise. Vous
ne connaîtrez point non plus sur qui doit retomber la
faute de cette guerre, car il ne m'est pas donné d'en
parler ; je vous dirai seulement qu'elle dura tout le temps que
Frédéric vécut (4). A sa mort il laissa
trois fils (5), les
plus sages et les meilleurs de tous les princes, à
l'exception du roi En Jacques d'Aragon dont je vous ai
parlé. Il donna à l'un d'eux, nommé Conrad,
ce qu'il avait eu en Allemagne de son patrimoine. L'autre, qui
avait nom Mainfroi, fut fait roi et héritier de la
Sicile, de la principauté, de la terre de Labour, de la
Calabre, de la Pouille et de la terre d'Abruzze, ainsi que je
l'ai raconté ci-devant. Le troisième fut roi de
Sardaigne et de Corse ; on l'appelait le roi Enzio. Enfin chacun
d'eux gouverna son pays avec grande foi et grande droiture ;
cependant le clergé fit tous ses efforts pour les
dépouiller de tous leurs biens, conformément
à la sentence rendue par le pape contre leur père
; et ils excitèrent tout roi chrétien à
s'en emparer ; mais ils n'en trouvèrent aucun qui
voulût le faire, principalement parce que le saint roi
Louis de France, qui régnait alors, avait
été l'allié et le bon ami de l'empereur
Frédéric, ainsi que le roi Edouard d'Angleterre et
le roi de Castille, et aussi le roi En Pierre d'Aragon. Du
vivant de ce comte de Provence le roi Louis qu'aussi il n'y
avait pas en Allemagne un baron qui ne fût leur parent ;
de sorte que, pendant longtemps, ils ne trouvèrent
per-sonne qui voulût s'emparer des biens de ces
princes.
A cette époque le roi Louis de
France (6) avait un
frère nommé Charles, et qui était comte
d'Anjou (7). Les deux
frères avaient pour femmes deux filles du comte de
Provence, cousin-germain du roi En Pierre d'Aragon. Du vivant de
ce comte de Provence le roi Louis de France avait
épousé sa fille aînée (8) ; après la mort du
comte de Provence il restait une de ses filles à marier,
et le roi de France la fit donner en mariage à son
frère avec toute la comté de Provence (9). Après ce mariage,
la reine de France désira voir sa soeur la comtesse, et
ladite comtesse eut le même désir de voir la reine
sa soeur ; en conséquence la reine pria le comte d'amener
avec lui sa femme en France quand il viendrait en Anjou, pour
qu'elle pût la voir. Le comte et la comtesse y
consentirent. Bientôt après le comte amena sa femme
à Paris, où étaient le roi et la reine. La
reine fit réunir en leur honneur une cour brillante ; on
appela bien des comtes et des barons avec leurs épouses.
La cour étant remplie de comtes, de barons, de comtesses
et de baronnes, il fut fait un siège pour la reine seule,
et à ses pieds furent placées la comtesse sa soeur
et les autres comtesses. La comtesse de Provence fut si
fâchée que sa soeur ne l'eût pas fait asseoir
à côté d'elle, qu'elle faillit laisser
éclater sa douleur. Après y être
restée très peu d'instants, elle dit qu'elle
était indisposée et désirait rentrer en son
appartement ; la reine ni personne ne put la retenir, et,
arrivée chez elle, elle se mit au lit, soupira et pleura
amèrement
(10). Le comte, apprenant que la comtesse s'était
retirée sans attendre l'heure du repas, en fut
affligé, car il aimait sa femme plus que ne pouvait faire
aucun seigneur ou tout autre homme ; il alla à son lit et
la trouva pleurant et encore enflammée de colère.
Il pensa qu'on lui avait dit quelque chose qui pût lui
déplaire, l'embrassa et lui dit : «Ma chère
amie, qu'avez-vous ? Vous a-t-on dit quelque chose qui vous
déplaise ? Qui que ce soit qui l'eût osé,
vous en seriez promptement vengée.»
La comtesse,sachant qu'il l'aimait plus que chose du monde, ne
voulut point le laisser dans l'incertitude et lui
répondit : «Seigneur, puisque vous me le demandez
je vous le dirai, car je n'ai rien de caché pour vous.
Quelle femme au monde a plus de raison d'être
affligée que moi, puisque j'ai reçu aujourd'hui le
plus cruel affront que jamais femme noble ait pu recevoir ? Vous
êtes frère du roi de France de père et de
mère ; je suis aussi, de père et de mère,
la soeur de la reine de France
(11) ; et aujourd'hui que toute la cour était
réunie, la reine, se plaçant seule sur son
siège, m'a fait asseoir à ses pieds avec les
autres comtesses ; de quoi je suis fort dolente et me tiens
comme déshonorée. Partons donc dès demain,
je vous en conjure, et retournons dans nos terres, car pour rien
je ne consentirai à m'arrêter plus longtemps
ici.»
Le comte lui répondit : «Comtesse, ne prenez pas
cela en mauvaise part, car l'usage veut, à la cour de
France, qu'aucune dame ne puisse siéger à
côté de la reine, si elle n'est reine
elle-même. Toutefois reprenez courage, car je vous jure
par le sacrement de la sainte Eglise et par l'amour que j'ai
pour vous, qu'avant qu'il soit un an vous serez reine, vous
aurez la couronne en tête et pourrez vous asseoir sur le
siège de votre soeur ; je vous en fais le serment en
apposant ce baiser sur votre bouche.»
La comtesse fut un peu consolée, mais pas jusqu'au point
de bannir toute douleur de son coeur, et quatre jours
après elle prit congé du roi et de la reine et
retourna en Provence avec le comte. Le roi fut bien
fâché d'un aussi prompt départ. Dès
que le comte et la comtesse furent revenus en Provence, le comte
fit armer cinq galères et alla trouver le pape à
Rome (12). Le pape et
les cardinaux, n'ayant pas été prévenus,
furent étonnés de le voir ; toutefois on le
reçut honorablement et on lui fit de grandes fêtes.
Le lendemain il fit prier le pape de réunir son
collège, parce qu'il désirait l'instruire du sujet
de son arrivée. Le pape fit ce qu'il lui demandait, et
quand tous les cardinaux furent assemblés on lui fit dire
de se présenter. Il vint ; on se leva ; on lui offrit un
siège honorable et digne de lui, et quand tout le monde
fut assis, il s'exprima ainsi :
(1) Frédéric II, roi de Sicile, fut
couronné empereur à Rome le 22 novembre
1220, par le pape Honorius III, successeur d'Innocent III,
qui déjà l'avait fait élire roi des
Romains ; Frédéric renouvela alors le
serment qu'il avait fait, deux années auparavant,
d'aller à la Terre-Sainte. |
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(2) Frédéric, conformément
à son voeu, s'était embarqué une
première fois à Brindes pour la
Terre-Sainte, le 8 septembre 1227 ; mais le mal de mer
l'ayant empêché de continuer son voyage,
Grégoire IX furieux l'excommunia. |
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(3) Après avoir cédé au pape
Grégoire et s'être enfin embarqué,
l'empereur entra à Jérusalem en 1229 et y
prit lui-même sur l'autel la couronne de roi de
Jérusalem. Pendant ce temps, Grégoire avait
publié une croisade contre lui et avait envahi ses
états (voyez Raumer, hist. des
Hohenstauffen). |
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(4) Frédéric II mourut à
Fiorenzuola, en Pouille, le 13 décembre 1250, dans
la cinquante-sixième année de son
âge. |
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(5) Il avait
épousé trois femmes, 1° en 1209,
Constance, fille d'Alphonse II, roi d'Aragon, dont il eut
Henri, qu'il fit élire roi des Romains en 1220,
à l'âge de sept ans ; 2° en 1225,
Yolande, fille de Jean de Brienne, roi de
Jérusalem, dont il eut Conrad, qu'il fit
élire roi des Romains en 1237, à l'âge
de neuf ans, et qui fut empereur après lui ; 3°
en 1235, Ysabelle, fille de Jean, roi d'Angleterre, dont
il eut Henri, roi titulaire de Jérusalem, et
Marguerite, femme d'Albert, margrave de Thuringe et de
Misnie. Il eut aussi plusieurs enfants naturels : Enzio,
qu'il nomma roi de Sardaigne et qui mourut en prison
à Bologne, en 1272 ; Mainfroi, roi de Sicile ;
Anne, épouse de l'empereur grec Jean Vatace ; et
Blanchefleur, morte le 26 juin 1279, et dont le tombeau se
trouvait dans l'église des Dominicains de
Montargis. Muntaner a confondu les enfants
légitimes et les bâtards. |
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(6) Saint
Louis. |
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(7) Charles
ne devint qu'après son mariage, par un don de saint
Louis, comte d'Anjou et du Maine. |
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(8) Saint
Louis épousa, en mai 1234, à Sens,
Marguerite, fille de Raymond Béranger, comte de
Provence. |
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(9) Raymond
Béranger I mourut le 19 août 1245, et Charles
épousa Béatrice, sa troisième fille,
le 19 janvier 1246. |
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(10) Ce
même fait est raconté par Giovanni Villani,
livre V, ch. 90, et par la chronique de Morée qui
précède celle-ci. |
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(11) Ses
autres soeurs furent aussi reines, car Eléonore,
deuxième fille de Raymond Béranger IV, avait
épousé, en 1236, Henri III, roi
d'Angleterre, et Sancie, sa quatrième fille,
épousa, en 1244, Richard, duc de Cornouailles,
frère du roi d'Angleterre et qui fut depuis roi des
Romains. |
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(12) Charles
d'Anjou passa en Italie l'an 1265, et fut investi du
royaume de Naples par Clément IV, qui était
alors à Viterbe. |