Livre III, chapitre 3 |
La réunion religieuse
Suivi par Apaecidès, le Nazaréen gagna le
bord du Sarnus. Cette rivière, qui n'est plus
aujourd'hui qu'un petit ruisseau, se précipitait alors
dans la mer, couverte de barques sans nombre, et
réfléchissait dans ses eaux les jardins, les
vignes, les palais et les temples de Pompéi.
S'éloignant de ses rives bruyantes et
fréquentées, Olynthus dirigea ses pas vers un
sentier qui s'égarait au milieu des arbres, à
peu de distance de la rivière. Cette promenade
était le soir le rendez-vous favori des
Pompéiens ; mais, pendant la chaleur et les
occupations du jour, elle était rarement
visitée, si ce n'est par quelques groupes d'enfants
insouciants, par quelque poète rêveur ou
quelques philosophes, amis des discussions. A
l'extrémité la plus éloignée de
la rivière, des touffes de buis s'enlaçaient au
feuillage plus délicat et plus
éphémère des autres arbustes,
taillés sous mille formes bizarres, quelquefois en
faunes, en satyres, quelquefois en pyramides
égyptiennes, ou représentaient même en
lettres les noms de quelque citoyen populaire ou
éminent. Ainsi, le faux goût est aussi ancien
que le bon goût, et les marchands retirés de
Kackney et de Paddington ne se doutaient pas peut-être,
il y a un siècle, qu'en torturant leurs ifs et en
sculptant leurs buis, ils suivaient l'exemple de la
période la plus polie de l'antiquité romaine,
et prenaient pour modèles les jardins de Pompéi
et la maison du trop élégant Pline.
Cette promenade, à l'heure où le soleil du Midi
tombait perpendiculairement sur le feuillage varié,
était entièrement déserte ; du moins on
n'y voyait en ce moment qu'Olynthus et le prêtre
d'Isis. Ils s'assirent sur des bancs, placés par
intervalle entre les arbres, et en face de la faible brise
qui arrivait languissamment de la rivière, dont les
vagues dansaient et brillaient devant eux ; c'était un
couple singulier et plein de contraste, l'un croyant au plus
nouveau, l'autre au plus ancien culte du monde. «Depuis
que vous m'avez quitté si brusquement, dit Olynthus,
avez-vous été heureux ? Votre cœur a-t-il
éprouvé quelque contente-ment sous votre robe
de prêtre ? Avez-vous, dévoré du
désir d'entendre la voix de Dieu, surpris quelques-uns
de ses oracles dans ceux du temple d'Isis ? Votre soupir, et
ce morne maintien semblent répondre d'avance à
ma dernière prédiction.
- Hélas ! répondit Apaecidès avec
tristesse, vous voyez devant vous un homme misérable
et désespéré. Dès mon enfance,
j'ai divinisé le rêve de la vertu ; j'ai
envié le sort des hommes qui, dans les cavernes et
dans les temples solitaires, ont été admis
à pénétrer les secrets des êtres
supérieurs à ce monde ; mes jours se sont
consumés en de vagues et de fiévreux
désirs, mes nuits au milieu de décevantes mais
solennelles visions. Séduit par les mystiques
prophéties d'un imposteur, j'ai revêtu cette
robe ; ma nature (je vous l'avoue franchement), ma nature
s'est révoltée de toutes les choses que j'ai
vues, et auxquelles il m'a fallu participer. Cherchant la
vérité, je n'ai été que le
ministre du mensonge. Le dernier soir où nous nous
sommes vus, j'étais tout ébloui des
espérances qu'avait fait luire à mes yeux
l'imposteur, que j'aurais dû déjà mieux
connaître. J'ai... n'importe, n'importe, il suffit de
dire que j'ai ajouté le parjure et la faute à
l'imprudence et au regret ; le voile est tombé
maintenant ; je ne vois plus qu'un misérable où
j'avais cru voir un demi-dieu. La terre s'obscurcit pour moi ; je suis tombé au plus profond de l'abîme ; je
ne sais plus s'il existe des dieux au-dessus de nous, si nous
ne sommes pas les enfants du hasard, si au-delà de ce
présent triste et limité, il n'y a plus que le
néant, ou s'il est un autre monde ; dites-moi donc,
dites-moi quelle est votre croyance. Résolvez mes
doutes, si vous en avez le pouvoir.
- Je ne m'étonne pas, répondit le
Nazaréen, que vous ayez erré de la sorte et que
vous en soyez venu à ce degré d'incertitude. Il
y a quatre-vingt ans que l'homme n'avait encore aucune
assurance de Dieu, ni d'un avenir certain et défini
au-delà du tombeau. De nouvelles lois ont
été déclarées à ceux qui
ont des oreilles ; un ciel, un véritable Olympe, est
révélé à celui qui a des yeux.
Ecoutez-moi donc, prêtez-moi toute votre
attention.»
Et, avec tout le zèle d'un homme fermement convaincu
et jaloux de convertir son prochain, le Nazaréen
communiqua à Apaecidès les promesses de
l'écriture sainte. Il parla d'abord des souffrances et
des miracles du Christ ; il pleurait en parlant ; il en vint
bientôt à la glorieuse ascension du Sauveur, aux
prédications si claires de la
révélation. Il décrivit ce paradis pur,
immatériel, destiné aux hommes vertueux ; ces
feux et ces tourments qui attendaient les
pêcheurs.
Les doutes qui se sont manifestés dans les temps
modernes, sous la plume de nos philosophes, sur
l'immensité du sacrifice de Dieu à l'homme,
n'étaient pas de nature à frapper un païen
de cette époque. Apaecidès était
habitué à croire que les dieux étaient
descendus sur la terre, pour y revêtir souvent des
formes humaines, qu'ils avaient partagé nos passions,
nos travaux et nos peines. Les travaux du fils
d'Alcmène, dont les autels fumaient dans tant de
villes d'un encens universel, n'avaient-ils pas
été entrepris pour le bien de la race humaine ? Le grand Apollon dorien n'avait-il pas expié un crime
mystique en descendant au tombeau ? Ceux qui étaient
devenus les divinités de l'Olympe avaient
été les législateurs et les bienfaiteurs
de la terre, et la reconnaissance avait conduit à
l'adoration. Ce n'était donc pas pour les païens
une doctrine nouvelle ni étrange, que celle du Christ
envoyé du ciel sur la terre pour y revêtir la
forme humaine et connaître toute l'amertume du
trépas. Quant au but pour lequel ce Dieu avait ainsi
vécu et souffert, combien ne dut-il pas paraître
plus glorieux à Apaecidès que celui pour lequel
les anciennes divinités avaient désiré
visiter le monde et passer à travers les portes de la
mort ! N'était-il pas digne d'un Dieu de descendre
dans ces sombres vallées pour dissiper les nuages
rassemblés sur la montagne, éclaircir les
doutes des sages, changer l'espérance en certitude,
poser, par son exemple, les règles de la vie,
résoudre par la révélation
l'énigme de la tombe, et prouver que l'âme ne
faisait pas un vain rêve d'immortalité ? Tel
était surtout le grand argument de ces hommes
déshérités des biens de la terre, qui
essayaient de la convertir. Comme il n'y a rien de plus
flatteur, pour l'orgueil et les espérances des hommes,
que la foi dans un état à venir, rien ne
pouvait être plus vague et plus confus que les notions
des sages du paganisme sur ce mystique sujet. Apaecides avait
déjà appris que la croyance des philosophes
n'était pas celle du vulgaire ; que, s'ils
reconnaissaient en secret un pouvoir divin, ils ne
s'associaient pas réellement au culte dont ils
croyaient la pratique utile au reste des hommes. Il avait
déjà appris que le prêtre lui-même
tournait en ridicule ce qu'il prêchait au peuple ; que
les idées du petit nombre et celles de la
majorité ne s'accordaient jamais. Mais, dans cette
nouvelle religion, il lui semblait que, philosophes,
prêtres, peuple, ceux qui expliquaient la croyance et
ceux qui la suivaient, agissaient de concert ; ils ne
spéculaient pas, ils ne raisonnaient pas sur
l'immortalité ; ils l'admettaient comme une chose
évidente et assurée ; la magnificence de la
promesse l'éblouissait et adoucissait sa douleur. Car
la foi chrétienne eut pour premiers apôtres des
pécheurs. Parmi les pères et les martyrs,
beaucoup avaient connu l'amertume du vice ; ils avaient
cessé d'être entraînés par ses faux
attraits loin des sentiers d'une vertu austère et
irréprochable. Toutes les espérances de cette
foi bienfaisante invitaient au repentir. Elles étaient
particuliè-remet faites pour guérir les esprits
malades et brisés ; les remords qu'Apaecidès
ressentait au souvenir de ses derniers excès le
disposaient à s'incliner devant un homme qui trouvait
de la sainteté même dans ce remords, et qui
parlait de la joie du ciel à l'esprit d'un
pécheur repentant.
«Venez, dit le Nazaréen, en s'apercevant de
l'effet qu'il avait produit, venez dans l'humble lieu de nos
assemblées, peu nombreuses encore, mais
composées de cœurs d'élite ; écoutez
nos prières ; observez la sincérité de
nos larmes de repentir ; prenez part au simple sacrifice,
où nous n'offrons ni victimes ni guirlandes, mais
où nous déposons nos âmes tout
entières. Ces fleurs que nous répandons sur cet
autel de notre cœur ne sont pas périssables : elles
s'épanouissent encore quand nous ne sommes plus ; oui,
elles nous accompagnent au-delà du tombeau ; elles
renaissent sous nos pas dans le ciel, elles nous enivrent par
leur parfum éternel, car elles viennent de l'âme
et elles participent à sa nature. Ces offrandes sont
les tentations surmontées, les péchés
rachetés par le repentir. Viens, oh ! viens, ne perds
pas un instant de plus ; dispose-toi déjà pour
le grand, le redoutable voyage des ténèbres
à la lumière, des chagrins au bonheur, de la
corruption à l'immortalité ! C'est aujourd'hui
le jour du Seigneur, un jour que nous avons consacré
à nos dévotions. Quoique nous ne nous
réunissions ordinairement que la nuit, quelques-uns
d'entre nous pourtant sont assemblés à cette
heure. Quelle joie, quel triomphe ce sera pour nous tous, si
nous pouvons ramener une brebis égarée dans le
sacré bercail ! »
Apaecidès, dont le cœur était naturellement si
pur, fut frappé de ce qu'il y avait de bienveillant et
de généreux dans l'esprit qui animait les
paroles d'Olynthus ; en le voyant placer son bonheur dans le
bonheur des autres, et dans sa vaste compréhension
chercher des compagnons pour l'éternité, il fut
touché, consolé, subjugué. Il
n'était pas d'ailleurs dans une situation d'âme
à rester seul. Et puis la curiosité aussi se
joignait à ces sentiments plus élevés.
Il souhaitait vivement de voir ces rites sur lesquels on
faisait courir tant de bruits sinistres et contradictoires.
Il s'arrêta un moment, jeta un coup d'oeil sur son
costume, songea à Arbacès, éprouva un
frisson d'horreur, fixa ses yeux sur le large front du
Nazaréen inquiet, et dont les traits exprimaient une
noble et fraternelle attente pour son bonheur et pour son
salut. Il jeta son manteau autour de lui, de manière
à cacher sa robe, et dit :
«Conduis-moi ; je te suis.»
Olynthus lui serra la main avec joie, et, descendant avec lui
vers la rivière, il héla une des barques qui y
séjournaient constamment ; les deux nouveaux amis y
entrèrent et s'assirent sous une tente en toile, qui
servait en même temps à les protéger
contre le soleil : ils fendirent rapidement les eaux. Dans
l'une des barques qui passèrent près d'eux, et
dont la poupe était couronnée de fleurs, ils
entendirent une douce musique. Cette barque allait du
côté de la mer.
«Ainsi, dit Olynthus avec tristesse, voguent les
adorateurs du luxe et des plaisirs, insouciants et pleins de
gaieté dans leurs illusions, vers le grand
océan des tempêtes et des naufrages, tandis que
nous, silencieux et sans attirer l'attention, nous passons
pour gagner le rivage.»
Le regard d'Apaecidès avait distingué à
travers les ouvertures de la tente le visage d'une des
personnes assises dans cette joyeuse barque : c'était
la figure d'Ione. Les amants venaient de partir pour la
promenade où nous les avons accompagnés. Le
prêtre soupira et se laissa retomber sur son
siège. Ils descendirent dans un faubourg, près
d'une allée bordée de maisons petites et
grossières, qui s'éten-daient vers la rive. Ils
renvoyèrent leur barque. Olynthus, marchant le
premier, conduisit le prêtre d'Isis, à travers
un labyrinthe de ruelles, jusqu'à la porte
fermée d'une habitation un peu plus grande que celles
dont elle était entourée. Ils frappèrent
trois coups. La porte s'ouvrit et se referma, après
qu'Apaecidès et son guide en eurent franchi le
seuil.
Ils traversèrent un chemin désert et
arrivèrent à une chambre intérieure
d'une moyenne étendue, qui, lorsque la porte en
était fermée, recevait la lumière du
jour par une petite fenêtre située au-dessus de
cette même porte. S'arrêtant sur le seuil de la
chambre et frappant à la porte, Olynthus cria :
«Que la paix soit avec vous ! » Une voix de
l'intérieur répondit : «La paix avec qui ? - Avec le fidèle», répondit Olynthus,
et la porte s'ouvrit.
Douze ou quatorze personnes étaient assises en
demi-cercle, silencieusement, et paraissant absorbées
dans leurs pensées, en face d'un crucifix
grossièrement sculpté en bois.
Ces personnes levèrent les yeux lorsque Olynthus
entra, sans dire un mot : Le Nazaréen lui-même,
avant de leur parler, s'agenouilla sur-le-champ, et par le
mouvement de ses lèvres, non moins que par ses yeux
fixés sur le crucifix, Apaecidès comprit qu'il
priait. Le rite accompli, Olynthus se tourna vers
l'assemblée :
Mame (1871) p.76 |
«Hommes et frères, dit-il, ne vous
étonnez pas de voir parmi vous un prêtre
d'Isis : il a demeuré avec les aveugles ; mais
l'esprit est descendu sur lui : il désire voir,
entendre et comprendre. - Qu'il en soit ainsi»,
dit un des membres de l'assemblée. |
Dans ces deux exceptions, Apaecidès reconnut un
officier de la garde et un marchand d'Alexandrie.
«Nous ne vous recommandons pas le secret, reprit
Olynthus ; nous ne vous ferons pas jurer (comme quelques-uns
de nos frères plus timides pourraient le faire) de ne
pas nous trahir. Il est vrai qu'il n'y a pas positivement de
loi établie contre nous ; mais la populace, plus
sauvage que ceux qui la gouvernent, a soif de notre sang.
Vous savez, mes amis, que, pendant que Pilate
hésitait, le peuple demandait à grands cris que
le Christ fût attaché à la croix. Mais
nous ne vous lions point à notre sûreté.
Non, livrez-nous à la foule ; accusez, calomniez,
décriez-nous, si vous le voulez ; nous sommes
au-dessus de la mort ; nous irons avec joie à la
rencontre de la dent du lion ou des instruments de la torture ; nous nous élevons au-dessus de l'obscurité de
la tombe, et ce qui pour un criminel est la mort, est
l'éternité pour un
chrétien.»
Un murmure sourd d'approbation courut dans
l'assemblée. «Tu viens parmi nous en observateur ; puisses-tu nous demeurer converti ! Notre religion, tu la
vois ; notre croix est notre seule image ; ce livre, les
mystères de notre Cérès et de notre
Eleusis Notre moralité, elle est dans notre vie ! Nous
avons tous été pécheurs : qui peut
maintenant nous accuser d'un crime ? Le baptême a
enlevé les taches du passé. Ne pense pas que
ceci soit de nous, mais de Dieu ! Approche, Médon,
dit-il en s'adressant au vieil esclave qui avait parlé
le troisième pour l'admission d'Apaecidès. Tu
es le seul homme parmi nous qui ne jouisse pas de la
liberté ; mais, dans le ciel, le dernier sera le
premier, il en est de même parmi nous. Déroule
ton manuscrit et explique la loi.»
Il serait inutile pour nous de suivre la lecture de
Médon et les commentaires de l'assemblée. Ces
doctrines, alors étranges et nouvelles, nous sont
familières. Dix-huit siècles nous ont
laissé peu de choses à apprendre sur tous les
enseignements de l'écriture et sur la vie du Christ.
Il y aurait également peu d'intérêt pour
nous dans les doutes qui pouvaient assaillir l'esprit du
prêtre païen, et dans les réponses d'hommes
grossiers, rudes et simples, dont toute l'instruc-tion
consistait à savoir qu'ils étaient plus grands
qu'ils ne paraissaient l'être.
Une chose toucha profondément le Napolitain : lorsque
la lecture fut terminée, on entendit un léger
coup frappé à la porte ; le mot d'ordre
donné, et la réponse faite, la porte s'ouvrit
de nouveau, et deux enfants, dont l'aîné
paraissait avoir sept ans, entrèrent timidement :
c'étaient les enfants du maître de la maison, de
ce sombre et vigoureux Syrien, dont la jeunesse
s'était passée dans le pillage et dans le sang.
Le plus ancien de l'assemblée (c'était le vieil
esclave) leur tendit les bras. Ils s'y
réfugièrent ; ils s'attachèrent à
son sein : il les caressa en souriant. Alors ces hommes
hardis et fervents, nourris dans les vicissitudes, battus par
les vents les plus rudes de la vie, hommes d'un courage de
fer, et qui ne connaissaient pas d'obstacles, prêts
à affronter un monde entier, préparés
pour les tortures et armés pour la mort... ces hommes
qui présentaient tous les contrastes possibles avec
les faibles nerfs, les tendres cœurs et la fragilité
de leurs nouveaux compagnons, se pressèrent autour de
ces jeunes enfants ; les rides s'adoucirent sur leurs fronts,
et leurs lèvres, à l'aspect sauvage, sourirent
avec aménité. Le vieillard ouvrit alors son
rouleau, et il apprit aux enfants à
répéter cette magnifique prière que nous
adressons encore à Dieu, et que nous enseignons
à nos familles... Il leur parla avec simplicité
de l'amour de Dieu pour les enfants, et leur raconta qu'un
moineau ne tombe pas sans que l'oeil divin le suive dans sa
chute. Cette aimable coutume de l'initiation des enfants
s'est longtemps conservée dans la primitive Eglise, en
souvenir de ces paroles du Sauveur : «Laissez venir
à moi les petits enfants, ne les empêchez pas
d'approcher.» Et ce fut peut-être l'origine des
calomnies enfantées par la superstition qui accusait
les Nazaréens d'un crime qu'eux-mêmes,
lorsqu'ils eurent triomphé, reprochèrent aux
Juifs, celui d'attirer les enfants dans de hideuses
assemblées, afin de les immoler secrètement. Le
père pénitent sembla en ce moment remonter,
avec l'innocence de ses enfants, à sa première
vie, à cette vie où il n'avait pas encore
été coupable. Il suivit le mouvement de leurs
lèvres avec un regard de plaisir ; il sourit,
lorsqu'ils répétèrent les mots
sacrés, d'un air respectueux et soumis ; aussitôt que la leçon eut cessé, ils
coururent joyeux et libres se placer sur ses genoux ; il les
pressa sur son sein, les embrassa à plusieurs
reprises, et des larmes coulèrent le long de ses
joues, larmes dont il aurait été impossible de
découvrir la source, tant elles étaient
mêlées de joie et de douleur, de repentir et
d'espérance, de remords pour lui-même et d'amour
pour les autres.
Cette scène affectait particulièrement
Apaecidès ; et, en effet, il serait difficile de
concevoir une cérémonie mieux appropriée
à une religion de bienveillance, plus en harmonie avec
les affections domestiques, et qui fit vibrer une corde plus
sensible du cœur humain.
Dans ce moment, une porte intérieure s'ouvrit, et un
homme de petite taille entra dans la chambre. A sa vue, toute
l'assemblée se leva. Il y avait une expression de
respect profond et affectueux dans le maintien de chacun.
Apaecidès, en le considérant, se sentit
attiré vers lui par une irrésistible sympathie.
Personne n'avait jamais regardé cet homme sans se
sentir porté à l'aimer : car le sourire d'un
dieu s'était reposé sur son visage ; l'incarnation de l'amour céleste y avait laissé
une marque glorieuse et éternelle.
«Mes enfants, Dieu soit avec vous ! » dit le
vieillard en étendant les bras ; les enfants coururent
aussitôt à lui.
Il s'assit à terre, et ils se groupèrent sur
son sein : c'était un beau spectacle que ce
mélange des deux extrémités de la vie ; les ruisseaux sortant de leur source, et le fleuve magnifique
qui se dirige vers l'océan de l'éternité ! Comme la lumière du jour à son déclin
semble mêler la terre au ciel, dont elle efface les
contours en confondant les sommets des montagnes avec les
vapeurs de l'air, cette douce vieillesse souriante,
paraissait sanctifier l'aspect de tout ce qui l'entourait,
confondre la diversité des âges, et
répandre sur l'enfance et sur l'âge mûr la
lumière de ce ciel où elle était si
près d'entrer.
«Père, dit Olynthus, toi sur le corps duquel le
miracle du Sauveur a eu lieu ; toi qui as été
arraché à la tombe pour devenir le vivant
témoignage de sa miséricorde et de son pouvoir,
regarde : un étranger est parmi nous, une nouvelle
brebis est entrée dans le troupeau.
Mame (1845) p.1 |
- Laissez-moi le bénir», dit le
vieillard.
Tous les assistants s'écartèrent.
Apaecidès s'approcha de lui comme par instinct : il
tomba à genoux devant lui. Le vieillard posa la main
sur la tête du prêtre et le bénit, mais
à voix basse. Pendant que ses lèvres se
remuaient, ses yeux étaient tournés vers le
ciel, et des pleurs, ces pleurs que les braves gens versent
seuls pour le bonheur des autres, innondèrent son
visage.
Les enfants se tenaient de chaque côté du
nouveau converti ; son cœur était comme les leurs ; il était devenu comme l'un d'eux pour entrer dans le
royaume du ciel.