Nydia joue le personnage de sorcière
Lorsque la Thessalienne s'aperçut qu'Arbacès
ne revenait pas auprès d'elle, lorsqu'elle eut
été livrée heure par heure à la
torture de cette cruelle attente que sa cécité
lui rendait encore plus intolérable, elle
commença à étendre les bras afin de
découvrir s'il n'y avait point d'issue à sa
prison, et, quand elle eut senti qu'il n'y avait qu'une porte
et qu'elle était fermée, elle se mit à
pousser des cris avec toute la véhémence d'un
caractère naturellement violent, qu'irritait encore
l'angoisse de l'impatience.
«Holà ! jeune fille, dit l'esclave chargé
de veiller sur elle en ouvrant la porte, as-tu donc
été mordue par un scorpion ? ou penses-tu que
le silence nous ferait mourir ici, et que, comme Jupiter
enfant, nous avons besoin d'être sauvés par un
épouvantable charivari ?
- Où est ton maître ? et pourquoi suis-je
enfermée ici comme dans une cage ? Il me faut l'air,
la liberté... Laisse-moi sortir.
- Hélas ! pauvre petite... ne connais-tu pas assez
Arbacès pour savoir que sa volonté vaut un
arrêt de l'empereur ? Il a ordonné que l'on te
mît en cage ; tu es en cage, et je suis ton gardien. Il
ne faut plus penser à l'air, à la
liberté ! ... Mais tu auras à ta
discrétion, ce qui vaut bien mieux... du pain et du
vin.
- O Jupiter ! s'écria la jeune fille en joignant les
mains, pourquoi suis-je emprisonnée ainsi ? Qu'est-ce
que le grand Arbacès peut vouloir d'une pauvre
créature comme moi ?
- Je n'en sais rien ; à moins que ce ne soit pour
servir de compagnie à ta nouvelle maîtresse, qui
a été amenée ici ce matin.
- Quoi ! Ione est ici ?
- Oui, la pauvre dame ; ce n'est pas de son gré, je
présume ; cependant, par le temple de Castor ! Arbacès se montre galant vis-à-vis des
femmes... Ta maîtresse est sa pupille, tu le
sais.
- Peux-tu me conduire vers elle ?
- Elle est malade de fureur
et de dépit... D'ailleurs, je n'ai pas d'ordres
à ce sujet (1) ; et je ne prends jamais rien sur moi. Lorsque Arbacès
m'a constitué gardien de cette chambre, il m'a dit :
«e n'ai qu'une recommandation à te faire ; tant
que tu me serviras, tu n'auras plus d'yeux et plus
d'oreilles. Tu n'auras qu'une pensée, comme je n'exige
de toi qu'une qualité : l'obéissance !
- Mais quel mal y a-t-il à ce que je voie Ione ?
- Je n'en sais rien ; mais si tu as besoin d'un compagnon, je
m'entretiendrai avec toi, ma petite, tant que tu voudras ; car je suis assez solitaire dans mon cubiculum. A propos, tu
es Thessalienne ne connaîtrais-tu pas quelque
divertissement agréable de couteaux et de ciseaux,
quelque joli tour pour dire la bonne aventure selon l'usage
des personnes de ta race ? cela nous ferait passer le
temps.
- Paix ! esclave, silence ! ou, si tu veux parler, dis-moi ce
que tu sais de l'état de Glaucus.
- Ah ! mon maître est sorti pour assister au
procès de l'Athénien. Mauvaise affaire pour
Glaucus !
- Un procès, pourquoi ?
- Pour le meurtre du prêtre Apaecidès.
- Ah ! oui, dit Nydia en pressant ses mains sur son front,
j'ai entendu parler de quelque chose comme cela, mais je n'y
ai rien compris. Qui oserait toucher à un cheveu de sa
tête ?
- Mais le lion, j'en ai peur.
- Dieux puissants ! quelle méchanceté sort de
ta bouche !
- C'est la vérité ; s'il est
déclaré coupable, le lion sera son
exécuteur, à moins que ce ne soit le
tigre.»
Nydia bondit comme si un trait lui eût percé le
cœur ; elle jeta un cri perçant ; puis, tombant aux
pieds de l'esclave, elle cria, d'un ton qui attendrit le
cœur de cet homme plein de rudesse :
«Ah ! dis-moi que tu plaisantes... Tu ne peux dire la
vérité ! ... Parle ! parle !
- Sur ma parole, jeune aveugle, je ne connais rien à
la loi... Il en peut être autrement que je ne t'ai dit.
Mais Arbacès l'accuse, et le peuple demande une
victime pour l'arène... Calme-toi : qu'est-ce que le
sort du Grec peut avoir de commun avec le tien ?
- N'importe, n'importe ! Il a été bon pour
moi... Tu ne sais pas alors ce qu'on fera de lui ? ...
Arbacès, son accusateur ! ô destin ! Le
peuple... le peuple qui peut le voir... ne saurait cruel pour
lui... Mais l'amour ne lui a-t-il pas été
déjà fatal ? ...»
Elle laissa retomber sa tête sur son sein ; elle garda
le silence des larmes inondèrent ses yeux, et tous les
efforts de l'esclave ne purent la consoler, ni la distraire
de sa profonde rêverie.
Lorsque les soins de ses fonctions forcèrent l'esclave
à la quitter, Nydia recueillit ses
pensées.
Arbacès était l'accusateur de Glaucus
Arbacès l'avait emprisonnée : n'était-ce
pas la preuve que sa liberté pouvait être utile
à Glaucus ? Oui, elle était évidemment
prise dans quelque piège ; elle allait contribuer
à la perte de celui qu'elle aimait.
Comme elle aspirait à s'échapper ! Par bonheur
pour ses souffrances, toute sensation de douleur s'absorba
dans le désir de se sauver, et, à mesure
qu'elle réfléchit à la
possibilité de sa délivrance, elle devint plus
calme et plus rêveuse. Elle possédait toute la
ruse de son sexe, et ces dispositions s'étaient
accrues encore dans l'habitude de l'esclavage. Quel esclavage
a jamais été dépourvu d'artifice ? Elle
résolut de tromper son gardien ; et, se rappelant tout
à coup sa requête à propos de l'art
thessalien qu'il lui supposait, elle espéra trouver
dans ce prétexte quelque moyen de fuite. Tout le reste
du jour, et pendant les longues heures de la nuit, elle
médita sur ce sujet ; et le lendemain matin, en
conséquence, lorsque Sosie vint la visiter, elle se
hâta de faire prendre à la conversation un cours
où l'esclave ne paraissait pas mieux demander que de
la suivre.
Elle ne se dissimula pas que la seule chance qu'elle
eût de s'échapper devait coïncider avec la
nuit, et, malgré le chagrin qu'elle éprouva de
ce retard, elle sentit qu'il était nécessaire
de différer son entreprise jusqu'au soir.
«La nuit, lui dit-elle, est le seul moment où
nous puissions déchiffrer les secrets du destin ; c'est alors que tu dois venir me trouver... Mais que
désires-tu connaître ?
- Par Pollux ! Je voudrais
être aussi savant que mon maître ; mais c'est un
voeu trop ambitieux. Que je sache du moins si je gagnerai
assez pour acheter ma liberté, ou si cet Egyptien me
la donnera pour rien. Il fait parfois de ces
générosités-là. Puis, au cas
où cela arriverait, posséderai-je un jour parmi
les myropolia (2) cette jolie petite
taberna que j'ai toujours devant les yeux ? C'est un
gentil métier que celui de parfumeur, et qui convient
à un esclave retiré du grand monde, et qui sent
encore son homme comme il faut.
- Ce sont là les questions auxquelles tu voudrais
avoir des réponses précises ? Il y a plusieurs
manières de te satisfaire ; d'abord la lithomancie ou
divination sur la pierre parlante, qui répond à
nos demandes avec une voix d'enfant ; mais nous n'avons pas
ici cette précieuse pierre, très coûteuse
et très rare. Il y a ensuite la gastromancie, par
laquelle le démon fait voir dans l'eau des figures
pâles et terribles qui prédisent l'avenir. Mais
cet art réclame aussi des vases d'une certaine forme,
pour contenir le liquide consacré, et nous ne les
avons pas. Je pense que le meilleur moyen de satisfaire ton
désir serait la magie de l'air.
- J'aime à croire, dit Sosie un peu effaré,
qu'il n'y a rien d'effrayant dans cette opération ; je
ne me soucie pas des apparitions.
- N'aie pas peur, tu ne verras rien. Tu entendras par le
bouillonnement de l'eau si ta demande t'est accordée.
Prends soin seulement de laisser la porte du jardin
entrouverte, quand se lèvera l'étoile du soir,
afin que le démon se trouve invité à
entrer, place de l'eau et des fruits près de la porte
en signe d'hospitalité ; puis, trois heures
après le crépuscule, viens me voir avec une
coupe remplie de l'eau la plus froide et la plus pure que tu
pourras te procurer, et l'art thessalien que ma mère
m'a appris s'exercera en ta faveur. N'oublie pas la porte du
jardin ; tout est là. Elle doit être ouverte
quand tu viendras, et même trois heures
auparavant.
- Sois tranquille, reprit Sosie sans soupçons ; je
sais ce qu'un homme de distinction éprouve de
dépit lorsqu'on lui ferme la porte au nez, comme il
m'est arrivé parfois chez le traiteur ; et je sais
aussi qu'une personne aussi respectable que le démon
ne peut qu'être flattée de quelque marque
courtoise d'hospitalité. En attendant, ma petite
Thessalienne, voici ton repas du matin.
- Et le procès ? dit-elle.
- Ah ! les avocats parlent toujours... Ils parlent, ils
parlent... Cela ne finira que demain matin.
- Demain matin... En es-tu sûr ?
- On me l'a dit.
- Et Ione ?
- Par Bacchus ! elle doit être assez bien, car elle a
été assez forte pour faire enrager mon
maître, qui en frappait du pied et se mordait les
lèvres. Je l'ai vue quitter son appartement avec un
front sombre comme un ouragan.
- Loge-t-elle près d'ici ?
- Non... elle loge dans les appartements supérieurs...
Mais je ne dois pas rester à bavarder ici plus
longtemps. Vale.»
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(1) Dans
les maisons des grands, chaque appartement avait
ses esclaves particuliers.
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(2) Boutiques
de parfumeurs.
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