Acte III

Acte IIActe IV

Scène 1
DEUXIS, SYLLAR, PYRAME

Deuxis
Syllar, je suis troublé d'un funeste présage,
Un glaçon de frayeur m'étreint tout le courage,
Pensant à tel dessein je me remets aux yeux
Les justes jugements des hommes et des Dieux.

Syllar
Quoi ! tu manques de coeur !

Deuxis
          Je sens, de la contrainte
En ce que j'entreprends, et non pas de la crainte.

Syllar
Je connais ton courage, et c'est la cause aussi
Qui fait que je t'emploie en cette affaire ici.

Deuxis
Il est beau de tenter une mort légitime
Pour quelque grand exploit et qui se fait sans crime ;
On appelle courage un esprit généreux
Qui n'est point inhumain comme il n'est point peureux
Qui meurt sur une brèche, et dont les funérailles
Se font chez l'ennemi sous un bris de murailles ;
Le trépas est louable ou ignominieux,
Selon que le sujet est lâche ou glorieux ;
Mais pense à quelle fin nous avons pris l'épée,
A quel exploit sera notre main occupée !
Quoi ! sans être offensés nous nous voulons venger !
Quand on n'a point de haine on n'en saurait forger.

Syllar
Notre commission donne toute licence.

Deuxis
On ne peut sans remords s'en prendre à l'innocence ;
Il ne nous a rien fait, nous le voulons tuer.

Syllar
La volonté du Roi se doit effectuer.

Deuxis
Si quelque excès léger contentait sa colère,
Je crois que justement on lui pourrait complaire ;
Mais en un fait semblable, en une trahison,
Chacun le peut dédire avec trop de raison.

Syllar
En dédisant son Roi, quelque juste apparence
Que puisse prendre un peuple, il commet une offense ;
Comme les Dieux au Ciel, sur la terre les Rois
Etablissent aussi des souveraines lois ;
Ils partagent égaux ce que le monde enserre :
Les Dieux sont Rois du Ciel, les Rois Dieux de la terre ;
Jupiter d'un clin d'oeil fait les astres mouvoir,
Et nos Princes sur nous ont le même pouvoir ;
A la grandeur des Dieux leur grandeur se figure,
Comme au vouloir des Dieux leur vouloir se mesure.

Deuxis
Il leur faut obéir si leur commandement
Imite ceux des Dieux qui font tout justement.

Syllar
Enquérir leur secret tient trop du téméraire ;
C'est aux Rois à le dire, et à nous à le faire ;
S'il a mal commandé, l'homicide commis
Tombera sur sa tête, et nous sera remis :
Le devoir ignorant rend une âme innocente.

Deuxis
Mais connaissant le mal, il faut qu'elle y consente.
Un devoir ignorant ? Eh quoi, ne vois-tu pas
Qu'on brasse à l'innocent un perfide trépas,
Que l'Enfer un pareil n'en saurait faire naître ?

Syllar
Sache qu'un serviteur doit obéir au maître.
Considérant de près et l'honneur et le droit,
Tout le monde sans doute ici nous reprendroit ;
Mais nous sommes forcés, le Prince le fait faire ;
Il lui faut obéir, c'est un point nécessaire.

Deuxis
Et pourquoi nécessaire ? Il vaut mieux encourir
Sa disgrâce éternelle.

Syllar
          Il vaut donc mieux mourir ?

Deuxis
J'aimerais mieux la mort qu'une honteuse vie
De remords criminels incessamment suivie.
Quand le chien des Enfers avecque ses abois
Vient troubler les vivants, ils sont morts mille fois ;
Mais mourant pour l'honneur, on court par les brisées
D'un bienheureux repos dans les Champs Elysées ;
Les esprits, dépêtrés des vicieux discords
Qu'ils ont avec nos sens, joyeux quittent nos corps.

Syllar
Quelque si doux accueil que Mercure prépare,
Crois qu'un homme se trouble alors qu'il se sépare,
Que les corps trépassés, d'une pierre couverts,
Changent les os en poudre et la charogne en vers,
Que les esprits errants par les rives funèbres
D'un Cocyte inconnu ne sont plus que ténèbres.
Qu'on soit bien dans ce règne où Pluton tient sa Cour,
C'est un compte ; il n'est rien de si beau que le jour.
Le moindre chien vivant vaut mieux que cent cohortes
De tigres, de lions ou de panthères mortes.
Bien que pauvre sujet je préfère mon sort
A celui-là d'un Prince ou d'un Monarque mort.
Crois-moi, suis mon conseil, ne donnons point nos têtes
Pour préserver autrui ; ne soyons pas si bêtes.

Deuxis
Mourrions-nous pour cela ?

Syllar
          Crois-tu vivre un moment
Après t'être moqué de son commandement ?

Deuxis
Mais le Roi craint-il point la justice plus haute ?
En nous faisant mourir il découvre sa faute ;
Nos têtes ne sauraient venir sur l'échafaud
Sans y faire montrer son criminel défaut.

Syllar
Pour nous exterminer quand ils en ont envie,
Les Rois ont cent moyens pour nous ôter la vie ;
Nos jours sont dans leurs mains, ils les peuvent finir,
Ils peuvent le plus juste innocemment punir ;
Quelque tort que ce soit quand un Roi nous accuse,
Sa grande autorité ne manque point d'excuse ;
Contre le Prince, aux droits il ne se faut fier :
Le prétexte plus faux le peut justifier.
Outre qu'au Souverain la perte de deux hommes
Ne se doit reprocher de deux tels que nous sommes ;
Plusieurs qui ne sont point ainsi religieux
Et qu'un si grand secret rendrait trop glorieux,
Ces mouvements du Roi ne craindront pas de suivre.
Après cela crois-tu qu'il nous souffrît de vivre ?
Nous ne saurions fuir de son bras irrité
L'injure d'un supplice à demi mérité.

Deuxis
Il faut donc se bannir, et bien loin, d'un Empire
A tous les gens de bien le moins sûr et le pire.

Syllar
Voyageant l'univers de l'un à l'autre bout,
Nous ne saurions fuir : les Rois courent partout ;
Ils ont de longues mains qui partout ce bas monde,
Sans se mouvoir d'un lieu, touchent la terre et l'onde.

Deuxis
Tu dis vrai, ta raison me rend ores confus.

Syllar
Coupables vers le Roi de ce couard refus,
C'est fait de nous aussi ; faisant ce qu'il commande,
Sans doute après cela notre fortune est grande ;
Ces royales faveurs nos esprits soûleront
Et dans nos cabinets des flots d'or couleront.

Deuxis
L'or, ce métal sorcier, corrompt tout par ses charmes;
Devant lui prosterné, l'honneur met bas les armes ;
Il n'est si fort rempart de justice ou de foi
Qu'il ne brise ; il ne craint ni piété ni loi.
L'or peut tout, même alors que son appas s'adresse
A des hommes vaillants que la misère presse,
Comme moi, malheureux, que l'horreur de la faim
Contraint à désirer ce détestable gain.
Monstre de pauvreté, ta dent est plus funeste
Que le feu plus cuisant et la plus forte peste;
Le meurtrier que la peur bourrelle incessamment
Au prix de tes forçats est puni doucement ;
Dans les plus grands remords des faits les plus infâmes,
Savoir qu'on a du bien console fort les âmes ;
L'argent purge le crime et nous guérit de tout.

Syllar
A la fin tout va bien, je vois qu'il se résout.

Deuxis
Le sort en est jeté : mon âme est exposée
A ce qu'il te plaira ; je vois l'affaire aisée.

Syllar
Il ne faut seulement que le guetter ici.

Deuxis
Le voilà, ce me semble.

Syllar
          Il me le semble aussi.

Deuxis
Donnons en même temps.

Pyrame
          On ne me peut surprendre !
Assassins vous saurez si je me sais défendre ;
Bien que seul contre deux je vous ferai sentir
Qu'on ne se prend à moi qu'avec du repentir.

Deuxis
O Dieux ! je suis blessé.

Pyrame
          Si ta main n'est meilleure,
Ce lâche et traître sang tu vomiras sur l'heure :
Ton sort comme le sien pend au bout de ce fer.

Syllar
Fuyons, je crois que c'est un fantôme d'Enfer.

Deuxis
O Dieux ! que je fais bien ici l'expérience
Qu'il ne faut rien tenter contre sa conscience.

Pyrame
Conscience ! Voleur, je crois que le remords
Ne te presse qu'en tant que tu vas voir les morts,
Que tu sens la frayeur d'une peine éternelle
Recueillir en mourant ton âme criminelle.

Deuxis
Ah ! si vous me laissiez un peu la liberté
De vous parler avant que perdre la clarté.

Pyrame
Que me saurais tu dire ?

Deuxis
          Une chose sans doute
Qui vous pourrait servir.

Pyrame
          Il faut que je l'écoute.
Qu'est-ce ?

Deuxis
          Ce qu'on pourrait à peine deviner.
Le Roi nous a contraints de vous assassiner.

Pyrame
O Ciel ! que m'as-tu dit ! mais faut-il croire un traître ?

Deuxis
Je vous dis ce qui est.

Pyrame
          Mais ce qui ne peut être.
Dieux ! tout mon sang se trouble ; il est vrai que le Roi
Aime, à ce qu'on m'a dit, en même lieu que moi.
Hélas ! je suis perdu, mon mal est sans remède ;
Contre mon Roi quel Dieu puis-je trouver qui m'aide ?

Deuxis
Voyez de vous conduire en cela sagement ;
Maintenant je trépasse avec allégement.

Pyrame
L'enfer te soit propice, et sa nuit malheureuse
Pour un si bon remords te soit moins rigoureuse.
Au reste, il faut fuir, c'est le meilleur conseil,
Sans faire plus ici ni repos, ni sommeil.
Quand le courroux des Rois fait éclater leurs âmes,
C'est pis dix mille fois que torrents et que flammes.
Il faut s'ôter delà, mais de nécessité.
Thisbé, vous m'en avez souvent sollicité,
Vous m'avez dit cent fois que vous seriez heureuse
De suivre loin d'ici ma fortune amoureuse,
Que vous craigniez ce Prince, et que de son amour
Quelque malheur au nôtre arriverait un jour.
Il y faudra pourvoir et si l'humeur hardie
De ce courage ardent ne s'est pas refroidie,
Nous nous affranchirons de ses cruelles lois,
Et nous n'aurons que nous de parents ni de Rois.

Scène 2
LE ROI, MESSAGER, SYLLAR

Le Roi
A cet affront le sang au visage me monte ;
Que ma condition souffre aujourd'hui de honte,
Sachant que de ma part tu lui voulais parler !

Messager
En vain cent fois le jour vous m'y feriez aller.

Le Roi
Que Thisbé n'a point fait semblant de te connaître ?

Messager
Sire, tout aussitôt qu'elle m'a vu paraître,
Détournant ses regards, surprise à l'impourvu,
Ainsi qu'elle aurait fait d'un serpent qu'elle eût vu,
Elle s'est engagée en une compagnie
A faire des discours d'une suite infinie
Jusqu'à tant qu'elle a pu se dérober de moi.

Le Roi
Traiter si rudement la passion d'un Roi !
Faut-il que nous ayons, fils des Dieux que nous sommes,
Le sentiment semblable au vulgaire des hommes ?
Ingrate ! si faut-il que je te mette un jour
Dans le choix d'éprouver ma haine ou mon amour.
Tu sauras que je règne et que la tyrannie
Me peut bien accorder ce que l'Amour me nie.
Ce beau fils dépêché, si ton coeur ne démord,
Tu te pourras bien voir sa compagne à la mort.
Mais voici de retour mon fidèle ministre ;
Je lis dessus son front quelque rapport sinistre ;
Il craint de m'aborder. Parle et lève les yeux.

Syllar
L'affaire va très mal.

Le Roi
          Je n'attendais pas mieux.

Syllar
Mon compagnon est mort, et moi, couvert de plaies,
Vous viens faire rapport de ces nouvelles vraies.
Nous avions à peu près l'ouvrage exécuté
Que le peuple en fureur dessus nous s'est jeté,
Et d'armes et de cris une croissante suite
A peine m'a donné le loisir de la fuite.

Le Roi
C'est trop, je vois qu'Amour se moque de mes voeux,
Que le Ciel par dessein défend ce que je veux ;
Je suis au désespoir, mon âme est trop gênée ;
J'ai gardé dans le sein la mort toute une année,
Mes malheurs vont sans fin l'un l'autre se suivant ;
La saison de l'hiver n'a jamais tant de vents,
Jamais tant de frimas, ni de froid, ni de grêle,
Qu'il ne fasse en trois mois quelque beau jour pour elle ;
Jamais vieillard caduc ne s'est si mal porté
9u'il n'ait eu dans l'année quelque heure de santé ;
Eole quelquefois tient tous les vents en bride
Et fait voir aux nochers le front des eaux sans ride,
Et l'astre le plus fier et plus malin des Cieux
Jamais de mon destin n'a détourné ses yeux.
Ce traître me donna le sceptre et le courage,
Pour me donner les maux avecque plus d'outrage.
Mais je me plains en vain, le Ciel n'a point de tort :
Tout homme de courage est maître de son sort ;
Il range la Fortune à son obéissance,
Son devoir ne connaît de loi que sa puissance,
Même quand c'est un Roi qui n'a d'autre devoir
Que de jouir des droits d'un souverain pouvoir.
Non, non, mon jugement n'est plus sur la balance.
Syllar, tous mes conseils vont à la violence.
Retente une autre fois encor tout le dessein,
Va dans son lit lui mettre un poignard dans le sein,
Dis que c'est de ma part, fais-toi donner main forte
Pour forcer la maison ; dis que c'est moi, n'importe ;
Controuve quelque crime afin de l'accuser :
En mon nom tu pourras tout dire et tout oser.

Syllar
Que la fureur des Rois est une chose étrange !
Ils veulent que le Ciel à leur humeur se range,
Que tout leur fasse joug. En ce cruel désir
S'il se servait d'un autre il me ferait plaisir.


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