Acte IIIActe V

Scène 1
Bérénice, seule

BERENICE
Phénice ne vient point ? Moments trop rigoureux,
Que vous paraissez lents à mes rapides voeux !
Je m'agite, je cours, languissante, abattue ;
La force m'abandonne, et le repos me tue.
Phénice ne vient point ? Ah ! Que cette longueur
D'un présage funeste épouvante mon coeur !
Phénice n'aura point de réponse à me rendre.
Titus, l'ingrat Titus n'a point voulu l'entendre :
Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.

 

Scène 2
Bérénice, Phénice

BERENICE
Chère Phénice, hé bien ! As-tu vu l'empereur ?
Qu'a-t-il dit ? Viendra-t-il ?

PHENICE
               Oui, je l'ai vu, Madame,
Et j'ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.
J'ai vu couler des pleurs qu'il voulait retenir.

BERENICE
Vient-il ?

PHENICE
               N'en doutez point, Madame, il va venir.
Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?
Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.
Laissez-moi relever ces voiles détachés,
Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.
Souffrez que de vos pleurs je répare l'outrage.

BERENICE
Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.
Et que m'importe, hélas ! De ces vains ornements ?
Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements,
Mais que dis-je, mes pleurs ? si ma perte certaine,
Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,
Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?

PHENICE
Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ?
J'entends du bruit, Madame, et l'empereur s'approche.
Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement.
Vous l'entretiendrez seul dans votre appartement.

 

Scène 3
Titus, Paulin, Suite

TITUS
De la reine, Paulin, flattez l'inquiétude.
Je vais la voir. Je veux un peu de solitude.
Que l'on me laisse.

PAULIN
.                O ciel ! Que je crains ce combat !
Grands dieux, sauvez sa gloire et l'honneur de l'Etat.
Voyons la reine.

 

Scène 4
Titus, seul

TITUS
               Hé bien ! Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t'attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? T'es-tu bien consulté ?
Ton coeur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C'est peu d'être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon coeur ?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m'accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
Pourrai-je dire enfin : «Je ne veux plus vous voir ?»
Je viens percer un coeur que j'adore, qui m'aime.
Et pourquoi le percer ? Qui l'ordonne ? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L'entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l'Etat penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
Tout se tait ; et moi seul, trop prompt à me troubler,
J'avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si, sensible aux vertus de la reine,
Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome, avec ses lois, mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d'amour, tant de persévérance,
Rome sera pour nous... Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? N'es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N'as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n'as-tu pas encore ouï la renommée
T'annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait, ne l'entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah ! Lâche, fais l'amour, et renonce à l'empire.
Au bout de l'univers va, cours te confiner,
Et fais place à des coeurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les coeurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne ; et jusques à ce jour,
Qu'ai-je fait pour l'honneur ? J'ai tout fait pour l'amour.
D'un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L'univers a-t-il vu changer ses destinées ?
Sais-je combien le ciel m'a compté de journées ?
Et de ce peu de jours, si longtemps attendus,
Ah ! Malheureux, combien j'en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l'honneur exige :
Rompons le seul lien...

 

Scène 5
Bérénice, Titus

BERENICE, en sortant
               Non, laissez-moi, vous dis-je.
En vain tous vos conseils me retiennent ici :
Il faut que je le voie. Ah, Seigneur ! Vous voici.
Hé bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne ?
Il faut nous séparer. Et c'est lui qui l'ordonne.

TITUS
N'accablez point, Madame, un prince malheureux.
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce coeur, qui tant de fois
M'a fait de mon devoir reconnaître la voix.
Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ;
Et d'un oeil que la gloire et la raison éclaire
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon coeur ;
Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre sa faiblesse,
A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse ;
Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ;
Et que tout l'univers reconnaisse sans peine
Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine.
Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

BERENICE
Ah ! Cruel, est-il temps de me le déclarer ?
Qu'avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,
Quand je vous l'avouai pour la première fois ?
A quel excès d'amour m'avez-vous amenée !
Que ne me disiez-vous : «Princesse infortunée,
Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir ?
Ne donne point un coeur qu'on ne peut recevoir».
Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre ?
Tout l'empire a vingt fois conspiré contre nous.
Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ?
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Je pouvais, de ma mort, accuser votre père,
Le peuple, le sénat, tout l'empire romain,
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
M'avait à mon malheur dès longtemps préparée.
Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel,
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire,
Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux,
Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous.

TITUS
Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire.
Mon coeur se gardait bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu'à mes voeux rien ne fût invincible ;
Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible.
Que sais-je ? J'espérais de mourir à vos yeux,
Avant que d'en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.
Tout l'empire parlait ; mais la gloire, Madame,
Ne s'était point encor fait entendre à mon coeur
Du ton dont elle parle au coeur d'un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre ;
Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
Que mon coeur de moi-même est prêt à s'éloigner ;
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.

BERENICE
Hé bien ! Régnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même, j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien, et pour jamais, adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

TITUS
Je n'aurai pas, Madame, à compter tant de jours.
J'espère que bientôt la triste renommée
Vous fera confesser que vous étiez aimée.
Vous verrez que Titus n'a pu sans expirer...

BERENICE
Ah ! Seigneur, s'il est vrai, pourquoi nous séparer ?
Je ne vous parle point d'un heureux hyménée :
Rome à ne vous plus voir m'a-t-elle condamnée ?
Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez ?

TITUS
Hélas ! Vous pouvez tout, Madame. Demeurez :
Je n'y résiste point ; mais je sens ma faiblesse :
Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
Et sans cesse veiller à retenir mes pas
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
Que dis-je ? En ce moment mon coeur, hors de lui-même,
S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.

BERENICE
Hé bien, Seigneur, hé bien ! Qu'en peut-il arriver ?
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

TITUS
Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?
S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,
A quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
Que n'oseront-ils point alors me demander ?
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?

BERENICE
Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.

TITUS
Je les compte pour rien ? Ah ciel ! Quelle injustice !

BERENICE
Quoi ? Pour d'injustes lois que vous pouvez changer,
En d'éternels chagrins vous-même vous plonger ?
Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vôtres ?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
Dites, parlez.

TITUS
               Hélas ! Que vous me déchirez !

BERENICE
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !

TITUS
Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'empire,
Rome me fit jurer de maintenir ses droits :
Il les faut maintenir. Déjà plus d'une fois
Rome a de mes pareils exercé la constance.
Ah ! Si vous remontiez jusques à sa naissance,
Vous les verriez toujours à ses ordres soumis.
L'un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis
Chercher, avec la mort, la peine toute prête ;
D'un fils victorieux l'autre proscrit la tête ;
L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents,
Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants.
Malheureux ! Mais toujours la patrie et la gloire
Ont parmi les Romains remporté la victoire.
Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus
Passe l'austérité de toutes leurs vertus ;
Qu'elle n'approche point de cet effort insigne.
Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne
De laisser un exemple à la postérité,
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

BERENICE
Non, je crois tout facile à votre barbarie.
Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie.
De tous vos sentiments mon coeur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici.
Qui ? Moi ? J'aurais voulu, honteuse et méprisée,
D'un peuple qui me hait soutenir la risée ?
J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C'en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N'attendez pas ici que j'éclate en injures,
Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures.
Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs,
Je le prie en mourant d'oublier mes douleurs.
Si je forme des voeux contre votre injustice,
Si devant que mourir la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre coeur.
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée ;
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang, qu'en ce palais je veux même verser,
sont autant d'ennemis que je vais vous laisser ;
Et sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.

 

Scène 6
Titus, Paulin

PAULIN
               Dans quel dessein vient-elle de sortir
Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?

TITUS
Paulin, je suis perdu, je n'y pourrai survivre.
La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.
Courons à son secours.

PAULIN
               Hé quoi ? N'avez-vous pas
Ordonné dès tantôt qu'on observe ses pas ?
Ses femmes, à toute heure autour d'elle empressées,
Sauront la détourner de ces tristes pensées.
Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
Seigneur : continuez, la victoire est à vous.
Je sais que sans pitié vous n'avez pu l'entendre ;
Moi-même en la voyant je n'ai pu m'en défendre.
Mais regardez plus loin : songez, en ce malheur,
Quelle gloire va suivre un moment de douleur,
Quels applaudissements l'univers vous prépare,
Quel rang dans l'avenir.

TITUS
               Non, je suis un barbare.
Moi-même je me hais. Néron, tant détesté,
N'a point à cet excès poussé sa cruauté.
Je ne souffrirai point que Bérénice expire.
Allons, Rome en dira ce qu'elle en voudra dire.

PAULIN
Quoi, Seigneur ?

TITUS
               Je ne sais, Paulin, ce que je dis
L'excès de la douleur accable mes esprits.

PAULIN
Ne troublez point le cours de votre renommée :
Déjà de vos adieux la nouvelle est semée.
Rome, qui gémissait, triomphe avec raison ;
Tous les temples ouverts fument en votre nom ;
Et le peuple élevant vos vertus jusqu'aux nues,
Va partout de lauriers couronner vos statues.

TITUS
Ah, Rome ! Ah, Bérénice ! Ah, Prince malheureux !
Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?

 

Scène 7
Titus, Antiochus, Paulin, Arsace

ANTIOCHUS
Qu'avez-vous fait, Seigneur ? L'aimable Bérénice
Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.
Elle n'entend ni pleurs, ni conseil, ni raison ;
Elle implore à grands cris le fer et le poison.
Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie.
On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.
Ses yeux, toujours tournés vers votre appartement,
Semblent vous demander de moment en moment.
Je n'y puis résister : ce spectacle me tue.
Que tardez-vous ? Allez vous montrer à sa vue.
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,
Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.

TITUS
               Hélas ! Quel mot puis-je lui dire ?
Moi-même en ce moment sais-je si je respire ?

 

Scène 8
Titus, Antiochus, Paulin, Arsace, Rutile

RUTILE
Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat
Viennent vous demander au nom de tout l'Etat.
Un grand peuple les suit, qui, plein d'impatience,
Dans votre appartement attend votre présence.

TITUS
Je vous entends, grands dieux. Vous voulez rassurer
Ce coeur que vous voyez tout prêt à s'égarer.

PAULIN
Venez, seigneur, passons dans la chambre prochaine :
Allons voir le sénat.

ANTIOCHUS
               Ah ! Courez chez la reine.

PAULIN
Quoi ? Vous pourriez, seigneur, par cette indignité
De l'empire à vos pieds fouler la majesté ?
Rome...

TITUS
               Il suffit, Paulin, nous allons les entendre.
Prince, de ce devoir je ne puis me défendre.
Voyez la reine. Allez. J'espère à mon retour
Qu'elle ne pourra plus douter de mon amour.


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