Nydia rencontre Julia. - Entrevue de la soeur
païenne et du frère converti. - Notions d'un
Athénien sur le christianisme
«Quel bonheur pour Ione ! ... heureuse, elle s'assied
à côté de Glaucus... elle entend sa voix,
elle peut le voir, elle ! ...»
Ainsi se parlait à elle-même la pauvre aveugle
en marchant seule, vers la fin du jour, et en regagnant la
maison de sa nouvelle maîtresse, où Glaucus
l'avait précédée. Elle fut interrompue
soudain dans son monologue par la voix d'une femme :
«Bouquetière aveugle, où vas-tu ? tu n'as
point de corbeille sous le bras ; as-tu vendu toutes tes
fleurs ? »
La personne qui s'adressait en ces termes à Nydia et
qui avait plutôt, dans ses traits et dans son maintien,
l'air hardi d'une dame que la contenance d'une vierge,
était Julia, la fille de Diomède. Son voile
était à moitié relevé ; elle
était accompagnée par Diomède
lui-même, et par un esclave qui portait une lanterne
devant eux ; le marchand et sa fille revenaient de souper
chez un de leurs voisins.
«Ne te rappelles-tu plus ma voix ? continua Julia ; je
suis la fille du riche Diomède.
- Ah ! pardonnez-moi, je me souviens du son de votre voix ; mais, noble Julia, je ne vends plus de fleurs.
- J'ai entendu dire que tu avais été
achetée par le bel Athénien Glaucus ; est-ce
vrai, jolie esclave ? demanda Julia.
- Je sers la Napolitaine Ione, répondit Nydia d'une
manière évasive.
- Ah ! il est donc vrai, alors...
- Viens, viens, interrompit Diomède, son manteau
posé sur sa bouche... la nuit devient froide... je
n'ai pas envie de rester ici, pendant que tu babilleras avec
cette fille aveugle... Viens ; qu'elle nous suive à la
maison, si tu veux lui parler.
- Oui, suis-nous, mon enfant, dit Julia du ton d'une femme
qui n'est pas accoutumée à rencontrer des
refus. J'ai beaucoup de choses à te demander,
viens.
- Je ne puis ce soir, il est trop tard, répondit Nydia ; il faut que je rentre : je ne suis pas libre, noble
Julia.
- Quoi ! la douce Ione te gronderait-elle ? Ah ! je ne doute
pas que ce ne soit une seconde Thalestris. Viens donc demain.
Souviens-toi que j'ai été de tes amies
autrefois.
- Vos souhaits seront remplis, répondit Nydia.
Et Diomède s'impatientant de nouveau et gourmandant sa
fille, Julia fut obligée de suivre son père,
sans avoir interrogé Nydia sur le sujet qu'elle avait
à cœur de traiter avec elle.
Maintenant, retournons vers Ione. L'intervalle
écoulé entre la première et la seconde
visite de Glaucus ne s'était pas passé d'une
façon très gaie pour elle : elle avait
reçu la visite de son frère, qu'elle n'avait
pas revu depuis le soir où il avait aidé
à la délivrer de l'Egyptien.
Occupé de ses seules pensées, pensées
d'une nature sérieuse et exclusive, le jeune
prêtre n'avait guère songé à sa
soeur. A la vérité, les hommes de cet ordre
d'esprit qui aspirent toujours à quelque chose
placé au-dessus de la terre, ne sont que peu enclins
ordinairement aux affections de notre monde ; Apaecidès n'avait donc pas désiré depuis
longtemps ces doux entretiens de l'amitié, ces tendres
confidences qu'il recherchait dans sa jeunesse près
d'lone, et qui sont si naturels entre des personnes unies par
des liens fraternels.
Cependant Ione n'avait pas cessé de regretter cet
éloignement ; elle l'attribuait aux devoirs de plus en
plus sévères, sans doute, de la
confrérie à laquelle il appartenait. Souvent,
au milieu de ses plus brillantes espérances et de son
nouvel attachement à son fiancé, souvent elle
pensait au front soucieux de son frère, à ses
lèvres dont le sourire avait disparu, à son
organisme affaibli ; elle soupirait à l'idée
que le service des dieux jetait une ombre si noire sur cette
terre qu'ils ont créée.
Mais le jour où il vint chez elle, il y avait un
étrange calme sur ses traits, une expression
tranquille et satisfaite dans ses yeux enfoncés,
qu'elle n'avait pas remarquée depuis plusieurs
années. Cette apparente amélioration
n'était que momentanée : c'était une
fausse sérénité, que le moindre vent
pouvait troubler.
«Que les dieux te soient propices, mon frère ! dit-elle en l'embrassant.
- Les dieux ! ne parle pas si vaguement, peut-être n'y
a-t-il qu'un dieu !
- Mon frère !
- Oui, si la foi sublime du Nazaréen est vraie ; oui,
si Dieu est un monarque, un, invisible, seul ; oui, si ces
nombreuses divinités, dont les autels remplissent la
terre, ne sont que de noirs démons, qui cherchent
à nous détourner de la pure croyance... cela
peut être, Ione !
- Hélas ! pouvons-nous le croire ? répondit la
Napolitaine ; ou, si nous le croyons, ne serait-ce pas une
foi bien mélancolique que celle-là ? Quoi ! ce
monde magnifique ne serait que purement humain... les
montagnes seraient désenchantées de leurs
Oréades... les eaux de leurs nymphes... Cette foi si
prodigue, qui place une divinité en tout lieu, qui
consacre les plus humbles fleurs, qui apporte de
célestes haleines dans la plus faible brise... veux-tu
donc la nier, et faire de la terre un rayon de
poussière et de fange ? Non, Apaecidès, ce
qu'il y a de plus consolant dans nos cœurs, c'est cette
crédulité même qui peuple l'univers des
dieux.»
Ione répondait comme une personne enivrée de la
poésie de la vieille mythologie pouvait
répondre. Nous pouvons juger par cette réponse
de l'obstination et des durs efforts que le christianisme eut
à surmonter parmi les païens. Leur gracieuse
superstition ne se reposait jamais. Il n'y avait pas un acte
de leur vie privée qui ne s'y associât :
c'était une portion de la vie même, comme les
fleurs font partie du thyrse. A chaque incident, ils avaient
recours à un dieu ; toute coupe de vin était
précédée d'une libation ; les guirlandes
de leur seuil étaient dédiées à
quelque divinité ; leurs ancêtres
eux-mêmes, sanctifiés par eux,
présidaient comme dieux lares à leur foyer et
à leurs appartements. Si nombreuses étaient
leurs croyances, que dans leur pays, à cette heure
même, l'idolâtrie n'a pas été
complètement déracinée : il n'y a eu de
changé que les objets du culte. On fait appel à
d'innombrables saints dans les lieux où l'on adorait
des divinités, et la foule se presse pour
écouter avec respect les oracles de saint Janvier et
de saint Etienne, au lieu de ceux d'Isis et d'Apollon.
Mais, pour les premiers
chrétiens, ces superstitions étaient moins un
objet de mépris que d'horreur ; ils ne croyaient pas
avec le tranquille scepticisme du philosophe païen, que
les dieux étaient les inventions des prêtres ; ni même avec le vulgaire, que, conformément aux
vagues lumières de l'histoire, ils avaient
été des mortels comme eux. Ils se figuraient
que les divinités païennes étaient de
malins esprits ; ils transplantaient dans l'Italie et dans la
Grèce les noirs démons de l'Inde et de l'Orient ; et dans Jupiter ou dans Mars, ils voyaient avec effroi les
représentants de Moloch et de Satan (1).
Apaecidès n'avait pas encore adopté
formellement la foi chrétienne, mais il était
sur le point de le faire. Il participait déjà
aux doctrines d'Olynthus ; il se figurait que les gracieuses
inventions du paganisme étaient les suggestions de
l'ennemi du genre humain. L'innocente et naturelle
réponse d'Ion le fit frémir. Il se hâta
de répliquer avec véhémence, mais
pourtant avec tant de confusion, que sa soeur craignit pour
sa raison beaucoup plus qu'elle ne fut effrayée de son
emportement.
«O mon frère, dit-elle, les laborieux devoirs de
ta profession ont troublé ton esprit. Viens à
moi, Apaecidès, mon frère aimé ; donne-moi ta main, laisse-moi essuyer la sueur qui coule de
ton front, ne me gronde pas ; je ne puis te comprendre ; pense seulement qu'Ione n'a pas voulu t'offenser.
- Ione, dit Apaecidès, en l'attirant à lui et
en la regardant avec tendresse, puis-je croire que tant de
charmes et qu'un cœur tendre soient destinés à
une éternité de tourments ?
- Dii meliora ! que les dieux m'en préservent,
dit Ione, usant de la formule naturelle à ses
contemporains pour détourner quelque funeste
présage.
Ces mots, et surtout les idées superstitieuses qui s'y
rattachaient, blessèrent les oreilles
d'Apaecidès. Il se leva, se parla à
lui-même, sortit de la chambre, et s'arrêtant
tout à coup, se retourna, regarda tendrement Ione, et
lui tendit les bras. Ione courut s'y jeter ; il l'embrassa
avec transport et lui dit :
«Adieu, ma soeur ! lorsque nous nous reverrons, tu ne
seras plus rien pour moi. Reçois cet embrassement,
tout rempli encore des souvenirs de notre enfance, alors que
la foi, l'espérance, les croyances, les habitudes, les
intérêts, les objets de ce monde, étaient
les mêmes pour nous. Désormais, le lien est
rompu.»
Il s'éloigna aussitôt qu'il eut prononcé
ces étranges paroles.
C'était là, en effet, la plus grande et la plus
sévère épreuve des premiers
chrétiens ; leur conversion les séparait de
leurs plus chères relations. Ils ne pouvaient plus
s'associer à des êtres dont les actions, les
paroles les plus ordinaires, étaient pour ainsi dire
tout imprégnées d'idolâtrie. Ils
frémissaient aux divines promesses de l'amour ; l'amour lui-même n'était plus qu'un
démon. C'était leur malheur et leur force.
S'ils se séparaient ainsi du reste du monde, ils n'en
étaient que plus unis entre eux. C'étaient des
hommes de fer qui travaillaient pour l'oeuvre de Dieu, et les
liens qui les unissaient étaient de fer aussi.
Glaucus trouva Ione en pleurs. Il possédait
déjà le doux privilège de la consoler.
Il obtint d'elle le récit de sa conversation avec son
frère ; mais, dans le peu de clarté qu'elle y
mit, et dans le peu de lumières qu'il avait
lui-même sur ce sujet, l'un et l'autre ne distinguaient
pas bien quelles intentions guidaient la conduite
d'Apaecidès.
«Avez-vous entendu parler, demanda Ione, de cette
nouvelle secte des Nazaréens dont parle mon
frère ?
- J'ai souvent entendu parler de ses adeptes, répondit
Glaucus, mais je sais peu de choses de leurs doctrines, si ce
n'est qu'elles passent pour être extraordinairement
tristes et sévères. Ils vivent à part
entre eux ; ils affectent d'être choqués
même de nos guirlandes ; ils paraissent, en un mot,
avoir emprunté leur sombre et lugubre croyance
à l'antre de Trophonius ; cependant, continua Glaucus
après un instant de silence, ils n'ont pas
manqué d'hommes de valeur et de génie, ni de
convertis, même parmi les membres de l'aréopage
d'Athènes. Je me souviens très bien avoir
entendu dire à mon père qu'un hôte
étrange était, il y a déjà
longtemps, arrivé à Athènes. Je crois
qu'il s'appelait Paul. Mon père se trouva un jour au
milieu d'une foule immense qui s'était
rassemblée sur une de nos immortelles montagnes pour
écouter ce sage de l'Orient. Il ne se fit pas d'abord
entendre un seul murmure dans cette multitude. Les
plaisanteries, les rumeurs qui accueillent nos orateurs
habituels lui furent épargnées ; et, quand ce
mystérieux visiteur monta sur le sommet qui dominait
l'assemblée, sa figure et son maintien
inspirèrent le respect, même avant qu'il
eût ouvert la bouche. C'était un homme, au dire
de mon père, d'une taille moyenne, mais d'une noble et
expressive physionomie ; sa robe était ample et de
couleur sombre. Le soleil à son coucher
éclairait obliquement sa figure imposante, où
régnait un air d'autorité ; ses traits
fatigués et fortement marqués indiquaient les
vicissitudes de sa vie et la fatigue de ses voyages en divers
climats ; mais ses yeux brillaient d'un feu qui n'avait rien
de terrestre ; lorsqu'il leva ses bras pour parler, ce fut
avec la majesté d'un homme sur qui l'esprit de Dieu
est descendu !
«Hommes d'Athènes, dit-il, d'après ce que
mon père m'a rapporté, je trouve parmi vous un
autel avec cette inscription : Au dieu inconnu. Vous honorez,
dans votre ignorance, le Dieu même que je sers. Ce Dieu
qui vous est inconnu, je viens vous le
révéler.»
Joseph M. Gleeson, 1891
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Alors ce voyageur inspiré déclara que le
Créateur de toutes choses, qui avait fixé pour
l'homme ses diverses tribus et ses diverses demeures, ce
maître de la terre et du ciel, n'habitait pas dans les
temples élevés par nos mains ; que sa
présence, son esprit, étaient dans l'air que
nous respirons ; que toute notre vie et notre âme
étaient avec lui... «Pensez-vous,
s'écria-t-il, que l'invisible ressemble à vos
statues d'or et de marbre ? Pensez-vous qu'il ait besoin de
vos sacrifices, celui-là qui a fait le ciel et la
terre ? » Il parla ensuite des temps à venir,
temps redoutables, de la fin du monde, d'une
résurrection des morts dont l'assurance avait
été donnée à l'homme dans la
résurrection de l'Etre tout-puissant dont il venait
prêcher la religion.
Quand il en vint là, des murmures se firent entendre,
et les philosophes qui s'étaient mêlés au
peuple exprimèrent leur dédaigneux
mépris ; on aurait pu voir alors le froncement de
sourcil du stoïque, et le sourire plein de sarcasme du
cynique (2) ; l'épicurien, qui ne croit pas
même à notre Elysée, lança
quelques plaisants jeux de mots et fendit la foule en riant ; mais le cœur du peuple était touché et
agité ; ce peuple trembla sans savoir pourquoi, car
l'étranger avait la voix et la majesté d'un
homme à qui le Dieu inconnu a donné mission de
prêcher sa foi.»
Ione écouta Glaucus avec une attention ravie, et le
ton sérieux et plein d'animation du narrateur
indiquait l'impression qu'il avait reçue d'un des
assistants de cette assemblée qui, sur la montagne du
dieu païen Mars, avait entendu les premières
nouvelles de la parole du Christ.
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(1) A
Pompéi, une rude esquisse de Pluton peint
cette terrible divinité sous la forme que
nous donnons actuellement au diable, et le
décore de la corne et de la queue. Mais,
selon toute probabilité, c'est du
mystérieux Pan, de ce dieu ami de la
solitude, et qui inspirait d'étranges
terreurs, que nous avons tiré la forme
extérieure attribuée au
démon ; c'est l'image exacte de Satan au
pied fourchu. Les rites dissolus du dieu Pan ont
pu aider d'ailleurs les chrétiens à
retracer les artifices du diable.
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(2) «Le Cynique
hautain a froncé le sourcil, le cœur
plein de haine et le doux enfant du jardin
d'Epicure, entouré de roses, a souri
d'incrédulité. Et puis, tout comme
il a souri, il a frissonné.» (Prud :
Poème couronne,
«Athènes»).
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