Livre IV, chapitre 3 |
Réunion élégante et dîner à la mode à Pompéi
Pendant ce temps-là, Salluste et Glaucus se
dirigeaient à pas lents vers la maison de
Diomède. Malgré ses moeurs, Salluste
n'était pas dépourvu de qualités
estimables. Il aurait été ami actif, citoyen
utile, en un mot, un excellent homme, s'il ne s'était
pas mis en tête d'être philosophe...
Elévé dans les écoles où Rome,
plagiaire des Grecs, écoutait avec recueillement
l'écho de leur sagesse, il s'était
pénétré des doctrines par lesquelles les
derniers épicuriens corrompaient les simples maximes
de leur maître célèbre. Il s'abandonnait
au plaisir, et s'imaginait que le véritable sage
était celui qui vivait le plus joyeusement. Cependant,
il possédait beaucoup de connaissances ; il avait de
l'esprit, un très bon naturel, et la franchise
cordiale même de ces vices leur donnait l'air de vertus
à côté de la corruption de Claudius ou de
la mollesse efféminée de Lépidus. Aussi
Glaucus le regardait-il comme le meilleur de ses
compagnons... Salluste appré-ciait en retour les
qualités élevées de l'Athénien ; il l'aimait presque autant qu'une murène froide ou une
coupe du meilleur falerne.
«Ce Diomède est un vieux compère assez
vulgaire, dit Salluste, mais il a de bonnes qualités
dans sa cave.
- Et de charmantes dans sa fille.
- C'est vrai, Glaucus ; mais il me semble que
celles-là ne font pas actuellement une grande
impression sur vous. Je crois que Claudius désire vous
remplacer dans ses bonnes grâces.
- Je ne m'y oppose pas ; au banquet de sa beauté
d'ailleurs, aucun convive n'est considéré comme
une musca (1). - Vous
êtes sévère. Mais tout cela
n'empêche pas qu'elle a dans sa personne quelque chose
de corinthien. Ils feront un couple assorti, après
tout. Nous sommes, en vérité, bien bons, nous
autres, de conserver pour compagnon un joueur et un oisif de
cette espèce.
- Le plaisir unit ensemble de singulières gens, dit
Glaucus ; il m'amuse...
- Par ses flatteries... mais il se les fait bien payer... il
jette de la poudre d'or sur ses éloges.
- Vous avez souvent fait allusion à son bonheur au
jeu. Croyez-vous qu'il triche réellement ?
- Mon cher Glaucus, un noble romain a sa dignité
à conserver... dignité qui coûte cher...
Claudius se voit forcé de tromper comme un coquin,
pour vivre en patricien.
- Ha ! ha ! heureusement que j'ai abandonné les
dés... Salluste, lorsque je serai l'époux
d'Ione, j'ai l'intention de racheter toutes mes folies de
jeunesse. Tous deux nous sommes faits pour une meilleure
conduite que celle que nous tenons... nous sommes faits pour
porter nos hommages à de plus nobles temples que
l'étable d'Epicure.
- Hélas !, répondit Salluste avec une certaine
mélancolie, savons-nous autre chose que ceci : la vie
est courte, tout est obscurité au-delà du
tombeau ? il n'y a donc pas d'autre sagesse que celle de
jouir du temps présent.
- Par Bacchus, je me demande parfois si nous savons bien en
effet jouir de la vie comme il faudrait le faire !
- Je suis fort modéré, reprit Salluste, et je
ne demande pas l'excès. Nous sommes comme des
malfaiteurs que nous enivrons de vin et de myrrhe, au moment
du supplice ; mais si nous n'agissions pas ainsi
l'abîme nous paraîtrait trop
désagréable. J'avoue que j'étais
disposé à la tristesse, lorsque je me suis mis
à boire avec tant d'ardeur... c'est une nouvelle vie,
Glaucus.
- Fi ! c'est parler en Scythe.
- Bah ! le sort de Penthée menace quiconque n'honorera
pas Bacchus.
- Eh bien ! Salluste, avec tous vos défauts, vous
êtes le meilleur débauché que j'aie
encore rencontré ; et, en vérité, si
j'étais en danger de la vie, je crois que vous
êtes le seul homme de l'Italie qui tendrait un doigt
pour me sauver.
- Peut-être ne le pourrais-je pas si c'était
vers le milieu du souper ; mais le fait est que nous autres
Italiens nous sommes terriblement égoïstes.
- Il en est ainsi de tous les hommes qui ne sont pas libres,
répondit Glaucus en soupirant. La liberté seule
fait que les hommes se sacrifient les uns aux autres.
- La liberté doit alors être une chose bien
fatigante pour un épicurien, reprit Salluste ; mais
nous voici rendus chez notre hôte.»
Comme la maison de plaisance de Diomède est une des
plus grandes que l'on ait encore découvertes à
Pompéi, et comme elle est construite d'après
toutes les règles établies, pour ces sortes de
maisons, par l'architecte romain, il n'est pas sans
intérêt de décrire en peu de mots le plan
des appartements que traversèrent nos convives.
Ils entrèrent d'abord par ce même petit
vestibule où nous avons déjà
présenté le vieux Médon, et
passèrent immédiatement sous une colonnade
appelée, en termes techniques, péristyle. Car
la plus grande différence qui existait entre les
maisons de campagne et les maisons de ville, consistait
à placer, dans les premières, la même
colonnade exactement à la place occupée dans
les autres par l'atrium ; au centre du péristyle, on
trouvait une cour ouverte, qui contenait l'impluvium.
De ce péristyle descendait un escalier vers les
offices ; un autre passage étroit, au
côté opposé, conduisait au jardin ; divers petits appartements entouraient la colonnade ; ils
étaient probablement destinés aux visiteurs de
la campagne. Une autre porte à gauche, en entrant,
communiquait avec un petit portique triangulaire, lequel
appartenait à la salle des bains ; et derrière
était la garde-robe où se renfermaient les
habits de fête des esclaves, et peut-être aussi
ceux des maîtres. Dix-sept siècles plus tard, on
a trouvé les restes de cette ancienne
élégance calcinés et tombant en
poussière, mais conservés, hélas ! plus
longtemps encore que leur maître économe ne
l'avait prévu.
Retournons au péristyle, et essayons maintenant
d'offrir au lecteur un coup d'oeil de cette
série d'appartements qui s'ouvraient devant les pas de
Glaucus et de son ami.
Qu'on se figure donc d'abord les colonnes du portique, toutes
garnies de festons de fleurs ; les colonnes elles-mêmes
peintes en rouge dans leur partie inférieure, et les
murs décorés de fresques variées.
Derrière un rideau, ouvert aux trois quarts, on
découvrait le tablinum ou salon (que l'on fermait
à volonté par des portes vitrées, qui,
dans ce moment, étaient rentrées dans le mur) ; de l'autre côté du tablinum il y avait de
petites chambres, dont l'une était le cabinet des
objets d'art ; ces appartements, aussi bien que le tablinum,
communiquaient avec une longue galerie ouverte aux deux
extrémités sur des terrasses. Entre les
terrasses, on voyait une grande salle attenant à la
partie centrale de la galerie, et dans laquelle était
dressée la table du banquet. Toutes ces pièces,
quoique à peu près au niveau de la rue,
étaient situées à un étage
au-dessus du jardin, et les terrasses qui succédaient
à la galerie se continuaient en corridors
élevés au-dessus des colonnes dont le jardin,
à droite et à gauche, était
environné.
Au-dessous, et de plain-pied avec le jardin,
s'étendait l'appartement de Julia, déjà
décrit.
Diomède recevait ses hôtes dans la galerie que
nous venons de signaler.
Le marchand affichait des prétentions aux
belles-lettres, et, par suite, montrait une sorte de passion
pour tout ce qui était grec. Il marqua à
Glaucus une attention toute particulière.
«Vous verrez, mon ami, dit-il en faisant un geste de la
main, que je suis ici un peu classique, un petit enfant de
Cécrops... Eh ! ... la salle dans laquelle nous
souperons est d'un style grec. C'est un oecus
cyzicene. Noble Salluste, on m'a assuré que Rome
ne possédait pas d'appartements de ce genre.
- Oh ! répliqua Salluste, souriant à
moitié. Vous autres Pompéiens, vous savez
combiner ensemble la Grèce et Rome. Puissent les mets
que vous allez nous servir ressembler à votre
architecture.
- Vous verrez, vous verrez, mon Salluste, répondit le
marchand, nous avons du goût à Pompéi, et
de l'argent aussi.
- Ce sont deux excellentes choses, reprit Salluste ; mais
voici la belle Julia.»
La plus notable différence, comme je l'ai
déjà remarqué, entre les moeurs romaines
et les moeurs athéniennes, c'était que, chez
les Romains, les femmes modestes n'assistaient que rarement,
si elles y assistaient jamais, aux banquets de ce genre ; tandis que chez les Grecs, elles en étaient
l'ornement. Seulement, lorsqu'elles prenaient part à
ces fêtes, le repas finissait ordinairement de bonne
heure.
Magnifiquement vêtue
d'une robe blanche, brodée de perles et de fils d'or,
la superbe Julia entra donc dans l'appartement.
A peine avait-elle répondu aux saluts de deux
convives, que Pansa et sa femme, Lépidus, Claudius, le
sénateur romain, entrèrent en même temps.
Vinrent bientôt la veuve Fulvia ; puis le poète
Fulvius, qui ressemblait à la veuve par le nom et par
son esprit féminin ; le guerrier d'Herculanum,
accompagné de son umbre (2), se présenta ensuite
d'un air martial ; enfin parurent les hôtes moins
éminents. Ione était attendue.
C'était la mode, dans la courtoisie ancienne, d'user
d'une politesse flatteuse les uns envers les autres ; c'était une preuve de mauvaise éducation que de
s'asseoir immédiatement en entrant dans une maison.
Après les salutations d'entrée, qui se
faisaient habituellement comme chez nous par une cordiale
poignée de main, ou par un embrassement plus familier,
les premières minutes s'écoulaient à
examiner l'appartement, à en admirer les bronzes, les
peintures, les ornements divers : mode qui paraîtrait
très impolie en Angleterre, où le suprême
bon ton réside dans l'indifférence. Nous ne
voudrions pas pour tout au monde exprimer notre admiration
pour la maison d'un autre, dans la crainte qu'il ne
pensât que nous n'avons jamais rien vu de pareil avant
d'y entrer.
«Belle statue de Bacchus ! dit le
sénateur.
- Pure bagatelle, répliqua Diomède.
- Quelles charmantes peintures ! dit Fulvia.
- Bagatelles, bagatelles ! répétait le
propriétaire.
- Magnifiques candélabres ! s'écria le
guerrier.
- Magnifiques ! murmura son ombre.
- Bagatelles, bagatelles ! » répétait
toujours le marchand. Glaucus, pendant ce temps-là, se
trouvait à côté de la belle Julia,
près de l'une des fenêtres qui donnaient sur la
terrasse.
«Est-ce une vertu athénienne, Glaucus, dit la
fille du marchand, d'éviter les personnes que nous
avons recherchées autrefois ?
- Non, belle Julia.
- Il me semble néanmoins que c'est une des
qualités de Glaucus.
- Glaucus n'a jamais évité un ami, dit le Grec
en appuyant sur le mot.
- Julia peut-elle être mise au rang de ses amis ?
- L'empereur lui-même serait flatté de
rencontrer un ami dans un être si charmant.
- Vous éludez ma question, reprit l'amoureuse Julia ; mais dites-moi, est-il vrai que vous admiriez la Napolitaine
Ione ?
- La beauté ne nous force-t-elle pas toujours à
l'admiration ?
- Grec subtil, vous ne voulez pas me comprendre ; mais,
répondez, Julia serait-elle vraiment votre amie ?
- Si elle m'accorde cette faveur, j'en bénirai les
dieux. Le jour où elle m'honorera de son amitié
sera marqué en blanc.
- Cependant, tandis que vous me parlez, votre regard est
inquiet... vous avez changé plusieurs fois de
couleur... Vous vous éloignez involontairement ; vous
brûlez d'aller rejoindre Ione.»
Ione entrait en ce moment, et Ione avait, en effet, trahi son
émotion aux yeux de sa jalouse et belle rivale.
«L'admiration pour une femme peut-elle donc me rendre
indigne de l'amitié d'une autre ? Ne donnez pas ainsi
raison, Julia, aux attaques des poètes contre votre
sexe.
- C'est juste... ou du moins j'essayerai de le penser. Un
moment encore, Glaucus. Est-il vrai que vous allez
épouser Ione ?
- Si le destin le permet, c'est mon espérance la plus
chère.
- Acceptez donc de moi, comme un gage de notre nouvelle
amitié, un présent pour votre fiancée.
C'est l'usage entre amis, vous le savez, d'offrir au
fiancé ou à la fiancée quelque chose qui
prouve notre estime et nos souhaits favorables.
- Julia, je ne puis refuser de votre main aucun
présent d'amitié. Je recevrai le vôtre
comme si la fortune me l'offrait elle-même.
- Alors, après la fête, lorsque les convives se
seront retirés, descendez dans mon appartement, et
vous recevrez un don de ma main. Souvenez-vous de
cela», ajouta-t-elle en rejoignant la femme de Pansa et
en laissant Glaucus aller à la rencontre d'Ione.
La veuve Fulvia et l'épouse de Pansa étaient
engagées dans une haute et grave discussion.
«O Fulvia ! je vous assure que les dernières
nouvelles de Rome nous apprennent que la mode de faire friser
les cheveux est déjà passée ; on les
porte seulement arrangés en forme de tour, comme ceux
de Julia, ou bien disposés à la façon
«galérienne», comme un
«casque» ainsi que vous pouvez voir les miens. Je
vous atteste que Vespius (Vespius était le
héros d'Herculanum) les aime beaucoup ainsi.
- Et personne ne porte les cheveux à la grecque, comme
cette Napolitaine ?
- Quoi ! séparés sur le front, avec un noeud
derrière ? Oh ! non ; comme cela est ridicule ! On
dirait une statue de Diane ! Cependant cette Ione est
belle... oui.
- Les hommes le disent ; mais elle est riche aussi ; elle va
épouser l'Athénien ; je leur souhaite du
bonheur. Il ne sera pas longtemps fidèle, je pense...
Ces étrangers sont tous sans foi.
- Julia, dit Fulvia à la fille du marchand en
s'approchant d'eux, avez-vous vu le nouveau tigre ?
- Non.
- Comment ! toutes les dames sont allées le voir. Il
est si beau !
- J'espère qu'on trouvera quelque criminel ou tout
autre combattant pour lui et pour le lion, répondit
Julia. Votre mari, continua-t-elle en se tournant vers la
femme de Pansa, n'est pas aussi actif qu'il devrait
l'être dans cette affaire.
- Les lois, en vérité, sont trop indulgentes,
reprit la dame au casque ; il y a trop peu de crimes pour
lesquels on réserve le supplice des Arènes :
aussi les gladiateurs deviennent des
efféminés.Les plus audacieux bestiaires
déclarent qu'ils veulent bien combattre un sanglier ou
un taureau ; mais quand il s'agit de lions ou de tigres, ils
se font prier. Le jeu leur paraît trop dangereux.
- Ils sont dignes de porter
des mitres (3), reprit
Julia avec dédain.
- Oh ! avez-vous vu la nouvelle maison de Fulvius, de notre
cher poète ? dit la femme de Pansa.
- Non ; est-elle belle ?
- Très belle, et du meilleur goût. Mais on dit,
ma chère, qu'il a chez lui des peintures si peu
bienséantes qu'il ne peut les montrer aux femmes. Cela
n'est pas de bonne compagnie.
- Tous ces poètes sont bizarres, dit la veuve,
cependant c'est un homme agréable ; quels jolis vers
il compose ! Nous faisons de grands progrès en
poésie. Il est impossible de lire à
présent les vieux auteurs.
- Je proclame que je suis de votre opinion, répondit
la dame au casque. Il y a bien plus de force et
d'énergie dans la nouvelle école.»
Le guerrier s'approcha des dames en sautillant.
«Lorsque je vois de tels visages, dit-il, je me
réconcilie avec la paix.
- Ah ! vous autres héros, vous êtes tous des
flatteurs, se hâta de reprendre Fulvia, afin de
s'approprier le compliment.
- Par cette chaîne que j'ai reçue de la main de
l'empereur lui-même, répliqua le guerrier, en
jouant avec une petite chaîne qui entourait son cou
comme un collier, tandis que celles que portaient les
personnes pacifiques descendaient sur la poitrine ; par cette
chaîne, vous me faites tort. Je suis franc, comme un
soldat doit l'être.
- Comment trouvez-vous les dames de Pompéi en
général ? demanda Julia.
- Par Vénus, excessivement belles ! Elles me
favorisent un peu, c'est vrai ; et peut-être leurs
bontés doublent-elles leurs charmes à mes
yeux.
- Nous aimons les guerriers, dit la femme de Pansa.
- Je le vois bien, par Hercule ! il est même
désagréable d'être trop
célèbre dans ces villes-ci. A Herculanum, on
monte sur le toit de mon atrium pour tâcher de
m'apercevoir dans le compluvium. L'admiration des
citoyens est agréable d'abord, puis elle finit par
être fort ennuyeuse.
- C'est bien vrai, ô Vespius ! s'écria le
poète, se joignant au groupe. Je l'ai
éprouvé moi-même.
- Vous ! dit le formidable guerrier, en regardant avec un
indicible mépris la petite taille du poète :
dans quelle légion avez-vous servi ?
- Vous pouvez voir mes trophées... mes exuvix
dans le forum lui-même, répondit le poète
en jetant un regard significatif aux femmes. J'ai
été au nombre des camarades de tente, des
contubernales du grand Mantuan lui-même.
- Je ne connais aucun général de Mantoue, dit
le guerrier gravement... Quelle campagne avez-vous faite ?
- Celle de l'Hélicon.
- Je n'en ai jamais entendu parler.
- Ce n'est pas étonnant, Vespius, il plaisante.
- Il plaisante ! Par Mars ! suis-je un homme avec lequel on
plaisante ?
- Mais lui-même était amoureux de la mère
des ris, dit le poète un peu alarmé ; sache
donc, ô Vespius, que je suis le poète Fulvius.
C'est moi qui rends les guerriers immortels.
- Que les dieux nous en préservent ! dit tout bas
Salluste à Julia. Si Vespius devenait immortel, quel
modèle de soldat fanfaron serait livré à
la postérité ! »
Le soldat paraissait quelque peu embarrassé, lorsque,
à sa grande satisfaction non moins qu'à celle
des autres assistants, le signal du banquet fut
donné.
Nous avons déjà vu chez Glaucus comment se
donnait un grand repas à Pompéi ; nous
épargnerons au lecteur la répétition du
détail des services et de la façon dont on les
introduisit.
Diomède, qui
était assez cérémonieux, avait
chargé un nomenclator d'indiquer sa place
à chaque convive.
Le lecteur saura qu'il y avait trois tables, une au centre,
et une à chaque aile. C'était seulement du
côté extérieur que les lits
étaient dressés pour les convives ; l'espace
intérieur était laissé libre, pour la
plus grande commodité des esclaves chargés du
service. A l'un des coins de l'aile était
placée Julia, comme reine de la fête ; à
l'autre, près d'elle, Diomède. A chaque
extrémité de la table du centre, aux places
d'honneur, on voyait l'édile et le sénateur
romain. Les autres convives étaient rangés
ainsi : les plus jeunes (hommes et femmes), auprès les
uns des autres ; et les personnes âgées,
assorties de la même façon : disposition assez
agréable, et qui n'avait que l'inconvénient
d'afficher quelques personnes qui auraient voulu passer pour
plus jeunes que leur âge (4). Le fauteuil d'Ione
était près du lit de Glaucus. Les sièges
étaient incrustés d'écailles de tortue,
et rembourrés de coussins en plume ornés de
riches broderies. Des images des dieux, en bronze, en argent,
en ivoire, décoraient les plateaux, comme le font nos
modernes surtouts. On pense bien que la salière
sacrée et les lares familiers n'étaient pas
oubliés. Un dais magnifique s'étendait
au-dessus de la table et des sièges. A chaque coin de
la table s'élevaient de hauts candélabres :
car, quoiqu'il fit grand jour, la chambre avait
été plongée dans les
ténèbres. Des trépieds placés de
divers côtés distillaient des parfums de myrrhe
et d'encens ; et sur l'abacus ou buffet, étaient
rangés de grands vases et autres ornements d'argent,
avec la même ostentation (mais avec plus de goût)
que dans nos fêtes modernes.
On faisait des libations aux dieux en commençant le
repas, de même que nous faisons des actions de
grâces ; et Vesta, souveraine des dieux domestiques,
recevait ordinairement la première l'hommage des
convives.
Cette cérémonie achevée, les esclaves
répandaient des fleurs sur les lits et sur le
plancher, et couronnaient chaque convive de guirlandes de
roses entremêlées de rubans et attachées
avec de l'écorce de tilleul ; le lierre et
l'améthyste s'y joignaient également : on leur
supposait le don d'arrêter les effets du vin. Les
couronnes des femmes en étaient exceptées, car
il n'était pas d'usage qu'elles bussent du vin en
public. C'est alors que le président Diomède
jugea convenable d'ériger un basileus, ou roi du
festin, important office, quelquefois demandé au sort,
quelquefois choisi au gré du maître de la
maison.
Diomède n'était pas peu embarrassé de
cette élection. Le sénateur
valétudinaire était trop grave et trop infirme
pour l'accomplissement de ce devoir ; l'édile Pansa
convenait assez bien à cette charge ; mais, comme il
était d'un rang inférieur à celui du
sénateur, c'était faire injure à
celui-ci. Pendant qu'il délibérait sur le
mérite de l'un et de l'autre, il surprit le joyeux
regard de Salluste, et, par une soudaine inspiration
éleva l'aimable épicurien au rang de roi, ou
arbiter bibendi.
Salluste accepta cet honneur avec une modestie
charmante.
«Je serai, dit-il, un roi plein de clémence pour
ceux qui boiront sans se faire prier, mais un Minos
inexorable pour les récalcitrants. Attention ! »
Les esclaves firent d'abord le tour de la table avec des
bassins d'eau parfumée ; après cette ablution,
le festin commença ; la table gémissait
déjà sous le poids du premier service.
La conversation, d'abord vague et particulière, permit
à Ione et à Glaucus de se livrer à ces
doux échanges de paroles à voix basse, qui
valent toute l'éloquence du monde. Julia les
surveillait avec des yeux pleins de flammes.
«Dans peu de temps je serai à sa place»,
pensait-elle en regardant Ione.
Mais Claudius, qui était assis au centre de la table,
de manière à bien observer la figure de Julia,
guettait son dépit avec l'intention d'en profiter ; il
lui adressa de loin des phrases d'une exquise galanterie, et,
comme il était de haute naissance, et fort bien de sa
personne, Julia, chez qui l'amour ne faisait pas taire la
vanité, ne parut pas insensible à ses avances.
Les esclaves, pendant ce temps-là, étaient
constamment tenus en haleine par le vigilant Salluste, qui
remplaçait une coupe vide par une coupe pleine, avec
une célérité telle qu'on eût cru
qu'il voulait épuiser les vastes caves de
Diomède, dont le lecteur peut se faire aujourd'hui
encore une idée, en explorant sa maison. Le riche
marchand commençait à se repentir de son choix
en voyant percer et vider amphore sur amphore. Les esclaves,
tous jeunes (les plus jeunes pourtant âgés d'une
dizaine d'années, ceux-là versaient le vin ; les autres, ayant environ cinq ans de plus, versaient l'eau),
les esclaves, disons-nous, rivalisaient de zèle avec
Salluste, et la physionomie de Diomède exprimait
déjà son mécontentement de voir avec
quelle complaisance ils secondaient les commandements du roi
de la fête.
«Pardonnez-moi, noble sénateur, dit Salluste ; je vous vois fléchir. Votre bordure de pourpre ne vous
sauvera pas. Buvez !
- Par les dieux, répondit le sénateur en
toussant, mes poumons sont déjà en feu ; vous
allez avec une telle promptitude que Phaéton ne vous
aurait pas suivi. Je suis infirme, aimable Salluste.
Epargnez-moi.
- Non, par Vesta ! je suis un monarque impartial. Buvez ! »
Le pauvre sénateur, de par les lois de la table, fut
forcé d'obéir. Hélas ! chaque coup ne
faisait que le rapprocher davantage des bords du Styx.
«Doucement, doucement, mon roi, murmura Diomède,
nous commençons déjà...
- O trahison ! interrompit Salluste ; il n'y a point ici
d'austère Brutus. Que personne ne s'oppose aux
arrêts de la royauté !
- Mais nous avons des femmes...
- L'Amour aime le buveur ; Ariane n'a-t-elle pas adoré
Bacchus ? »
La fête continua : les convives devinrent de plus en
plus loquaces et bruyants. Le dessert ou le dernier service
était déjà sur la table, et les esclaves
apportaient de l'eau avec de la myrrhe et de l'encens pour la
dernière ablution ; en même temps une petite
table circulaire, qui avait été placée
dans l'espace laissé libre, s'ouvrit tout à
coup, comme par magie, et répandit une pluie
odoriférante sur la table et sur les hôtes.
Lorsqu'elle eut cessé, le dais qui était
au-dessus de leur tête fut enlevé, et ils virent
qu'une corde avait été tendue en travers du
plafond. Un de ces habiles danseurs si célèbres
à Pompéi, et dont les descendants font encore
la joie d'Astley et du Vauxhall, commençait ses
évolutions aériennes.
Cette apparition, qu'une
corde seule séparait du péricrâne des
convives, et qui, dans ses joyeux ébats, semblait
menacer à chaque instant d'une descente prochaine
leurs régions cérébrales, serait
probablement de nos jours considérée avec
terreur par la société de May-Fair ; mais nos
amateurs pompéiens paraissaient contempler ce
spectacle avec autant de plaisir que de curiosité. Ils
applaudissaient d'autant plus vivement que le danseur
s'approchait plus près de la tête de l'un d'eux.
Il fit au sénateur l'honneur de se laisser tomber et
de ressaisir la corde, au moment où tout le monde
croyait que le crâne du Romain était
fracturé, comme celui du poète qu'un aigle prit
pour une tortue. Enfin, au grand contentement d'Ione, qui ne
prenait pas beaucoup plaisir à ce divertissement, le
danseur de corde s'arrêta tout à coup, pendant
qu'un accord de musique se faisait entendre au dehors. Il
dansa de nouveau avec plus d'agilité. L'air changea ; le danseur fit une nouvelle pause ; mais rien ne semblait
pouvoir dissiper le charme dont on le supposait
possédé. Il représen-tait un homme
qu'une maladie étrange force à danser, et qu'un
certain air seul était capable de guérir
(5). Enfin, le musicien
parut prendre le véritable ton ; le danseur bondit,
s'élança de la corde à terre, et soudain
on ne le vit plus.
Après ce divertissement, un autre ; les musiciens
placés sur la terrasse jouèrent un air doux et
tendre, auquel se joignaient les paroles suivantes, qui
furent à peine entendues, non moins à cause de
la distance, que parce qu'elles furent dites presque à
voix basse :
LA MUSIQUE DES FESTINS NE DOIT PAS ETRE
BRUYANTE |
A la fin de cette chanson, Ione rougit plus fort
qu'auparavant, et Glaucus avait eu l'adresse de presser sa
main sous la table.
«C'est un agréable morceau, dit Fulvius d'un ton
protecteur.
- Ah ! si vous vouliez nous faire la faveur de chanter
vous-même ! dit la femme de Pansa.
- Souhaitez-vous que Fulvius chante ? » demanda le roi
du festin, qui venait d'ordonner à l'assemblée
de boire à la santé du sénateur romain,
en vidant une coupe pour chaque lettre de son nom.
«Pouvez-vous faire cette question ? »
répondit la matrone en jetant un gracieux regard au
poète.
Salluste fit claquer ses doigts, dit un mot à
l'esclave qui exécutait ses ordres ; celui-ci disparut
et revint un moment après, tenant d'une main une
petite harpe et de l'autre une branche de myrte.
L'esclave s'approcha du poète, et lui présenta
la harpe en s'inclinant aussi humblement que possible.
«Hélas ! je ne sais pas jouer de la harpe, dit
le poète.
- Alors il faut chanter au myrte. C'est une mode grecque.
Diomède aime les Grecs, j'aime les Grecs, vous aimez
les Grecs ; et, entre vous et moi, ce n'est pas la seule
chose que nous aurons prise d'eux. Quoi qu'il en soit,
j'introduis cet usage... Je suis le roi, vous êtes le
sujet. Chantez, sujet ! chantez ! »
Le poète, avec un sourire modeste, prit le myrte des
mains de l'esclave, et, après un léger
prélude, chanta le morceau suivant d'une voix
agréable et bien timbrée :
LE COURONNEMENT DES
AMOURS (7) |
Cette chanson, qui
s'accordait à merveille avec la brillante et vive
imagination des Pompéiens, fut couverte
d'applaudissements, et la veuve insista pour qu'on
couronnât le poète de la branche de myrte
à laquelle il avait adressé ses chants ; on en
fit aisément une guirlande, et l'immortel Fulvius la
reçut au milieu des battements de mains et des cris
d'Io, triumphe ! La harpe circula ensuite autour de la table
pour ceux qui savaient en jouer. Une nouvelle branche de
myrte passa de mains en mains, en s'arrêtant à
ceux qui étaient priés de chanter (8). Le soleil commençait
à décliner, bien que les convives qui
étaient à table depuis plusieurs heures ne s'en
aperçussent pas dans la salle du festin, fermée
au jour. Le sénateur, fatigué, et le guerrier,
qui devait retourner à Herculanum, se levèrent
et donnèrent le signal du départ
général. «Attendez un instant, mes amis,
dit Diomède, ou, si vous voulez vous retirer si
tôt, que ce ne soit pas, du moins, avant notre dernier
divertissement.»
Il dit, et fit signe à l'un des serviteurs de
s'approcher ; il lui glissa quelques mots dans l'oreille.
L'esclave sortit, et revint bientôt avec un petit
bassin contenant plusieurs tablettes soigneusement
cachetées et toutes semblables en apparence. Chacun
des hôtes devait en acheter une et la payer au prix
nominal de la plus petite pièce d'argent.
L'agrément de cette loterie (divertissement favori
d'Auguste, qui l'avait introduit à Rome) consistait
dans l'inégalité et quelquefois dans
l'incongruité des prix, dont la nature et le montant
se trouvaient désignés dans l'intérieur
des tablettes. Par exemple le poète, assez
mécontent, tira un de ses poèmes (jamais
docteur n'avala moins volontiers une de ses pilules). Le
guerrier eut pour lot un étui avec des passe-lacets,
ce qui donna lieu à plusieurs bons mots d'une grande
nouveauté sur Hercule et sur son fuseau. La veuve
Fulvie gagna une large coupe ; Julia, une agrafe de manteau
d'homme ; Lépidus, une boîte à mouches
pour dames. Le lot le mieux approprié échut au
joueur Claudius, qui rougit de colère en recevant des
dés pipés (9). La gaieté que la
distribution de ces divers lots avait provoquée fut
assombrie par un accident qu'on considéra comme de
fâcheux augure. Glaucus avait obtenu du sort le lot le
plus heureux : une petite statue de marbre
représentant la Fortune, d'un travail grec des plus
exquis. L'esclave qui la lui apportait la laissa tomber, et
elle se brisa en mille morceaux.
Un frisson courut dans l'assemblée, et chaque voix
s'éleva spontanément pour prier les dieux de
détourner ce présage.
Glaucus seul, bien que superstitieux comme les autres, montra
beaucoup de fermeté.
«Douce Napolitaine, dit-il en se tournant vers Ione,
qui avait pâli à la vue de la statue
brisée, j'accepte le présage : il signifie que
la Fortune, en te donnant à moi, ne peut donner rien
de plus ; elle brise son image pour ne me laisser que la
tienne.»
Afin de dissiper l'impression que cet incident avait
occasionnée dans l'assemblée, et qui, attendu
le rang des convives, pourrait nous paraître
extrêmement superstitieuse, si de nos jours encore nous
ne voyions pas, dans quelque partie de campagne, une dame
quitter avec une humeur voisine de l'hypocondrie un salon
où se sont trouvées treize personnes, Salluste
couvrit sa coupe de fleurs et porta une santé à
l'amphitryon. Cette santé fut suivie d'une autre pour
l'empereur, et enfin d'une dernière en l'honneur de
Mercure, messager des songes agréables. Une libation
termina le banquet, et la compagnie se sépara.
On usait assez rarement de chars et de litières
à Pompéi, tant à cause de
l'étroitesse des rues que de la petitesse de la ville.
Plusieurs des convives reprirent leurs sandales, qu'ils
avaient laissées à la porte de la salle du
banquet, et, s'enveloppant de leurs manteaux, se
retirèrent à pied, accompagnés de leurs
esclaves.
Glaucus, après avoir vu partir Ione, se dirigea vers
l'escalier qui descendait à la chambre de Julia. Une
esclave le conduisit à cet appartement, où il
trouva la fille du marchand déjà assise.
«Glaucus, lui dit-elle en baissant les yeux, je vois
que vous aimez réellement Ione : elle est bien belle
en effet.
- Julia est assez charmante elle-même pour être
généreuse, répliqua le Grec. Oui, j'aime
Ione : parmi les jeunes adorateurs qui se pressent autour de
vous, puissiez-vous en avoir un aussi sincère !
- Je prie les dieux de me l'accorder. Tenez, Glaucus, voici
des perles que je destine à votre fiancée.
Veuille Junon lui donner assez de santé pour les
porter longtemps ! »
En prononçant ces mots, elle remit dans la main de
Glaucus une cassette qui contenait un rang de perles assez
grosses et d'une certaine valeur. C'était un usage
assez général que les personnes qui allaient se
marier reçussent de pareils cadeaux, pour que Glaucus
ne se fît aucun scrupule d'accepter ce collier. Le
courtois et fier Athénien se proposait d'ailleurs de
rendre à Julia quelque présent qui aurait trois
fois la valeur du sien. Elle l'arrêta au milieu de ses
remerciements, et, versant un peu de vin dans une petite
coupe, ajouta en souriant :
«Vous avez porté bien des santés avec mon
père, portez-en une avec moi. A la santé et au
bonheur de votre épouse ! »
Elle toucha la coupe du bout des lèvres et la
présenta à Glaucus. La coutume voulait qu'il la
vidât jusqu'à la dernière goutte : il le
fit. Julia, qui ignorait la supercherie de Nydia, suivait ses
mouvements d'un regard inquiet et plein de feu. Quoique la
magicienne l'eût prévenue que l'effet pourrait
bien ne pas être immédiat, elle pensait que ses
charmes doubleraient au moins la force du sortilège.
Son attente fut trompée : Glaucus remit froidement la
coupe sur la table et continua de s'entretenir avec elle d'un
ton gracieux, sans témoigner aucune émotion
nouvelle. Elle le retint aussi longtemps qu'elle put ; mais
les manières de Glaucus ne changèrent pas
à son égard.
«Demain, se dit-elle en laissant éclater sa
joie, malgré son désappointement... demain,
hélas ! pour Glaucus ! ...»
Oh oui ! hélas pour lui, bien sûr.
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