Ainsi la fatale machine
Vers notre ville s'achemine,
Et s'approche marchant pian pian,
D'où l'on avait mis bas un pan
De nos grands murs bâtis de brique
Qui faisaient aux béliers la nique
O notre ville ! ô nos maisons !
O bons Troyens, plus sots qu'oisons !
Vous êtes pris à la pipée,
Et les Grecs, sans tirer l'épée,
Se firent maîtres de nous tous :
Mais ne vous en prenez qu'à vous.
Vous fîtes vous-mêmes la brèche
A grands coups de pic et de bêche,
Par laquelle vos ennemis
Furent dans votre ville admis.
Enfin donc dans la ville il entre,
Le maudit roussin au grand ventre,
Farci de Grecs, dont les meilleurs
Etaient pour le moins des voleurs.
Nous eûmes si peu de cervelle
Qu'on le mit dans la citadelle
Comme on l'y traînait, il broncha,
Et prêt à trébucher pencha.
Un fracas, comme de ferrailles,
Se fit ouïr dans ses entrailles,
Dont se crurent tous fricassés
Les Grecs l'un sur l'autre entassés.
Ceux qui le traînaient l'entendirent,
Mais non plus de cas ils n'en firent
Que si l'on n'eût rien entendu,
Tant ils avaient le sens perdu.
Là-dessus la sage Cassandre,
Qu'à peine l'on voulut entendre,
Dit pis que pendre du cheval.
Priam lui dit : « Vous parlez mal ».
La pauvrette s'afflige et crie,
Se jette à ses pieds et le prie ;
Elle ne fit que le fâcher.
Il lui dit : « Allez vous coucher !
Vous avez du vin dans la tête,
Et n'êtes qu'une trouble-fête ».
Elle, se voyant sans crédit,
Et que de ce qu'elle avait dit
Les Troyens ne faisaient que rire,
S'en retourna sans plus rien dire.[...]
Enfilant une grande rue,
Notre brigade fut accrue
D'Hypanis, Dymas, Rypheus,
Et du bon vieillard Iphitus.
Chorébus aussi s'y vint rendre ;
Il était féru de Cassandre,
Et pour elle d'amour charmé,
Il avait fait maint bout-rimé.
S'il eût oui sa prophétie,
Sa flamme eût été ralentie,
Et s'il eût été bien sensé,
Il ne se fût pas tant pressé
De venir faire des fleurettes.
Je crois que de ses amourettes
Il s'est depuis bien repenti,
Et que si l'on l'eût averti
Qu'en venant faire le bon gendre
Et les doux yeux à sa Cassandre,
On eût dû lui casser le cou,
Il n'eût jamais été si fou
Que de venir parler de noce,
En un pays de plaie et bosse,
Au bon seigneur messer Priam.
Mais qui n'est pas sage à son dam ! [...]
Cependant la pauvre Cassandre,
Que les Grecs venaient de surprendre
Dans le saint temple de Pallas,
Emplissait l'air de ses hélas.
Ces Grecs, les plus méchants du monde,
La traînaient par sa tresse blonde.
Elle levait au ciel les yeux,
Les yeux, car ces malgracieux
D'un gros cordon de chenevière
Avaient garrotté par derrière
De plusieurs noeuds ses pauvres bras,
Si beaux, si blancs, si gros, si gras !
Cet objet triste et lamentable
Fut à Chorèbe insupportable :
Il ne put voir ainsi traîner
Sa maîtresse sans dégainer.
Sur les ennemis il se darde,
Qui ne s'en donnent pas de garde,
Et sans leur demander congé,
Chamaille comme un enragé.
Tout de même qu'il fit, nous fîmes,
Les attaquâmes, les battîmes ;
Ils furent bientôt déconfits
Par les grands exploits que je fis.
Je coupai plus de cent oreilles.
Chacun de sa part fit merveilles,
Si bien que, voulussent ou non,
Sur les soldats d'Agamemnon
Nous regagnâmes la captive,
Tremblante et plus morte que vive.
Mais par un coup d'adversité
Ce beau fait d'armes fut gâté :
Au haut du temple, dont les portes,
Pour être massives et fortes,
Avaient aux Grégeois résisté,
Un grand nombre s'était jeté
Des pauvres citoyens de Troie.
Là, pensant garder notre proie,
Nous nous sentîmes d'eux chargés
Déçus par nos harnais changés.
Ils nous versèrent sur les membres
Plusieurs bassins et pots de chambres,
Item, pierres, bâtons, cailloux,
Et nous accablèrent de coups.
Ainsi notre ruse de guerre
Nous attira ce grand tonnerre.
Mais certes jamais un guignon
N'arrive sans son compagnon :
Les Grecs, nonobstant nos panaches,
Connurent nos brutes moustaches,
Et qu'assurément nous étions
Autres que nous ne paraissions.
Et, de vrai, notre procédure
Pour les Grecs était un peu dure,
Et, n'ayant pas fait seulement
Le moindre chétif compliment
En enlevant dame Cassandre,
Il était aisé de comprendre
Que nous nous étions ainsi mis
Les armes de nos ennemis
Pour quelque entreprise notable.
Cela fut trouvé vraisemblable,
Et, pour éviter tout danger,
On eut ordre de nous charger ;
Outre que la dame enlevée,
Par quelques-uns des Grecs trouvée
Belle à faire courir les champs,
Les rendait encor plus méchants.
Les voilà dessus nous qui fondent,
Nous les oyons venir qui grondent :
D'un côté vient le grand Ajax,
Fier comme le milord Fairfax ;
De l'autre côté les Atrides
Et les Dolopes homicides.
Nous frappons sur eux, eux sur nous,
Nous nous entr'assommons de coups.[...]
Après ces grands discours tenus,
Tout ainsi qu'ils étaient venus,
Les dieux tutélaires sortirent.
Certes mes sens ne se méprirent,
Car je ne dormais pas alors ;
Je les vis des yeux de mon corps,
Et reconnus bien leurs visages,
Et leurs chefs couverts de bandages.
Certes à cette vision
Je sentis grande émotion :
Les poils de mon chef se dressèrent
Et mes pores sueur pissèrent ;
Je devins froid comme un glaçon.
Vêtu d'un simple caleçon,
Je fis une courte prière,
Car longue oraison ne vaut guère,
Et par forme d'oblation
Je fis suffumigation.
Cela fait, et de bonne sorte,
J'allai faire bruit à la porte
De mon père Anchise endormi,
Qui m'ouvrit, grondant à demi.
Je lui contai toute l'affaire ;
Lors l'équivoque devint claire,
Et dans nos aïeux ambigus
Il vit aussi clair qu'un Argus :
« O mon fils, me dit-il, j'ai honte
D'être cause de ce mécompte,
Et je dois être bien moqué
De m'être tant équivoqué.
Cent fois me l'avait dit Cassandre,
Si j'eusse eu l'esprit de l'entendre ;
Mais de folle je la traitais,
Et moi-même le fou j'étais.»
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