Ils entrèrent tous au port de Mahon et s'y
rafraîchirent. Le Moxérif de Minorque vint au roi
et lui dit : «Seigneur, que souhaitez-vous ? Ordonnez ce
que vous voulez que je fasse, et si vous venez pour vous emparer
de l'île, je suis prêt à vous
obéir.»
Le roi lui répondit : «Ne craignez rien, nous ne
venons pas dans l'intention de faire ennui ni tort à vous
ou à votre île, soyez-en convaincu.»
Le Moxérif se leva, lui baisa les pieds et lui rendit
grâces, et aussitôt il fit livrer au roi et à
toute la flotte une quantité si prodigieuse de
rafraîchissements, qu'il serait bien difficile de les
énumérer, et que le roi en eut en telle abondance
qu'ils suffirent pour plus de huit jours. Toutefois il commit
une bien mauvaise action ; car dans la nuit il fit partir pour
Bugia une barque armée, montée par des Sarrazins,
pour annoncer sur toute la côte : que le roi était
avec toute sa flotte dans le port de Mahon ; qu'il pensait bien
qu'ils iraient à Bugia, et qu'ils devaient prendre garde
à eux. En Bugron, seigneur de Constantine, ayant, ainsi
que les autres, appris cette nouvelle, en éprouva la plus
grande joie qu'un homme puisse éprouver, et, au lieu
d'être discret, il s'abandonna au mouvement de joie qu'il
ressentait, et fit part de ce qu'il avait dans le coeur à
quelques amis intimes et à des parents auxquels il se
confiait de tout. Il fit cela aussi afin de se disposer à
faire ce qu'il avait promis au roi ; mais l'un de ceux à
il s'était confié répandit la chose par
toute la cité et en fit part aux cavaliers sarrazins de
la ville qui étaient avec lui. Que vous dirai- je ? Tous
se soulevèrent avec grande rumeur et lui coupèrent
la tête ainsi qu'à douze autres qui étaient
d'intelligence avec lui. Ils envoyèrent aussitôt un
messager au roi de Bugia pour qu'il vînt s'emparer de la
cité et de toute la terre, et il le fit ainsi.
Nous cesserons maintenant de parler d'eux et reviendrons au roi
d'Aragon.