Ne laissez pas de continuer, dit Acante, puisque vous nous l'avez promis : peut-être aurez-vous mieux réussi que vous ne croyez. Quand cela serait, reprit Polyphile, quelle satisfaction aurez-vous ? vous verrez souffrir une Belle, et en pleurerez, pour peu que j'y contribue. Eh bien ! repartit Acante, nous pleurerons. Voilà un grand mal pour nous ! les héros de l'antiquité pleuraient bien. Que cela ne vous empêche pas de continuer. La compassion a aussi ses charmes qui ne sont pas moindres que ceux du rire : je tiens même qu'ils sont plus grands, et crois qu'Ariste est de mon avis. Soyez si tendre et si émouvant que vous voudrez, nous ne vous en écouterons tous deux que plus volontiers.

- Et moi, dit Gélaste, que deviendrai-je ? Dieu m'a fait la grâce de me donner des oreilles aussi bien qu'à vous. Quand Polyphile les consulterait, et qu'il ne ferait pas tant le pathétique, la chose n'en irait que mieux vu la manière d'écrire qu'il a choisie.

Le sentiment de Gélaste fut approuvé. Et Ariste, qui s'était tû jusque-là, dit en se tournant vers Polyphile : Je voudrais que vous me pussiez attendrir le coeur par le récit des aventures de votre Belle ; je lui donnerais des larmes avec le plus grand plaisir du monde. La pitié est celui des mouvements du discours qui me plaît le plus : je le préfère de bien loin aux autres. Mais ne vous contraignez point pour cela : il est bon de s'accommoder à son sujet ; mais il est encore meilleur de s'accommoder à son génie. C'est pourquoi suivez le conseil que vous a donné Gélaste.

- Il faut bien que je le suive, continua Polyphile : comment ferais-je autrement ? J'ai déjà mêlé malgré moi de la gaieté parmi les endroits les plus sérieux de cette histoire ; je ne vous assure pas que tantôt je n'en mêle aussi parmi les plus tristes. C'est un défaut dont je ne me saurais corriger, quelque peine que j'y apporte.

- Défaut pour défaut, dit Gélaste, j'aime beaucoup mieux qu'on me fasse rire quand je dois pleurer, que si l'on me faisait pleurer lorsque je dois rire. C'est pourquoi, encore une fois, continuez comme vous avez commencé.

- Laissons-lui reprendre haleine auparavant, dit Acante : le grand chaud étant passé, rien ne nous empêche de sortir d'ici, et de voir en nous promenant les endroits les plus agréables de ce jardin. Bien que nous les ayons vus plusieurs fois, je ne laisse pas d'en être touché, et crois qu'Ariste et Polyphile le sont aussi. Quant à Gélaste, il aimerait mieux employer son temps autour de quelque Psyché, que de converser avec des arbres et des fontaines. On pourra tantôt le satisfaire : nous nous assoierons sur l'herbe menue pour écouter Polyphile, et plaindrons les peines et les infortunes de son héroïne, avec une tendresse d'autant plus grande que la présence de ces objets nous remplira l'âme d'une douce mélancolie. Quand le Soleil nous verra pleurer, ce ne sera pas un grand mal : il en voit bien d'autres par l'univers qui en font autant, non pour le malheur d'autrui, mais pour le leur propre. Acante fut cru, et on se leva.

Au sortir de cet endroit ils firent cinq ou six cents pas sans rien dire. Gélaste, ennuyé de ce long silence, l'interrompit, et fronçant un peu son sourcil : Je vous ai, dit-il, tantôt laissés mettre le plaisir du rire après celui de pleurer ; trouverez-vous bon que je vous guérisse de cette erreur ? Vous savez que le rire est ami de l'homme, et le mien particulier ; m'avez-vous cru capable d'abandonner sa défense sans vous contredire le moins du monde ? Hélas ! non, repartit Acante ; car quand il n'y aurait que le plaisir de contredire, vous le trouvez assez grand pour nous engager en une très longue et très opiniâtre dispute.

Ces paroles, à quoi Gélaste ne s'attendait point, et qui firent faire un petit éclat de risée, l'interdirent un peu. Il en revint aussitôt. Vous croyez, dit-il, vous sauver par-là ; c'est l'ordinaire de ceux qui ont tort, et qui connaissent leur faible, de chercher des fuites : mais évitez tant que vous voudrez le combat, si faut-il que vous m'avouiez que votre proposition est absurde, et qu'il vaut mieux rire que pleurer.

- A le prendre en général comme vous faites, poursuivit Ariste, cela est vrai ; mais vous falsifiez notre texte. Nous vous disons seulement que la pitié est celui des mouvements du discours que nous tenons le plus noble, le plus excellent, si vous voulez ; je passe encore outre, et le maintiens le plus agréable : voyez la hardiesse de ce paradoxe.

O Dieux immortels ! s'écria Gélaste, y a-t-il des gens assez fous au monde pour soutenir une opinion si extravagante ? Je ne dis pas que Sophocle et Euripide ne me divertissent davantage que quantité de faiseurs de comédies : mais mettez les choses en pareil degré d'excellence, quitterez-vous le plaisir de voir attraper deux vieillards par un drôle comme Phormion, pour aller pleurer avec la famille du roi Priam ? - Oui, encore un coup, je le quitterai, dit Ariste. - Et vous aimerez mieux, ajouta Gélaste, écouter Sylvandre faisant des plaintes, que d'entendre Hylas entretenant agréablement ses maîtresses ? - C'est un autre point, poursuivit Ariste ; mettez les choses, comme vous dites, en pareil degré d'excellence, je vous répondrai là-dessus : Sylvandre, après tout, pourrait faire de telles plaintes, que vous les préféreriez vous-même aux bons mots d'Hylas.

- Aux bons mots d'Hylas ! repartit Gélaste ; pensez-vous bien à ce que vous dites ? savez-vous quel homme c'est que l'Hylas de qui nous parlons ? C'est le véritable héros d'Astrée : c'est un homme plus nécessaire dans le roman qu'une douzaine de Céladons. - Avec cela, dit Ariste, s'il y en avait deux ils vous ennuieraient ; et les autres, en quelque nombre qu'ils soient, ne vous ennuient point. Mais nous ne faisons qu'insister l'un et l'autre pour notre avis, sans en apporter d'autre fondement que notre avis même. Ce n'est pas là le moyen de terminer la dispute, ni de découvrir qui a tort ou qui a raison.

- Cela me fait souvenir, dit Acante, de certaines gens dont les disputes se passent entières à nier et à soutenir, et point d'autre preuve. Vous en allez avoir une pareille si vous ne vous y prenez d'autre sorte.

- C'est à quoi il faut remédier, dit Ariste : cette matière en vaut bien la peine, et nous peut fournir beaucoup de choses dignes d'être examinées. Mais, comme elles mériteraient plus de temps que nous n'en avons, je suis d'avis de ne toucher que le principal, et qu'après nous réduisions la dispute au jugement qu'on doit faire de l'ouvrage de Polyphile, afin de ne pas sortir entièrement du sujet pour lequel nous nous rencontrons ici. Voyons seulement qui établira le premier son opinion. Comme Gélaste est l'agresseur, il serait juste que ce fût lui. Néanmoins je commencerai s'il le veut. - Non, non, dit Gélaste, je ne veux point qu'on m'accorde de privilège. Vous n'êtes pas assez fort pour donner de l'avantage à votre ennemi. Je vous soutiens donc que, les choses étant égales, la plus saine partie du monde préférera toujours la comédie à la tragédie. Que dis-je, la plus saine partie du monde ? mais tout le monde. Je vous demande où le goût universel d'aujourd'hui se porte. La cour, les dames, les cavaliers, les savants, le peuple, tout demande la comédie, point de plaisir que la comédie. Aussi voyons-nous qu'on se sert indifféremment de ce mot de comédie pour qualifier tous les divertissements du théâtre : on n'a jamais dit Les tragédiens, ni Allons à la tragédie.

- Vous en savez mieux que moi la véritable raison, dit Ariste, et que cela vient du mot de bourgade, en grec. Comme cette érudition serait longue, et qu'aucun de nous ne l'ignore, je la laisse à part, et m'arrêterai seulement à ce que vous dites. Parce que le mot de comédie est pris abusivement pour toutes les espèces du dramatique, la comédie est préférable à la tragédie : n'est-ce pas là bien conclure ? Cela fait voir seulement que la comédie est plus commune ; et parce qu'elle est plus commune, je pourrais dire qu'elle touche moins les esprits.

- Voilà bien conclure à votre tour, répliqua Gélaste : le diamant est plus commun que certaines pierres ; donc le diamant touche moins les yeux. Hé ! mon ami, ne voyez-vous pas qu'on ne se lasse jamais de rire ? on peut se lasser du jeu, de la bonne chère, des dames ; mais de rire, point. Avez-vous entendu dire à qui que ce soit : Il y a huit jours entiers que nous rions, je vous prie, pleurons aujourd'hui ? Vous sortez toujours, dit Ariste, de notre thèse, et apportez des raisons si triviales que j'en ai honte pour vous.

- Voyez un peu l'homme difficile ! reprit Gélaste : et vraiment, puisque vous voulez que je discoure de la comédie et du rire en philosophe platonicien, j'y consens ; faites-moi seulement la grâce de m'écouter. Le plaisir dont nous devons faire le plus de cas est toujours celui qui convient le mieux à notre nature ; car c'est s'unir à soi-même que de le goûter. Or y a-t-il rien qui nous convienne mieux que le rire ? Il n'est pas moins naturel à l'homme que la raison ; il lui est même particulier ; vous ne trouverez aucun animal qui rie, et en rencontrerez quelques uns qui pleurent. Je vous défie, tout sensible que vous êtes, de jeter des larmes aussi grosses que celles d'un cerf qui est aux abois, ou du cheval de ce pauvre prince dont on voit la pompe funèbre dans l'onzième livre de l'Enéide. Tombez d'accord de ces vérités ; je vous laisserai après pleurer tant qu'il vous plaira : vous tiendrez compagnie au cheval du pauvre Pallas, et moi je rirai avec tous les hommes.

La conclusion de Gélaste fit rire ses trois amis, Ariste comme les autres : après quoi celui-ci dit : Je vous nie vos deux propositions, aussi bien la seconde que la première. Quelque opinion qu'ait eue l'école jusqu'à présent, je ne conviens pas avec elle que le rire appartienne à l'homme privativement au reste des animaux. Il faudrait entendre la langue de ces derniers pour connaître qu'ils ne rient point.

Je les tiens sujets à toutes nos passions : il n'y a pour ce point-là de différence entre nous et eux que du plus au moins, et en la manière de s'exprimer. Quant à votre première proposition, tant s'en faut que nous devions toujours courir après les plaisirs qui nous sont les plus naturels et que nous avons le plus à commandement, que ce n'est pas même un plaisir de posséder une chose très commune. De là vient que dans Platon l'Amour est fils de la Pauvreté, voulant dire que nous n'avons de passion que pour les choses qui nous manquent, et dont nous sommes nécessiteux. Ainsi le rire, qui nous est, à ce que vous dites, si familier, sera dans la scène le plaisir des laquais et du menu peuple, le pleurer celui des honnêtes gens.

Vous poussez la chose un peu trop loin, dit Acante, je ne tiens pas que le rire soit interdit aux honnêtes gens. - Je ne le tiens pas non plus, reprit Ariste. Ce que je dis n'est que pour payer Gélaste de sa monnaie. Vous savez combien nous avons ri en lisant Térence, et combien je ris en voyant les Italiens : je laisse à la porte ma raison et mon argent, et je ris après tout mon soûl. Mais que les belles tragédies ne nous donnent une volupté plus grande que celle qui vient du comique, Gélaste ne le niera pas lui-même s'il y veut faire réflexion.

Il faudrait, repartit froidement Gélaste, condamner à une très grosse amende ceux qui font ces tragédies dont vous nous parlez. Vous allez là pour vous réjouir, et vous y trouvez un homme qui pleure auprès d'un autre homme, et cet autre auprès d'un autre, et tous ensemble avec la comédienne qui représente Andromaque, et la comédienne avec le poète : c'est une chaîne de gens qui pleurent, comme dit votre Platon. Est-ce ainsi que l'on doit contenter ceux qui vont là pour se réjouir ? Ne dites point qu'ils y vont pour se réjouir, reprit Ariste ; dites qu'ils y vont pour se divertir. Or je vous soutiens, avec le même Platon, qu'il n'y a divertissement égal à la tragédie, ni qui mène plus les esprits où il plaît au poëte. Le mot dont se sert Platon fait que je me figure le même poète se rendant maître de tout un peuple, et faisant aller les âmes comme des troupeaux, et comme s'il avait en ses mains la baguette du Dieu Mercure. Je vous soutiens, dis-je, que les maux d'autrui nous divertissent ; c'est-à-dire qu'ils nous attachent l'esprit.

Ils peuvent attacher le vôtre agréablement, poursuivit Gélaste, mais non pas le mien. En vérité je vous trouve de mauvais goût. Il vous suffit que l'on vous attache l'esprit ; que ce soit avec des charmes agréables ou non, avec les serpents de Tisiphone, il ne vous importe. Quand vous me feriez passer l'effet de la tragédie pour une espèce d'enchantement, cela ferait-il que l'effet de la comédie n'en fût un aussi. Ces deux choses étant égales, serez-vous si fou que de préférer la première à l'autre ?

- Mais vous-même, reprit Ariste, osez-vous mettre en comparaison le plaisir du rire avec la pitié ; la pitié, qui est un ravissement, une extase ? Et comment ne le serait-elle pas, si les larmes que nous versons pour nos propres maux sont, au sentiment d'Homère, non pas tout à fait au mien, si les larmes, dis-je, sont, au sentiment de ce divin poète, une espèce de volupté ? Car en cet endroit où il fait pleurer Achille et Priam, l'un du souvenir de Patrocle, l'autre de la mort du dernier de ses enfants, il dit qu'ils se soûlent de ce plaisir ; il les fait jouir du pleurer comme si c'était quelque chose de délicieux.

- Le Ciel vous veuille envoyer beaucoup de jouissances pareilles ! reprit Gélaste ; je n'en serai nullement jaloux. Ces extases de la pitié n'accommodent pas un homme de mon humeur. Le rire a pour moi quelque chose de plus vif et de plus sensible : enfin le rire me rit davantage. Toute la nature est en cela de mon avis. Allez-vous-en à la cour de Cythérée, vous y trouverez des Ris, et jamais de Pleurs.

- Nous voici déjà retombés, dit Ariste, dans ces raisons qui n'ont aucune solidité : vous êtes le plus frivole défenseur de la comédie que j'aie vu depuis longtemps.

- Et nous voici retombés dans le platonisme, répliqua Gélaste : demeurons-y donc, puisque cela vous plaît tant. Je m'en vais vous dire quelque chose d'essentiel contre le pleurer, et veux vous convaincre par ce même endroit d'Homère dont vous avez fait votre capital. Quand Achille a pleuré son soûl (par parenthèse, je crois qu'Achille ne riait pas de moins bon courage ; tout ce que font les héros, ils le font dans le suprême degré de perfection) ; lorsqu'Achille, dis-je, s'est rassasié de ce beau plaisir de verser des larmes, il dit à Priam : Vieillard, tu es misérable : telle est la condition des mortels, ils passent leur vie dans les pleurs. Les Dieux seuls sont exempts de mal, et vivent là-haut à leur aise, sans rien souffrir. Que répondrez-vous à cela ? - Je répondrai, dit Ariste, que les mortels sont mortels quand ils pleurent de leurs douleurs ; mais quand ils pleurent des douleurs d'autrui, ce sont proprement des Dieux.

-Les Dieux ne pleurent ni d'une façon ni d'une autre, reprit Gélaste : pour le rire, c'est leur partage. Qu'il ne soit ainsi : Homère dit en un autre endroit que quand les bienheureux Immortels virent Vulcain qui boitait dans leur maison, il leur prit un rire inextinguible. Par ce mot d'inextinguible vous voyez qu'on ne peut trop rire ni trop longtemps ; par celui de bienheureux, que la béatitude consiste au rire.

- Par ces deux mots que vous dites, reprit Ariste, je vois qu'Homère a failli, et ne vois rien autre chose. Platon l'en reprend dans son troisième de la République. Il le blâme de donner aux Dieux un rire démesuré, et qui serait même indigne de personnes tant soit peu considérables.

- Pourquoi voulez-vous qu'Homère ait plutôt failli que Platon ? répliqua Gélaste. Mais laissons les autorités, et n'écoutons que la raison seule. Nous n'avons qu'à examiner sans prévention la comédie et la tragédie. Il arrive assez souvent que cette dernière ne nous touche point : car le bien ou le mal d'autrui ne nous touche que par rapport à nous-mêmes, et en tant que nous croyons que pareille chose nous peut arriver, l'amour-propre faisant sans cesse que l'on tourne les yeux sur soi. Or comme la tragédie ne nous représente que des aventures extraordinaires, et qui vraisemblablement ne nous arriveront jamais, nous n'y prenons point de part, et nous sommes froids, à moins que l'ouvrage ne soit excellent, que le poète ne nous transforme, que nous ne devenions d'autres hommes par son adresse, et ne nous mettions en la place de quelque roi. Alors j'avoue que la tragédie nous touche, mais de crainte, mais de colère, mais de mouvements funestes, qui nous renvoient au logis pleins des choses que nous avons vues, et incapables de tout plaisir. La comédie, n'employant que des aventures ordinaires et qui peuvent nous arriver, nous touche toujours, plus ou moins, selon son degré de perfection. Quand elle est fort bonne, elle nous fait rire. La tragédie nous attache, si vous voulez ; mais la comédie nous amuse agréablement, et mène les âmes aux Champs-Elysées, au lieu que vous les menez dans la demeure des malheureux. Pour preuve infaillible de ce que j'avance, prenez garde que, pour effacer les impressions que la tragédie avait faites en nous, on lui fait souvent succéder un divertissement comique ; mais de celui-ci à l'autre il n'y a point de retour : ce qui vous fait voir que le suprême degré du plaisir, après quoi il n'y a plus rien, c'est la comédie. Quand on vous la donne, vous vous en retournez content et de belle humeur : quand on ne vous la donne pas, vous vous en retournez chagrin et rempli de noires idées. C'est ce qu'il y a à gagner avec les Oreste et les Oedipe, tristes fantômes qu'a évoqués le poète magicien dont vous nous avez parlé tantôt. Encore serions-nous heureux s'ils excitaient le terrible toutes les fois que l'on nous les fait paraître ; cela vaut mieux que de s'ennuyer : mais où sont les habiles poètes qui nous dépeignent ces choses au vif ? Je ne veux pas dire que le dernier soit mort avec Euripide ou avec Sophocle ; je dis seulement qu'il n'y en a guère. La difficulté n'est pas si grande dans le comique ; il est plus assuré de nous toucher, en ce que ses incidents sont d'une telle nature que nous nous les appliquons à nous-mêmes plus aisément.

- Cette fois-là, dit Ariste, voilà des raisons solides et qui méritent qu'on y réponde ; il faut y tâcher. Le même ennui qui nous fait languir pendant une tragédie où nous ne trouvons que de médiocres beautés est commun à la comédie et à tous les ouvrages de l'esprit, particulièrement aux vers : je vous le prouverais aisément si c'était la question ; mais ne s'agissant que de comparer deux choses également bonnes, chacune selon son genre, et la tragédie, à ce que vous dites vous-même, devant l'être souverainement, nous ne devons considérer la comédie que dans un pareil degré. En ce degré donc vous dites qu'on peut passer de la tragédie à la comédie ; et de celle-ci à l'autre, jamais. Je vous le confesse ; mais je ne tombe pas d'accord de vos conséquences ni de la raison que vous apportez. Celle qui me semble la meilleure est que dans la tragédie nous faisons une grande contention d'âme ; ainsi on nous représente ensuite quelque chose qui délasse notre coeur et nous remet en l'état où nous étions avant le spectacle afin que nous en puissions sortir ainsi que d'un songe. Par votre propre raisonnement vous voyez déjà que la comédie touche beaucoup moins que la tragédie. Il reste à prouver que cette dernière est beaucoup plus agréable que l'autre. Mais auparavant, de crainte que la mémoire ne m'en échappe, je vous dirai qu'il s'en faut bien que la tragédie nous renvoie chagrins et mal satisfaits, la comédie tout à fait contents et de belle humeur : car si nous apportons à la tragédie quelque sujet de tristesse qui nous soit propre, la compassion en détourne l'effet ailleurs, et nous sommes heureux de répandre pour les maux d'autrui les larmes que nous gardions pour les nôtres. La comédie, au contraire, nous faisant laisser notre mélancolie à la porte, nous la rend lorsque nous sortons. Il ne s'agit donc que du temps que nous employons au spectacle, et que nous ne saurions mieux employer qu'à la pitié. Premièrement, niez-vous qu'elle soit plus noble que le rire ?

- Il y a si longtemps que nous disputons, repartit Gélaste, que je ne vous veux plus rien nier.

Et moi je vous veux prouver quelque chose, reprit Ariste : je vous veux prouver que la pitié est le mouvement le plus agréable de tous. Votre erreur provient de ce que vous confondez ce mouvement avec la douleur. Je crains celle-ci encore plus que vous ne faites : quant à l'autre, c'est un plaisir, et très grand plaisir. En voici quelques raisons nécessaires, et qui vous prouveront par conséquent que la chose est telle que je vous dis. La pitié est un mouvement charitable et généreux, une tendresse de coeur dont tout le monde se sait bon gré. Y a-t-il quelqu'un qui veuille passer pour un homme dur et impénétrable à ses traits ? Or, qu'on ne fasse les choses louables avec un très grand plaisir, je m'en rapporte à la satisfaction intérieure des gens de bien ; je m'en rapporte à vous-même, et vous demande si c'est une chose louable que de rire. Assurément ce n'en est pas une, non plus que de boire et de manger, ou de prendre quelque plaisir qui ne regarde que notre intérêt. Voilà donc déjà un plaisir qui se rencontre en la tragédie, et qui ne se rencontre pas en la comédie. Je vous en puis alléguer beaucoup d'autres. Le principal, à mon sens, c'est que nous nous mettons au-dessus des rois par la pitié que nous avons d'eux, et devenons dieux à leur égard, contemplant d'un lieu tranquille leurs embarras, leurs afflictions, leurs malheurs ; ni plus ni moins que les dieux considèrent de l'Olympe les misérables mortels. La tragédie a encore cela au-dessus de la comédie, que le style dont elle se sert est sublime ; et les beautés du sublime, si nous en croyons Longin et la vérité, sont bien plus grandes et ont tout un autre effet que celles du médiocre. Elles enlèvent l'âme, et se font sentir à tout le monde avec la soudaineté des éclairs. Les traits comiques, tout beaux qu'ils sont, n'ont ni la douceur de ce charme ni sa puissance. Il est de ceci comme d'une beauté excellente, et d'une autre qui a des grâces : celle-ci plaît, mais l'autre ravit. Voilà proprement la différence que l'on doit mettre entre la pitié et le rire. Je vous apporterais plus de raisons que vous n'en souhaiteriez, s'il n'était temps de terminer la dispute. Nous sommes venus pour écouter Polyphile ; c'est lui cependant qui nous écoute avec beaucoup de silence et d'attention, comme vous voyez.

- Je veux bien ne pas répliquer, dit Gélaste, et avoir cette complaisance pour lui : mais ce sera à condition que vous ne prétendrez pas m'avoir convaincu ; sinon continuons la dispute.

- Vous ne me ferez point en cela de tort, reprit Polyphile, mais vous en ferez peut-être à Acante, qui meurt d'envie de vous faire remarquer les merveilles de ce jardin.

Acante ne s'en défendit pas trop. Il répondit toutefois à l'honnêteté de Polyphile ; mais en même temps il ne laissa pas de s'écarter. Ses trois amis le suivirent. Ils s'arrêtèrent longtemps à l'endroit qu'on appelle le fer-à-cheval, ne se pouvant lasser d'admirer cette longue suite de beautés toutes différentes qu'on découvre du haut des rampes.

Là, dans des chars dorés, le prince avec sa cour
Va goûter la fraîcheur sur le déclin du jour.
L'un et l'autre Soleil, unique en son espèce,
Etale aux regardants sa pompe et sa richesse.
Phébus brille à l'envi du monarque françois ;
On ne sait bien souvent à qui donner sa voix :
Tous deux sont pleins d'éclat et rayonnants de gloire.
Ah ! si j'étais aidé des filles de mémoire,
De quels traits j'ornerais cette comparaison !
Versailles, ce serait le palais d'Apollon :
Les Belles de la cour passeraient pour les Heures.
Mais peignons seulement ces charmantes demeures.
En face d'un parterre au palais opposé
Est un amphithéâtre en rampes divisé :
La descente en est douce, et presque imperceptible ;
Elles vont vers leur fin d'une pente insensible.
D'arbrisseaux toujours verts les bords en sont ornés.
Le myrte, par qui sont les amants couronnés,
Y range son feuillage en globe, en pyramide ;
Tel jadis le taillaient les ministres d'Armide :
Au haut de chaque rampe un sphinx aux larges flancs
Se laisse entortiller de fleurs par des enfants.
Il se joue avec eux, leur rit à sa manière.
Et ne se souvient plus de son humeur si fière.
Au bas de ce degré Latone et ses jumeaux
De gens durs et grossiers font de vils animaux,
Les changent avec l'eau que sur eux ils répandent.
Déjà les doigts de l'un en nageoires s'étendent ;
L'autre en le regardant est métamorphosé :
De l'insecte et de l'homme un autre est composé :
Son épouse le plaint d'une voix de grenouille ;
Le corps est femme encor. Tel lui-même se mouille,
Se lave, et plus il croit effacer tous ses traits,
Plus l'onde contribue à les rendre parfaits.
La scène est un bassin d'une vaste étendue.
Sur les bords cette engeance insecte devenue
Tâche de lancer l'eau contre les déités.
A l'entour de ce lieu, pour comble de beautés,
Une troupe immobile et sans pieds se repose,
Nymphes, Héros, et Dieux de la métamorphose,
Termes, de qui le sort semblerait ennuyeux
S'ils n'étaient enchantés par l'aspect de ces lieux.
Deux parterres ensuite entretiennent la vue.
Tous deux ont leurs fleurons d'herbe tendre et menue ;
Tous deux ont un bassin qui lance ses trésors,
Dans le centre en aigrette, en arcs le long des bords.
L'onde sort du gosier de différents reptiles.
Là sifflent les lézards, germains des crocodiles ;
Et là mainte tortue apportant sa maison
Allonge en vain le cou pour sortir de prison.
Enfin par une allée aussi large que belle
On descend vers deux mers d'une forme nouvelle.
L'une est un rond à pans, l'autre est un long canal.
Miroirs où l'on n'a point épargné le crystal.
Au milieu du premier, Phébus sortant de l'onde
A quitté de Thétis la demeure profonde.
En rayons infinis l'eau sort de son flambeau :
On voit presque en vapeur se résoudre cette eau.
Telle la chaux exhale une blanche fumée.
D'atomes de crystal une nue est formée :
Et lorsque le Soleil se trouve vis-à-vis,
Son éclat l'enrichit des couleurs de l'Iris.
Les coursiers de ce dieu commençant leur carrière
A peine ont hors de l'eau la croupe toute entière :
Cependant on les voit impatients du frein ;
Ils forment la rosée en secouant leur crin.
Phébus quitte à regret ces humides demeures :
Il se plaint à Thétis de la hâte des Heures.
Elles poussent son char par leurs mains préparé,
Et disent que le Somme en sa grotte est rentré.
Cette figure à pans d'une place est suivie.
Mainte allée en étoile à son centre aboutie
Mené aux extrémités de ce vaste pourpris.
De tant d'objets divers les regards sont surpris.
Par sentiers alignés l'oeil va de part et d'autre :
Tout chemin est allée aux royaumes du Nostre.
Muses, n'oublions pas à parler du canal :
Cherchons des mots choisis pour peindre son crystal :
Qu'il soit pur, transparent, que cette onde argentée
Loge en son moite sein la blanche Galathée.
Jamais on n'a trouvé ses rives sans Zéphyrs.
Flore s'y rafraîchit au vent de leurs soupirs.
Les Nymphes d'alentour souvent dans les nuits sombres
S'y vont baigner en troupe à la faveur des ombres.
Les lieux que j'ai dépeints, le canal, le rond-d'eau,
Parterres d'un dessein agréable et nouveau,
Amphithéâtres, jets, tous au palais répondent,
Sans que de tant d'objets les beautés se confondent.
Heureux ceux de qui l'art a ces traits inventés !
On ne connaissait point autrefois ces beautés.
Tous parcs étaient vergers du temps de nos ancêtres ;
Tous vergers sont faits parcs : le savoir de ces maîtres
Change en jardins royaux ceux des simples bourgeois,
Comme en jardins de Dieux il change ceux des rois.
Que ce qu'ils ont planté dure mille ans encore :
Tant qu'on aura des yeux, tant qu'on chérira Flore,
Les Nymphes des jardins loueront incessamment
Cet art qui les savait loger si richement.

Polyphile et ensuite ses trois amis prirent là-dessus occasion de parler de l'intelligence qui est l'âme de ces merveilles, et qui fait agir tant de mains savantes pour la satisfaction du monarque. Je ne rapporterai point les louantes qu'on lui donna ; elles furent grandes, et par conséquent ne lui plairaient pas. Les qualités sur lesquelles nos quatre amis s'étendirent furent sa fidélité et son zèle. On remarqua que c'est un génie qui s'applique à tout, et ne se relâche jamais. Ses principaux soins sont de travailler pour la grandeur de son maître ; mais il ne croit pas que le reste soit indigne de l'occuper. Rien de ce qui regarde Jupiter n'est au-dessous des ministres de sa puissance.

Nos quatre amis, étant convenus de toutes ces choses, allèrent ensuite voir le salon et la galerie qui sont demeurés debout après la fête qui a été tant vantée. Ou a jugé à propos de les conserver, afin d'en bâtir de plus durables sur le modèle. Tout le monde a oui parler des merveilles de cette fête, des palais devenus jardins et des jardins devenus palais, de la soudaineté avec laquelle on a créé, s'il faut ainsi dire, ces choses, et qui rendra les enchantements croyables à l'avenir. Il n'y a point de peuple en l'Europe que la Renommée n'ait entretenu de la magnificence de ce spectacle. Quelques personnes en ont fait la description avec beaucoup d'élégance et d'exactitude ; c'est pourquoi je ne m'arrêterai point en cet endroit : je dirai seulement que nos quatre amis s'assirent sur le gazon qui borde un ruisseau, ou plutôt une goulette, dont cette galerie est ornée. Les feuillages qui la couvraient étant déjà secs et rompus en beaucoup d'endroits, laissaient entrer assez de lumière pour faire que Polyphile lût aisément : il commença donc de cette sorte le récit des malheurs de son héroïne.


Suite de l'histoire des Amours de Psyché et Cupidon