[I. Ancienneté du culte de Déméter et étymologie de son nom]

Déméter, comme le dit formellement Hérodote, est une des plus antiques divinités de la race pélasgique à son état primitif. Aussi l'adorait-on à Argos sous le surnom de Pelasgis, dans un temple que l'on prétendait avoir été fondé par Pélasgos, fils de Triopas. C'est à titre de Pélasges, dit-on, que les Arcadiens avaient toujours conservé son culte et le temple de cette déesse aux Thermopyles passait pour avoir une origine pélasgique ; on en faisait remonter la fondation à Acrisios. De même, l'adoration de Déméter sous le nom de Chthonia, à Hermioné, est dite devoir son origine aux Dryopes rameau de la race des Pélasges.

Le culte de Déméter ne paraît pas avoir eu moins d'importance chez la race Achéenne, pour les descendants de qui cette divinité devint plus tard la déesse nationale par excellence, sous les surnoms d'Achaia et de Panachaia. En revanche, il n'était pas connu primitivement des Doriens, et nous savons même, par des témoignages positifs, que ceux-ci, dans les premiers temps de leur invasion dans le Péloponnèse, s'y montrèrent tout à fait hostiles, allant jusqu'à tenter de le proscrire. Mais malgré cette hostilité, même dans le territoire occupé par les Doriens, la religion de Déméter se maintint sur un grand nombre de points, comme un legs de l'époque antérieure, et reparut graduellement au jour à mesure que l'on s'éloignait des violences de l'invasion. Surtout elle se maintint avec toute son importance et tout son éclat chez les autres populations de la Grèce, et l'on voit de siècle en siècle grandir son développement et son rôle. Dans les poésies homériques, c'est-à-dire dans l'épopée achéo-éolienne, Déméter est déjà l'une des grandes divinités, mais son culte est encore représenté comme principalement concentré en Crète et en Thessalie. Pour Homère, comme pour Hésiode, Déméter est unie conjugalement à Zeus, dont on la fait la soeur, fille comme lui du Titan Cronos. Hésiode parlait du culte de Déméter à Eleusis, lequel était déjà constitué et florissant avant le passage de l'émigration ionienne d'Attique en Asie mineure [Eleusinia, sect. I]. Eleusis, on le sait, fut le point où la religion de Déméter subit la dernière et plus décisive transformation. Elle doit y avoir été établie d'abord par les anciens habitants pélasges, que la tradition représentait comme des autochthones ; mais les aèdes thraces, dont l'action se personnifie sous le nom d'Eumolpe, lui donnèrent une organisation et une forme nouvelle [Mysteria]. C'est là que cette religion se constitua définitivement à l'état de mystères réguliers, dont elle contenait par son essence même les premiers germes. La forme la plus ancienne de ces mystères nous est révélée par l'hymne à Déméter de la collection homérique, hymne manifestement composé en vue des cérémonies éleusiniennes, entre l'époque d'Hésiode et celle d'Archiloque, lequel écrivit aussi un hymne célèbre en l'honneur des Grandes Déesses. Un peu plus tard, l'influence de l'école orphique [Orphici] parvint à y pénétrer et y amena des modifications considérables, qui devinrent le point de départ d'un nouveau développement du mysticisme. Du reste, jusqu'aux Guerres Médiques, les mystères éleusiniens furent assez peu connus des Grecs autres que les Athéniens. Mais dans la période historique qui suivit immédiatement, ces mystères, où l'orphisme avait introduit dès lors un élément dionysiaque, étranger à leurs origines, se propagèrent rapidement sur toutes les parties du monde hellénique, même dans les pays doriens, et l'on vit s'ouvrir ainsi une nouvelle ère de diffusion de la religion de Déméter.

Pour le nom de Dêmêtêr, à côté duquel nous avons aussi les formes plus rares Dêmêtra et Dêmêteira, l'étymologie la plus généralement admise chez les anciens et aussi la plus vraisemblable, quoiqu'elle soit sujette à quelques objections philologiques, est celle qui l'interprète comme Dê-mêtêr pour Gê-mêtêr, «la Terre mère». Ajoutons que la forme pour a fort bien pu être celle de l'ancien pélasge, car dans l'albanais, qui semble avoir conservé beaucoup de mots de cette langue, le terme pour dire «terre» est dee. En tous cas, il semble assez difficile de ne pas assimiler la première partie du nom de Dê-mêtêr avec une autre appellation de la même déesse, Dêô, laquelle se présente comme spécialement éleusinienne et n'en diffère que par l'absence de l'épithète ajoutée de «mère». Il est vrai que l'on explique ordinairement Dêô comme se rattachant au verbe dêein et désignant la déesse «en recherche» de sa fille enlevée. Mais c'est là, plutôt qu'une étymologie réelle, une de ces paronomases symboliques auxquelles se complaisaient les anciens, aussi bien que celle qui trouvait l'origine de Dêô et de Dê-mêtêr dans le terme de dêai par lequel les Crétois désignaient l'orge. Il en est de même d'un certain nombre d'étymologies capricieuses données quelquefois du nom de Déméter, de celle par exemple qui en faisait une contraction de Dêmomêtêr, dêmos y étant entendu avec le sens de «sol», qu'il a en effet quelquefois et avec lequel il est peut-être l'origine du nom de la Damia d'Egine et d'Epidaure, divinité foncièrement identique à Déméter. Le nom de Dêmô était, du reste, donné à celle-ci dans certaines poésies orphiques, et quelques-uns prenaient Dêô comme en étant une altération. Pour Platon, Dêmêtêr est une contraction de didousa ôs mêtêr, «celle qui donne (la nourriture) comme une mère». Enfin d'autres, prenant en considération le rôle de Déméter comme déesse des morts et s'attachant à la forme Dêmêteira, l'interprétaient par Dmêteira, «celle qui dompte, qui abat».

Ce qui rend l'étymologie de Dê mêtêr pour Gê mêtêr extrêmement probable, c'est que Déméter est en effet incontestablement une des personnifications de la terre envisagée comme divine. Elle compte au premier rang parmi les formes dérivées de l'antique conception pélasgique envisageant la terre comme la divinité primordiale du principe féminin, comme la mère universelle. A ce point de vue, elle est intimement apparentée à la Rhea crétoise, à la Cybèle de l'Asie mineure, et aux déesses mères de l'Italie primitive, telles que la Bona Dea, Ops ou la Fortuna Primigenia de Préneste. Mais dès l'époque de la composition des poésies homériques, aussi bien que plus tard dans la Théogonie d'Hésiode, Déméter se montre avec une personnalité très nettement distincte de celle de Gê ou Gaea, et la différence entre ces deux divinités, résultant de leurs attributions autres, est très bien exprimée par Ovide, sous des noms latins :

Officium commune Ceres et Terra tuentur :
Haec praebet caussam frugibus, illa locum.


En effet, Gê est la terre prise dans la réalité matérielle la plus absolue [Tellus] ou envisagée, comme chez Hésiode, en tant que puissance cosmogonique primitive ; Déméter, au contraire, est la terre envisagée spécialement comme productrice de la végétation et des fruits nécessaires à la nourriture de l'homme, d'où, par un enchaînement d'idées que nous étudierons plus loin, découle son triple caractère de déesse de l'agriculture, de celle qui préside à la constitution des sociétés humaines et en particulier à l'établissement des saintes lois du mariage, enfin de divinité infernale qui préside au sort des défunts descendus dans les régions souterraines. Le célèbre chant des Péliades de Dodone disait : «La terre produit les fruits, aussi honorez-la du nom de mère Terre». Ici Déméter n'est pas encore distinguée de Gê, mais nous avons le premier germe de sa conception spéciale et aussi de sa dénomination propre. A Athènes, Gê Kourotrophos était adorée dans un même temple avec Déméter Chloé, présentée comme sa fille. A Patrie d'Achaïe, Pausanias observa l'association de Gê, Déméter et Coré dans un culte commun. La distinction de ces personnalités divines était désormais assez complète pour permettre des faits de ce genre.

Déméter se présente généralement, dans le culte comme dans la légende mythologique, non point seule, mais associé à sa fille Perséphoné, ou comme on l'appelle aussi, surtout en Attique et là où s'est étendue l'influence éleusinienne, Coré, c'est-à-dire «la fille» par excellence. «La mère et la fille», Mêtêr kai Kourê, ou «la plus âgée et la plus jeune», presbutera kai neôteros, forment ainsi un couple réellement indissoluble, que l'on appelle tô Theô, «les deux déesses par excellence», ai diônumoi Theai, ou bien «les augustes, les vénérables», ai Semnai, ai Potniai, «les maîtresses», ai Despoinai, enfin et plus souvent encore «les Grandes Déesses», ai Megalai Theai [plus loin, sect. VIII]. Nous devons réserver pour un article suivant tous les détails qui touchent spécialement à Perséphoné-Coré, en particulier les mythes où elle joue le premier rôle. Pourtant l'union entre la mère et la fille est si étroite, dans la religion et dans la fable, qu'il est impossible de ne pas indiquer au moins dans le présent article une portion des sujets et des mythes dont il sera traité plus à fond sous la rubrique Proserpina. Surtout en traçant le tableau de la distribution géographique du culte de Déméter, nous allons faire en même temps, et d'une manière qui nous dispensera d'y revenir, le même travail pour ce qui regarde Perséphoné-Coré ; car s'il est extrêmement rare de rencontrer l'adoration de la mère isolée de celle de la fille, nulle part pour ainsi dire la fille ne se montre sur les autels sans être associée à sa mère.


Article de F. Lenormant